La ténébreuse affaire de Green-Park/06

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 116-128).

L’HOMME D’AFFAIRES DE FITZROY-STREET


Je ne sais s’il est arrivé à quelqu’un de mes lecteurs de quitter tout à coup, pour cause de panne, une confortable automobile et de faire dans la poussière, sous un soleil de plomb, quatre milles anglais, ce qui représente exactement quatre fois seize cent neuf mètres, c’est-à-dire une bonne lieue et demie de France.

Cela manque de charme, surtout pour un détective qui a caressé un instant l’idée de « pincer » un criminel et qui voit soudain ce criminel prendre sur lui une avance considérable.

La nature m’a heureusement doué d’une certaine dose de philosophie, sans quoi, dans différentes circonstances, j’aurais, comme on dit, jeté bien souvent le manche après la cognée.

Mais j’ai du ressort : je ressemble un peu à ces stayers qui reprennent de la vigueur et de l’énergie en apercevant le poteau… et dont les superbes efforts déconcertent toutes les prévisions.

Mon overcoat sous le bras, j’avalai donc mes quatre milles et quand je pénétrai dans le faubourg de Richmond qui mène à Melbourne-Ville, il était exactement une heure trente-cinq.

Hélant alors un hansom qui maraudait en cherchant l’ombre, je me fis conduire à Wilson-Hall, dans une petite rue où je savais trouver un lavatory.

Une fois rasé, coiffé, brossé, ciré, je remontai en voiture en jetant cette adresse au cabman :

— 18, Fitzroy-Street.

L’homme acquiesça d’un signe, éteignit sa pipe qu’il avait allumée pendant que je me faisais bichonner et enleva son cheval d’un vigoureux claquement de langue.

Le hansom partit comme un trait, traversa à toute allure Victoria-Parade, longea la cathédrale Saint-Paul, Albert-Park et Gressington, puis ralentit brusquement devant un immeuble de huit étages.

— Stop ! dis-je au cabman.

Well! fit l’homme en rallumant sa pipe et en tirant de dessous son siège un numéro du Melbourne Magazine.

La maison devant laquelle je me trouvais semblait de haut en bas être habitée bourgeoisement.

À ma grande surprise, je ne voyais ni sur la porte d’entrée ni sur les balcons de la façade aucune de ces plaques de tôle vernie ou émaillée qui signalent ordinairement les maisons de banque et d’affaires ou les officiers ministériels. Je ne découvris rien autre que la lanterne rouge d’un médecin[1].

Pourtant, je pénétrai sous le vestibule afin de consulter la liste des locataires, et j’y trouvai, à ma grande satisfaction, l’indication que je désirais.

Third floor. — C. A. Withworth. Agent.

Je grimpai quatre à quatre les escaliers et sonnai à une grande porte brune à deux battants.

Une accorte petite bonne vint m’ouvrir. Je lui remis ma carte qu’elle lut aussitôt avec un sang-gêne qui me surprit un peu, puis elle disparut dans un couloir très sombre, éclairé par une lanterne en fer forgé représentant un satyre jouant de la flûte.

Quelques instants après, elle reparaissait, me faisait signe de la suivre et m’introduisait dans un cabinet de travail où un amoncellement d’objets de toutes sortes que je distinguai mal en entrant, interceptait ou plutôt absorbait la lumière.

Un vieillard de petite taille se tenait debout dans la partie la plus éclairée, devant une table de vieux chêne : il était chenu et très barbu, à la façon de ces singes de l’Inde qu’on appelle gibbons.

C’est du moins l’impression que j’en eus tout d’abord.

— Monsieur Withworth ? demandai-je.

— C’est moi, répondit le vieillard en me désignant un siège.

Je m’assis.

Le haut fauteuil sur lequel j’avais pris place me paraissait être un de ces meubles de musée disgracieux et incommodes auxquels l’ancienneté seule donne quelque valeur.

L’occupant du lieu me faisait aussi plutôt l’effet d’un collectionneur que d’un businessman, car je distinguai, derrière lui, entre deux bahuts en bois sculpté, la haute silhouette d’une armure érigée toute droite, une hallebarde au gantelet.

M. Withworth attendait que je l’instruisisse du motif de ma visite et il me faisait de petits signes interrogateurs tout en rajustant sa robe de chambre.

