La ténébreuse affaire de Green-Park/03

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 43-66).

LA TRACE DU FAUVE


J’étais sur le premier pas d’une piste ; je tenais l’extrémité d’un fil qu’il ne s’agissait plus que de suivre sans le lâcher jamais. Et le bout de ce fil partait précisément de cette porte dérobée par où mon assassin s’était esquivé.

Je devais suivre de là sa trace au dehors.

— Venez-vous, mon cher ? dis-je à M. Crawford.

— Non… vraiment… je préfère vous attendre ici.

— Comme il vous plaira…

J’ouvris la porte qui donnait sur un escalier secret et gagnai le parc sans plus me soucier de Bailey ni de Mac Pherson qui se morfondaient toujours dans l’antichambre.

Mon espoir était de relever sur le sol une empreinte de pas.

La chaussure c’est l’homme, a dit quelqu’un, et jamais aphorisme ne fut plus vrai.

Avec le simple tracé d’une semelle on peut toujours, pourvu qu’on soit habile, retrouver un malfaiteur.

Malheureusement il n’avait pas plu depuis trois semaines et la terre était sèche comme de la craie. Toutefois, le long d’un mur où de grands arbres entretenaient une providentielle humidité, je finis par découvrir une empreinte de bottine assez bien dessinée… une bottine fine, étroite, à bout effilé et carré, une vraie chaussure de gentleman.

Un détail pourtant choquait dans l’élégante cambrure de la semelle : c’était une ligne à peine perceptible qui la barrait en biais au niveau de l’évidement.

Cette chaussure avait été ressemelée !

Or un homme du monde ne porte jamais de chaussures ressemelées[1] !

Mon assassin n’était donc pas un fashionable.

Il avait sans doute dérobé cette paire de bottines et l’avait fait réparer pour en prolonger l’usage.

Cette solution me satisfaisait provisoirement, mais une autre aussitôt se présenta à mon esprit : le meurtrier pouvait très bien aussi être un domestique à qui son maître, comme c’est l’usage, donnait ses vieux effets.

Et je m’arrêtai à cette idée avec plus de complaisance.

Je ne sais pourquoi les domestiques me paraissent a priori suspects. Leur connaissance des lieux et des habitudes de ceux qu’ils servent les mettent toujours dans une situation particulièrement avantageuse, s’ils sont malintentionnés. Il y a plus : ils forment entre eux une redoutable franc-maçonnerie qui tend, de jour en jour, à se transformer en syndicats actifs. Ils n’ignorent rien de ce qui se passe chez leurs maîtres respectifs et en admettant qu’il ne se trouve qu’un valet malhonnête sur mille, celui-là aura sous la main, en ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf camarades, autant d’indicateurs bénévoles qui lui faciliteront le coup à faire et cela le plus innocemment du monde.

Tout en conjecturant de la sorte, j’interrogeais soigneusement le sol autour de la trace que je venais de découvrir.

Des éraflures toutes récentes se voyaient encore sur le crépi du mur.

C’était par là, à n’en pas douter, que l’assassin avait pénétré dans le parc et l’empreinte si profondément marquée de son pied en ce seul endroit indiquait assez clairement qu’il avait pesé là de tout son poids, en sautant à terre.

L’escalade était patente ; le malfaiteur était venu du dehors.

Il y avait donc lieu d’écarter tout soupçon à l’endroit du personnel du cottage.

Restait cependant à envisager l’hypothèse de la complicité des gens de M. Ugo Chancer, au cas où l’homme à la chaussure fine mais usagée aurait été un domestique.

Et je me promis bien de ne pas perdre de vue ce valet de chambre parfumé à l’héliotrope qui ne me revenait que médiocrement.

Une porte sert indifféremment à entrer ou à sortir. Il en est de même d’une brèche ou d’un point quelconque d’une clôture propice à l’escalade.

L’assassin de M. Chancer s’était introduit dans la propriété par cet endroit du mur ; c’était aussi par là qu’il avait dû s’enfuir, son crime accompli.

Je sortis donc du parc et me trouvai sur la route.

Cette route était poudreuse, car je prie le lecteur de se souvenir qu’il n’avait pas plu depuis plusieurs semaines.

