La société de Berlin de 1789 à 1869/01

La société de Berlin de 1789 à 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 447-486).
II  ►
LA
SOCIETE DE BERLIN
DE 1789 A 1815
D’APRES DES CORRESPONDANCES ET DES MEMOIRES DU TEMPS PUBLIES DE 1859 A 1869.

I.
LE MONDE ISRAELITES ET LES IDEES NOUVELLES.


I

Il y a d’étranges contradictions dans la vie des peuples. La période que la France considère volontiers comme la page la plus humiliante de son histoire, l’époque où elle perdit pour toujours ses colonies, où sa gloire militaire elle-même sembla s’éclipser, fut incontestablement celle de sa plus grande influence en Europe. Tout ce que l’état perdait en force matérielle, la nation le regagnait en puissance intellectuelle, grâce à l’essor incomparable de sa littérature et de sa philosophie. C’est ainsi que, cinquante ans plus tard, les idées allemandes allaient trouver le chemin de la France au moment même où le vainqueur d’Iéna tenait l’Allemagne écrasée sous son talon ; le livre de Mme de Staël est de 1810. Tout le XVIIIe siècle fut à genoux devant l’esprit de la France. A toutes les cours de l’Europe elle envoie ses idées et jusqu’aux hommes qui doivent réaliser ses idées. Le mouvement littéraire de l’Allemagne doit en grande partie sa naissance et surtout la direction qu’il a prise à cette impulsion française ; il est difficile, de dire ce que Wieland eût été sans Voltaire, Lessing sans Diderot, Harder sans Rousseau.

L’esprit français, qui était l’esprit du siècle, n’éveilla pas seulement l’esprit original de l’Allemagne, qui dormait ; il pénétra aussi la société d’outre-Rhin, la haute société du moins ; il lui imprima un caractère particulier, différent du caractère allemand proprement dit. Nulle part cette influence ne se fit sentir plus puissamment qu’à Berlin, où la trace des goûts français de Frédéric II n’a pas disparu encore même de nos jours, et continue après un siècle à donner au Prussien de la Marche la physionomie sui generis qui le caractérise, et où la raideur germanique et le clinquant slave s’associent d’une façon assez étrange à l’acuité de l’esprit français. Longtemps avant que Voltaire vînt à Potsdam, la politique religieuse de Louis XIV avait conduit à Berlin une colonie française qui ne fut point oublieuse de sa patrie, et qui prépara le terrain aux idées et aux hommes que la France devait envoyer en Prusse cinquante ans plus tard. La cour devint toute française à la mort du brave caporal qui avait su faire l’armée dont Frédéric II, son fils, devait si bien se servir. Dès lors l’éducation de la noblesse prussienne fut presque exclusivement française ; ce sont les « philosophes » de Paris qui fournissaient les précepteurs ; un collège français florissait depuis longtemps dans la capitale du nouveau royaume ; l’académie de Berlin était présidée par un Français, Maupertuis ; tout un quartier de la grande cité s’appelait et s’appelle encore « la ville française. »

L’exemple et la politique du grand Frédéric avaient permis en même temps à un autre élément social de se développer et de se produire. Sous un gouvernement tolérant et tutélaire, les Juifs avaient enfin osé sortir du ghetto moral où ils avaient été confinés jusque-là. Ils avaient acquis de grandes fortunes pendant la guerre, et commençaient à faire maison quand la paix fut venue. Ils se rendirent vite maîtres de la civilisation française, qui était à la mode et vers laquelle les attirait une secrète affinité. Si certaines vertus qui n’appartiennent qu’aux races libres, si les qualités françaises par excellence, la bravoure, la fierté, l’esprit chevaleresque, faisaient forcément défaut au descendant d’une race opprimée, il avait dans son esprit d’autres qualités qui lui permettaient de s’assimiler plus vite que l’Allemand la culture française. D’abord il possédait et il possède l’esprit proprement dit, la saillie, le goût des choses fines finement dites, le ton moqueur et la promptitude à saisir le ridicule, puis le bon sens, un certain rationalisme pratique, porté dans l’arrangement même de la vie, et qui fait le désespoir des natures rêveuses, incapables de le comprendre, partant promptes à le condamner, La sagacité pénétrante, l’intelligence ennemie des nuances qui échappent à l’analyse, comme des sentimens qui n’ont point de caractère tranché, se trahissent d’ailleurs dans la vie des Israélites autant pour le moins que dans leurs œuvres d’esprit. La raison, qui dicte généralement les mariages juifs, l’esprit de famille, qui vient consacrer ces choix de la raison, — la tendresse des parens pour les enfans, le respect et l’amour des enfans pour leurs parens, — sont communs aux Juifs et aux Français. La noble habitude de s’entr’aider, si étrangère aux races germaniques, qui laissent à l’individu le soin de se tirer d’affaire et de se conquérir une place au soleil, la prudence et le goût de l’épargne, le désir de paraître, la parole facile, mille autres qualités qu’on trouverait à la réflexion, ne se rencontrent nulle part au même degré que chez le Français et l’Israélite. Ce n’est point l’effet du hasard si Henri Heine et Meyerbeer se sont si vite acclimatés de ce côté-ci du Rhin, et ont été en Allemagne comme des représentans intellectuels de la France.

Riches et en possession de la culture intellectuelle du temps, les Juifs de Berlin essayèrent de se rapprocher de la société, et comme ils rencontraient encore dans la bourgeoisie des préjugés que ne partageait plus l’aristocratie, élevée dans les idées des encyclopédistes français et philosophant comme eux, c’est vers la haute noblesse qu’ils tournèrent leurs regards. Elle ne se fit pas prier. Les jeunes gens, qui ne trouvaient dans la maison paternelle que le cérémonial et l’ennui qu’engendre infailliblement la vie des femmes aisées quand elles n’ont point cultivé leur esprit et qu’elles se refusent à combler ce vide par un peu de coquetterie, — les jeunes gens se réfugiaient volontiers auprès des belles et aimables Juives dont les riches parens avaient singulièrement soigné l’éducation intellectuelle. Ils y trouvaient tout ce qui pouvait les retenir : un grand luxe inconnu à la maison protestante, de l’élégance, beaucoup d’esprit naturel, et surtout une grande liberté, car les hôtes ne marchandaient pas trop leur indulgence à qui consentait à oublier leur origine. La noblesse de ce temps, — celle de Prusse aussi bien que celle de France, — était d’ailleurs toute pénétrée et comme enivrée des idées libérales qui étaient alors dans l’air, et les hommes de naissance n’eussent eu garde de déserter ces salons juifs où ils rencontraient non-seulement des femmes jeunes, jolies et d’un esprit moderne, mais encore une absence totale de préjugés, chose bien naturelle chez des émancipés d’hier, sans passé ni tradition dans une société dont ils ignoraient les lois et les principes. La noblesse d’ailleurs, si elle conservait encore quelque prévention, se sentait trop distante de ce monde parvenu pour en craindre le contact comme eût pu faire la bourgeoisie, et peu à peu tout ce qu’il y avait de distingué à Berlin y fut entraîné : après les diplomates, qui rompirent la glace, les gentilshommes de la Marche, enfin la famille royale elle-même par deux de ses membres les plus brillans.

Si la bourgeoisie se tenait à distance de cette société imbue des principes modernes, il n’en était pas ainsi des hommes de lettres et des savans. La capitale prussienne n’avait pas encore son université, mais elle était déjà le siège d’une académie célèbre. Depuis que Lessing y avait publié, avec Moïse Mendelssohn, les fameuses Lettres sur la littérature (1757), les écrivains de l’Allemagne entière y affluaient, apportant avec eux cette manière de voir, — dirai-je idéale ou libre ? — qui est propre à la période classique de la littérature allemande, et qui ne tient nul compte de la morale de convention, parce qu’elle place hardiment l’instinct et le génie au-dessus des formes et des lois sociales. Les hommes de lettres, pauvres pour la plupart, appréciaient au moins autant que les hommes de noblesse, et pour les mêmes motifs, ce terrain neutre où ils pouvaient oublier la res angusta domi sans l’échanger contre le triste plaisir de la tabagie ou de la taverne. Le haut commerce chrétien en effet, peu nombreux d’ailleurs, se plaisait encore, à la façon allemande, dans la simplicité du ménage bourgeois ; la classe moyenne instruite n’existait guère ou se formait à peine ; le fonctionnaire mourait de faim ou était devenu une pure machine de travail, à moins qu’il n’appartînt à la haute noblesse, auquel cas il vivait strictement séparé de ses collègues roturiers. Nicolaï seul, l’ami de Moïse Mendelssohn et de Lessing, qui de libraire était devenu auteur et jouissait d’une fortune considérable, recevait parfois les savans ; mais il n’aurait point réussi, quand même il l’aurait voulu, à fixer chez lui la noblesse instruite et dilettante. La cour, avant 1786, était triste ; Frédéric II ne se montrait guère en dehors de son cher Sans-Souci, et la reine vivait séparée à Schönhausen. Les choses changèrent peu, du moins aux yeux du public, à l’avènement de Frédéric-Guillaume II. Le neveu du roi philosophe s’enfermait dans son « sérail de Potsdam, » entouré de ses maîtresses, de ses rose-croix, de ses piétistes et de ses favoris sans esprit, sans conviction et sans savoir, il ne s’occupait point de la société de sa bonne ville. Le relâchement moral de la nouvelle cour ne fut pourtant pas tout à fait sans action sur la noblesse prussienne, déjà préparée par l’exemple d’indifférence religieuse de l’oncle. Il s’était formé ainsi, dans les dernières années du siècle, un esprit berlinois tout particulier, mêlé de judaïsme, de lumières, comme disaient nos aïeux, et de quelque chose comme l’atticisme français. « L’esprit du XVIIIe siècle, disait Varnhagen, le règne de Frédéric II, le sol de Berlin, l’action de Moïse Mendelssohn et de Lessing, il avait fallu tout cela pour produire pareille floraison. »

Le premier trait d’union de ces élémens divers avait été en effet Moïse Mendelssohn, dont le caractère a fourni plus d’un trait au type de la tolérance religieuse du XVIIIe siècle, à Nathan le Sage, de Lessing. Ce philosophe populaire, qui devait émanciper ses coreligionnaires, et qui émancipa du même coup les Allemands, avait eu des commencemens bien difficiles. Maladif, contrefait, pauvre, il était venu à l’âge de quatorze ans à Berlin (1743) pour y suivre un maître adoré, le rabbin Fränkel. C’est à peine s’il put vivre en copiant les commentaires du Talmud, et plus d’une fois il fut obligé de marquer son pain d’avance à l’endroit où il fallait s’arrêter, afin de s’assurer quelque chose pour le lendemain. Ajoutez l’exclusivisme des Juifs, plus grand encore que celui des chrétiens. On comprend tout le courage qu’il fallut à Mendelssohn pour lire et pour écrire des livres allemands, quand on se rappelle qu’en 1756, peu après son arrivée à Berlin, la communauté juive avait expulsé de la ville un enfant qui avait accepté d’un chrétien la commission de porter un livre allemand d’une rue à l’autre. Je ne dirai rien ici de l’œuvre littéraire de Mendelssohn, qui répandit en Allemagne le déisme anglais ; je ne parlerai pas davantage de ce qu’il fit pour ses coreligionnaires ; Mirabeau le raconta en son temps à la France dans son écrit sur Moïse Mendelssohn et la réforme des Juifs. Kant salua la Jérusalem du philosophe populaire, ce premier programme de la séparation absolue de l’église et de l’état, comme « l’annonce d’une grande réforme qui ne se ferait que lentement, mais qui embrasserait toutes les religions. » C’est ici l’action personnelle de l’homme plutôt que son influence littéraire qui nous intéresse. Il était parvenu à l’aisance, grâce au chef d’une famille juive qui, après avoir appris à l’estimer comme précepteur de ses enfans, l’avait associé à ses affaires. Il s’était marié et était entouré d’une famille qui l’adorait ; mais sa situation était loin encore, vers 1760, de ce qu’elle devait être vingt ou vingt-cinq ans plus tard. Après avoir mûrement pesé le pour et le contre de toutes les religions, il était resté attaché au judaïsme, qui lui sembla la moins imparfaite, et il avait fait élever ses enfans dans cette foi. Ils en eurent beaucoup à souffrir d’abord. Les préjugés populaires étaient plus forts encore que la volonté du roi, qui désirait que « dans ses états chacun pût faire son salut à sa façon. »

« Ici, dans ce soi-disant pays de tolérance, écrivait alors Mendelssohn, je vis tellement resserré par l’intolérance que, pour l’amour de mes enfans, je suis obligé de me renfermer toute la journée dans une fabrique de soie. De temps en temps seulement je me promène, le soir avec ma famille. — Papa, s’écrie la chère innocence, qu’est-ce donc que nous crient ces gamins-là ? Pourquoi nous jettent-ils des pierres ? que leur avons-nous fait ? — Oui, cher papa, dit l’autre, ils nous poursuivent toujours dans les rues et nous insultent : Juifs, Juifs ! Est-ce donc une si grande honte que d’être Juif ? — Hélas ! je baisse les yeux et je soupire en moi-même : Hommes, hommes ! où en avez-vous laissé venir les choses ! »


Dans sa maison modeste, mais hospitalière, le philosophe pratique unissait encore d’une façon assez étrange les traditions patriarcales et sévères du mosaïsme à l’esprit d’émancipation du siècle. Le sabbat y était observé rigoureusement ; sa femme portait le bandeau de velours qui doit cacher les cheveux de l’épouse israélite. Il maria sa fille Dorothée à la juive, à seize ans, et sans même la consulter. Il ne se doutait pas, l’excellent homme, que Dorothée, aussi bien que sa sœur Henriette, de belles intelligences toutes deux, mais exaltées et rêveuses, allaient donner un jour un démenti cruel à ses principes d’éducation en devenant de pieuses et ferventes catholiques. La maison de Mendelssohn, malgré sa simplicité et sa sévérité, n’était pourtant pas fermée aux amis des lumières, et l’auteur de Sebaldus Nothanker, celui que Goethe a immortalisé dans la Nuit de Walpurgis sous le nom du proctophantasmiste, Nicolaï en un mot, l’ami intime de Moïse, n’était pas le seul chrétien qui y fût admis. L’homme qui en littérature donna au déisme français et anglais son expression allemande forma de même dans la société le centre du mouvement qui se faisait en faveur de la philosophie du sens commun. Aussi était-il mal vu des anciens orthodoxes, qui gouvernaient despotiquement leur maison et leur paroisse de derrière la grille où ils trônaient en souverains, et qui réprouvaient les idées modernes aussi énergiquement que la parure, le théâtre et les autres joies mondaines. Si on les eût écoutés, il aurait fallu interdire aux filles d’Israël tout contact avec les chrétiens, qui ne pouvaient que les détourner de l’esprit de famille, traditionnel dans la nation proscrite.

