Éditions Édouard Garand (p. 8-12).

ACTE DEUXIÈME


Même décor.

Scène Première

Mme BERNIER — LOUIS

(LOUIS, écrivent à une table. Il s’arrête pour allumer une cigarette.) Maman, mon père a raison : il faut que Jules partes. J’écris justement à l’un de nos correspondants au Brésil auquel nous le recommandons.

Mme BERNIER.(rangeant des bibelots.) Vous êtes cruels, toi et ton père !

LOUIS. — Comprenez donc, maman, que c’est pour votre bien comme pour le nôtre et celui de Jules. Ce garçon est en train de jeter le discrédit sur notre maison. Savez-vous ce qu’on m’a dit l’autre jour encore ? Que Jules aurait confié à des amis qu’il allait faire un scandale dont on parlerait longtemps.

Mme BERNIER. — Vous le poussez à bout, ton père et toi !

LOUIS. — Ce n’est toujours pas nous qui l’avons poussé dans le bourbier.

Mme BERNIER. — Non… mais vous faites tout pour l’y maintenir.

LOUIS. — Allons donc ! si Jules aime la boue, que pouvons-nous faire pour l’en tirer ? Voyez vous-même : depuis deux semaines il demeure introuvable. Il a disparu… engouffré peut-être dans la débauche.

Mme BERNIER.(s’approchant de son fils) Qu’en sais-tu ? Tiens écoute, Louis ; mon cœur appréhende un malheur dont tu pourrais être responsable !

LOUIS. — Oh ! ma mère, n’ai-je pas tout tenté pour ramener Jules dans la voie droite ?

Mme BERNIER. — Tu as tout fait pour l’en écarter !

LOUIS.(avec surprise) Comment ?

Mme BERNIER.(avec sévérité) En l’ayant perdu dans l’esprit et le cœur de celle qu’il aimait !

LOUIS.(haussant les épaules.) Il ne l’aimait pas, ma mère. Jules n’est pas de la trempe de ces hommes qui aiment sincèrement. Il eût fait le malheur de cette jeune fille. Quant à moi, j’ai agi pour obéir à ma conscience. J’ai compris que c’était mon devoir d’empêcher une catastrophe. Et je vous avouerai, pour dégager votre esprit de toute impression fausse, qu’Angélique n’a jamais aimé Jules sincèrement ; elle me l’a dit.

Mme BERNIER. — Pourquoi donc, aurait-elle avoué son amour à ton frère avant que tu ne l’eusses connue toi-même ?

LOUIS. — C’était un caprice de jeune fille. Son caprice a rencontré un autre caprice ; celui de Jules.

Mme BERNIER.(s’asseyant dans un fauteuil) Mon pauvre garçon, si cette fille a déjà de tels caprices, je te plains !

LOUIS. — Eh ! mon Dieu ! qui n’a pas de caprices à cet âge !

Mme BERNIER. — Soit, Mais je tiens à te dire une chose.

LOUIS. — Laquelle ?

Mme BERNIER. — Que je ne peux pas me résoudre à sacrifier l’avenir de Jules. Louis, il faut que tu t’imposes un sacrifice… il faut que tu renonces à ce mariage !

LOUIS.(avec ironie) Pour faire place à mon estimable frère ?

Mme BERNIER. — Oui… car en dépit de ce que tu affirmes, moi je crois qu’Angélique aime Jules… qu’elle le préfère à toi !

(Louis se mit à rire)

Oh ! ne ris pas, c’est très grave ! Mon instinct de femme et de mère ne peut me tromper. Angélique aime Jules ; mais si elle l’a délaissé, c’est pour la raison que tu lui as fait des promesses que tu ne pourras tenir ; c’est parce que tu lui as fait entrevoir des rêves qui ne se réaliseront pas. C’est une enfant, tu l’as dit, et elle se trouve en présence d’un mirage. Mais avec l’âge, avec les tracas du ménage, le mirage crèvera, et alors…

LOUIS. — Maman, ne vous fiez pas trop à votre instinct, cela peut tromper aussi. Une chose sûre, Angélique m’aime pour moi-même, et cent fois elle me l’a répété !