À l’endroit précis où mon homme avait dû sauter, j’espérais retrouver dans la poussière l’empreinte révélatrice, aussi fus-je vraiment désappointé quand, après avoir inspecté le sol, je ne découvris que des traces de chaussures indifférentes et jusqu’à la marque de grossiers sabots. Je reconnus même les clous triangulaires des brodequins de Mac Pherson et les foulées profondes des gros souliers américains de Bailey.

À la longue cependant, avec beaucoup de patience, je parvins à démêler dans cet enchevêtrement de pieds une ou deux empreintes, quoique assez mal dessinées, des bottines de mon assassin… mais ce fut tout.

J’allais contourner le parc pour m’assurer que le gredin n’avait pas pris la route de Somerset, lorsque je remarquai la trace des pneus d’une automobile dont les nervures avaient laissé sur le sol un petit quadrillé bien reconnaissable.

— Parbleu ! m’écriai-je, cet assassin est décidément tout à fait upper[2] ; les malandrins d’aujourd’hui voyagent en auto… c’est le progrès.

Et je me mis à suivre les lignes intermittentes que les roues caoutchoutées avaient imprimées sur la route.

Tout à coup je me tapai sur la cuisse d’un mouvement rageur :

— Fallait-il que je fusse distrait !… Ces marques… mais c’était nous qui venions de les faire en nous rendant au cottage dans la limousine de M. Crawford… Il n’y avait pas, grâce à Dieu, de témoin de ma bévue et je me félicitai in petto de la bonne inspiration qu’avait eue le millionnaire en restant à la maison.

Néanmoins, j’étais mécontent de moi et je marchais la tête basse comme un pointer qui se sent pris en faute. Cette position m’engageait tout naturellement à suivre la quadruple trace des pneumatiques qui serpentait sous mes yeux, se contrariant, se croisant en courbes ondulées. Les empreintes étaient par endroits très nettes : au milieu les deux lignes parallèles et lisses imprimées par les pneus d’avant et, débordant celles-ci de part et d’autre, la double empreinte plus large et quadrillée des roues arrière.

Pourtant un doute naquit subitement en mon esprit toujours en éveil.

N’y avait-il là que les traces d’une seule voiture ?

Bientôt ce doute devint présomption et cette présomption se changea en certitude.

Deux automobiles s’étaient croisées sur cette poussière et leurs empreintes se superposaient.

Seulement — rencontre bizarre — les pneus des deux voitures étaient à ce point semblables que j’étais bien excusable d’en avoir confondu les marques.

C’était plus qu’une ressemblance, c’était une identité.

Il n’était passé, en réalité, qu’une automobile, mais elle était passée deux fois… ou plus exactement trois fois, effectuant un premier voyage aller et retour et un deuxième aller seulement.

Ce dernier, dont on distinguait les traces toutes fraîches, correspondait précisément à la course que nous venions d’effectuer de Broad-West à Green-Park.

Rien à cela que de très naturel, mais c’était avec les marques plus anciennes que commençait l’énigme.

Le lecteur s’étonnera peut-être de l’assurance avec laquelle je me prononçai sur la nature et l’origine de traces à peine indiquées sur la poussière d’une route.

C’est là une question d’habitude et j’ai résolu des problèmes autrement complexes avec des éléments plus imparfaits encore.

Le bon détective est une façon de savant qui ne doit rien ignorer de la méthode analytique.

Cuvier n’est-il pas arrivé à des reconstitutions d’espèces animales entières en n’ayant en main qu’un fragment de dent fossile ?

Des points de repère me guidaient d’ailleurs.

Les pneus qui avaient passé par là étaient de fabrication américaine.

On en relevait assez nettement l’estampille : un rectangle allongé répété de distance en distance, au milieu duquel je devinais inscrit, plutôt que je ne le lisais, le nom du fabricant, « Beeston ». En outre, je retrouvais régulièrement reproduit, en avant de ce rectangle, un motif de roue circulaire, quelque chose comme une figure ailée.