Ce n’était pas là le compte de ces jeunes femmes qui, nées aux environs de 1770, avaient déjà profité des conquêtes de Mendelssohn en recevant une éducation plus libre et plus conforme aux tendances du siècle. Elles aimaient la lecture, et les romans anglais faisaient leurs délices. Elles avaient appris le français sans doute parce que leurs pères le trouvaient utile pour les mieux marier ; mais elles tenaient à s’en servir, et avec qui parler français, sinon avec les jeunes gentilshommes qui revenaient de Paris ? Rien de plus gênant d’ailleurs que d’être écouté lorsqu’on cause entre jeunes gens, et les parens du moins n’entendaient pas le français. Aussi « tous les élégans et les jeunes savans, écrit Schleiermacher à sa sœur (août 1798), qui veulent voir la bonne compagnie sans s’imposer trop de gêne se font introduire dans ces grandes maisons juives, où l’on accueille avec empressement tous les hommes de talent. » Parmi ces salons juifs, celui du banquier Cohen se distinguait par son luxe et son élégance. On y jouait la comédie française, et Mme de Genlis surtout s’y était fait une véritable réputation d’actrice. « Que voulez-vous ! disait-elle aux personnes étonnées de lui voir un art aussi consommé, j’ai joué la comédie toute ma vie. » C’était pourtant la maison du conseiller intime Éphraïm, où les officiers nobles et les gens de lettres aimaient le plus à se rencontrer. Un de ces derniers, doublé d’un mystique, d’un charlatan et d’un aventurier, Leuchsenring, — le Pater Brey de Goethe[1], le Frank d’Achim d’Arnim, — s’y plut même si bien qu’il voulut y faire son nid, et il s’en fallut de peu qu’il n’épousât la jolie fille du vieil Israélite. Le mariage manqua, et Leuchsenring quitta Berlin pour aller saluer à Paris l’aurore de la révolution. Il y fut suivi et gardé de près par Mlle de Bielefeld, autre victime de ce Cagliostro germanique. On dit qu’elle lui prépara dans la grande ville et se prépara à elle-même un long enfer avec d’étranges alternatives d’amour et de haine. Quant à la jolie et opulente Adèle Cohen, qui avait échappé à Leuchsenring, elle se maria bientôt après avec un grand seigneur prussien. Elle ne fut pas la seule de ses coreligionnaires à faire un brillant mariage. Le banquier Meyer, dont la maison rivalisait en richesse et en gaîté avec celles d’Éphraïm et de Cohen, avait deux filles dont le sort devait éclipser de beaucoup celui de leur petite amie, car elles étaient appelées à tenir le sceptre de la société élégante dans deux grandes capitales, à Berlin d’abord, à Vienne ensuite. Belles, aimables, distinguées toutes les deux, elles avaient été courtisées beaucoup dès leur première jeunesse. Lessing, dit-on, et Herder avaient essayé de plaire à Sarah (née en 1760) ; Goethe la trouvait charmante, et, bien qu’elle manquât un peu d’esprit, s’il faut en croire les méchantes langues, il correspondait avec elle assez activement. Mme de Genlis, qui donnait des leçons de français à Berlin, — car la marquise de Sillery, ne pouvant utiliser ses talens de comédienne, se résigna noblement à ce dur gagne-pain, — Mme de Genlis l’adorait, et le vieux prince de Ligne, ce type accompli du gentilhomme philosophe au XVIIIe siècle, en était vivement épris. Après, avoir goûté, — pendant bien peu de temps, il faut le dire, — d’un triste mariage de convention, la belle Sarah se convertit au christianisme, revint à l’Ancien-Testament, et finit par épouser un gentilhomme livonien. La maison de la baronne de Grotthuiss devint une des plus brillantes de Berlin. Bonne, excellente même, malgré une vanité qui paraît avoir touché à la folie, et en dépit d’une coquetterie assez innocente, mais très marquée, elle était néanmoins plus admirée qu’aimée. Elle eut des amis cependant, car que ne pardonne-t-on pas à une femme belle, gracieuse, riche, lorsqu’elle a un grand fonds de bonté et qu’elle désire plaire ? Rahel, qui ne savait supporter les personnes qu’elle ne pouvait estimer, lui resta toujours dévouée tout en la jugeant parfaitement, car elle la place en tête de la fameuse liste des « quatre personnes les plus vaines » qu’elle ait connues. Les autres étaient le docteur Böhm, le major Gualtieri, le plus aimable des sceptiques, et un émigré français, le comte Tilly, qui jouait un rôle marquant dans les salons de Berlin et qui devait finir comme Gualtieri d’une façon tragique. La vanité de Mme de Grotthuiss avait quelque chose de naïf ; « elle s’en faisait accroire à elle-même, nous dit Rahel, et se rendait à elle-même des visites de congratulation… Elle s’attribuait simplement tous les avantages et en était heureuse sans autre façon. Elle n’avait un peu de chagrin que si elle s’apercevait par hasard que quelqu’un pourrait bien la juger autrement qu’elle ne se jugeait elle-même. Pourtant, comme cela ne la trouble guère dans la bonne opinion qu’elle a d’elle-même, dans le grand et comfortable mensonge où elle s’est casée, elle y voit seulement une impertinence qu’il faut relever, comme tout autre désordre s’introduisant dans la société, mais une impertinence qui ne la touche guère personnellement. »

Plus belle et plus attrayante encore que Mme de Grotthuiss, sa sœur cadette, Marianne, semble avoir racheté par une intelligence plus vive ce qu’elle avait de moins que sa sœur en bonhomie et en coquetterie instinctive. D’une beauté moins junonienne, elle avait plus d’aisance et de désinvolture que Sarah. Au fond tout aussi prétentieuse que Mme de Grotthuiss, elle laissait moins voir ses prétentions, précisément parce qu’elle était plus intelligente. Froide et calculée, elle savait jouir du présent, non en étourdie, mais avec un dessein prémédité, comptant comme bonne prise tout ce qu’elle pouvait atteindre de jouissance, et sans se soucier de l’avenir. « Après moi le déluge ! » avait-elle coutume de dire, et « sa belle bouche, son esprit enjoué, dit Varnhagen donnaient à ce mot si dur une grâce qui vous aurait fait y souscrire momentanément. » Les personnes sans jugement, comme Henriette Herz, ne virent en tout cela que de l’étourderie ; Varnhagen et Rahel la pénétraient mieux et ne se laissèrent tromper ni par sa grâce ni par sa vivacité. Elle avait en effet une volonté très décidée et très précoce lorsqu’il s’agissait de ses intérêts. A l’âge de quinze ans, et à l’insu de ses parens, elle se convertit au christianisme pour se rendre plus facile l’entrée dans les grandes familles aristocratiques où elle brûlait de pénétrer. Il fallait cependant que cette naïveté de franc égoïsme, comme il arrive souvent lorsqu’il se rencontre chez une femme jeune et très belle, fût étrangement séduisante pour les hommes. Goethe, qui approchait de la cinquantaine lorsqu’il la connut (1797), la trouva singulièrement aimable, et ne cacha pas le goût très vif qu’elle lui inspirait. Treize ans plus tard, aux eaux de Töplitz, Fr. de Gentz se plaint encore que le poète n’a d’yeux absolument que pour la belle Marianne, « la seule avec laquelle il aime réellement à se trouver. » Il faut dire que Goethe avait toujours eu un goût particulier pour ces charmantes natures à la française, dont le bon sens choquait ses compatriotes bourgeois comme un défaut de poésie, dont la gracieuse coquetterie prenait à leurs yeux les proportions d’un manque de pudeur. Les étrangers et les hommes du grand monde ne la jugeaient point si sévèrement. Le corps diplomatique de Berlin semblait se la disputer : l’ambassadeur de l’électeur de Saxe, le comte Gessler, s’éprit fortement d’elle, et, sans sa prévention indestructible contre la juiverie, l’eût certainement épousée. Le comte Christian de Bernstorff, alors attaché à la légation danoise de Berlin, plus tard ministre de Prusse, en était amoureux fou. Il fallut l’opposition formelle de son père pour qu’il renonçât à son projet de mariage, et à peine le vieux comte eut-il fermé les yeux que l’amoureux accourut offrir sa main à la belle Marianne : trop tard, hélas ! car il arriva le jour même de ses noces avec un autre diplomate, plus mûr celui-là, et qui n’était autre que le prince de Reuss, de la maison souveraine de Reuss, alors ambassadeur d’Autriche à la cour de Berlin. Le fait est qu’elle lui était déjà promise, d’autres disent mariée secrètement, depuis plusieurs années. Le prince ne vécut guère, et en 1799 sa veuve morganatique, Mme d’Eybenberg, — c’est le nom que la famille de Reuss avait imposé à l’épouse, — quitta Berlin pour s’installer à Vienne, non pourtant sans revenir souvent dans sa ville natale. Elle s’était liée avec les plus grandes dames des deux cours, et la jolie Juive traitait avec les princesses de Courlande et les familles de Ligne et Clary sur un pied parfait d’égalité. Sa conversation vive et enjouée était fort prisée, et on goûtait particulièrement ses portraits à la Célimène qu’elle ne craignait même pas de confier au papier, à la grande terreur de ses amis. On dit que la moins charmante de ces ébauches à la plume ne fut point la silhouette qu’à la demande et sur une sorte de défi de Mme de Staël elle traça d’elle-même. Ressemblait-t-elle à l’original ? Ce n’est guère probable, si Varnhagen, qui la connut après Iéna, alors qu’elle approchait déjà de la quarantaine, juge bien l’aimable épicurienne dont « l’ennui était amusant, dont l’égoïsme plaisait. »

Elle ne consentit jamais à devenir auteur malgré toutes les instances de ses amis littéraires et malgré l’exemple de sa sœur aînée, qui avait écrit des nouvelles, des drames, des articles de morale et même de politique, la plupart du temps en français, et qui avait rencontré beaucoup d’approbation, comme il arrive quand une grande dame daigne mettre sur le papier quelques essais qu’on ne pardonnerait pas à un débutant à la veille de forcer l’entrée de la carrière littéraire. Les sœurs ne restèrent pas toujours dans la situation brillante où nous les avons vues d’abord. Mme de Grotthuiss sut encore se caser dans une honnête médiocrité quand la guerre eut ruiné son mari. La veuve du prince de Reuss, vivant toujours dans le présent, fut prise à l’improviste par la perte totale de sa fortune après Austerlitz. La belle parvenue, élevée dans le luxe et habituée au plus grand monde, allait connaître, avant de mourir assez jeune encore (en 1814), la pauvreté et l’abandon qu’elle entraîne. L’aimable égoïste regretta-t-elle de n’avoir pas fait son nid d’avance ? Il est certain que ses dernières années furent assombries par un pessimisme un peu chagrin, triste consolation des intelligences vives et pénétrantes qui ne se laissent point imposer par les apparences de la comédie humaine, mais qui ne savent pas davantage deviner ou se créer par l’imagination un monde idéal où elles puissent oublier la réalité et ses misères.

Presque en même temps que Mme de Grotthuiss et Mme d’Eybenberg, deux autres jeunes Juives, les filles du riche banquier Itzig, de Berlin, avaient quitté les bords de la Sprée pour ceux du Danube, après avoir fait, elles aussi, de brillans mariages dans la noblesse. On le voit, l’esprit de tolérance de Frédéric II portait ses fruits, et le mariage mixte, naguère encore inouï à Berlin, devint un fait assez commun dans les dernières années du siècle, au moins dans la noblesse prussienne, alors plus libre de préjugés que la bourgeoisie. Les choses ont bien changé depuis ; c’est aujourd’hui la classe moyenne, toute pénétrée de l’esprit d’indifférence religieuse prêché et pratiqué par les écrivains classiques, qui a renoncé à ses préventions, tandis que l’aristocratie, tristement dévoyée du noble chemin où elle s’était engagée de 1808 à 1815, est revenue à toutes ses préventions de caste et de race. C’est à dessein que j’emploie ces mots, car les préventions, il faut le dire, reposent uniquement sur l’antipathie de race et de caste ; l’intolérance religieuse y entre pour bien peu. Le Juif est un parvenu aux yeux du hobereau allemand ; il est l’étranger pour le bourgeois. Rien n’est tenace comme ces antipathies nationales. Si la France a pu les déraciner comparativement vite, c’est que l’Israélite ne se trouvait et ne se trouve chez elle qu’à l’état d’infime minorité. En Allemagne au contraire, comme en Hollande et en Pologne, il a été longtemps dans la situation et presque dans la proportion numérique du métis d’Amérique, et le préjugé qui le frappait était de la même nature que celui qui frappe, au-delà des mers, l’homme de sang mêlé. Aussi la conversion ne changeait-elle absolument rien à ces rapports. Le préjugé n’a pas disparu encore sans doute, mais il tend à disparaître, et le mariage mixte, rare en France, devient un fait quotidien en Allemagne. Or il ne faut pas l’oublier, ce n’est point l’admission dans les salons, ce n’est pas l’accès ouvert aux dignités de l’état qui effacent les barrières invisibles entre les races comme entre les castes : c’est le mariage. Le plébéien romain eut raison de ne se croire vraiment l’égal du patricien que le jour où il eut enlevé la dernière de ses conquêtes, le connubium.