Mme BERNIER. — Eh bien ! cette fille n’a pas été sincère… elle n’est pas sincère… elle est même perverse. Oh ! alors, je te plains davantage ! Oh ! alors, je suis contente que Jules ne soit plus rien pour elle ! Oh ! dans quelle terrible aventure il se serait jeté en aveugle ! Et dans quel terrible engrenage tu vas à ton tour te jeter délibérément !

LOUIS. — Maman, vous vous faites des peurs…

Mme BERNIER. — Mais tu devrais être épouvanté également ! Tu ne vois donc pas clair ?… Heureusement que ce mariage n’est pas fait, et il ne se fera pas !

LOUIS. — Pourquoi ?

Mme BERNIER. — Parce que je ne le voudrai pas, parce que je m’y opposerai !

LOUIS. — Vous vous opposerez ?

Mme BERNIER. — Malgré toi, je te sauverai du gouffre !

LOUIS. — Un gouffre ! Quel gouffre ?

Mme BERNIER. — Mais ton mariage… qui ne se fera pas !

LOUIS.(s’irritant) Il se fera, puisque j’ai le consentement de mon père !

Mme BERNIER.(avec amertume) Ah ! c’est vrai… j’oublie toujours que vous savez bien vous passer de moi dans les décisions graves, ton père et toi ! Au fait, qu’est-ce que je suis dans cette maison ?

LOUIS. — Maman, je vous respecte et vous estime, malgré les préférences que vous avez toujours montrées pour Jules.

Mme BERNIER. — N’a-t-il pas mérité ces préférences par l’amour qu’il a pour sa mère ? Toi, qu’as-tu fait pour que je t’aime mieux, ou, du moins, tout autant ? Rien. Tu t’es ligué avec ton père pour faire avorter tous mes projets. Sans cesse vous m’avez tenue à l’écart. C’est à peine si, par ci par là, vous avez daigné me demander mon avis. Si je soumettais une opinion, si je donnais un conseil, vous saviez toujours vous arranger pour passer par-dessus, Vraiment, votre conduite à mon égard a été indigne, outrageante !

LOUIS. — Ah ! maman, vous êtes, aujourd’hui, dans vos idées noires ; demain, vous ne penserez plus à cela !

Mme BERNIER. — Demain ?… Nous verrons…

LA VOIX DE M. BERNIER.(appelant) Julie !

Mme BERNIER. — Que veux-tu, André ?

LA VOIX DE M. BERNIER. — Je cherche mes pantoufles depuis une demi-heure et je ne les trouve pas… Où sont-elles donc ces gueuses de pantoufles ?

Mme BERNIER. — Dans le garde-robe, au fond. Y as-tu regardé ?

LA VOIX DE M. BERNIER. — Elles n’y sont pas, j’ai regardé ! À moins que le diable soit venu me les souffler !

Mme BERNIER. — Je monte… je vais les trouver, moi !

(Elle se dirige vers la porte. Avant de sortir, elle s’arrête et dit à Louis)

Pense à ce que je t’ai dit, mon enfant… pense à tout cela longuement et sérieusement !

Elle sort.

Scène DEUXIÈME


LOUIS.(seul) Ah ! mon Dieu ! quel tiraillement ! J’en suis écœuré à la fin. J’ai hâte que ce mariage soit bâclé, mais j’ai bien plus hâte que mon sot de frère ait disparu pour tout de bon. Tant que je ne le saurai pas à cent lieues d’ici, je serai sans cesse sur le qui-vive.

(Il écrit durant quelques secondes, s’arrête, dépose sa plume, se lève avec agitation, arpente le salon)

Car je me suis promis d’être un jour le maître de cette maison et le possesseur de ce million de mon père. Tout me revient par mon droit d’aînesse, et j’ai tout mérité par mon travail assidu, par ma conduite irréprochable, par la vénération dont j’ai toujours entouré mon père. Ensuite, il est des traditions de noblesse et de respectabilité qu’il importe de sauvegarder dans notre famille. Est-ce Jules qu’on pourrait charger de cette trop délicate mission ? Ah ! non… cent fois non… Jules, allons donc ! il croquerait dix millions en dix ans ; et quant aux traditions, elles iraient vite à la boue ! Non… de droit tout me revient, j’y tiens, je ne démordrai pas ! Et quant à la femme, Angélique, elle est mienne, et gare à qui voudrait me la prendre !