Ce détail avait son importance, car dans les empreintes que la voiture avait laissées sur la route, le signe rond accompagnant la marque de fabrique se trouvait invariablement placé, par rapport à moi, à la droite du rectangle, et la position respective des deux figures était tout à fait semblable dans un autre ensemble de traces plus anciennes, ce qui prouvait que la même auto ou une autre toute pareille était venue une fois déjà, avant ce jour, à la maison de Green-Park.

Mais, il y avait encore d’autres sillages creusés dans la poussière par les roues caoutchoutées. Dans ceux-ci on retrouvait la même vignette rectangulaire et la même figure de roue ailée, seulement elles étaient ici placées à la gauche du rectangle, c’est-à-dire dans la direction de Broad-West.

C’était là un point capital.

Le renversement des deux figures témoignait nettement du fait qu’entre l’un et l’autre passage de roues la voiture avait fait demi-tour.

L’auto qui s’était rendue au cottage en était aussi revenue.

Or, les empreintes de retour partaient exactement du point du mur où, dans le piétinement de toutes sortes de semelles, j’avais démêlé la trace du pied de l’assassin.

Une conclusion s’imposait donc rigoureusement : le meurtrier de M. Ugo Chancer était venu en automobile — et dans l’automobile de M. Crawford !

Mais, pour être mathématique, cette conclusion, par son invraisemblance même, ne me satisfaisait pas encore.

Je vins demander un éclaircissement à la voiture elle-même qui stationnait près de la grille du cottage, à l’entrée de l’avenue de tilleuls.

J’aime mieux parfois converser avec les choses qu’avec les hommes : elles sont plus précises, absolument sincères et à l’abri de tout soupçon de partialité. Or, la consultation de la limousine me confirma dans mes déductions. Je retrouvai sur les pneus d’avant l’estampille rectangulaire au nom de « Beeston », et, à côté, le petit attribut qui était la marque du fabricant.

Restait à envisager l’hypothèse de deux voitures montées sur des caoutchoucs de même marque qui se seraient succédées sur la route de Green-Park.

J’avoue que je ne m’y arrêtai guère, bien que cela eût pleinement satisfait ma raison.

L’expérience m’a démontré que l’absolue ressemblance n’existe pas, non plus que ces sortes de coïncidences dont les romanciers tirent souvent leurs plus jolis effets : or, on sait que je ne suis pas romancier.

J’ai dit que la limousine de M. Crawford était pourvue de pneumatiques de fabrication américaine.

L’usage de ces pneus est fort rare en Australie où l’on s’adresse de préférence à l’industrie anglaise.

La découverte d’un détail vint d’ailleurs me tirer d’incertitude et justifier amplement l’excellence de ma méthode.

Sur l’une des roues d’avant, la droite, le caoutchouc mordu depuis peu par un éclat de verre se soulevait légèrement et présentait, outre une solution de continuité très apparente, une inégalité assez sensible pour laisser une empreinte moulée en creux dans la poussière.

Cette empreinte, j’arrivais, maintenant que j’étais averti, à la reconstituer de trois en trois pas, parmi les légers sillages imprimés sur la route.

Dans les tout récents, ceux du jour même, le creux était aisément reconnaissable, mais je retrouvais les stigmates de la blessure révélatrice, quoique plus atténués — probablement parce que l’entaille était à ce moment moins profonde — dans les anciennes traces, et cela très régulièrement, toujours de trois en trois pas.

L’identification était acquise.

La même voiture automobile s’était rendue chez M. Chancer à deux reprises différentes et cette voiture était bien celle de M. Crawford.

Plusieurs versions se présentaient alors à mon choix : ou mon honorable ami était venu rendre visite à M. Chancer — ce qui était absurde — ou des gens sans aveu avaient soudoyé son personnel pour se faire prêter la voiture, ou bien encore un des domestiques du millionnaire s’était rendu clandestinement à Green-Park.

Et tout naturellement, j’en revenais à ma première idée : l’assassin devait être recherché parmi les gens de maison.

De tout cela je n’avais qu’une façon d’avoir le cœur net, c’était de faire parler M. Crawford.

« Voilà, me disais-je, mon Watson bien plus engagé qu’il ne le prévoyait dans une affaire où il verra un détective aux prises avec un joli faisceau de difficultés.