Quoi qu’il en soit aujourd’hui de ces relations entre Juifs et chrétiens, à l’époque dont je parle, les filles d’Israël ne semblent pas avoir eu trop de difficulté à pénétrer dans la noblesse brandebourgeoise. Le père Itzig du moins, qui n’était à son arrivée à Berlin qu’un petit prêteur sur gages, n’eut pas de peine à bien établir dans le monde ses douze enfans, dont chacun pouvait compter sur une fortune considérable, et qui tous avaient reçu une éducation aussi brillante que solide. Sa fille cadette, Cécile, devenue baronne d’Eskeles, fut un peu effacée à Berlin par son aînée, la belle Fanny d’Arnstein, qui à son tour se sentit un moment éclipsée par Mme d’Eybenberg, dont elle ne manqua pas d’être fort jalouse. Bientôt, « quand la bise fut venue, » la grande et belle Fanny prit sa revanche sur sa gracieuse et insouciante rivale. Parlant les langues modernes avec facilité et élégance, vive, intelligente, apportant de Berlin la liberté d’esprit que Frédéric II et Lessing y avaient acclimatée, elle fit, pour parler avec Varnhagen, de son salon à Vienne « un poste de mission » de l’esprit nouveau et de l’esprit berlinois. Le prince Charles de Lichtenstein vit la belle Prussienne et lui offrit sa main, son titre et sa fortune colossale, — la baronne d’Arnstein était devenue veuve tout récemment. Elle refusa cette offre accompagnée du désir impérieux de la voir se convertir. Les choses n’en restèrent malheureusement pas là, et cet amour du prince souverain entraîna une terrible catastrophe. Un chanoine laïque, le baron de Weichs, qui rivalisait avec le prince, le provoqua et le tua en duel. La capitale de l’Autriche témoigna en cette occasion toute sa sympathie et toute son estime à celle qui avait été la cause involontaire du malheur. Quant à elle-même, elle conserva longtemps le souvenir de cet amour, auquel elle n’avait point voulu sacrifier la religion de ses pères. Désormais, à chaque anniversaire de la mort du prince, elle s’enferma dans l’obscurité et la solitude pour prier. Elle ne vécut plus, à partir de ce jour, que pour sa fille et pour la charité : c’est ainsi que nous la retrouverons en 1813. Pour le moment, — nous sommes encore au XVIIIe siècle, — Berlin se consolait du départ de la baronne dans les salons de sa sœur aînée, Mme Sarah Lévy (née en 1763), qui, après la mort de son père Itzig et jusqu’après Iéna, continua de tenir maison ouverte pour la noblesse et les beaux esprits de la Marche. Pourtant c’était là une maison plus française encore qu’allemande ; on n’y parlait que la langue de Voltaire ; l’éducation y avait été faite par un précepteur français, la plupart des hôtes étaient Français. Mirabeau y était venu assidûment autrefois ; aujourd’hui le comte de Tilly et les autres émigrés y passaient leur vie, Mme de Genlis et Mme de Staël y paraissaient souvent. Revenons donc au monde allemand, et avant d’arriver chez Rahel Lévin, qui fut vraiment le soleil de cette constellation et l’âme de Berlin, entrons dans une autre maison juive, plus modeste que les palais opulens des Itzig, des Éphraïm, des Cohen et des Meyer, mais où nous trouverons, à défaut de grands seigneurs, des noms qui ont profondément marqué dans l’histoire de l’esprit allemand, et qui ne seront jamais oubliés. Rahel sut tout réunir et concilier : chez elle, nous rencontrerons des hommes de guerre et des diplomates, des artistes et des savans ; elle se souciait peu du rang, du titre, de la renommée de ses hôtes et de ses amis : elle ne prisait que l’originalité et le naturel, le reste lui importait peu. Aussi sera-ce chez elle que nous pourrons étudier le mieux toutes les curieuses figures d’hommes qui composaient la haute société de Berlin de 1789 à 1815 ; mais pour voir en déshabillé les penseurs et les poètes du temps, ce n’est pas chez elle qu’il faut aller d’abord, c’est chez sa coreligionnaire et sa rivale, Henriette Herz. Nous y trouverons G. de Humboldt et Schleiermacher, Jean-Paul et le jeune Louis Börne, plus tard encore Chamisso, rassemblés autour de la belle et froide idole qu’on a coutume d’appeler la Récamier allemande.


II

Henriette Herz (née à Berlin en 1764) avait été élevée d’après les plus strictes traditions mosaïques. Son père, le docteur de Lémos, dont la famille était d’origine portugaise, avait épousé une Juive française, et le ménage Lémos était un ménage modèle, chose qui n’est point rare parmi les Israélites. Les deux époux, qui rivalisaient d’orthodoxie et de rigorisme religieux, y joignaient de grandes vertus patriarcales, et leur affection réciproque, sincère et profonde, en avait pris je ne sais quelle teinte sévère. Ce puritanisme n’excluait cependant pas le soin des formes extérieures, ni le souci d’une culture intellectuelle assez analogue à celle qui distinguait la famille Mendelssohn. Comme il est d’usage dans les familles portugaises qui forment une aristocratie de sang parmi les Israélites, on y apprenait surtout les langues étrangères, et Henriette devait tirer un jour gloire et profit même de cette instruction de linguiste. Un petit vieillard français, du genre de ceux que la gallomanie de Frédéric avait en si grand nombre attirés à Berlin, lui enseignait en même temps le menuet, afin que rien ne manquât à ses talens de société. Sans doute le théâtre d’amateurs qui égayait les maisons Cohen et Itzig lui était interdit ; mais, à la façon du temps, on la laissa libre de lire les comédies qu’on lui défendait de jouer, et il va sans dire qu’elle lut du même coup tous les romans dont elle pouvait s’emparer, surtout les romans à grands sentimens si fort à la mode à cette époque. De bonne heure, elle attira l’attention de tous par sa beauté extraordinaire, et elle se rappelait encore avec complaisance, dans son extrême vieillesse, d’avoir été tout enfant remarquée et caressée par mesdames les princesses royales, sœurs de Frédéric II ; ce fut à l’occasion de la fête israélite des tabernacles que la cour avait voulu voir, et où la petite Henriette apparut ravissante dans un gracieux costume blanc. Si elle se rappela toujours cet incident, elle n’oublia pas davantage les complimens que lui adressaient déjà les officiers de la garde royale.

A l’âge de douze ans et demi, elle fut fiancée au docteur Marcus Herz, soit que le père connût personnellement ce confrère très distingué et crût assurer ainsi le bonheur de son enfant, soit qu’il se servît d’un schatchin ou courtier conjugal, comme les familles israélites avaient coutume de le faire dans ces circonstances. Les années d’attente durent naturellement être plus longues qu’elles ne le sont d’habitude chez les Juifs, qui ont l’usage français de faire suivre d’assez près les fiançailles par les noces. Toutefois, dès que Henriette eut atteint l’âge de quinze ans, le mariage eut lieu. On a encore d’elle un portrait de ce temps, dû au pinceau de Dorothée Therbusch et qui la représente en Hébé : on le dit ravissant. Le célèbre Schadow, un des habitués de son salon et même un de ses intimes, a laissé d’elle un buste remarquable qui la montre à l’âge de vingt ans, et j’ai sous les yeux une gravure excellente du portrait qu’Antoine Graff fit d’elle en 1794, c’est-à-dire au moment de sa plus grande beauté, à trente ans. Il est vraiment difficile de se figurer un visage plus complètement beau, La tête, un peu petite, comme celle des statues antiques, est légèrement agrandie par une chevelure abondante, retenue, selon la mode du temps, par un simple ruban, un peu au-dessus d’un front pur, rond, mais qui manque peut-être de largeur, La figure ovale, la bouche extrêmement petite, pleine et fine à la fois, le nez absolument grec, sont comme illuminés par des yeux de la forme la plus pure, plus lumineux encore que profonds. Le fichu à la Marie-Antoinette, — les femmes allemandes n’avaient pas encore échangé la belle mode nationale dont parle Tacite contre la cravate lourde et masculine d’aujourd’hui, — le fichu laisse voir la naissance d’une riche poitrine, et l’attache nette et gracieuse d’un cou rond et dégagé. On devine sa haute taille, — elle était aussi grande que la reine Louise elle-même, — et cette taille achevait certainement de donner à sa personne le cachet de majesté qui imposait si fort aux admirateurs de la Muse tragique, comme on l’appelait à Berlin. Cet air de grandeur ne fut toutefois pas assez prononcé pour qu’on ne s’éprît pas très humainement de la belle Circassienne, autre surnom que lui avait valu la blancheur de son teint. Depuis Guillaume de Humboldt, qui avait six ans de moins qu’elle et qui l’adorait à sa façon, c’est-à-dire avec une sentimentalité un peu voulue, jusqu’à l’ami de trente-trois ans qui demanda sa main quand elle en avait vingt de plus (en 1817), les admirateurs ne lui firent jamais défaut. Le beau Charles de La Roche, le fils de l’amie de Wieland et l’oncle de Bettina, — Schleiermacher, le pasteur romantique, — L. Börne, encore enfant, beaucoup d’autres moins connus, gravitaient dans son orbite ; mais il semble qu’elle ait su les tenir avec une rare prudence, et tout en leur accordant une grande intimité, dans les limites de l’amitié la plus platonique.

Le docteur Marcus Herz, qui avait plus du double de l’âge de sa femme, ne paraît d’ailleurs pas s’être beaucoup préoccupé de ces incendies qui couvaient sans jamais éclater. C’était un disciple dévoué de Kant, et il avait écrit lui-même des travaux philosophiques estimés. Esprit pénétrant, clair, froid et positif, il était comme un étranger dans ce cercle de voyans et de romantiques qui s’assemblait autour de sa jeune épouse. En littérature, il en était resté à Mendelssohn et Lessing. Il avait été, comme ce dernier, fort choqué de Werther, et plus encore de la sensiblerie rêveuse que ce roman fit éclater, s’il ne la créa point. On comprend que les excès voulus, les enthousiasmes à froid, le sensualisme mystique de l’école de Frédéric Schlegel, ne trouvèrent point grâce devant cet esprit amoureux de bon sens. Il se contenta cependant de sourire, paraît-il, aux extravagances de la ligue de vertu, fondée par Henriette et qui préludait aux folies du romantisme. Le jeune Guillaume de Humboldt y jouait le rôle principal. Je ne citerai pas tous les hommes, les uns âgés, les autres haut placés déjà, les troisièmes destinés à la célébrité, qui appartenaient à cet ordre, où l’on se tutoyait tendrement, où l’on s’écrivait de longues lettres en caractères hébreux, où l’on échangeait bagues et silhouettes, où l’on se proposait « le développement moral » et « le bonheur par l’affection, » — mais sans devoirs, « car l’affection ne connaît point de devoirs, » — et où l’on supprimait « toutes les barrières d’une bienséance purement conventionnelle. » Rahel, on la reconnaît bien là, refusa de faire partie de cette franc-maçonnerie puérile. Toute jeune qu’elle était alors, elle aperçut déjà le vide absolu que cachait toute cette phraséologie doucereuse. Les ligueurs se souvinrent longtemps d’avoir été pénétrés de la sorte par la jeune fille de seize ans. Il faut lire les lettres insipides de G. de Humboldt à Henriette pour se rendre compte de la pauvreté de toutes ces aspirations idéales. C’est, à la méthode et à l’expérience près, le même cours de morale qu’il fit quarante ans plus tard à Charlotte Diede, et qui, dit-on, était moins nécessaire à celle-ci que ne l’eût été « le moindre grain de mil. » La future femme de Guillaume de Humboldt s’était aussi égarée dans ce cercle, et s’y rencontrait avec une autre idole, — aucuns disent la fiancée secrète, — de son futur époux, Thérèse Heyne. Celle-ci quitta bientôt la ligue et le jeune baron pour épouser George Forster, le célèbre voyageur, qui devint député de Mayence à la convention nationale et tomba victime de la terreur. Sarah et Marianne Meyer, encore jeunes filles, Brenna de Lémos, la sœur de Mme Herz, Henriette et Dorothée Mendelssohn, les intelligentes et nobles filles du philosophe, Sophie Schubarth, la hardie amazone d’Iéna, qui se fit enlever à son premier mari par Clément Brentano, le frère de Bettina, — toutes les célébrités féminines de Berlin, en un mot, semblent avoir appartenu à cet étrange cénacle, dont Marcus Herz, le rationaliste, devait rire de bien bon cœur dans le cercle de ses amis, tous plus ou moins de la vieille école un peu voltairienne de Lessing et de Wieland.

Le contraste entre ces deux camps ne faisait cependant qu’augmenter l’attrait exercé par la maison d’Henriette Herz, dont la beauté était comme une des curiosités de Berlin. Mirabeau, lors de son séjour dans la capitale prussienne, n’eut garde de la négliger, et, comme Henriette parlait le français à merveille, elle put apprécier toute sa supériorité. « On oubliait tout quand il parlait, dit-elle dans ses mémoires après avoir donné un portrait repoussant de sa laideur ; jamais je n’ai rencontré pareille élégance de langage au milieu de la passion, et il se passionnait facilement. » On comprend de reste qu’il se soit aisément passionné en présence de la belle Juive. S’il faut en croire ses contemporains, elle augmentait encore volontiers le pouvoir de son invincible beauté par une légère nuance de coquetterie qui ne devait point échapper à Mirabeau, nullement novice, on le sait, dans cette science délicate. Elle en convient d’ailleurs elle-même dans ses confessions. Il est vrai qu’on faisait dans ce cercle d’anatomistes moraux d’étranges distinctions et classifications entre « la coquetterie libérale et la coquetterie illibérale, celle qui se propose de captiver l’homme tout entier et celle qui se contente d’éveiller ses sens. » C’est Schleiermacher qui parlait ainsi, et il considérait la première de ces coquetteries non pas comme un défaut, mais comme « une qualité essentielle de la nature féminine. » Aussi enseignait-il à Henriette que cette coquetterie protégeait les femmes de « l’humiliation d’être inactives dans l’amour depuis ses premiers commencemens. » Elle-même ajoute à son aveu l’observation un peu banale que toute femme peut toujours tenir un homme à distance, même après l’avoir attiré. Cela ferait croire, comme on est d’ailleurs tenté de le soupçonner, qu’elle appartint à la classe si redoutable des coquettes vertueuses, lesquelles ont la naïveté de se croire plus morales que leurs sœurs moins prudentes.