(Il se rassied et poursuit sa lettre)


Scène TROISIÈME

LOUIS — JULES

(On entend la voix de Jules fredonner une chanson légère. Il entre peu après, le chapeau en bataille, le cigare à la bouche, demi ivre. Apercevant son frère, il tressaille, frémit, se raidit, devient grave, s’avance au milieu de la pièce. Voyant Jules, Louis se lève avec surprise.)

LOUIS.(avec dédain) Ah ! c’est toi ?

JULES. — Moi !

LOUIS. — Nous te pensions perdu.

JULES.(avec sarcasme) Et tu préparais mon oraison funèbre ?

LOUIS. — Nous allions faire entreprendre des recherches. Quinze jours…

JULES. — Que je ne suis plus dans vos jambes ? Comme vous avez dû rigoler… toi, surtout !

LOUIS. — Mon père et moi avions à te faire une communication importante.

JULES. — Bon, j’arrive à point. J’ai justement une communication non moins importante à te faire.

LOUIS. — À moi ?

JULES. — À toi !

LOUIS. — Voyons !

JULES.(ton concentré) Tu es un lâche, Louis, et tu es un traître !

(Il jette son chapeau sur un meuble, croise les bras et regarde son frère avec défi.)

LOUIS.(méprisant et lui tournant le dos) Tu es soûl !

JULES.(dans un éclat de rire) Soûl ?… Tu l’as dit. Oui, je suis soûl… soûl d’amour ! ivre d’amour ! fou d’amour !… Tellement soûl d’amour que j’en titube ! tellement fou d’amour que j’en suis jaloux ! oui… jaloux à te casser la tête ! Car l’amour qui m’enivre, celui qui me rend fou, c’est celui-là même que tu m’as volé ! Et c’est ce même amour que tu vas profaner !

LOUIS. — Tu es un enfant, Jules ; j’ai pitié de toi !

JULES.(sarcastique) Et vous !… on n’a pas pitié de vous, monsieur ! Vous êtes un homme, monsieur… un grand homme !

LOUIS.(irrité) Veux-tu m’insulter ?

JULES. — Peut-on insulter un grand homme ? La grandeur n’est-elle pas au-dessus des outrages ? Oh ! moi, cependant, on ne m’insulte pas, parce que je suis un enfant et qu’un enfant ne comprend pas l’injure. Mais on s’empare de mon bien ; et ceci étant pire, est-ce que je ne dirai rien ? Mon frère, tu es vraiment comique ! Eh bien ! moi, je veux être tragique… je veux te souffleter comme on soufflette les couards !

LOUIS. — Jules, mesure tes paroles et surtout prends garde aux menaces que tu fais !

JULES.(se rapprochant.) Qui de nous deux est l’offensé ?

LOUIS.(le repoussant avec mépris.) Tu es un bohème !

JULES.(riant) Un bohème ?… Oh ! je le sais bien… je le sais si bien que je m’en glorifie ! Toi, tu es rangé ; moi, je m’amuse. Que veux-tu ? nous n’avons pas le même sang aux veines ; ou, si nous l’avons, il n’a pas la même couleur. Tu as le sang bleu, le mien est rouge. Le tien est pur, le mien est peut-être empoisonné. Seulement, il est une chose certaine : dans mon sang à moi… dans pas une goutte de mon sang il n’y a la moindre parcelle de lâcheté !

LOUIS. — Ah ! tu m’assommes. Je n’ai que faire de tes divagations. Bonsoir !

(Il va pour se retirer. Jules lui barre le chemin.)

JULES.(menaçant) Tu vas m’écouter !

LOUIS. — Ôte-toi de mon chemin !

JULES. — Tu ne passeras pas !

LOUIS. — Je te passerai sur le corps !

JULES. — Essaye !

(Il saisit une bouteille sur le buffet et la lance contre un meuble. La bouteille se casse.)

LOUIS.(reculant) Qu’as-tu à me dire encore ?