Je rentrai donc dans le cottage, résolu toutefois à user de diplomatie dans l’interrogatoire du millionnaire, car je le savais chatouilleux et il s’agissait, en somme, de l’amener à me faire trouver un scélérat parmi ceux à qui il accordait sa confiance.

— Vous avez été bien longtemps, mon cher Dickson, me dit-il, dès qu’il m’aperçut.

— Non… en vérité ?

— Avez-vous découvert votre assassin ?

— Rien… ou du moins pas grand’chose et je compte sur vous pour m’aider.

— Tout à votre service, répondit M. Crawford en souriant, mais je ne vois point en quoi je puis vous être utile.

— Si… vous pouvez m’être très utile, au contraire. Voyons, connaissiez-vous M. Chancer ?

— Nullement… et vous m’obligez à me répéter, cher monsieur.

— Veuillez agréer mes excuses et ne vous formalisez pas de ma question… Ainsi vous n’avez jamais mis le pied dans cette maison ?

— Jamais avant ce jour… et je le regrette, ma foi ! car elle renferme des collections curieuses quoique fort mal classées.

— D’où tenez-vous cela ?

— De moi-même… Je me suis livré à une petite perquisition en vous attendant.

— Bailey et Mac Pherson vous ont laissé faire ?

— Ils m’ont même servi de guides…

— Parfait… Ainsi donc vous ne savez rien des habitudes, vous ne connaissez aucune des petites manies du défunt ?

— Pardon… je viens d’en découvrir une… M. Ugo Chancer enfermait dans des placards des services de Delft et de Copenhague et mangeait dans de vulgaires assiettes de restaurant à un penny la pièce.

— Le fait n’est pas exceptionnel, observai-je.

— Ce n’est pas mon avis… les belles choses. sont faites pour qu’on s’en serve… Je possède, moi, le véritable pot à eau en argent de la reine Élisabeth et je m’en sers tous les jours pour ma toilette, monsieur Dickson.

Je m’inclinai.

— Millionnaire ! pensai-je méprisant ; mais je repris tout haut :

— Et ces collections sont indemnes ?

— Absolument indemnes. M. Ugo Chancer n’a pas été volé.

— Ainsi votre avis ?

— Est que ce vieil original a mérité son sort… il ne savait pas jouir de sa fortune.

— Ceci est une opinion, mais je vous parle sérieusement, rappelez-vous que mon honneur est attaché à la découverte de l’assassin.

— Que puis-je faire ?

— Vous associer à mes recherches.

— Je ne demande pas mieux, mais vous avez pu constater que je n’étais pas très perspicace.

Je m’approchai du millionnaire et le prenant par le revers de son veston :

— Maintenant… monsieur Crawford, c’est sur le personnel domestique du cottage que doivent peser nos soupçons.

— Ah ! vraiment ?

— Et voici, repris-je, où votre intervention pourrait m’être utile.

— En quoi, je vous prie ?

— En me renseignant sur la moralité des domestiques de M. Chancer.

Le millionnaire eut un haut-le-corps.

— Je ne fréquente point les valets, fit-il, un peu froissé.

Je me récriai :

— Non pas vous, certes, mais peut-être les gens de votre maison.

— Mes gens n’ont pas la facilité de nouer des relations au dehors.

— Le jour, je ne dis pas… mais la nuit ?

— Je ne sors jamais la nuit…

— Cependant… quand vous dormez ?

— J’ai un moyen infaillible pour surveiller mon monde, tout en dormant…

— C’est merveilleux, cela !

— Vous l’avez dit…

— Ainsi vous répondez de vos domestiques ?

— Comme de moi-même.

Je n’insistai plus. La confiance du millionnaire en son personnel et en ses petits procédés d’inquisition était tout à fait touchante.

Il est deux catégories d’hommes que leur sort condamne à être dupes toute leur vie : ce sont les gens trop confiants et les gens trop riches.

M. Crawford était l’un et l’autre exagérément ; j’en avais maintenant la preuve.

Et mon raisonnement était des plus simples.

M. Crawford, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, n’avait jamais visité avant ce jour le cottage de M. Chancer : cependant on était venu à ce cottage avec son automobile.