Le salon d’Henriette changea un peu d’aspect dans les dernières années du siècle. La ligue de vertu avait cédé la place au cercle de lectures dont Rahel fit partie, et qui dura jusqu’après la mort de Marcus Herz (janvier 1803). C’était le beau temps où chaque foire de Leipzig apportait un nouveau drame de Schiller ou un volume de Goethe, sans compter les étoiles de seconde grandeur qui gravitaient autour de ces astres. On se réunissait alors pour lire ces nouveautés à haute voix, et à rôles distribués lorsque c’étaient des drames. Henriette lisait remarquablement, et il se comprend qu’on aimât à l’écouter. L’élément aristocratique se mêla de plus en plus à son cercle. Le comte Bernstorff, que nous connaissons déjà comme l’amant malheureux de Marianne Meyer, Fr. de Gentz, le spirituel conseiller de guerre, à la veille de son évolution politique, encore enthousiaste de la révolution, mais déjà sur le point de se convertir, le comte de Dohna-Schlobitten, élève et ami de Schleiermacher, plus tard ministre d’état, et qui offrit à la belle Henriette, peu après la mort de Marcus Herz, une main qu’elle refusa ; Gustave de Brinckmann, gentilhomme suédois fort distingué et grand ami de Fritz Jacobi et de Rahel, Ancillon, le futur ministre des affaires étrangères, Adalbert de Chamisso, le Français germanisé qui l’appelait « sa souveraine, » mille autres célébrités se pressaient dans son modeste salon, attirées par ce je ne sais quoi d’une maîtresse de maison accomplie qui, sans grande supériorité intellectuelle, possède cet art singulier qui ne s’enseigne ni ne s’apprend, et qu’on appelle l’art de recevoir. Sans doute Henriette avait l’esprit orné ; elle avait lu plus que ne lisent généralement les femmes, même les plus instruites ; elle parlait toutes les langues modernes avec une rare élégance, — elle se mit même plus tard à étudier le sanscrit, le turc et, Dieu me pardonne, le malais ! — Elle a écrit des nouvelles, et pourtant, à en juger d’après ses lettres et ses mémoires, ce ne fut ni une intelligence supérieure ni surtout une individualité. Varnhagen l’appelle, du mot inventé par Goethe dans le Wilhehn Meister, une Anempfinderin, c’est-à-dire une personne sans spontanéité dans ses impressions et dans ses vues, qui saisit facilement les pensées et les sentimens d’autrui, se les assimile et en porte les dehors au point de faire illusion à la plupart des hommes. « Sa vie a effleuré toutes les grandes individualités, disait le même observateur, mais elle n’a jamais pu s’en approprier que ce qu’il y a de moins important : la connaissance extérieure. Celle-là, il est vrai, elle a su la retenir dans toutes ses amitiés avec une grande persévérance et une rare constance. » Autrement dit, et pour me servir d’une expression familière, mais énergique, Henriette Herz ne fut jamais quelqu’un. Comment une personne belle, il est vrai, charitable et intelligente, mais aussi absolument dépourvue d’originalité et de personnalité, a-t-elle pu si longtemps imposer aux esprits supérieurs qui se rassemblaient autour d’elle ? On le devine quand on songe qu’elle n’exerçait guère son empire que sur la jeunesse. Le ton avec lequel ses amis, même Schleiermacher et Dorothée Schlegel, parlèrent d’elle quand ils furent arrivés à l’âge où l’on ne prise plus guère que le naturel, la vérité et l’individualité, prouve que les illusions ne durèrent pas toujours. Au moment dont nous parlons, elles étaient encore entières.

On comprend que les étrangers qui passaient par Berlin cherchèrent à voir « la belle Henriette, qui recevait tout le monde et que les originaux si nombreux de ce temps n’effrayaient pas plus que les apôtres non moins nombreux. L’ami de Mme de Staël, le bizarre poète de Luther, Zacharias Werner, rêveur et viveur à la fois, ce qui n’est point aussi incompatible qu’on pourrait le penser, se montra souvent chez elle pendant son séjour à Berlin. « Ses sourcils longs et touffus, ses yeux brillans, ses traits grossiers, ses cheveux en désordre et sa peau brune, qui semblait crier après le rasoir, » le signalaient aux curieux. Il venait en ce moment de divorcer pour la troisième, mais non pour la dernière fois, et il était encore tout plongé dans le péché, d’où il devait sortir avec tant de pieux éclat bientôt après. A côté du futur, mystique, le capucin défroqué Fessler, l’auteur de Marc-Aurèle, tour à tour moine et spinoziste, précepteur et franc-maçon, professeur polonais et dramaturge allemand, auteur de divers romans en action qui étaient connus de tout le monde, converti au protestantisme, marié sans l’être, puis divorcé et remarié, fondateur de l’ordre des évergètes, et finalement favori du favori Bischofswerder. Jean-Paul et Schiller eux-mêmes, lors de leur séjour dans la capitale prussienne, aimaient à fréquenter la maison Herz, où ils étaient sûrs de trouver tout Berlin. Jean-Paul, naïvement logé chez Sophie Bernhard, protectrice en titre des poètes, femme intelligente et sensible, sinon jolie, Jean-Paul, qui fut la coqueluche de toutes les dames de Berlin, établissait le soir son quartier-général chez Mme Herz.

Il est difficile de se faire une idée de l’enthousiasme qu’éprouvaient les femmes pour ce romancier sentimental qu’on lit si peu aujourd’hui. Il avait déjà été fort gâté à Weimar, d’où il revenait en ce moment. A l’exception de Goethe et de Schiller, dont le goût classique ne pouvait guère s’accommoder de la forme débraillée de Titan et d’Hesperus, tous, même Herder et Wieland, y avaient fait du romancier l’objet d’un véritable culte. Trois des plus belles et des plus intelligentes dames du monde thuringien s’étaient littéralement jetées dans ses bras et avaient brigué l’honneur d’être ses titanides. C’étaient Charlotte de Kalb, à peine guérie de sa violente passion pour Schiller et de la douleur de l’avoir vu épouser Mlle de Lengefeld ; Mme de Krüdener, bien éloignée encore de l’état de sainteté et de contrition où on la vit plus tard, à Paris, expier ses erreurs d’autrefois ; enfin Emilie de Berlepsch, jeune veuve aussi belle qu’intelligente, et dont le commerce poétique et sentimental captiva le rêveur au point de lui faire oublier, à ce fils exemplaire, une mère qui se mourait en ce moment même. L’excellent Jean-Paul, au sortir de sa mansarde et qui se trouvait pour la première fois à pareille fête, en eut le vertige. « Ici tout est révolutionnaire, écrivait-il, et le titre d’épouse n’a point de valeur… Il y a dans cette société des mœurs que je ne puis peindre que de vive voix. Il est certain qu’une révolution, plus grande et plus intellectuelle, mais tout aussi meurtrière que celle de Paris, bat dans le cœur du monde. » Malgré ce dédain pour « le titre d’époux, » il avait failli se marier dans les forêts de la Thuringe. Ce fut même une jeune demoiselle de la cour de Hildburghausen qui avait manqué de donner sa noble main au romancier roturier. A Berlin, les ovations féminines continuèrent de plus belle. Les carrosses des grandes dames ne cessaient de s’arrêter à sa porte et d’y faire queue. Heureuses celles qui réussissaient à pénétrer auprès du grand homme, qui recevait ses comtesses et ses baronnes en pantoufles et en robe de chambre ; heureuses celles surtout qui obtenaient un souvenir du poète, ne fût-ce que quelques poils de son caniche favori, pour les porter sur le cœur dans un médaillon précieux ! L’intelligente comtesse de Schlabrendorf elle-même, l’amie de Rahel, en eut la tête tournée. La princesse Louis, sœur de la reine, la reine elle-même, qui invita le poète à Potsdam et se fit son cicerone à Sans-Souci, participèrent à l’ivresse générale. Le jeune roi, impatienté, finit par éclater en son style elliptique : « Trop de bruit autour de ce Jean-Paul ! Comment donc parler d’un grand homme d’état ou d’un héros ? Les femmes ne savent jamais garder la mesure ! » Aussi refusa-t-il la sinécure qu’on sollicitait pour l’auteur de Titan. Jean-Paul n’en fut pas moins enchanté de son séjour à Berlin, où il admirait le mélange des classes, si inconnu encore dans le reste de l’Allemagne, et où il faillit se convertir à la religion nouvelle du romantisme. Les faveurs des grandes dames expliquent aussi sans doute le bon souvenir qu’il garda de la capitale prussienne :


« Elles lui savaient gré, dit finement Henriette Herz, de s’être dans ses œuvres si exclusivement occupé d’elles et d’avoir cherché à pénétrer jusque dans les replis les plus secrets de leur âme. Surtout les dames… du grand monde lui étaient reconnaissantes de ce qu’il les représentait bien plus idéales et de plus haute portée qu’elles n’étaient en réalité. Cela avait sa raison en ce qu’il les peignit avant de les connaître, et que partant il put à leur égard laisser libre cours à sa riche et bienveillante imagination. Celles qu’il connut plus tard firent naturellement tout ce qu’elles pouvaient pour le maintenir dans ses illusions, et pour lui paraître aussi idéales que possible. C’est ainsi qu’à vrai dire il n’a jamais réellement connu les femmes du grand monde, bien qu’il en ait tant vu plus tard, et celles dont il a fait une connaissance plus intime, il les a toujours mal jugées… Elles ne se montraient pas à lui telles qu’elles étaient, elles s’appliquaient à ne faire paraître que leurs côtés les plus brillans. Par là, son jugement se troublait à l’égard des femmes qui ne voulaient passer que pour ce qu’elles étaient en réalité, et je me compte parmi celles-là. »


Il perce dans ce jugement, on le voit, un peu de dépit féminin, et le dépit est clairvoyant. Jean-Paul parlait peu en effet de la belle, moins encore de la sensible Henriette, mais bien du « célèbre Herz et de sa grande savante femme. » Or si l’on voulait bien passer pour instruite, on n’en espérait pas moins être remarquée comme aimable.

Si Jean-Paul ne brûlait pas assez d’encens aux pieds d’Henriette Herz, une autre célébrité du temps, le grand doctrinaire du premier romantisme, Schleiermacher, ne lui ménageait ni son admiration ni ses sympathies. C’était le comte Alexandre de Dohna-Schlobitten, son élève, qui, en 1794, avait présenté son ex-précepteur, alors âgé de vingt-six ans, à M. Marcus et à Mme Henriette Herz. Deux ans plus tard, Schleiermacher revint à Berlin pour s’y fixer cette fois comme prédicateur à la Charité, et c’est alors que commença cette longue intimité qui ne cessa guère qu’avec le départ de Berlin du trop sensible pasteur. Tout le monde ne crut pas au platonisme parfait de cette liaison entre le traducteur de Platon et la belle Juive ; mais tous les deux se défendirent toujours chaleureusement contre ces soupçons, qui ne semblent en réalité pas fondés pour qui a étudié avec soin la correspondance de Schleiermacher avec Henriette et avec sa propre sœur. Celle-ci était restée plus fidèle que le frère et à la tradition orthodoxe de la famille et à l’éducation piétiste qu’ils avaient reçue parmi les frères moraves. Elle s’inquiétait, comme de juste, du salut de son frère dans la nouvelle Babylone, et surtout de son intimité avec une Israélite. Il lui avait écrit lui-même :


« Je vis surtout chez Mme Herz. Elle habite pendant l’été une charmante maisonnette dans le Thiergarten, où elle voit peu de monde, et où par conséquent je puis bien jouir de sa société. Je passe au moins une journée entière par semaine chez elle. Je ne pourrais faire cela qu’avec bien peu de gens ; mais cette journée-là s’écoule pour moi bien agréablement, en alternant sans cesse les occupations et les distractions. Elle m’a enseigné l’italien ou plutôt elle me l’enseigne encore ; nous lisons Shakspeare ensemble, nous nous occupons de physique, je lui communique un peu de ma science naturelle ; nous lisons à bâtons rompus quelques pages d’un bon livre allemand ; entre temps, nous nous promenons dans les belles heures du jour, causant bien du fond du cœur et sur les choses les plus importantes. C’est ainsi que nous avons fait depuis les premiers jours du printemps, et personne ne nous a dérangés. Herz m’aime et m’estime, si différens que nous soyons l’un de l’autre. »


La sœur de Schleiermacher, je l’ai dit, conçut de vives inquiétudes de cette liaison, et il eut toutes les peines du monde à la rassurer.


« Tu me croiras certainement sur ma simple affirmation que, dans mes rapports avec les femmes, il n’y a pas la moindre chose qu’on puisse mal interpréter avec une apparence de raison seulement. Dans tout ce que j’en ai dit, tu n’auras pas remarqué trace de passion, et je t’assure que je suis bien éloigné de tout accès de ce genre. Le temps que je passe avec elles n’est nullement consacré au seul plaisir ; il contribue directement à augmenter mes connaissances, à inciter mon esprit, et je leur suis à mon tour utile en ce sens. Le fait que Mme Herz est Juive n’a pas paru tout d’abord produire une impression si défavorable sur toi, et je te croyais convaincue comme moi que lorsqu’il s’agit d’amitié, lorsqu’on a trouvé une âme organisée à l’instar de la nôtre, on peut et on doit faire abstraction de ces circonstances extérieures. »


Rien ne peint mieux l’époque, la nature allemande et l’individualité de Schleiermacher que ces apologies sans cesse répétées et ce mélange de naïveté et de pédantisme, de sentiment et de raisonnement, de liberté et de réserve. Toutes ces protestations cependant ne suffisent pas pour rassurer la sœur, et le jeune pasteur est obligé d’insister à tout moment pour la convaincre.