— Vous savez qui je suis ? dis-je d’un ton confidentiel.

Mon interlocuteur inclina la tête.

— Et vous savez également que M. Ugo Chancer, de Green-Park, est mort ?

— J’ai fait frapper d’opposition tous les titres que possédait le défunt.

— Vous allez au-devant de ma question, monsieur ; ainsi vous étiez l’homme d’affaires de ce pauvre M. Chancer ?

— Son homme de confiance, oui… je m’occupais de ses placements… M. Ugo Chancer était mon meilleur ami.

— Tout va bien alors et je me félicite du hasard qui m’a mis en possession de votre adresse… Vous voyiez souvent M. Chancer ?

— Il y a vingt-cinq ans que je ne l’ai vu ; mais il était, je vous le répète, mon meilleur ami ;… nos relations s’entretenaient par correspondance.

— Alors vous êtes absolument au courant de la situation de fortune de M. Chancer ?

— Oui… j’opérais en son nom toutes les ventes et tous les achats de valeurs.

— Vous devez avoir les numéros de ses titres ?

— Tous, oui monsieur.

— Mais pas les titres ?

— Non… M. Ugo Chancer les gardait chez lui.

— Ils ont donc été volés ?

— Je l’ai pensé, c’est pourquoi je les ai fait frapper d’opposition.

— C’est une sage précaution qui pourra nous être fort utile pour la suite de l’affaire. Excusez-moi, monsieur, mais votre opinion n’est-elle pas que M. Ugo Chancer a été assassiné ?

— Je n’ai pas d’opinion… c’est à la police de m’en faire une… j’ai agi comme je croyais devoir le faire… voilà tout.

— Et vous avez été très bien inspiré, monsieur… Mon avis à moi c’est que M. Chancer a été victime d’un cambrioleur-assassin… et je suis en ce moment sur une piste.

— Que vous croyez bonne ?

— Oui…

— Allons, tant mieux !

— Je dois d’abord vous dire que je me suis livré à une perquisition chez le défunt et que je n’ai trouvé en tout et pour tout que cent quatre-vingt-trois livres en or.

M. Chancer, je vous le répète, gardait par devers lui tous les certificats de ses actions et obligations. Mon honorable ami était fort imprudent… Il n’avait pas même de coffre-fort. Je sais qu’il serrait ses papiers dans un petit meuble de son cabinet de travail, meuble très rare que je lui vendis autrefois pour un prix dérisoire.

— Un secrétaire en bois de rose ?

— Parfaitement… un secrétaire qui provenait de la succession de sir Walter Raleigh…

— C’est bien en effet dans l’un des tiroirs de ce meuble que j’ai découvert les piles d’or dont je vous ai parlé.

— Les titres devaient s’y trouver également… Vous êtes détective… concluez…

— J’ai toujours cru à un vol.

— Oui, l’argent monnayé que vous avez vu chez ce pauvre Chancer a été abandonné à dessein… pour donner le change.

— C’est aussi mon avis, monsieur.

Le petit vieux parut réfléchir un instant puis il reprit :

— Une chose me frappe en outre dans ce que vous m’avez dit… c’est le peu d’importance de la somme trouvée dans le secrétaire.

— Cent quatre-vingt-trois livres.

— Je sais… M. Chancer qui était un original conservait toujours chez lui dix ou quinze mille livres en or… et chose qui est à retenir, il marquait toutes ses pièces… c’était une manie… qu’il avait !… Ah ! il était si bizarre, ce pauvre ami !

Je tendis à M. Withworth les quatre souverains que j’avais, la veille, glissés dans la poche de mon gilet.

Le vieillard s’approcha de la fenêtre et les considéra longuement au jour.

Ensuite, il prit une grosse loupe sur la table et examina minutieusement chaque pièce.

Ces souverains n’ont jamais appartenu à M. Chancer, déclara-t-il.

— Comment cela ?

— C’est la vérité… Je vous l’ai dit, mon honorable ami avait une manie : il marquait tout son or d’un signe à lui.

M. Withworth m’appela près de la fenêtre et me mettant en main la loupe et une des pièces d’or :

— Remarquez, dit-il, qu’il n’y a rien sur le cou de la Reine…

— ??