Il faut, pour s’autoriser à user d’une chose aussi personnelle qu’une voiture, en avoir obtenu licence de quelqu’un de la maison ou être de la maison soi-même.

De toute évidence, cette course avait été faite à l’insu de M. Crawford.

Ceux qui se cachent ont généralement un motif et l’individu qui s’était rendu dans ces conditions à Green-Park y venait donc avec de mauvais desseins.

Était-il présomptueux d’affirmer que cet individu avait trop l’apparence d’être le meurtrier pour qu’il ne le fût pas en effet, et de dire qu’un particulier qui s’appropriait si aisément la voiture de M. Crawford, devait, selon toute vraisemblance, être un de ses familiers ?

Si j’avais pu exposer librement ma théorie à mon honorable ami, je suis certain que je l’eusse convaincu, mais la prudence qui est une des qualités maîtresses de ma profession me faisait un devoir de ne pas éveiller ses susceptibilités.

Le naïf millionnaire paraissait trop sûr de la moralité de son entourage, il était trop féru de sa supériorité de maître modèle pour que je pusse sans inconvénient saper ainsi sa conviction.

Il aurait certainement voulu me tenir en échec et m’égarer peut-être pour me prouver que j’avais tort.

Je résolus de le « travailler » adroitement, afin de savoir sur lequel de ses gens devait peser tout le poids de ma présomption.

J’allai donc avertir Bailey et Mac Pherson que mon enquête était terminée et nous revînmes vers la voiture.

M. Crawford, comme à l’aller, sauta sur le siège et prit le volant.

Nous partîmes, et chemin faisant je profitai d’une confidence qu’il m’avait faite, pour ramener le millionnaire à la question qui me préoccupait.

— Vous conduisez toujours seul, lui dis-je, vous avez raison… c’est plus prudent, car je ne suppose pas que, dans votre situation, ce soit pour faire l’économie d’un chauffeur.

— J’ai simplement un chauffeur pour les réparations et le nettoyage, mais il reste toujours à la maison… il me déplaît d’avoir un conducteur avec moi.

— Et je vous approuve d’autant que les chauffeurs prennent aux côtés de leurs maîtres une place que n’avaient pas les cochers d’autrefois.

— Place tout à fait usurpée, croyez-le…

— J’y suis tout disposé, cher monsieur… le vôtre au moins est-il entendu ?

— Il est assez bon mécanicien… mais je l’emploie chez moi à d’autres besognes encore. L’insolence des chauffeurs vient précisément de ce qu’ils se cantonnent dans leur métier et se drapent dans leur vanité professionnelle avec des airs d’ingénieurs diplômés.

— Rien de semblable chez vous, alors ?

— Non… mon chauffeur est un domestique, puisque je le paie.

Mon millionnaire se rengorgeait.

Avec quelques flatteries vous tirerez tout ce que vous voudrez d’un homme. Je connaissais maintenant le faible de mon voisin ; ce gentleman immensément riche n’avait qu’une prétention ; celle de passer pour le premier majordome d’Australie. Cela s’alliait d’ailleurs assez bien avec l’amour du home de ce quadragénaire libre de toute attache, qui se targuait de ne jamais découcher.

J’avais capté sa confiance et le moment était venu de l’amener à me faire quelques révélations décisives.

Je lui dis à brûle-pourpoint :

— Vous êtes sûr de cet homme ?

— Quel homme ?

— Votre chauffeur, parbleu !

M. Crawford me regarda.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il. Oui, je réponds absolument de lui.

Je sentis que j’étais allé trop loin.

Il m’était désormais difficile de renouer l’entretien sur le sujet qui m’intéressait.

Le chief-inspector Bailey profita de notre mutisme pour me décocher sa pointe :

— J’espère, dit-il, que le surintendant de police ne refusera plus le permis d’inhumer.

Mac Pherson approuva en dodelinant de la tête.

Bailey poursuivit :

— Ce n’est pas une raison parce qu’un homme a été frappé de congestion pour livrer son cadavre à la curiosité publique.

Le trait fit long feu et je ne le relevai pas, comme bien on pense.

De son côté, M. Crawford paraissait poursuivre une pensée bien subtile, car ses yeux se faisaient extraordinairement aigus comme pour en saisir le fil le long de l’arête de son nez.

À ma grande surprise ce fut lui qui nous ramena sur le terrain brûlant dont il avait paru vouloir s’évader.

— Je ne suis pas comme vous, messieurs, dit-il, je n’ai point l’âme policière… Moi, je préjuge toujours l’honnêteté chez les gens… je tiens mes serviteurs pour des hommes probes… autrement je ne les admettrais pas dans mon intimité.

— Évidemment, approuvai-je.

— C’est même enfantin d’évidence, poursuivit-il… Je considère mon cuisinier comme un garçon incapable d’une mauvaise pensée, sans quoi je ne lui mettrais pas en main des armes pour m’empoisonner.

J’eus un sourire d’acquiescement.

— Il en est de même de mon chauffeur qui me sert aussi de valet de chambre, car je vis simplement. Je l’estime un brave garçon, et je le crois très dévoué.

Je n’insistai plus et me pris à réfléchir.

Il y avait dans l’entourage de M. Crawford un homme tout particulièrement désigné pour conduire une automobile… Cet homme était mécanicien de son état et ses fonctions de valet de chambre le mettaient, plus que tout autre, à même de connaître les moments de liberté que l’absence ou l’inattention de son maître lui permettaient d’utiliser.

Or, j’avais en main, ou presque, une arme terrible. Je pouvais identifier cet homme avec l’assassin de M. Chancer.

Cette arme, si je puis m’exprimer ainsi, c’était l’empreinte laissée par la bottine du scélérat, le long du mur du cottage.

Ce qu’il me restait à faire maintenant, c’était de comparer avec cette empreinte la bottine elle-même de l’assassin présumé. Si l’une s’appliquait exactement sur l’autre, mon rôle était terminé : je n’avais plus qu’à faire prendre au collet le possesseur de la chaussure.

La difficulté était seulement de se procurer cette pièce essentielle.

Et d’abord, il me fallait approcher ce chauffeur Maître-Jacques et entrer assez avant dans son intimité.

Là était le point délicat : comment pouvais-je espérer m’introduire incognito dans une maison aussi surveillée que semblait l’être celle de M. Crawford ?

M’y présenter sous mon identité réelle, il n’y fallait pas songer.

Je serais reçu, comme bien des fois déjà, au salon ou au fumoir, dans le hall ou sous la véranda, jamais dans les communs, ni à proximité des chambres de domestiques.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous arrivions à Broad-West.

M. Crawford passa sans s’arrêter devant son cottage, qui est une sorte de grand chalet norvégien de belle apparence, bâti à l’entrée de la ville.

Il tenait à me déposer devant ma maison située à peu de distance de la sienne.

Seuls de vastes jardins et de beaux ombrages nous séparent l’un de l’autre.

À mi-chemin les deux policiers descendirent pour prendre la voie pavée qui mène au cœur de Broad-West.

En désespoir de cause, j’allais tout bonnement faire part à M. Crawford de mes soupçons sur la personne de son chauffeur et, quoi qu’il dût en penser, lui exposer la nécessité où je me trouvais de poursuivre chez lui mon enquête, lorsqu’il me dit tout à coup :

— Vous voici rendu, monsieur Dickson… j’ai passé, grâce à vous, un après-midi fort agréable avec un homme dont l’esprit me charme… Vous poursuivrez demain vos investigations, sans doute ?…

— Et avec ardeur, je vous en réponds.

— Je regrette de ne pouvoir vous accompagner, car il faut que je m’absente toute la journée.

J’exultais intérieurement, mais ne laissai néanmoins rien paraître de ma joie.

— Vous me voyez, répondis-je, plus au regret que vous-même de ce fâcheux contre-temps, mais vous comprendrez que je ne puisse attendre votre retour pour continuer mes recherches.

— Cela est assez naturel… les exigences de la profession avant tout… Je vous engagerai même à vous hâter, afin de ne pas priver plus longtemps ce pauvre M. Chancer de la sépulture qui lui est due.

Je remerciai M. Crawford de cette bonne parole et nous nous séparâmes après nous être serré la main.

  1. Dans les pays à change élevé.
  2. Dernier cri.