« Il est singulier que tu ne puisses pas, sans nous avoir vus ensemble, te faire une idée exacte de mes relations avec Mme Herz. C’est une amitié très intime et très cordiale, où il n’est absolument pas question d’homme et de femme. N’est-ce pas une chose bien facile à imaginer ? Pourquoi rien de plus ne s’en est mêlé et ne s’y mêlera jamais, c’est là une tout autre question ; mais il n’est pas non plus si difficile d’y répondre. Elle n’a jamais produit sur moi un effet qui eût pu me troubler dans le calme de mon âme. Quiconque s’entend un peu à l’expression d’une figure reconnaît aussitôt en elle un être sans passions, et, quand même je voudrais céder à l’impression de son physique, elle n’a rien de séduisant pour moi, quoique son visage soit incontestablement très beau. Sa taille royale et colossale est tellement le contraire de la mienne que, même en me figurant que nous soyons libres tous deux, que nous nous aimions et que nous voulions nous marier, je trouverai toujours de ce côté-là quelque chose de grotesque et d’absurde dont je ne pourrais faire abstraction que pour des raisons tout à fait majeures. »


Il eût été difficile en effet d’imaginer un contraste plus complet que celui entre la « muse tragique » et le petit Schleiermacher, qui portait sa belle et fine tête sur un corps frêle et légèrement contrefait. Le public de Berlin, très porté à rire, se moquait déjà passablement du pasteur quand il sortait le soir de chez Henriette, une petite lanterne attachée au bouton de son habit, ou quand le bijou, — c’est ainsi que Fr. Schlegel et Mme Herz appelaient leur ami, — était suspendu au bras de sa majestueuse Melpomène. Il circulait même une charge où la belle Circassienne était représentée portant à la main un petit Schleiermacher sous forme d’ombrelle-marquise. — Sœur Charlotte n’était pas seule à s’émouvoir de cette liaison. Les autorités ecclésiastiques crurent devoir avertir le jeune ministre. On lui conseilla de quitter Berlin pendant quelque temps. « On n’était pas assez pédant, disait-on, pour s’opposer à la fréquentation des Juifs : les parens de son chef (l’évêque Sack) avaient été eux-mêmes très intimes avec Mendelssohn ; mais pour ces bureaux d’esprit, ils ne plaisaient pas à l’évêque. S’il était par trop connu que le jeune prédicateur vivait si entièrement dans cette société, cela ferait mauvais effet dans le public. » Schleiermacher semble avoir facilement calmé ces inquiétudes ; il eut plus de peine à persuader à deux amis de la maison, à Frédéric Schlegel et à Dorothée Veit, la fille de Mendelssohn, qu’il n’y avait que de l’amitié au fond de ses relations avec Henriette. Frédéric et Dorothée étaient en effet trop intimes l’un avec l’autre pour ne pas supposer pareille intimité chez le couple ami. Schleiermacher se plaint à plusieurs reprises à Henriette « de la complète inintelligence de Schlegel » dans cette affaire.


« Un jour, raconte-t-il, je m’étais aperçu que Schlegel et Mme Veit avaient quelque crainte que je ne me trompasse sur moi-même, qu’il n’y eût de la passion au fond de mon amitié pour MracHerz, que je ne le découvrisse tôt ou tard, et que je n’en fasse très malheureux… Voilà qui me parut trop fort après tout, et j’en ai ri comme un enfant pendant des heures entières. Que des personnes vulgaires croient à propos d’autres personnes vulgaires qu’un homme et une femme ne peuvent être intimes sans devenir passionnés et amoureux, cela est tout à fait en règle ; mais ces deux-là à propos de nous deux ! Cela me parut si étrange que je ne voulus pas même entrer en explications, et que j’assurai simplement sur ma parole à Schlegel que les choses n’en étaient pas là et n’en viendraient jamais là ; mais la pauvre Mme Herz fut pendant quelques jours toute troublée de ce malentendu. Dieu merci, voilà tout aplani de nouveau, et nous suivons notre chemin sans nous laisser troubler. »


Il ne suffit pas aux deux amis de repousser les insinuations des autres, ils s’expliquent ; à eux-mêmes, tout en se tutoyant tendrement, pourquoi ils ne peuvent s’aimer d’amour. « Nous sommes liés par l’amitié la plus pure, la plus fidèle, la plus dévouée, s’écrie Henriette ; mais jamais, jamais je ne pourrai, je ne devrai t’appartenir comme épouse ! — Tu as prononcé une grande parole, répond Schleiermacher, car, si le vrai époux venait pour toi, si la vraie épouse apparaissait pour moi, que ferions-nous alors ? » On n’a pas idée aujourd’hui de la virtuosité de cette génération dans la dissection du sentiment. Les lettres où les deux amis s’assurent qu’ils se développent et se perfectionnent mutuellement sont interminables. Tout le monde alors s’occupait plus ou moins de cette étude, qui enlevait toute fraîcheur aux sensations et aux impressions. On s’examinait comme des objets scientifiques, et les réflexions psychologiques forment pendant plus de trente ans le fond de toutes les innombrables correspondances du temps. « Ne pensons ni à l’espace ni au temps, ne songeons qu’à nous et à ce qui nous est le plus cher, le monde intérieur, le seul vrai, » écrit Schleiermacher à Henriette en trahissant le secret de toute sa génération, qui allait cruellement expier cette étrange erreur de compter pour rien le monde réel, les devoirs positifs, l’activité publique, et qui regardait avec orgueil (le mot y est) les hommes d’action qui ne savaient pas s’élever à ces hauteurs éthérées du pur sentiment, qui ne savaient affiner leurs âmes jusqu’à comprendre tant de délicatesse. « Encore un mot de ta sentimentalité, » écrit Schleiermacher une autre fois en envoyant à Henriette dix pages sur le délicat, le grand, le vrai, le noble, etc. Les larmes, les assurances d’amitié et les sensibleries de toute sorte alternent avec je ne sais quelle pathologie de l’âme ; on analyse, divise, fendille à l’infini les idées morales, la plupart du temps dans un langage emphatique et fatigant qui rappelle Klopstock et son cénacle. Ce langage-là, disait Henriette Herz plus tard, n’était que la forme des sentimens. Chaque temps a « sa monnaie de langage, celle d’alors était plus ornée, plus brillante que celle d’aujourd’hui, et elle ne passe plus ; mais l’or dont elle était frappée était pur et vrai. » — Cela se peut, mais il faut avouer que c’était là une monnaie qu’on a bien fait de fondre.

D’ailleurs cette amitié chaste et ces subtiles discussions ne paraissent pas avoir suffi à Schleiermacher. Il avait fait la connaissance d’une jeune femme, Éléonore de Grunow, qui, depuis quelques années déjà, vivait dans un mariage malheureux et sans enfans. Elle n’aimait pas son mari, et cette raison eût suffi à Schleiermacher pour lui conseiller un divorce, quand même il n’aurait pas espéré l’épouser après la séparation. Son mariage n’en était pas un à ses yeux, puisqu’il lui manquait la « condition intérieure et essentielle du vrai mariage. » C’était un devoir moral, disait-il, de dénouer pareille liaison, fausse dans son principe, si toutefois les institutions civiles le permettaient. Quant à lui-même, il essaya de fuir l’objet de sa passion, et pendant près de deux ans se retira à Stolpe, dans les environs de Berlin, d’où il ne cessait cependant de correspondre activement avec Éléonore. Celle-ci se décida enfin, ce qui parut une bien grande faiblesse de caractère à Schleiermacher, à demeurer avec son mari, et à partir de 1805 cette liaison, qui avait beaucoup fait jaser à Berlin, fut définitivement rompue. Schleiermacher en fut accablé. La lettre qu’il écrivit à Henriette semble inspirée par une douleur vraie. À Éléonore elle-même il écrit sur un ton moins simple : « Mon esprit a la phthisie. Je me consume visiblement de jour en jour. Pourquoi est-ce que je ne meurs pas avec ce sentiment si net de ma fin prochaine ? Ce n’est pas lâcheté, mais ce n’est rien non plus qui vaille beaucoup mieux : une faible lueur d’espoir, qui parfois m’apparaît de loin, et, pour pouvoir vivre un jour avec Léonor, fût-ce mille fois plus tard encore, je supporterais encore longtemps cette misérable vie. » Il se consola cependant, et quatorze ans plus tard, en 1819, venant à rencontrer par hasard Mme de Grunow dans un salon, il lui tendit la main : « chère Éléonore, lui dit-il, Dieu a pourtant bien fait les choses avec nous. »

Avec lui certainement, car il avait épousé, peu d’années après sa rupture avec Éléonore, la charmante Henriette de Willich, une jeune veuve de dix-huit ans, et dont le premier mari avait été très lié avec lui. Ce mariage fut très heureux, et, s’il faut en juger d’après les lettres des deux Henriette, la seconde, qui ne se donnait point pour une muse, avait infiniment plus de charme réel, de grâce féminine et de valeur morale, plus de sens surtout et d’originalité d’esprit que la première. Schleiermacher le sentit bien plus tard, et il raillait même volontiers, nous dit Varnhagen, celle dont il avait dit quelques années auparavant : « Si jamais j’avais pu épouser Mme Herz, cela aurait fait un mariage capital, à moins qu’il ne fût devenu trop uni. Je me procure parfois le triste plaisir, ajoutait-il, de penser quelles personnes se seraient convenues, car souvent, quand on réunit trois ou quatre couples, on ferait d’excellens mariages, si l’on pouvait faire des échanges. » Ces paroles, si surprenantes dans la bouche d’un pasteur protestant, lui étaient évidemment inspirées par les nombreux ménages malheureux qu’il voyait autour de lui, grâce précisément à l’exaltation sentimentale qu’on apportait au mariage. « Rien n’est plus commun aujourd’hui que de tristes unions, et si du temps du Christ cela prouvait la dureté des cœurs, cela paraît venir à présent de la pauvreté et de la faiblesse des âmes. On ne sait pas dès le début arranger sa vie et son amour, et on n’y attache aucun but élevé, aucune idée. » C’est peut-être le contraire qu’il eût fallu dire.


III

Le plus célèbre exemple de ces infortunes conjugales, H. Herz et Schleiermacher l’avaient tous les jours sous les yeux dans la personne de Dorothée Veit, la fille aînée de Moïse Mendelssohn, qui s’était étroitement liée avec Frédéric Schlegel avant de pouvoir l’épouser. C’est encore chez Mme Herz que Schleiermacher lui-même avait vu pour la première fois le chef de l’école romantique, et une amitié intime n’avait pas tardé à s’établir entre les jeunes gens. Frédéric Schlegel y dominait absolument, bien que Schleiermacher fût son aîné de quatre ans. Celui-ci s’était développé tard. Douteur et mystique à la fois, il avait été étouffé un peu dans sa première jeunesse par la sévérité orthodoxe de son père et des frères moraves qu’il avait eus pour maîtres. C’était un esprit d’une rare souplesse, grand orateur, grand travailleur, intelligence vive, prompte et pénétrante. Peut-être manquait-il d’originalité ; il paraît en tout cas n’avoir pas eu assez de confiance en lui-même : sans Henriette Herz et Frédéric Schlegel, il se peut qu’il n’eût jamais écrit. Il est certain qu’il ne composa qu’à l’instigation de ses amis son premier et son plus célèbre ouvrage, les Discours sur la religion (1798). On sait les principes nouveaux que Frédéric Schlegel voulut introduire dans la littérature. Cette prétention d’ériger en devoir le caprice individuel, il la faisait valoir dans la vie comme dans la poésie, sous prétexte « de vivre la poésie, » comme il entendait « poétiser la vie. » Il fit vite la conversion de Schleiermacher, dont l’esprit mobile n’avait pas encore trouvé sa voie, et qui, dans cette période de transition (1796 à 1804), subissait volontiers des influences. Schleiermacher devint le théoricien de l’école ; il réduisit la religion à n’être plus que le « goût de l’infini » et « l’intuition de l’éternel ; » il prêcha « la sanctification de l’individu, » le culte de l’originalité, la transformation de la vie en art et poésie. Il allait bientôt illustrer de ses commentaires jusqu’au pauvre roman où Frédéric Schlegel chantait la volupté divine. Dès la première rencontre des deux apôtres, qui, dans la suite, devaient si fort s’éloigner l’un de l’autre, Schleiermacher crut reconnaître une nature supérieure en Schlegel ; il fut littéralement ébloui.


« C’est un jeune homme de vingt-cinq ans, écrivit-il à sa sœur (1799), d’un savoir si étendu qu’on ne comprend pas comment il est possible de tant savoir à un âge aussi peu avancé. Il a un esprit original qui dépasse de beaucoup tout ce qu’il y a ici d’esprit et de talent (et il y en a beaucoup). Dans ses manières, il a un naturel, une franchise, une jeunesse dont l’union avec cette supériorité intellectuelle est peut-être ce qu’il y a de plus merveilleux en lui. Il est partout bien accueilli, autant à cause de ce naturel que pour son esprit. Pour moi, il est plus qu’un compagnon agréable ; il m’est d’une grande, d’une essentielle utilité. Je n’ai jamais été ici sans amis savans, cela est vrai, et pour toute science en particulier qui m’intéresse, j’avais à qui parler ; mais ce qui me manquait totalement, c’est un homme à qui je pusse confier mes idées philosophiques et qui entrât avec moi dans les abstractions les plus profondes. Cette grande lacune, Frédéric la remplit de la façon la plus splendide. Non-seulement je puis épancher en son cœur ce que je possède déjà, mais encore, grâce au courant intarissable de vues et d’idées nouvelles qui vient sans cesse affluer à son esprit, bien des choses qui sommeillaient en moi sont mises en mouvement. Bref, pour mon existence dans le monde philosophique et littéraire, c’est une nouvelle période qui commence avec cette connaissance plus intime. Je dis plus intime, car bien que j’admirasse depuis quelque temps déjà sa philosophie et ses talens, c’est pourtant une de mes particularités de ne pouvoir introduire une personne dans l’intérieur même de mon intelligence, si je ne suis en même temps convaincu de l’honnêteté et de la pureté de son âme. Je ne puis philosopher avec une personne dont les convictions morales me déplaisent… »


Bientôt les deux amis se logèrent ensemble, et Schleiermacher raconte avec beaucoup d’entrain la vie qu’ils menèrent, travaillant, causant, se promenant et rêvassant. Il était toujours sous le charme.


« Pourtant, dit-il, le sens du « délicat » lui manque un peu. De même qu’il préfère les livres à gros caractères, il aime à trouver chez les hommes des traits grands et forts. Ce qui n’est que doux et beau ne le captive pas beaucoup, parce qu’il croit trop, d’après l’analogie de son propre esprit, que ce qui ne paraît ni ardent ni fort est faible. Quoique cette lacune singulière ne diminue en rien mon amour pour lui, elle lui rend cependant impossible de découvrir complètement et de comprendre certains côtés de mon âme. Il sera toujours plus que moi, mais je le saisirai mieux et je le comprendrai plus complètement qu’il ne me comprendra. »


« Il me manque la douceur, la grâce qui gagnent l’affection, » écrivait Frédéric lui-même à son frère, et il semble que son extérieur ait été à l’avenant ; il appelait plutôt l’attention que la sympathie.


« Une taille, dit Schleiermacher, qui, sans être élégante ni robuste, fait l’impression de la force et de la santé, une tête très caractéristique visage pâle, cheveux très noirs coupés courts tout autour de la tête et sans poudre ni frisure, un costume qui manque d’élégance et qui est cependant fort distingué et gentlemanlike, — voilà ce qui peut te donner une idée de l’extérieur de ma moitié momentanée. »


Il va sans dire que la moitié dut faire partie du cercle intime qui se réunissait chez Henriette Herz. Si Frédéric ne fut pas tout à fait du goût de la maîtresse de maison, dont la nature, « toute de calme et d’ordre, » répugnait un peu à la « sensualité violente et débordante » du jeune apôtre de l’évangile nouveau, il eut le bonheur de faire grande impression sur l’amie intime d’Henriette, l’exaltée et malheureuse Dorothée Veit. Dorothée avait reçu de son père, Moïse Mendelssohn, l’éducation la plus soignée. D’une intelligence peu commune, elle était vite arrivée à se faire une opinion à elle sur les hommes, les choses et les livres[2]. Son père l’avait laissée libre, comme c’est la coutume allemande, de choisir elle-même sa lecture, et elle s’était jetée de préférence sur les romans sensibles, si fort à la mode à ce moment du siècle. Son imagination, naturellement vive, s’y était encore enflammée, et elle se voyait déjà l’héroïne d’un roman sentimental, une Julie ou une Clarisse, lorsque le père Mendelssohn la maria, à peine âgée de seize ans, et sans la consulter, à un banquier juif qui avait toute sorte de qualités, sauf celles d’un héros de roman. Veit en effet n’était ni très jeune, ni très beau, ni d’un esprit brillant ; son grand fonds de bonté et d’intelligence solide était de nature à ne se révéler qu’à la longue, et ne frappa point la jeune fille romanesque. Dorothée le considéra dès le premier jour comme un ami paternel plutôt que comme un époux bien-aimé. Elle se crut « incomprise ; » elle sentit un vide qu’elle ne pouvait combler et qui la rendait malheureuse. Pourtant l’union des deux époux resta paisible et calme, en apparence du moins, jusqu’au jour où elle vit Frédéric Schlegel, à peine âgé de vingt-cinq ans, déjà célèbre, et qui venait de jeter le gant aux rois de la littérature allemande, à Schiller et Goethe[3]. Cet acte d’éclat, qui était considéré comme un véritable exploit, entourait le jeune romantique d’une sorte d’auréole, et ses théories hardies et paradoxales achevaient de lui donner les apparences d’un être supérieur. Dorothée, qui avait sept ans de plus que lui, en fut subjuguée. La sympathie du premier moment devint bientôt de l’amitié, et l’amitié dégénéra vite en intimité. « C’est, écrivit-il dès 1798 à son frère, une brave femme, d’une valeur solide. Elle est très simple, et n’a de goût pour rien au monde en dehors de l’amour, de la musique, de l’esprit et de la philosophie. En ses bras, j’ai retrouvé ma jeunesse, et je ne puis plus imaginer ma vie sans elle. » Dorothée quitta la maison conjugale pour vivre avec Frédéric Schlegel, et on accusa Henriette Herz de n’avoir pas été étrangère à cette résolution. Son mari fit mine de lui défendre la maison criminelle des deux amans. Henriette eut le courage de braver l’opinion et de passer outre sur les ordres de Marcus Herz en soutenant que les coupables « habitaient des appartemens séparés. » Ce n’était pas encore une affaire commune alors qu’un éclat de ce genre. L’opinion admettait le divorce aussi facilement que la loi, elle n’admettait point l’adultère, et à cet égard les idées allemandes n’ont pas changé : aujourd’hui encore on pardonne et on approuve aisément la séparation, on est d’une sévérité extrême pour des liaisons secrètes. Aussi le monde jeta-t-il les hauts cris. Les amis furent plus indulgens. Schleiermacher ne fut point choqué malgré le caractère sacré dont il était revêtu. Un mariage comme celui de Veit et de Dorothée était pour lui « une profanation du mariage. » Il trouve même exorbitante la prétention du père de garder un des enfans qui « a absolument besoin des soins maternels et de l’éducation intelligente de Dorothée. »

Les deux amans avaient fini par fuir Berlin et par s’établir à Iéna auprès d’Auguste-Guillaume Schlegel, qui avait épousé la charmante et très admirée fille de Michaelis. Schleiermacher savait que la mésintelligence régnait dans le ménage, et il craignait que ses amis ne trouvassent pas chez le frère aîné un asile bien assuré. Il ne s’était pas trompé ; à peine le couple fugitif était-il arrivé à Iéna, qu’Auguste-Guillaume se sépara de sa jeune femme pour la laisser libre de donner sa main à l’illustre Schelling. Frédéric et Dorothée furent obligés d’aller chercher un refuge ailleurs.


« Ce sont là, disait Schleiermacher, de malheureuses complications qui ont leur source dans la contradiction de nos lois avec nos mœurs et auxquelles les hommes les plus vertueux ne peuvent souvent échapper… C’est une histoire bien malheureuse, et je plains de toute mon âme ces deux amis, qui n’ont à supporter tant d’ennuis et de chagrins que parce qu’ils ont agi plus simplement et plus honnêtement que le monde n’a coutume de le faire. »


Fichte lui-même, le sévère Fichte, cette personnification de l’impératif catégorique du maître et qui se trouvait alors à Berlin parce qu’il avait sacrifié sa position d’Iéna à ses opinions et à sa liberté, Fichte écrivit à sa femme, qui était restée à Iéna, pour lui recommander Dorothée :


« Je te dois et je dois à Mme Veit de te la recommander instamment. L’éloge d’une Juive peut paraître étrange dans ma bouche ; mais cette femme a détruit la conviction où j’étais que rien de bon ne pouvait venir de cette nation. Elle a énormément d’esprit et de savoir, avec peu ou point d’éclat extérieur. Il y a en même temps chez elle une complète absence de prétention et une grande bonté de cœur. On n’apprend que peu à peu à l’aimer, mais alors aussi on l’aime de tout cœur. J’espère que vous serez amies. Elle n’est point mariée avec Frédéric Schlegel et ne le sera probablement jamais, car de grands obstacles s’y opposent ; mais elle s’occupe de lui avec une tendresse touchante, et je considère ce choix comme le plus grand bonheur pour Schlegel, puisqu’il est le Schlegel qu’il est. Sans doute il vous sera toujours difficile de comprendre les relations où elle est avec lui ; mais réfléchissez qu’il ne dépend point d’elle d’y rien changer. Schlegel ne peut être marié à elle nulle part, à moins qu’elle ne se fasse baptiser. Abstraction faite de l’odieux de cet acte pour une personne honnête qui possède d’ailleurs au fond du cœur la foi de tous les honnêtes gens, elle a encore une mère et des parens à qui, par cette démarche, elle plongerait, le poignard dans le cœur. »


Ces difficultés cependant furent levées : Veit se conduisit envers Dorothée avec la plus grande noblesse. Non-seulement il consentit au divorce, mais encore il lui laissa ses enfans, lui fit une pension, la secourut dans la misère où elle allait tomber bientôt après son mariage avec Frédéric Schlegel, et jusqu’en 1811, lors de leur séjour à Vienne, veilla sur la mère de ses enfans, qui devinrent des hommes fort distingués et qui restèrent très attachés à Dorothée. La veuve de Moïse Mendelssohn avait d’ailleurs suivi dans la tombe le digne philosophe, et rien ne s’opposait plus à l’union légale des deux amans. Nous ne les suivrons pas dans leur odyssée à Iéna, Weimar, Dresde, Paris, Cologne, Bonn et Vienne ; nous ne ferons point l’histoire de leur misère, de leur constance, de leur éclatante conversion. Nous les retrouverons plus d’une fois encore sur notre chemin : Frédéric portant dans la foi nouvelle ses habitudes de bohème et d’épicurisme, Dorothée son ardeur, sa sincérité, son exaltation, Au moment où nous sommes arrivés (1799), ils mènent encore à Berlin « leur existence ennuyée et paresseuse, » — le mot est de Fichte, — et ils viennent de scandaliser le monde des lettres, comme ils ont déjà scandalisé le monde bourgeois. Bien que nous écartions à dessein l’examen des systèmes et des ouvrages de ce temps, bien que nous nous bornions autant que possible à l’étude de la société, qui n’a pas été faite encore, il faut nous arrêter un instant au singulier épisode littéraire qui émut l’Allemagne en 1798, et à l’œuvre bizarre qui fut comme le programme de la nouvelle école poétique, décidée à révolutionner la vie et les lettres, ou, comme disait Schlegel, à organiser « l’opposition contre la légalité positive et l’honnêteté conventionnelle. »

La Lucinde, — tel est le titre de l’étrange roman où Fréd. Schlegel annonçait le message nouveau, — n’est autre chose qu’un long dithyrambe fort ennuyeux et fort pédantesque en l’honneur des sens, du caprice et des « droits de l’individu. » L’auteur l’appelle une « apologie de la nature et de l’innocence sous la forme d’un poème cynico-sapphique. » Les Allemands ont un singulier besoin de justifier devant la raison chacun de leurs actes, et de le justifier au moyen d’un système. De là cette contradiction surprenante d’une nation d’originaux, — disons d’individualités pour ne pas prêter à l’équivoque, — qui manque totalement de spontanéité. Mme de Staël s’étonnait avec raison de l’abondance d’idées et de vues qu’elle rencontrait en Allemagne, Grâce à une disposition naturelle très prononcée, développée encore par de longues habitudes de dialectique, l’Allemand était arrivé à une sorte de maestria dans l’usage des idées abstraites. Aussi cette souplesse de gymnaste imposait-elle fort aux étrangers, moins habitués à se rendre compte de chacun de leurs mouvemens, à en rechercher les principes et à les mettre en système. Cette coutume de généraliser et d’abstraire a fait un tort singulier à l’imagination créatrice des Allemands, qui en a été comme paralysée. Aujourd’hui même on citerait à peine en Allemagne un romancier qui consentît ou qui réussît à amuser son lecteur, comme le font des centaines d’auteurs anglais et français ; il est rare qu’on y trouve un peintre qui ne cherche à symboliser. Pourtant la manie d’édifier des théories ne fut jamais poussée plus loin qu’il y a soixante ans. Il n’y avait donc rien d’étonnant que Frédéric Schlegel essayât lourdement de mettre en système non-seulement la passion, mais encore le caprice amoureux. Il est moins surprenant encore qu’à force de se guinder et d’élever sa prétendue passion à la hauteur d’un principe, il lui ait ôté la seule chose qui pût l’excuser : la naïveté. Sans doute il y a là aussi, tout au fond, quelque chose de meilleur que dans la passion naïvement grossière, quelque chose qui tient à l’essence même de la nature allemande et à l’idéalisme qui lui est propre. Dès que la sensualité a un côté esthétique, pour parler le langage transrhénan, il y a des chances pour que ce côté l’ennoblisse jusqu’à un certain point, qu’il l’empêche du moins de se souiller. Chaque nation apporte ainsi dans l’amour, comme dans la poésie et la vie, la qualité dominante de sa nature : le Français y met de l’esprit et de la gaîté, l’Anglais le sentiment du devoir et la gravité, l’Italien la passion et la jalousie violente. Le sensualisme allemand, — même celui de Fr. Schlegel, — n’est jamais sans un mélange de sentimentalité. L’amour de l’Allemand est sérieux, réfléchi, et il ne va pas sans une bonne dose d’enthousiasme. Or, dès que l’homme s’imagine être dans l’idéal, fût-ce à tort, la réalité dans laquelle il vit prend quelque chose d’idéal, et ce quelque chose fera forcément défaut à ceux qui ne poursuivent que la passion ou le plaisir « sans phrase. » De là aussi je ne sais quoi d’impudique dans l’amour allemand dont l’étranger se choque aisément. Le plaisir et la passion se cachent, car ils ont conscience de leur illégitimité ; la sentimentalité aime à faire montre d’elle-même, à s’étaler en public, à s’enorgueillir de sa noblesse idéaliste.

Ici pourtant le manque de pudeur passait les bornes. Dorothée elle-même se plaignit. Déjà l’année précédente son indiscret amant avait inutilement blessé sa délicatesse par un écrit sur l’idéal féminin et sur sa Diotima, car il voulut avoir sa Diotima aussi bien qu’Hemsterhuys et Hölderlin. Il y avait semblé proposer l’hétaïre grecque comme cette femme idéale ! Il alla bien plus loin cette fois que dans cette première attaque contre « la fausse pudeur,… fille de la crainte hypocrite, compagne d’une intelligence pervertie et de mœurs corrompues. » Dorothée ne put retenir un cri de douleur. « Souvent j’ai froid et chaud au cœur, dit-elle à Schleiermacher, en pensant que l’on retourne ainsi le dedans (das Herauswenden des Innern). Je rougis en songeant que ce qui a été si intime, si secret, si sacré, est livré désormais à tous les curieux, à tous les ennemis ! » La Lucinde dépassait en effet tout ce que le sensualisme raisonneur de l’Allemagne avait produit jusqu’ici. Heinse lui-même et E. Wagner semblaient réservés à côté de cet évangile de l’amour, qui simplement divinisait les sens sous prétexte de combattre les préjugés. Si encore le romancier savait intéresser ; mais on sent qu’il s’échauffe à froid, et que l’auteur n’a pas plus de passion que le héros. « Même l’effort visible d’être immoral ne lui réussit pas, dit excellemment un historien moderne ; c’est la frivolité affectée d’un pédant-né. » Rien de plus froid, de plus voulu que ces effusions lyriques en l’honneur de la nature, de l’amour, de l’oisiveté, de l’inconstance, qui se prétendent inspirées par « la religiosité. » Ces paradoxes ne sont pas même inventés pour excuser les passions, ils sont le résultat de la réflexion qui a voulu se guinder pour être créatrice, et qui n’arrive qu’à prouver jusqu’à l’évidence sa complète stérilité.