— Oui… M. Chancer avait un poinçon très fin, une imperceptible étoile à six branches qu’il gravait sur toutes ses pièces du côté face, à la section du cou et de la figure.

J’admirai le stratagème du défunt et lui décernai mentalement des louanges posthumes pour m’avoir fourni ainsi des armes de premier ordre.

M. Withworth jeta violemment l’une après l’autre les quatre pièces sur un petit meuble d’ébène.

— D’ailleurs, dit-il, ces souverains sont faux…

Et il fit dans l’un d’eux une petite incision avec la pointe de son canif.

— Ils sont, poursuivit-il, composés d’un alliage sans valeur, mais assez bien imités… c’est du beau travail de faux-monnayeur…

Si mon opinion n’avait pas été faite, je n’aurais plus eu de doutes à cette heure ; Slang n’était pas de taille à avoir combiné seul un vol aussi savant.

Slang n’était qu’un comparse, l’exécuteur d’une association de malfaiteurs adroits qui préparaient leurs coups dans l’ombre avec toutes les ressources de la science et d’une imagination cultivée.

Il paierait cet honneur de sa tête… soit… mais c’était insuffisant.

Je devais à l’honneur de mon nom de démasquer les véritables coupables, c’est-à-dire les bénéficiaires de cet attentat sans précédent.

J’eus tout de suite dressé mes batteries.

— Voulez-vous me permettre, dis-je à M. Withworth, de relever les numéros des titres qui étaient la propriété de M. Chancer ?

— Mais certainement, monsieur, me répondit le vieillard en se dirigeant vers un cartonnier surmonté d’une potiche japonaise.

Et il me soumit un registre où se trouvaient méthodiquement consignées les particularités afférentes à chaque valeur : séries, numéros d’ordre, dates et prix d’achat, montant du revenu, nombre de coupons demeurés au titre lors de l’acquisition, etc…

Ces renseignements étaient précieux et je les consignai scrupuleusement sur mon calepin.

Tandis que j’écrivais, d’un rapide calcul de tête j’évaluais le chiffre de la fortune de M. Chancer.

Elle se montait à quatre cent mille livres sterling !…

Il était évident que ce Pactole ne s’était pas englouti dans la poche du seul Slang, chauffeur.

Après avoir remercié M. Withworth de l’amabilité avec laquelle il s’était mis à ma disposition, je m’apprêtais à prendre congé, quand il me retint par la manche :

— Vous savez, dit-il, j’ai ici des objets merveilleux que vous ne trouverez nulle part, pas même à Londres… Voici un buste de Napoléon attribué à Hudson Lowe, une statuette de Nelson par Van den Brocke, un chiffonnier ayant appartenu à Marie-Antoinette… un manuscrit de Cromwell… le portrait du prince Albert, par Sweet… J’ai aussi de fort jolis meubles moyen âge, des faïences italiennes du seizième siècle et tenez… voici quelque chose qui ferait très bien sur la cheminée de votre bureau : la tête de James Blomfield Rush, pendu à Norfolk en avril 1849… Cette tête a été moulée par Higghins, une heure après l’exécution…

— Merci… fis-je… une autre fois… très curieux, en effet… Je reviendrai certainement vous rendre visite, quand je serai moins pressé…

— Dans l’attente de vos ordres, monsieur Dickson, répondit le petit vieux en me remettant sa carte… Ici tous les objets vendus sont garantis authentiques… et comme vous vous occupez de l’affaire de Green-Park je vous ferai exceptionnellement des prix d’ami…

Décidément, quoiqu’il s’en défendît, ce M. Withworth était un homme d’affaires et il savait profiter de toutes les circonstances.

Malheureusement il tombait mal, car j’avais d’autres préoccupations en tête.

— Ah ! s’il eût offert de me vendre la piste de Slang, je la lui aurais payée à prix d’or !

Muni des précieux renseignements qu’il m’avait donnés en ce qui concernait les titres et les souverains de M. Chancer, je me rendis en hâte au Police-Office, certain que j’allais émerveiller le chief-inspector et l’édifier une fois de plus sur l’incapacité de ses agents.

  1. En Angleterre et en Australie les médecins mettent à leur porte une lanterne rouge semblable à celle de nos commissariats.
    N. de l’A.