JULES. — Je veux que tu me rendes ce que tu m’as volé ! Tu me le rendras, ou je te briserai comme ce verre ! Tu m’as pris celle que j’aime… tu m’as pris l’affection de mon père… tu m’as pris ma part d’héritage… tu me prendras peut-être ma part de Paradis ! Et tu te dis un homme honnête ?… Partout où tu passes, tu te vantes d’être l’honneur de notre famille, tu fais le vertueux, tu te montres d’une probité prodigieuse, et c’est toi qui s’en vas ensuite injecter au cœur d’une enfant naïve et sans expérience le fiel de ta jalousie ! Après tout cela, tu me dis : mon frère !… Eh bien ! moi, je ne veux pas être ton frère ! Je ne veux pas me parer de ces titres de famille pour aller les traîner dans la fange où tu les traînes, toi !

LOUIS. — Toi-même, ou traînes-tu ?

JULES. — Là où tu serais encore trop sale… oui, là où ta seule présence suffirait pour salir ! Tu t’appelles et tu prétends être un monsieur distingué, et, au fond cependant, tu n’es qu’un rogneux ! On se découvre sur ton passage, mais on ne sait pas que tu portes la lèpre aux entrailles ! Et c’est à moi qu’on jette la pierre ! Pourquoi ? Mon Dieu ! uniquement parce que je trouve la nature belle, parce que je la chante, parce que je l’acclame, parce que je lui voue ma jeunesse ! Est-ce ma faute, si Dieu, au lieu de laisser tomber du venin dans mon âme, y a déposé une essence de fleur ? J’aime la femme… parce qu’elle est belle, parce qu’elle est faite pour être aimée, parce que ma nature me porte à l’admiration et à l’amour ! J’aime le vin, parce que mon Créateur a voulu que j’y puise la force et la vie ! Pourquoi me le reprocher ? Pourquoi vouloir m’empêcher de jouir de l’existence qu’on m’a donnée ?… du moment que je suis prêt à en subir toutes les misères et à en souffrir tous les tourments ! Je ne fais qu’obéir aux lois de ma nature, je ne me rebelle point, je marche. Si, par hasard, par mégarde, il arrive que j’enfonce un peu plus bas qu’il ne faut, je m’arrache aussitôt, je me dresse de suite, et, alors, j’ai la satisfaction et l’orgueil de me dire que je ne suis pas descendu jusqu’à la monstruosité comme toi ! Comprends-tu ?

LOUIS. — Je comprends seulement que tu as fini par perdre toute raison. Tu n’as pas eu et tu n’as pas encore assez de cervelle pour comprendre, toi, que tu n’as jamais été aimé ! Le jour où tu es revenu d’un rêve enfantin et passé à la réalité, tu fus pris d’une rage insensée que tu cherches à faire retomber sur moi ! Ah ! pauvre idiot !… Tu n’avais pas même assez de lueur dans ton intelligence abrutie pour t’apercevoir que celle, dont tu déplores la perte, a tout bonnement voulu se moquer d’un imbécile !

JULES.(ricanant) C’est toi qui le dis ?

LOUIS. — Va le demander à Angélique !

JULES. — Ah ! ne prononce pas ce nom ! Quand je t’entends le prononcer, il me semble que tu blasphèmes !

LOUIS. — Écoute, Jules, tu n’es pas raisonnable ; tu me sembles pas te faire une idée de la vie affreuse que tu mènes. Tout le monde te voit, tout le monde te montre du doigt. On saisit la surprise et le mépris dans ces paroles qu’on entend à chaque instant : « Ça ?… c’est le fils du respectable et riche monsieur Bernier !… » Comment, après cela, veux-tu que nous ne soyons pas mortifiés ? Comment peux-tu t’attendre qu’une jeune fille honnête et de bonne famille soit disposée à unir sa destinée à la tienne ?

JULES. — Ne lui as-tu pas dit que j’étais un débauché ?

LOUIS. — Mettons que, dans un moment d’irréflexion, j’ai pu dire quelque chose d’approchant, ça n’avait pas bien d’importance, puisqu’elle savait tout. Autre chose que tu ignores peut-être : nous nous aimons, et, par le fait, tu ne lui es de rien. Oh ! elle n’osait pas te le dire, comme ça, tout d’un coup…

JULES.(ahuri) Ah ! elle n’osait pas…

LOUIS. — Tant elle avait peur de te chagriner !

JULES.(avec un sourire d’amertume) Elle m’estimait donc à ce point ?

LOUIS. — Ne vois-tu pas d’ici toute la délicatesse de cette jeune fille ?

JULES. — Ah ! ce que je vois maintenant, c’est que tous les deux vous avez joué une parfaite comédie dont vous avez espéré me faire le bouffon !