« Oh ! enviable liberté de préjugés ! toi aussi, s’écrie le héros en s’adressant à l’héroïne, rejette-les tous les restes d’une fausse pudeur, comme souvent j’ai semé autour de nous dans une belle anarchie tes ennuyeux vêtemens !… Tous les mystères de la folie féminine et de la joie de l’homme semblaient planer et folâtrer autour de nous… Nous nous embrassions avec autant de volupté que de religion. Je te priais de te laisser aller à la fureur, et je te suppliais d’être insatiable. Et pourtant j’écoutais avec une froide réflexion !… Il suffit d’une seule combinaison audacieuse pour nous élever au-dessus de tous les préjugés de la civilisation et des conventions sociales, et pour nous retrouver d’un coup à l’état d’innocence et dans le sein de la nature… Oh ! oisiveté, tu es l’air vital de l’innocence et de l’enthousiasme ! C’est toi que respirent les bienheureux, et bienheureux est qui te possède et te choie, ô sacré joyau ! fragment unique de la similitude divine qui nous es resté du paradis !… Sous tous les climats, c’est le droit de l’oisiveté qui distingue les grands du vulgaire, et qui est le vrai principe de la noblesse… Les temps sont venus, l’essence intime de la divinité peut être révélée et montrée ; tous les mystères peuvent se dévoiler, et la crainte cessera. Initie-toi, et annonce que la nature seule est digne de respect, et la santé seule aimable ! »


On hésite avant d’oser citer pareilles extravagances, qui pourtant sont moins choquantes encore que certaine « fantaisie dithyrambique sur la plus belle des situations, » que d’autres « aveux d’un maladroit, » que les « années d’apprentissage de la virilité. » Et ces belles théories furent continuées dans des vers aussi lourds de forme que de pensée, car la muse n’avait point souri à Frédéric.


« Jurons-nous gaîment, en nous embrassant, infidélité éternelle ! — Partout où des charmes nous attirent, goûtons-les ! — Et pour exaucer avec sollicitude tous les désirs de notre petite âme, — cherchons des joies légères dans le beau changement ! — Et si le méchant sérieux vient troubler nos jeux, — maudissons la longue et pâle monotonie. — De la sorte, nous vivrons de plus en plus libres, — jusqu’à ce que, divinement légers, nous flottions dans les airs ! »


Il n’y a pas de spectacle plus pénible qu’un pédant qui fait le Lovelace, si ce n’est celui de l’impuissance poétique se complaisant dans la peinture de la passion, et ce fut le cas de Frédéric Schlegel plus que de tout autre. Varnhagen a trouvé admirablement, comme toujours, la source de cette impression pénible que nous laisse le chef de l’école nouvelle : c’est « la disproportion entre une trop grande sensualité et une force créatrice insuffisante. » Et pourtant le même juge a su être plus juste qu’on ne l’est généralement aujourd’hui pour le critique égaré sur un terrain qui n’était pas le sien. « C’était une nature toute composée de contradictions, dit-il de lui, de complications, d’étrangetés, de cachettes et d’irrégularités de tout genre, où les revenans, les démons et les génies se mêlaient en un bourdonnement confus. » On ne saurait mieux dire ; mais, quoi qu’on puisse penser de cet éternel bohème, il est certain qu’on préférera toujours les Liaisons dangereuses aux élucubrations prétendues poétiques de son impuissance surexcitée. Il semble qu’on n’avoue pas volontiers les avoir lues, moins encore les avoir lues avec bonheur. Que dire de Schleiermacher et de ses amies, qui se mirent à écrire des commentaires sur ces aberrations, car il est certain que l’Eléonore des Lettres intimes sur Lucinde ne fut autre qu’Éléonore de Grunow, et il est probable que Caroline fut le nom de guerre d’Henriette Herz, qui osa revendiquer en quelque sorte la maternité de ces lettres en se vantant encore neuf ans plus tard à Varnhagen de les avoir inspirées ? Rien de plus curieux que cette correspondance entre trois femmes du monde et un ministre de l’Évangile, lequel propose « de déporter en Angleterre toutes les prudes, » tandis que l’une des amies lui répond que cette menace est inutile à son égard, puisqu’elle partage absolument sa façon de penser sur la pruderie. Elle le montre en effet quelques lignes plus bas, où elle trouve « fort sot que dans la plupart des romans on attache un si grand prix à la conservation de la chasteté avant le mariage ! » C’est sur ce l’on que les quatre correspondans commentent « cet ouvrage grave, digne et vertueux » qui s’appelle Lucinde !

Ces doctrines-là n’eussent point été dangereuses, si elles avaient été isolées, si elles n’avaient exercé aucune action sur la vie réelle ; mais on a pu voir que la paix des familles souffrit de ces théories, qui très souvent furent des motifs de séparation bien plus puissans que la passion et l’affection réelles. Schleiermacher avait proposé « de faire des échanges » pour mieux assortir les ménages ; Fr. Schlegel alla plus loin. « Presque tous les mariages ne sont quelles concubinats, disait-il crûment, mariages de la main gauche ou plutôt essais provisoires du vrai mariage, » et il proposait « le carré du cercle » en demandant brutalement ce que l’on pourrait bien objecter à « un mariage à quatre. » La société allemande ne le suivit pas tout à fait jusque-là ; mais on ne saurait nier que les liens de la famille ne fussent fortement ébranlés par les divorces nombreux qui venaient souvent sans doute dénouer des unions mal assorties, mais qui plus souvent encore tranchaient, sous le coup d’un simple caprice ou d’une humeur du moment, des nœuds qui auraient pu braver le temps, que parfois même on aurait voulu renouer. On aurait grand tort assurément de juger des Allemands et des protestans d’après la mesure qu’on a coutume d’appliquer à des Français et à des catholiques. L’époque dont nous parlons fut d’ailleurs le moment d’une profonde crise morale aussi bien que politique pour l’Allemagne entière. Enfin l’amour de la vérité qui possède les Allemands était pour beaucoup dans cette impatience avec laquelle on supportait des unions légales que l’affection véritable ne sanctifiait plus. Il n’en est pas moins incontestable qu’aucune société ne saurait vivre longtemps avec de telles théories et une pareille pratique en matière conjugale ; il est certain aussi que l’Allemagne les répudia bientôt, et que plus tard elle accusa ces orgies de l’imagination malade et de « l’idéalisme appliqué, » autant au moins que les désordres de la chose publique, de la terrible catastrophe de 1806.


IV

L’absence de Frédéric Schlegel fit un grand vide sinon dans la société de Berlin, du moins dans le cercle qui se réunissait autour d’Henriette Herz et de Schleiermacher. Pour celui-ci qui s’était toujours laissé dominer par Frédéric, ce fut un grand bien. Il ne devint vraiment lui-même qu’à partir de ce moment. Les impressions de sa première éducation religieuse se ravivèrent ; le fond protestant de sa nature se réveilla, et le dialecticien rationaliste qui dominait en lui l’emporta définitivement sur le mystique sensuel qui pour lui n’avait jamais pu être qu’un rôle. Son ami ne lui pardonna pas ce revirement, cette « félonie. » Il vit en lui un apostat ; il prétendit avoir toujours pressenti cette intolérance protestante que Schleiermacher manifestait maintenant à l’égard du catholicisme d’amateur et d’artiste qui avait remplacé chez l’auteur de Lucinde la religion de la chair. Il alla jusqu’à l’accuser de cruauté huguenote, et le déclarait capable de faire envers les romantiques christianisans ce que Calvin avait fait de Servet. « Sans doute, ajoutait-il, je ne prends pas ces mots au pied de la lettre. Dresser un bûcher, brûler les gens, voilà des choses que Schleiermacher n’approuverait jamais ; mais chauffer légèrement un homme qui ne pense pas comme lui, afin qu’il se convertisse, le roussir un tant soit peu, voilà à quoi mon petit ami, — je le connais très bien, — ne saurait refuser sa voix. » Il est évident que c’est Schlegel qui est ici l’intolérant. Il n’admettait pas la contradiction, et certaines habitudes de polémiste contractées par Schleiermacher, ce que Varnhagen appelait son « poivre dialectique, » lui donnèrent le change sur cette âme inoffensive qu’il n’avait jamais comprise. Schleiermacher pouvait en effet blesser sans le vouloir, mais il s’empressait de panser ces blessures dès qu’il s’en apercevait. Son esprit, a-t-on dit, était une machine à mille tranchans qui répandait le sang rien qu’en fonctionnant et sans en avoir conscience, et c’est encore Varnhagen qui l’a comparé à un joueur d’échecs acharné à sa partie, oublieux de l’enjeu comme du partenaire. Il eût fallu ajouter que, dès que ce joueur passionné quittait l’échiquier, il redevenait pour son adversaire de tout à l’heure l’ami le plus dévoué et le plus fidèle. Cette fois-ci encore, vis-à-vis des accusations de Frédéric Schlegel, il se tut, un peu par amour de la paix, beaucoup par piété et par respect pour une amitié qui, à ses yeux, avait eu un caractère sacré. On sait qu’il devint dans la suite non-seulement le premier orateur évangélique de l’Allemagne, — on l’appelait le Massillon allemand, — mais encore une des colonnes du protestantisme libéral en Prusse.

Le départ de Schlegel avec Dorothée, qui allait être pour le critique insouciant une mère et une sœur en même temps qu’une épouse dévouée, prête à l’admirer toujours, à l’inspirer souvent, — le départ de Schlegel, dis-je, fut bientôt suivi d’un autre événement qui troubla plus profondément encore le petit cénacle dont Henriette Herz était le centre. En janvier 1803, le docteur Marcus Herz mourut. Ce mariage n’avait point été une de ces unions idéales comme on les rêvait alors, et il n’eût tenu qu’à Henriette de se sentir aussi malheureuse que Dorothée Veit. — Son bon sens, le calme aussi de sa nature, son respect des conventions surtout, l’empêchèrent toujours de se poser en victime : ce fut un mariage presque français, si j’ose ainsi dire, conclu, non point par spéculation, mais par raison et sans grande passion, subsistant par l’amitié et par une estime réciproque, se consolidant par l’association des intérêts et la communauté des habitudes plutôt que par l’union complète des âmes. Aussi ce mariage parut-il toujours quelque chose d’énigmatique à Schleiermacher, qui ne comprenait pas une chose aussi simple. « Les rapports de Herz avec toi et avec ta vie, écrivit-il à Henriette au lendemain de la mort de Marcus, étaient bien complexes et miraculeusement enchevêtrés. » Elle-même se prononça sur ce mariage longtemps après, alors qu’elle était déjà devenue chrétienne, et elle le fit avec beaucoup de justesse, sinon sans un grain de prétention idéaliste qui déplaît chez elle, parce qu’il n’est point naïf comme chez Dorothée Veit ou chez Rahel :

« Je puis appeler mon mariage une union heureuse, sinon un mariage heureux. Le mariage ne constituait pas pour Marcus le centre de son existence. De plus le nôtre ne fut point béni par des enfans. Si ce bonheur m’avait été accordé, je sais que je serais devenue une bonne mère, comme j’ai été une bonne épouse, car je puis me donner ce témoignage que j’ai rendu mon mari aussi heureux qu’une femme pouvait le faire. »


Börne, alors âgé de dix-huit ans et qui se trouvait en pension chez Marcus Herz, son coreligionnaire, — les Israélites allemands formaient plus encore en ce temps qu’aujourd’hui une grande franc-maçonnerie, — Börne atteste dans ses lettres l’exactitude de ces mots d’Henriette. Ces lettres (1802 à 1807), pour le dire en passant, ne nous donnent guère une idée avantageuse de celui qui dut être un jour le porte-drapeau du radicalisme allemand. Déjà on y découvre l’amertume de cet esprit, aigri à dix-huit ans, et qui s’aigrit de plus en plus ; déjà on y entend le rire strident, le goût de la critique, le mot blessant, l’esprit de négation, qui lui valurent sa grande réputation de polémiste. Comme l’ennemi puritain d’Henri Heine, le vertueux républicain, l’incorruptible jacobin paraît dès lors inférieur à son heureux rival, qui avait reçu d’une bonne fée le don de la poésie pour adoucir et arrondir toutes les duretés de sa verve, tous les angles de son esprit satirique ! Je sais bien qu’il est injuste de juger des hommes, même moralement, d’après les opinions de leur première jeunesse, et je pardonne certainement à Börne l’étalage des grands principes dont il se pare déjà dans ces lettres d’adolescent, mais quand je vois à chaque page percer cette vanité sourde d’un enfant qui, au lieu d’admirer et d’aimer toutes les grandeurs intellectuelles dont il est entouré, les fuit, de crainte d’en être écrasé ou obscurci, quand j’aperçois chez un jeune homme de dix-huit ans l’esprit de dénigrement aussi développé et une absence aussi complète d’enthousiasme, je ne puis me défendre de la pensée que la vanité blessée et l’envie entrèrent pour beaucoup et dans l’opposition de l’homme et dans son enthousiasme radical, et jusque dans cette antipathie pour l’Allemagne qu’il affichait en oubliant qu’après tout l’Allemagne était sa patrie, à moins qu’on ne conteste toute patrie à l’Israélite allemand.

Les premières lettres du jeune Borne sont écrites à Berlin, dans la maison même d’Henriette, et nous révèlent la passion insensée du collégien pour la belle Hofräthin (conseillère aulique) qui avait bien vingt ans de plus que lui. Cette passion fut très réelle et plus qu’une émotion à la Chérubin. Deux fois il essaya de s’empoisonner de désespoir, et Henriette fut obligée à la fin, après l’avoir vainement grondé, de le renvoyer pour le guérir. Peut-être eût-elle mieux fait de ne pas encourager, comme elle fit tout d’abord, les première commencemens de cette folle passion. A Halle, où il alla étudier la médecine, et d’où la plus grande partie de sa correspondance et de son journal est datée, il retrouva bientôt Schleiermacher, qui y avait été appelé comme professeur de théologie. Le nouveau professeur fut peu édifié, il faut le dire, du jeune paresseux que sa chère Henriette lui avait si chaudement recommandé, et l’étudiant ne semble guère s’être soucié de ce mentor incommode.

On voit que la maison d’Henriette se dépeuple de plus en plus. Malheureusement la pauvreté y entra au moment où l’amitié, qui aurait pu la rendre moins pénible, en sortait. Marcus Herz, qui avait eu des revenus considérables, ne laissait presque rien, et Henriette fut obligée de tirer argent de son savoir. Le comte de Cohna-Schlobitten, l’ancien élève de Schleiermacher, offrit bien à la veuve sa main et sa grande fortune, mais elle refusa, probablement pour ne point chagriner sa vieille mère par une conversion qui aurait été nécessaire, et elle se mit à donner des leçons de français, d’anglais, d’italien. C’est à cette occasion qu’elle connut la mère de Mme de Dino, la belle et noble duchesse de Courlande, qui devint pour elle une véritable amie. C’est le spirituel et galant prince Louis-Ferdinand, le cousin du roi, qui présenta Henriette, qu’il avait souvent vue chez Rahel, à Mme de Courlande. « Regardez bien cette femme, avait-il dit à la duchesse, elle n’a jamais été aimée comme elle l’eût mérité. » Ce fut encore le prince Louis qui recommanda Henriette à la reine, alors qu’il s’agit de donner une gouvernante à la princesse Charlotte (depuis impératrice de Russie, femme de Nicolas). La veuve de Marcus Herz, aussi digne vis-à-vis de la cour que vis-à-vis de son jeune amant, refusa cette brillante position, toujours afin de n’être pas obligée de changer de religion et d’affliger ainsi une mère profondément attachée au culte mosaïque. Nous verrons cependant qu’Henriette se convertit plus tard, tout spontanément et dans des conditions très particulières. En 1803, le moment des conversions éclatantes qui marquèrent les dernières années de l’empire n’était pas venu encore.

La duchesse de Courlande, chez laquelle Henriette continua de voir le monde élégant et lettré qu’elle ne pouvait plus recevoir chez elle, était une des premières grandes dames chrétiennes de Berlin qui réagit contre la séparation des classes, déjà un peu effacée parmi les hommes, et qui osa disputer aux riches Juives le droit d’accueillir et de patronner le talent. Son exemple fut bientôt suivi, et l’aristocratie prussienne mit autant d’amour-propre à se distinguer par l’esprit et par la culture de l’esprit que naguère elle en avait mis à étudier la science héraldique. Le salon de Mme de Courlande réunissait toutes les classes de la société, et les distinctions religieuses y étaient entièrement inconnues. Juifs et chrétiens, savans et grands seigneurs, grandes dames et comédiennes, tout cela s’y rencontrait, s’y confondait, car la duchesse s’attachait à placer ses hôtes à une douzaine de petites tables séparées où il fallait bien que les grandes dames fissent bonne mine aux convives roturières avec lesquelles l’habile maîtresse de maison savait les mêler. Cet exemple fut contagieux et eut d’excellens résultats pour le rapprochement des classes. Et cette fusion était bien réelle ; les nombreux mariages qui se nouèrent là, et qui, autrefois ou plus tard, eussent passé pour des mésalliances choquantes ou des scandales, en sont la meilleure preuve. C’est dans cette maison que se rencontrèrent Rahel et le prince Louis-Ferdinand, Mme de Staël et Auguste-Guillaume de Schlegel, qui avait remplacé son frère à Berlin, la princesse de Radziwill, sœur du prince Louis-Ferdinand, et Jean de Müller, le célèbre historien, — Mme de Genlis et le comte de Tilly, ami de Mirabeau, — Genelli, le peintre, et Gualtieri, l’humoriste, — Frédéric de Gentz, la plus puissante plume de publiciste que l’Allemagne ait jamais eue, et Guillaume de Humboldt, le diplomate philosophe ; en un mot, tout ce que Berlin comptait de distingué par l’esprit.

L’apparition la plus brillante cependant dans ce brillant salon resta toujours la charmante, l’aimable duchesse elle-même. Toute jeune encore, — elle était née dans la même année qu’Henriette, en 1760, onze ans avant Rahel, — la belle Dorothée avait frappé tout le monde par son enjouement, son bon sens, sa grâce irrésistible, et ces trois qualités se déployèrent dans tout leur jour une fois qu’elle occupa la haute position à laquelle elle ne semblait guère destinée. Le duc de Courlande, déjà deux fois divorcé, épousa en troisièmes noces la jeune comtesse de Medem, et s’en trouva fort bien à tous égards. Ce fut elle, « née pour régner, » dit un contemporain, qui rétablit l’ordre dans la fortune mal administrée de son mari, qui réorganisa d’une main ferme et délicate à la fois les affaires du duché, alors encore indépendant, absorbé plus tard par la Russie, comme l’on sait. Dorothée vécut depuis alternativement à Berlin et à Vienne, où elle fut la providence des pauvres et l’idole de la société élégante. On trouvait souvent auprès d’elle sa sœur aînée, Élisa de Recke, qui formait avec sa cadette le contraste le plus singulier. D’une beauté imposante, d’une imagination chaleureuse, sentimentale et crédule, autant que sa sœur était gracieuse, sensée et enjouée, Élisa avait été mariée à quinze ans, avait obtenu son divorce à vingt-deux ans, et continuait à vivre dans les meilleurs termes d’amitié avec son mari. Elle perdit sa fortune, et se voyait réduite à l’hospitalité de sa sœur, lorsque son ouvrage sur Cagliostro attira l’attention de Catherine II, qui lui fit une pension pour la récompenser de cet acte de courage et de ce service rendu « à la raison. » Élisa, qui fournit aussi à Schiller beaucoup de détails pour son Visionnaire, avait été en effet très liée avec Cagliostro, lequel avait fondé en Courlande une « loge des dames. » Elle avait été complètement dupe, elle était même devenue un des principaux membres de sa loge, et tandis que la jeune Dorothée fuyait les ennuyeux discours du thaumaturge, l’exaltée Élisa en savourait chaque parole. Elle ne tarda pourtant pas à découvrir la friponnerie du maître et en fut révoltée. A Berlin, Nicolaï entreprit de la guérir complètement de son mysticisme, et y réussit à merveille. Le livre des révélations sur Cagliostro fut le résultat de ce traitement rationaliste. Il la brouilla à jamais avec ses deux nobles et mystiques compatriotes, la princesse de Galitzin, la Diotima d’Hemsterhuys, qui faisait alors en Westphalie son métier d’apôtre en jupon, et la jeune Mme de Krüdener, l’auteur de Valérie, la titanide de Jean-Paul, séparée de son mari comme Élisa elle-même. Celle-ci s’attacha depuis lors Tiedge, le séraphique poète d’Urania, lequel la suivit dans ses longs voyages d’Italie, s’enivrant avec elle de poésie nuageuse et de clair de lune, tout en faisant, pour varier les distractions, une cour moins éthérée à la femme de chambre de sa muse.

La fantaisie, on le voit, fut la seule souveraine reconnue de cette société étrange, qui prétendait inaugurer le règne de la tolérance sociale. Le monde de la cour, celui de la bourgeoisie surtout, pouvaient avoir des allures un peu différentes ; les principes qui les dominaient furent les mêmes, si toutefois il est permis de parler de principes à une époque de transition et dans un monde qui professe une liberté aussi grande, une aussi complète absence de préjugés. Préjugés de naissance, de religion, de convenance sociale, tout cela semblait en effet avoir disparu, et tout cela pourtant devait reparaître, car aucune société ne peut vivre sans préjugés. J’ai dit que les années de 1789 à 1815 furent une crise pour l’Allemagne aussi bien que pour la France, — une crise politique et nationale, tout le monde le sait, une crise littéraire et philosophique, personne ne l’ignore ; mais ce fut aussi une crise morale, et c’est à le prouver que s’appliquent surtout ces pages. Oui, l’Allemagne était hors de ses gonds. L’ancienne société était dissoute ; un roi libertin et dévot à la fois venait de fouler aux pieds toutes les traditions de cette maison de Brandebourg, qui seule avait su résister aux dangereux exemples de Louis XIV et de Louis XV, si follement, si seulement copiés par tous les princes d’Allemagne. La religion positive elle-même n’existait plus, ni pour les classes élevées, qui étaient allées avec Frédéric II à l’école des encyclopédistes, ni pour les classes lettrées, chez lesquelles le piétisme et la religion de sentiment d’abord, le rationalisme ensuite, avaient détruit l’ancienne orthodoxie. Une religion nouvelle allait se fonder, mais elle n’existait pas encore au moment dont je parle. Des systèmes ingénieux, des principes à l’essai, des dogmes improvisés, tenaient lieu de la boussole qui manquait, et ils égaraient plus souvent qu’ils ne guidaient une génération affolée qui marchait à tâtons au milieu des ruines. Il fallut du temps avant que l’ensemble de doctrines, le nouveau code social et religieux de l’Allemagne, ce nouvel édifice dont Kant a jeté les fondemens, que Goethe et Schiller ont élevé, fût debout. Une fois debout, il se montra solide et à l’épreuve du feu ; on le vit bien en 1813. Les hommes qui régénérèrent l’Allemagne et qui la délivrèrent s’étaient tous assis, à peu d’exceptions près, aux pieds du sage de Kœnigsberg ; ils avaient répété tout jeunes les vers enthousiastes de Schiller, et le credo humain et tolérant qui a mis la religion du cœur à la place de la religion du dogme, la morale de conscience à la place de la morale de Convention, est resté jusqu’à nos jours la profession de foi de l’immense majorité des Allemands.

Quant au mariage en particulier, la société allemande semble également rentrée dans la vérité et la justice. Elle est devenue plus rigoureuse pour la rupture de l’union conjugale ; elle n’a point renoncé au divorce. Elle ne l’aurait pu. La race germanique voit en effet dans le mariage moins une association qui a pour résultat l’affection qu’une affection dont la conséquence est une association. D’ailleurs, même au début de ce siècle, le divorce ne fut une chose admise que dans la noblesse et dans les ménages israélites. Là, le contraste entre les principes nouveaux et les mœurs traditionnelles devait l’amener forcément. Les parens mariaient leurs enfans « à la française, » comme on dit en Allemagne, c’est-à-dire en consultant la raison et les convenances sociales plus que les sympathies personnelles, et ils oubliaient de les prémunir contre les idées allemandes, qui n’admettent que le mariage d’inclination. Henriette Herz protesta vivement dans sa vieillesse contre le reproche d’immoralité que l’on faisait si souvent à l’époque où elle avait été jeune. Selon elle, les nombreuses séparations dont on parlait en ce temps ne prouvent nullement qu’on méconnût la sainteté du mariage :


« On n’admettait, dit-elle, comme vrai mariage, que celui où l’esprit et le cœur des deux époux trouvaient une satisfaction complète. Dès que ce lien moral n’existait plus, les rapports conjugaux étaient considérés comme profanant la sainteté du mariage, comme un concubinat. Conséquence nécessaire de cette manière de voir, la séparation d’un pareil lien purement extérieur était regardée comme un bienfait, bien plus, comme une nécessité pour les deux époux. Ce n’est que par la séparation d’une union désormais immorale qu’on pouvait donner satisfaction à l’idée conjugale qui avait été violée. »


Il n’y a qu’une observation à faire sur cette définition de l’idée conjugale allemande, laquelle doit paraître bien extravagante en France : c’est qu’elle n’appartient point exclusivement, comme voudrait le faire croire Henriette Herz, à l’époque de sa jeunesse ; elle est restée en réalité la loi de la grande majorité des classes cultivées en Allemagne. Si l’abus d’autrefois a tenu en grande partie à l’idéalisme du temps, qui méconnaissait tous les droits de la réalité, de la convention et de la société, s’il a tenu à une certaine dissolution morale s’étalant avec une sincérité et une naïveté tout allemandes, le principe en lui-même tenait et tient encore au fond de la nature germanique, à sa façon de voir et de sentir en morale. « Les Allemands se croient plus engagés par les affections que par les devoirs, » a dit Mme de Staël, et dans ce mot elle a résumé toute leur morale. Toute ? Je me trompe. Il y a pour l’Allemand une autre loi qu’il a toujours respectée à l’égal de l’affection, c’est la vérité. Le mensonge, l’imposture, sont absolument inconnus dans les relations libres dont nous avons vu tant d’exemples. Tromper un époux était considéré comme le plus grand des crimes ; rarement la maison conjugale était le théâtre de l’adultère. On se séparait à ciel ouvert et après une explication, la plupart du temps sans haine ni amertume ; très souvent, comme cela fut le cas chez Auguste-Guillaume Schlegel, qui céda sa femme à Schelling, le premier mari restait intimement lié avec le second. Quand Éléonore de Grunow, — une femme, même une Allemande, a toujours le droit de nourrir moins de scrupules de véracité qu’un homme, — quand Mme de Grunow demande à Schleiermacher de ne plus lui écrire à l’adresse de son mari, il lui répond qu’il ne peut s’y résoudre. « Vous savez combien j’aimais à vous voir seule alors que nous nous voyions également en public, et combien cela me semblait faire partie essentielle de notre amitié ; mais vous vous souvenez certainement aussi qu’il avait été formellement convenu entre nous que, si jamais notre commerce public devait être interrompu, nous ne nous verrions jamais en cachette. Il me semble qu’il doit en être exactement de même pour la correspondance, et je crains que ces lignes ne soient les dernières que vous voyiez de moi d’ici à longtemps. » Il est toujours délicat de juger les mœurs d’un peuple ou d’un temps d’après des principes fixes et immuables. — Plutôt que de prononcer, sur des faits et des idées qui nous paraissent étranges, une de ces condamnations sans appel que les esprits absolus aiment à lancer, il faudrait essayer de comprendre. On trouverait certainement dans les conditions de temps plus d’une circonstance atténuante. En remontant jusqu’aux principes des mœurs, on rencontrerait peut-être même, au lieu de l’instinct vulgaire qu’on serait tenté d’y voir, une vertu élevée comme l’est dans la nature allemande le respect de l’affection et de la vérité.


K. HILLEBRAND.

  1. Outre cette pochade satirique, Goethe a laissé un portrait moins fantaisiste de l’homme à la cassette mystérieuse dans ses Mémoires, livre XIII. Nous y apprenons qu’il colportait entre autres choses dans cette célèbre cassette des lettres intimes de Julie Bondelli, l’amie de Jean-Jacques Rousseau.
  2. Le roman inachevé de Dorothée, Florentin, est bien supérieur à tous les drames et romans de Schlegel.
  3. Ce fut en deux articles parus l’année précédente, 1796, dans le Deutschland de Reichardt, l’un intitulé le Nouvel Orphée et dirigé contre Schlossor, le beau-frère de Goethe, le second sur l’Almanach des Muses de Schiller. Les Xénies des deux poètes punirent sévèrement ces attaques du jeune audacieux. Pourtant Schlegel était encore alors dans la période d’admiration en ce qui concerne Goethe personnellement ; il ne se tourna contre lui que dix ou douze ans plus tard dans les Annales d’Heidelberg.