La semaine-sainte à Quito

VOYAGE


DANS LA COLOMBIE.[1]

LA SEMAINE-SAINTE À QUITO.

C’est une singulière ville que Quito ! Bâtie sur le penchant du Pichincha, volcan éteint, mais fumant encore, avec ses rues en échelles, le nombre prodigieux de ses églises, de ses clochers, de ses couvens, parmi lesquels on remarque ceux de San Domingo et de la Merced, et surtout celui de San Francisco, pour la construction duquel, dit-on, le trésor du roi des Indes fut mis, pendant soixante ans, à la disposition de l’ordre, elle offre au voyageur qui y entre pour la première fois un des tableaux les plus étranges et les plus pittoresques qu’il puisse rencontrer dans l’Amérique du Sud. Quito est à cheval sur plusieurs torrens ou ravins profonds, et doit à cette bizarre position de n’être point ravagé par les tremblemens de terre qui désolent les environs. Ces ravins ou quebradas, comme on les appelle, sont, dans la plus grande partie de la ville, entièrement cachés par des ponts, des maisons ou des voûtes naturelles. Ses rues, quoique nettoyées périodiquement par les pluies violentes qui s’y succèdent à de courts intervalles, sont peut-être les plus sales que j’aie jamais vues ; car on ne connaît ici aucun de nos plus simples usages d’Europe prescrits par la propreté et la salubrité : la voie publique est le réceptacle de toutes les immondices. Quito n’est éloigné de la ligne que de 13′17″. Les jours et les nuits y sont égaux. La température n’y varie que de 10° à 18°, et paraît tellement froide, en sortant de pays si chauds, que j’en souffris réellement tout le temps de mon séjour, malgré toutes les précautions que je pris pour me garantir. Il est vrai que je ne pus faire entrer le feu dans le nombre ; car les cheminées y sont aussi une chose inconnue. La position de cette ville unique dans l’univers, qui fait que, dans un rayon de quelques lieues, on peut trouver toutes les températures du globe, depuis celle de la zone glaciale jusqu’à celle de la zone torride, lui donne l’inappréciable avantage de jouir toute l’année des produits de tous les climats. Cependant les fruits d’Europe, les pêches surtout, y sont fort médiocres.

Nous arrivâmes à Quito, le 13 mars 1830, par une pluie battante, qui donnait à ses rues l’aspect d’autant de rivières. La nouvelle de notre arrivée mit toute la ville en émoi ; chacun voulait nous voir. Le mouvement est tellement contre la nature de ces peuples, qu’ils ne peuvent s’imaginer qu’on quitte son pays uniquement pour en connaître d’autres : ils attachent toujours aux voyages des motifs d’intérêt ou d’ambition. Or, je voyageais avec un jeune homme de mes parens, qui porte un nom tant soit peu allemand ; moi, j’étais militaire français : là-dessus on bâtit la plus étrange hypothèse. Mon compagnon de voyage était le duc de Reichstadt ; moi, j’étais son aide-de camp. De là l’empressement des Quiteños à nous rendre visite, et c’est peut-être à ce bruit absurde que nous dûmes notre introduction dans les meilleures sociétés de la ville. Toutefois je dois avouer qu’une fois l’erreur reconnue, leurs politesses et leurs prévenances ne diminuèrent en rien à notre égard.

Les solennités de la semaine-sainte approchaient ; nous résolûmes de faire quelques excursions dans les environs de Quito, et nous remîmes notre départ après Pâques ; car, si la semaine-sainte est imposante à Rome par l’éclat et la pompe des fêtes, elle n’est peut-être pas moins curieuse à Quito par l’originalité de celles-ci. Pâques tombait cette année-là le 11 avril, et huit jours auparavant, la veille du dimanche des Rameaux, commencèrent les cérémonies qui devaient se succéder sans interruption pendant toute la semaine-sainte. Le soir de ce jour-là, nous vîmes passer sous nos fenêtres cinq figures étranges, habillées de blanc et précédées d’une troupe d’enfans, chantant des cantiques. Chacune d’elles était coiffée d’un énorme bonnet en pain de sucre de cinq ou six pieds de haut, duquel pendaient par derrière deux morceaux de toile ou de rubans longs et étroits, qui quelquefois flottaient jusqu’à terre. Une jupe blanche, retenue par une ceinture et tombant jusqu’aux talons, couvrait le reste du corps. Toutes portaient à la main une sonnette qu’elles agitaient tour-à-tour. On appelle ces figures almas santas, âmes saintes, je ne sais par quelle raison.