LOUIS. — Pouvais-tu être autrement qu’un bouffon, en supposant que nous ayons joué une comédie ? N’agis-tu pas en véritable bouffon dans la société ? Ce n’est pas pour te faire du mal que je te dis ces choses, Jules ; c’est avec l’espoir que je réveillerai ton intelligence et que tu finiras par t’amender et devenir meilleur garçon.

JULES.(railleur) Comme toi ?

LOUIS. — Dame ! on ne peut pas dire que je t’ai donné l’exemple de la débauche !

JULES. — Oh ! non, tu es un malin, toi ! Tu es de cette espèce humaine qui sauve les apparences et qui revêt les haillons d’un manteau de pourpre ! Oh ! moi, je sais bien quelque chose que je ne dis pas à tout le monde ! Par exemple, je ne dis pas à quiconque que, des fois, il arrive à monsieur mon frère de passer une nuit entière, souvent deux nuits consécutives à son club, et qu’il arrive encore ceci qu’on peut apprendre, de ses amis ou des serviteurs du club, que le même monsieur mon frère a passé ces deux nuits écrasé sous une table chargée de bouteille et de victuailles ! On peut apprendre aussi, pour peu qu’on y mette de sa peine, que monsieur Louis Bernier, le fils aîné du respectable et riche Monsieur Bernier, se permet de donner, par ci par là, un petit souper fin aux poupées de la ville ! Oh ! il n’y a pas de mal… pas le moindre ! Cela, c’est « gentilhomme », cela n’est pas du bambochage, cela est vertueux, cela est honorable, cela est admirable… Mais si, à moi, il arrive de ne pouvoir m’abriter derrière les murs d’un club et sous la nappe d’une table, et que je montre à tous la joie qui débonde de mon cœur, que je dévoile en plein soleil ma nature gaie et bruyante, on me dit : « Vaurien ! voyou ! déchet d’égoût »… Et on le dit plus particulièrement à des oreilles qui m’étaient ouvertes et qui, par après, se sont fermées à mes paroles d’amour, à mes promesses, aux chants de mon âme ! À moi, on ne dit pas seulement ceci ou cela… c’est trop peu : on me frappe au cœur ! Car, j’en ai un, un cœur, quoi que tu penses et dises, et j’en ai un plus grand que le tien, parce qu’il est franc, parce qu’il est sincère ! Le tien, ton cœur, veux-tu le savoir enfin ?… ce n’est qu’un tas d’hypocrisie !

LOUIS. — Tu divagues, mon cher !

JULES. — Écoute !

LOUIS. — Ah ! fiche-moi la paix !

(Il va s’asseoir à la table pour écrire).

JULES. — Écoute encore !

LOUIS. — Inutile de parler avec un chou !

JULES.(riant) Tu n’as jamais dit si vrai : tu es le chou, n’est-ce pas ? Tu es même le chou gras ?

LOUIS. — Tais-toi !

JULES. — Tu ne veux plus m’écouter ?

LOUIS.(avec impatience) Laisse-moi terminer cette lettre !

JULES. — Oh !… pardon, monsieur, si j’interromps vos épîtres d’amour ! Ce que je suis indélicat !

LOUIS. — C’est une lettre d’affaires.

JULES. — Vraiment ? Alors, je me reprends : je ne suis pas indélicat, je suis simplement… curieux.

LOUIS. — De fait, cette lettre te concerne.

JULES. — Ah ! bien… ce n’est pas possible !

LOUIS. — Lis toi-même !

(Jules prend la lettre que lui tend Louis. Il la parcourt des yeux avec un étonnement douloureux. Puis il s’indigne, froisse la lettre, en fait une boule et la lance à la tête de Louis.)

JULES.(avec le geste) Canaille !

LOUIS. — Tu te trompes…

JULES. — Tu m’envoies… tu me chasses du toit de mon père, du foyer de ma mère ! Tu n’osais m’assassiner, c’était trop dangereux. Mais, au fait, tu es un monsieur, et tu sais prendre de ces moyens honnêtes pour faire disparaître un homme sans bruit… C’est superbe !

LOUIS. — Ne m’accuse pas injustement. C’est notre père qui a pris cette décision.

JULES. — Sur tes conseils ?

LOUIS. — