La sorcellerie dans le Labourd au seizième siècle, Julien Vinson

LA SORCELLERIE DANS LE LABOURD
AU SEIZIÈME SIÈCLE

Dans tout le clergé français, les prêtres basques se distinguent par leur instruction, leur valeur personnelle, leur dignité et leur haute moralité. Il ne m’en coûte pas de leur rendre ce témoignage, car je les ai beaucoup étudié et fréquenté quand je poursuivais mes études basques et je ne suis pas suspect de partialité. Mais il faut reconnaitre qu’il n’en a pas été toujours ainsi et il est puéril de nier des faits existants. Au seizième et au dix-septième siècle, les prêtres basques, des deux côtés de la frontière, menaient une vie fort peu édifiante. Sans remonter jusqu’à ces délibérations des Juntes de Biscaye, plus ou moins authentiques, qui autorisaient les prêtres du pays à entretenir des concubines, barraganas, afin que les honnêtes femmes soient à l’abri de leurs attaques, nous avons des témoignages plus probants, celui par exemple que rapportait M. G. Lacombe dans un de nos derniers numéros.

En 1545 parut à Bordeaux un recueil de poésies basques composé par le curé de St-Michel-le-Vieux, Bernard Dechepare. Ces poésies sont pour moitié religieuses et pour moitié amoureuses : dans cette dernière partie, sont des morceaux assez hasardés ; il y a même une strophe que M. l’abbé Dubarat a pu à bon droit qualifier d’infâme. C’est là qu’est le vers célèbre : « je ne voudrais pas être au paradis, s’il n’y avait pas de femmes ». Ce petit livre a été imprimé aux frais d’un ami de l’auteur, avocat au parlement de Bordeaux. La bonne société n’était donc point choquée de ces poésies et cela nous permet de constater à la fois et la tolérance générale et l’état des mœurs dans le pays.

Pierre de Lancre, Conseiller au Parlement de Bordeaux, a rendu compte, dans son ouvrage sur l’Inconstance des mauvais anges et démons, de la procédure qu’il a dirigée en 1609, en compagnie du Président d’Espaguet, contre les sorciers du Labourd. Il y représente les prêtres basques comme généralement peu recommandables : débauchés, joueurs, courant les marchés en compagnie de belles filles, entretenant des maîtresses dont ils avaient des enfants, etc., et en outre adonnés ardemment à la sorcellerie.

En 1643, dans son Gvero, le curé de Sare, Axular, insiste sur les péchés commis contre les sixième et neuvième commandements de Dieu commis par les hommes d’Église ; on a supprimé ces passages, dans une édition de 1864 maladroitement retouchée, mais les faits n’en subsistent pas moins.

À qui attribuer cette démoralisation ? De Lancre n’hésite pas à en chercher les causes dans la sorcellerie alors générale dans le Labourd ; le digne magistrat croit d’ailleurs que cette situation était le résultat indirect des missions catholiques en extrême-orient. Chassés de la Chine et du Japon par les jésuites, les démons se seraient réfugiés dans le pays basque où la nature du sol, le climat, le caractère et les habitudes des habitants leur offraient un terrain extrêmement favorable.

Je ne prétends pas traiter ici de la sorcellerie en elle-même, — au moins, je renverrais à Michelet, — mais je dois faire observer que son origine est beaucoup plus ancienne et beaucoup plus compliquée que ne le suppose le magistrat bordelais. C’est évidemment d’Espagne qu’elle est venue au Labourd et elle avait passé auparavant de France en Espagne pour la Catalogne sans doute. Quant à l’époque de son organisation, les noms que nous trouvons dans certaines formules — Philippe, Pierre d’Aragon, Jean de Castille, Valence — l’indiquent suffisamment. En retranchant de l’exposé de Lancre les extravagances, les fantaisies, les inventions que la peur inspira aux témoins et aux accusés, il reste non moins des faits précis qui permettraient de s’en faire une idée. C’était comme une société secrète, une sorte de franc-maçonnerie avec ses signes et ses formules ; on se réunissait, les soirs ou la nuit, surtout du samedi au dimanche, dans un lieu écart et désert. C’était en quelque sorte la revanche des misérables, les protestations contre les lois injustes, contre la société organisée, la révolte des opprimés contre les oppresseurs, des serfs contre les maîtres, des pauvres contre les riches. L’assemblée était aussi présidée par un bouc, animal immonde, personnifiant les puissants de la terre et c’est de là que vient le nom basque du lieu du sabbat, agualarra, « bande de boucs ». On adorait le diable, on blasphémait Dieu, on disait une messe grotesque, on simulait des repas étranges, on fabriquait même des choses innommables, des philtres et des poudres magiques, on se livrait sans vergogne à des accouplements incestueux ou adultérins, suivant le caprice du moment.

Un détail intéressant à relever, c’est l’existence d’un petit objet en crin qu’on mettait au cou des enfants pour les préserver des maléfices ; on l’appelait le higo et il représentait l’index croisé sur le pouce : « faire la figue » est un geste de mépris bien connu ; il serait intéressant de rechercher dans le pays si l’on ne retrouverait pas quelque part un de ces petits objets qui devaient être assez communs.

Le sentiment qu’inspire la lecture du livre des sentences est à la fois une horreur invincible pour la férocité stupide des juges et une pitié profonde pour les victimes ; les magistrats impitoyables ont fait périr plus de soixante infortunés dont sept prêtres.

Il m’a paru intéressant de relever, dans l’édition de 1613, les noms de ces victimes et ceux des témoins ; les registres juridiques de cette époque existent encore pour la plupart et on y pourra retrouver les noms de ces « sorciers » plus ou moins repentis.


Abanstena (Catherine d’), p. 363.

Abbadie (Jeannette d’), de Ciboure, seize ans, pp. 62, 68, 72, 90-91, 130, 132, 198, 212, 223, 363, 462, 464.

Adamechoren (Marie Martin, dame d’), 128.

Aguerre (Petri d’), 12, 124.

Anduitse, de Ciboure, 91, 134.

Ansogarlo, de Hendaye, 128.

Ansuperoma, 212.

Armores (Augenot d’), Ustaritz, 101-102.

Arterouague (Catherine), d’Ascain, 92.

Atsoua, 128, 242.

aveugle (petit), de Ciboure, 90.

Aspilcueta (Marie d’), 19 à 20 ans, 68, 225.

Aspilcueta, 109, 198,

Balcoin (Maria), 199.

Barrandiguy (Catherine de), dite Cattalin de Bardos, de Hatsou, 146, 416.

Belloc (Etiennette de), dite Atsoua, 24 ans, 128.

Biscar (Jeannette), 142.

Bidaguaray (Pierre de), prêtre, de Ciboure, 133.

Biscaraya (Jeanne), 145.

Bocal (Pierre), prêtre, de Cibours, 27 ans, 36, 133, 427 et 92, 463 et ss.

Bonne d’Annotte (Marie), St-Jean-de-Luz, 146.

Bourherry (Estebanot de), 145.

Brolic (Corneille), 12 ans, St-Jean-de-Luz.

Carricart, 146.

Chatnocorenat (dame de), 91-92, 181.

Chorropinue (Marie de), maison Ianetobarta, Ustaritz (1576), 101.

Detcheguaray, prêtre, 465.

Detcheto, 144.

Detsail, Ciboure, 86, 87, 129.

Dibasson (Jeanne), 125.

Dichinique (Joannes), 144.

Diadarte (Marie), Sare, 17 ans, 110.

Doihangaray (Marie), St-Jean-de-Luz, 147.

Dojartzabal (fille), Ascain, 15 à 16 ans, 96.

Du Hard (Jeanne), Urturitz, 56 ans (1576), 101, 130.

Ercola, prêtre, 465.

Gastagnalde (Marie de), Sare, 14 ans, 87, 109, 136.

Gratianne, Ciboure, 90, 134.

Handnich (Bertrand de), Sare, 10 ans, 73.

Harrousteguy (Jean de), prison de Soubernous, 128.

Hanzy (Marie de), 145.

Hirigoyen, prêtre, vicaire de Iasso, 145.

Hirigoien, dame de Sornans, Ustaritz, 102.

Hostilopits (Jeanne de), Sare, 14 ans, 73.

La Garralda (Christoval de), 15 à 16 ans.

Landalde (Catherine de), Ustaritz, 30 ans, 101.

La Ralde (Marie de), 28 ans, 89, 125.

Linarre (Petri de), 126.

Linalde (fille), Sare, 142.

Lisalde (Petri de), 145.

Laurencena (dame de), 144.

Mandibouro (fille), 316.

Marguerite, de St-Pée, 125.

Marguerite, de Sare, 16 à 17 ans, 92, 142.

Marierchiquera de Machinna, 67.

Marigrane (Marie de), 15 ans, Biarritz, 101, 140, 218, 225.

Molares (Mariecho de), Hendaye, 110, 126-127.

Martin (Marie), St-Jean-de-Luz, 146.

Martibalsarena (la dame de), 212.

Massirrans, de Tartas, 89, 109.

Menioin, Ustaritz (1576), 102.

Miguelechorena, 91.

Miquelechorena (Marticot de), Ciboure, 91, 134.

Migalena, prêtre, Ciboure, 60 ans, 133, 427 et ss.

Morguy (fille), 27 ans, 364.

Naguilla (Catherine de), Ustaritz, 11 ans, 62.

Naguilla (Marie de), Ustaritz, 16 ans, 110.

Necato, Urrugne, 86, 87, 109.

Olgaray (Joannes), 145.

Oylarchachar, 123.

Salboutouria (femme), 145.

Sandoteguy (fille), 20 à 25 ans, 109.

Sansinena (St-de), 460, 42.

Souhardibels (Jean), prêtre, 469.

Subiette (Saubadine de), Ustaritz, 111.

Telechea (Jeanne de), 396.

Tureteguia (Marie de), de Zugarramurdi, 396.


Mais, quand on lit les dissertations et les dépositions dont le livre de de Lancre est rempli, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la sottise et de la naïveté, de la férocité froide et de l’assurance des uns et des autres… Le Labourd était en proie à une sorte d’épidémie contagieuse, une crise de folie mystique qui se traduirait par des hallucinations et des rêves. Et remarquons que les témoins et les victimes, en 1609, étaient surtout des femmes, particulièrement des jeunes filles de douze à seize ans. On n’y trouve que fort peu d’hommes dont la plupart étaient des prêtres.

Je ne sais si les détails qui précèdent intéresseront les lecteurs de la Revue, il y a pourtant là des choses qui touchent à la fois à l’histoire et au développement de la pensée humaine. D’ailleurs, celui qui se livre à des études spéciales et qui est absorbé par une idée subite qui lui est venue au cours de ses travaux, ne se rend pas toujours un compte exact de l’importance du sujet qui le préoccupe.


Julien Vinson.