Le lendemain, dimanche, je me rendis à la cathédrale pour assister à la bénédiction des rameaux. L’église était pleine de gens portant au bout de longs bâtons d’énormes paquets de verdure, consistant en branches de palmier, tronçons de roseaux ou bananiers. Les feuilles de ces derniers étaient quelquefois tressées d’une manière très ingénieuse. La cérémonie se faisant trop attendre, je sortis et me dirigeai du côté de San Francisco, où rentrait en ce moment la procession des religieux de cet ordre, chantant et portant chacun à la main une palme. Ils précédaient un christ que je crus d’abord porté à bras ; mais les mouvemens singuliers que je lui voyais faire m’engagèrent à l’examiner de près, dans un moment où la procession était arrêtée sous les arcades du couvent. Je découvris alors, non sans surprise, que le porteur du mannequin était un âne, qui, embarrassé de son fardeau, l’eût infailliblement jeté à terre, si deux hommes placés de chaque côté n’eussent été sans cesse occupés à le maintenir en équilibre, de crainte d’accident. L’envie de rire qui me prit à cette vue, et que je parvins à grand’peine à comprimer, gagna le père provincial, qui jeta les yeux de mon côté par hasard, et qui, pour ne pas en faire autant, fut obligé de baisser promptement la tête et de se cacher la figure avec son bréviaire.

Un spectacle encore plus étrange s’offrit à moi dans l’église de Santa-Clara, dépendante d’un couvent de religieuses cloîtrées, où j’entrai dans le courant de la journée. J’aperçus, à travers les grilles, toutes les religieuses entourant un âne, et empressées autour de lui, puis se mettant à genoux, et prononçant des prières, quoiqu’on ne célébrât dans ce moment aucune cérémonie dans l’église. Je ne pus m’expliquer ce que je voyais qu’en supposant l’animal destiné à figurer dans quelque procession du genre de celles que je venais de voir.

Une seconde procession, plus considérable que la première, sortit le soir de San Francisco, et passa sous mes fenêtres, d’où je pus l’examiner sans en perdre aucun détail. En tête marchait d’abord un certain nombre d’hommes portant au bout de longs bâtons, des lanternes, dont deux, précédant les autres, avaient la forme d’étoiles ; venaient ensuite deux mannequins représentant, à ce qu’on me dit, l’un saint Jean l’Évangéliste, l’autre sainte Madeleine, puis trois almas santas pareilles à celles que j’ai décrites, excepté que celle du milieu dominait ses compagnes de toute la tête, et portait une longue queue blanche, soutenue par un enfant habillé en ange, et muni de deux grandes ailes. Ces trois figures agitaient tour-à-tour leurs sonnettes, de manière à ce que le bruit fût continu. Une quantité de femmes, parmi lesquelles j’en reconnus plusieurs de la haute société, les suivaient rangées en ordre sur deux files et portant chacune un cierge à la main. Entre les rangs on distinguait quelques moines de San Francisco, occupés à maintenir l’ordre. À leur suite venaient trois almas santas, celle du milieu dominant, comme la première, ses voisines, qui étaient vêtues de noir et armées d’une longue épée au côté. Derrière elles marchaient deux à deux les barbiers de la ville, nu-tête, et vêtus de leur costume pittoresque des grandes cérémonies, consistant en une espèce de poncho étroit, noir, plein de gros plis dans sa longueur, et une culotte courte, sans bas ni souliers.

Chacun d’eux avait à la main un grand encensoir ou plutôt un réchaud d’argent suspendu à deux chaînes de même métal. Ils étaient suivis d’un immense brancard en bois doré, recouvert d’un dais et garni de lampes, de miroirs et d’images de saints, sur lequel apparaissait le Sauveur, vêtu des pieds à la tête d’une longue robe entièrement brodée en or, et portant sa croix. Derrière lui était don Simon el Cyreneo, ainsi que l’appelaient les assistans, qui, au lieu de porter la croix conjointement avec notre Sauveur, suivant l’usage, se contentait de la soutenir d’une main. Ce dernier personnage était d’une taille svelte, cravaté jusqu’aux oreilles, coiffé d’un chapeau placé cavalièrement de côté et porteur de deux épaisses et formidables moustaches. Des femmes, le cierge à la main suivaient le brancard dont les vingt porteurs pliaient sous le faix, puis le préfet de police portant un gros fanal et escorté de deux Franciscains, puis Notre-Dame des Sept Douleurs, la même que j’avais vue dans le couvent de San Francisco, vêtue d’une belle robe de velours bleu parsemée d’étoiles d’or. Enfin, deux Madeleines fermaient la marche. De distance en distance étaient placés des groupes de musiciens, qui, par intervalles, faisaient entendre des sons discordans que je ne puis mieux comparer qu’à ceux que produit chez nous l’instrument du petit savoyard qui fait danser ses marionnettes. Cette procession suivait lentement une longue rue, légèrement en pente, et malgré le ridicule auquel elle ne prêtait que trop, l’effet qu’elle produisait n’en était pas moins imposant.

Le lendemain, une seconde procession eut lieu, mais bien moins brillante que celle de la veille ; elle était formée en entier d’Indiens, sans qu’aucun prêtre y assistât, et n’offrit rien de remarquable. Dans la journée se présenta chez moi un personnage entièrement vêtu de violet de la tête aux pieds, la figure couverte d’un masque, et portant une sangle en cuir en guise de ceinture ; j’attendis en silence qu’il m’expliquât le motif de sa visite, mais il se tint modestement sur le seuil de la porte sans proférer une parole, et après avoir frappé trois fois avec une pièce de monnaie sur un plateau d’argent qu’il tenait à la main, il se retira sans rien dire. Un second lui succéda et répéta le même manège. J’appris que c’étaient des pénitens faisant une quête, et que les personnes les plus distinguées de la ville se chargent souvent de ce rôle.

Une pluie continuelle qui tombait le mardi fit remettre au jour suivant la procession qui devait avoir lieu ce jour-là. Le mercredi, à dix heures du matin, elle sortit de la cathédrale, dans l’ordre suivant. D’abord parurent un nombre considérable de pénitens, pieds nus, portant, la plupart, une corde au cou et une couronne d’épines sur la tête ; ensuite une alma santa avec une croix dans ses bras ; deux saints dont j’ai oublié les noms ; un jardin des olives avec un ange consolant notre Sauveur ; un ecce homo auquel saint Pierre, à genoux, paraissait demander pardon ; un énorme crucifix, une descente de croix, et enfin la sainte Vierge vêtue d’une magnifique robe de velours violet, brodée en argent, dont un ange portait la queue. Toutes ces figures étaient loin de marcher rapprochées comme je viens de les énumérer. Entre elles étaient placés les différens ordres religieux, qui tous, sans exception, assistaient à la cérémonie ; les élèves des collèges de San-Fernando et San-Luis, les premiers vêtus de robes noires bordées de blanc ; les seconds, de robes mi-parties de jaune et de rouge, puis nombre de fonctionnaires et d’officiers de tous grades munis de cierges. Derrière la figure de la sainte Vierge, marchaient sept chanoines la tête couverte d’un capuchon de taffetas noir et vêtus de soutanes de la même étoffe, dont la queue avait plusieurs aunes de long ; quatre grandes bannières noires, surmontées de croix rouges, précédaient l’évêque, qui portait le saint-sacrement voilé et fermait la marche. La foule qui accompagnait la procession se précipitait sans cesse sur son passage à mesure qu’elle défilait, et je faillis plus d’une fois être renversé par ce pieux empressement.

Le jeudi-saint, il ne sortit aucune procession ; on ne célébra qu’une messe dans chaque église, après laquelle on éleva un tombeau, emblème de celui où à pareil jour avait été renfermé notre Sauveur. Tous ces tombeaux étaient d’une grande richesse et décorés, avec profusion, de miroirs et de statues, espèces d’ornemens que le malheureux goût des Quiteños prodigue à tout propos. Je me rappelle, entre autres, avoir vu, dans l’église des Augustins, Jésus-Christ avec ses apôtres, tous vêtus de chasubles et faisant la cène.

La procession du vendredi-saint surpasse en splendeur toutes celles des jours précédens, et je me promis bien de ne pas la manquer. Je commençai, le matin, par assister à l’office dans l’église de San Domingo, où je fus obligé de recevoir une bannière et d’aller processionnellement au tombeau chercher l’hostie consacrée pour la communion du prêtre. La manière gauche dont je m’acquittai de cet exercice nouveau pour moi, me tint d’abord au cœur ; mais je m’en consolai en apprenant dans la journée que le colonel Young, Anglais et protestant, avait été obligé, la veille, de figurer dans une cérémonie de ce genre avec un cierge à la main. Le soir je revins dans la même église, d’où devait sortir la procession ; j’y entrai au moment où l’on prêchait la passion. Je vis derrière le maître-autel trois énormes croix ; celle du milieu était vide, aux deux autres étaient suspendus les deux larrons, l’un blanc, l’autre indien par ménagement, sans doute, pour les différentes castes. Un profond silence régnait dans l’église, mais au moment où le prédicateur peignit l’arrivée de Jésus au Calvaire, on entendit le bruit du marteau et l’on vit attacher notre Sauveur sur la croix. Lorsqu’arriva le moment du récit de sa sépulture, deux prêtres montèrent sur la croix au moyen d’une échelle et déclouèrent les mains du mannequin, pendant que deux autres détachaient les pieds et soutenaient le corps ; tous quatre le descendirent lentement et le montrèrent en le présentant par-devant à l’assemblée, qui se mit à sangloter ; ils le retournèrent, et aux sanglots se joignit le bruit des soufflets que les femmes se donnèrent à qui mieux mieux. Cette double exposition terminée, le corps fut déposé dans un cercueil d’argent qui fut placé sur un brancard, et la procession se mit en marche dans le plus grand ordre.

En tête marchaient près de mille almas santas dont quelques-unes avaient des bonnets si élevés, qu’ils atteignaient les fenêtres du premier étage des maisons et s’y accrochaient de temps à autre. De cette étrange coiffure partaient des rubans de différentes couleurs qui retombaient sur les épaules des almas santas. La robe de quelques-unes se terminait par une longue queue que portait un ange. Sur un brancard qui venait immédiatement après était un autre ange au pied duquel on voyait un hideux squelette représentant la mort vaincue par le Sauveur. Une file de prêtres suivaient, revêtus d’habits sacerdotaux et portant les divers emblèmes de la passion. Le premier tenait gravement à hauteur de son menton un large couteau à la pointe duquel était collée une oreille figurant celle de Malchus, coupée par saint Pierre ; un coq au bout d’un bâton arrivait ensuite, puis les trente deniers de Judas peints sur un étendard en bois, les dés dans un plat d’argent, dans d’autres les clous, le marteau et les tenailles ; on voyait également les verges qui avaient servi à la flagellation, le roseau, et la lance qui avait percé le flanc du Sauveur, et enfin sa tunique portée au bout d’un long bâton en guise de bannière. Ce groupe singulier était suivi d’un cortège de musiciens vêtus d’un costume violet et masqués, avec leurs instrumens couverts de crêpes en signe de deuil, et jouant des airs lugubres appropriés à la circonstance. Après eux venait notre Sauveur, portant sa croix et accompagné comme précédemment par don Simon el Cyreneo ; puis le premier alcade de la ville en costume noir complet, avec chapeau à plumes, et portant sur son dos une bannière noire (sur laquelle était peinte une croix rouge), renversée et traînant à terre. Une foule de nègres marchaient à sa suite vêtus uniformément d’un habit bleu de roi, à collet et paremens jonquille, de pantalons bleu de ciel avec un galon jaune et une écharpe de la même couleur. Tous étaient censés faire partie de sa maison. Deux longues files de moines, dont chacun tenait à la main un crucifix, paraissaient à leur suite, et précédaient les écoliers des deux collèges dont j’ai parlé, vêtus de leur uniforme. Ceux-ci étaient suivis du second alcade de la ville, portant sa bannière renversée comme le premier. Derrière lui s’avançait le cercueil contenant le corps de Jésus-Christ, supporté par des colonnes d’argent comme le cercueil lui-même. Il était entouré d’une foule d’individus vêtus de costumes de toutes couleurs, armés de bâtons, sabres, épées, lances, et une lanterne à la main. Ces derniers représentaient les Juifs qui vinrent au jardin des olives pour s’emparer de notre Seigneur. On m’assura que ce rôle était si odieux, qu’on ne trouvait personne dans la ville qui voulût s’en charger de bonne volonté, et qu’on forçait à le remplir les épiciers et les autres marchands de comestibles. À la suite des Juifs marchaient tous les officiers de la garnison, un cierge à la main, puis les troupes, disposées par pelotons et d’une tenue assez régulière. Elles portaient le fusil en bandoulière, ce qui est un signe de deuil à Quito comme parmi nous l’arme renversée. Les officiers commandant chaque peloton étaient vêtus moins uniformément que leurs soldats, les uns portaient un bonnet de police ou une casquette, les autres le chapeau à corne ou le schako. Enfin la procession était terminée par les religieux de la Merced, les chanoines, l’évêque, la sainte Vierge, vêtue d’une robe de velours brodée or et argent, dont un ange tenait la queue, une foule de femmes munies de cierges et un peloton de gendarmerie.

Un silence solennel, interrompu seulement par les chants religieux et la musique, rendait cette cérémonie véritablement imposante et faisait oublier le spectacle parfois grotesque qu’elle présentait çà et là. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on apercevait une double rangée de lumières se mouvant lentement, et dont l’éclat dissipait l’obscurité de la nuit. Un seul incident survint au milieu de la marche qui rompit un instant la gravité de ceux qui en furent témoins. Au milieu d’une rue se trouvait un égout dont l’ouverture était masquée par la foule ; au moment où les Juifs, qui suivaient pêle-mêle le cercueil de notre Seigneur, arrivèrent à cet endroit, plusieurs d’entre eux disparurent subitement dans ce gouffre, au grand contentement de quelques-uns des spectateurs, qui dans leur illusion, les prenant pour de véritables Juifs, considérèrent cet accident comme une juste punition du ciel. On retira les acteurs de l’égout, et leur chute n’eut heureusement aucune suite fâcheuse.

Pour donner une idée du nombre de personnes qui assistèrent à cette procession, il suffira de dire qu’il ne s’était pas vendu ce jour-là dans la ville moins de cinq mille cierges. Le général Farfan[2] me dit, entre autres, que pour sa part il en avait acheté pour deux cents piastres, et il ajouta avec un sentiment qui lui faisait honneur, qu’il eût bien mieux aimé donner cet argent aux pauvres soldats qui étaient à l’hôpital, où ils manquaient de tout.

Une dernière procession, dite procession de la résurrection, eut lieu le dimanche de Pâques, mais comme elle sortit à quatre heures du matin, je ne pus en être témoin ; elle dut, d’ailleurs, être plus ou moins semblable à celles que je viens de décrire.

J’ai observé ces cérémonies avec un vif intérêt, sans esprit de critique ou de prévention en leur faveur. Tout a été dit pour ou contre la pompe bizarre et les spectacles étranges qui les accompagnent, et qui sont si loin de nos mœurs actuelles. Je ferai cependant observer que si cette forme théâtrale, donnée au culte extérieur, tend à faire perdre de vue les dogmes et la morale d’une religion, l’une et l’autre ont dû, dans les commencemens, puissamment favoriser la conversion des Indiens, dont l’esprit grossier a besoin d’images sensibles. Dans la Colombie on la retrouve non-seulement dans les fêtes solennelles, mais encore dans les cérémonies des jours ordinaires. Chaque messe a son petit coup de théâtre, qui consiste dans l’apparition subite d’une sainte Vierge, d’un crucifix ou d’un Saint-Sacrement, entourés de cierges allumés, lorsque le prêtre monte à l’autel. Le plus souvent cela s’exécute au moyen d’un voile qui se lève tout d’un coup ; mais quelquefois c’est le tabernacle lui-même qui s’ouvre en deux, ou qui, tournant sur lui-même, présente son autre face.

Ce sont les Indiens qui fabriquent les nombreux mannequins qu’on voit figurer dans toutes ces cérémonies, et le talent dont ils font preuve à cet égard ne mérite guère d’éloges ; mais il n’en est pas de même pour tous les objets qui sortent de leurs mains. Ils taillent avec beaucoup d’adresse dans une espèce de noix de coco, dont l’amande est très blanche, de petites figures de saints et d’animaux, et ils font en bois de petites poupées qu’ils peignent ensuite et qui représentent parfaitement les costumes du pays. Toutes les branches d’industrie mécanique sont presque exclusivement exercées par eux dans le pays. Le reste de la classe ouvrière se compose de mulâtres et de nègres qui, pour la plupart, sont esclaves. Les objets qu’on y fabrique consistent en draps, cotonnades grossières, tapis, ponchos : c’est aux Indiens qu’est due l’invention des tissus imperméables au moyen de la gomme élastique. Ceux qu’ils fabriquent sont au moins égaux aux nôtres.

Outre les Indiens natifs de la province et qui y résident, on en voit d’autres à Quito, venus de loin, soit par curiosité, soit pour vendre quelques objets de peu de valeur. La plupart sortent de la province de Maynas, qui touche au fleuve des Amazones et fait partie de la Colombie. Leur costume est extrêmement pittoresque et consiste pour les deux sexes dans une espèce de tunique, faite d’une étoffe à carreaux, qui couvre le corps depuis le cou jusqu’aux genoux et laisse à découvert les bras et les jambes. Leur tête est également nue, et leurs cheveux longs et lisses, divisés sur le milieu de la tête, retombent des deux côtés sur leurs épaules. La seule arme qu’emploient les Indiens est une sarbacane d’environ six ou sept pieds de long, au moyen de laquelle ils lancent à une soixantaine de pas de petites flèches, d’un bois dur, dont la pointe est empoisonnée et la tête entourée de coton, afin de remplir exactement le tube. Le poison dont ils font usage est, m’a-t-on dit, le suc d’une liane, qui, à l’état solide ou liquide, a la plus grande ressemblance avec le caoutchouc. Ses effets paraissent entièrement semblables à ceux du curare des bords de l’Orénoque. Comme ce dernier, il n’agit que sur le sang dont il arrête la circulation, et l’on peut le prendre impunément à l’intérieur. L’homme ou l’animal blessé commence par éprouver des vertiges, tombe et meurt. Les seuls remèdes qui puissent, dans ce cas, préserver d’une mort certaine, sont le sirop de canne à sucre, ou l’ail, écrasé dans un peu d’eau, pris immédiatement après la blessure. M. Salaza m’assura que, dans la guerre de l’indépendance, il avait eu sous ses ordres un corps d’Indiens armés de ces sarbacanes, qui, dans plus d’une occasion, avait rendu de grands services contre les Espagnols. J’ai rapporté une certaine quantité de ce poison en France, pour en faire faire l’analyse ; mais le vase dans lequel il était contenu, ayant sans doute été mal bouché, cette substance avait, à mon arrivée, perdu toute sa vertu.


de raigecourt.
  1. Nous avons entre les mains un Journal de voyage dans l’Amérique du Sud pendant l’année 1830, que l’auteur, M. le comte de Raigecourt, a bien voulu nous confier. Nous espérons y puiser plusieurs articles fort intéressans ; mais en attendant que nous soyons en mesure de le faire, nous en détachons ce fragment sur la Semaine-Sainte à Quito. Le travail de M. de Raigecourt nous a paru fort remarquable. L’auteur a d’ailleurs rapporté de ce voyage de nombreux dessins qui lui ont valu les suffrages les plus flatteurs qu’un voyageur puisse obtenir, ceux du savant M. de Humboldt.

    (N. du D.)
  2. Le général Farfan était Indien, natif de Cusco, et issu d’une ancienne famille de caciques. Sa bravoure à toute épreuve et sa probité avaient été ses seuls titres au rang élevé auquel il était parvenu malgré la prévention des blancs contre la race indienne.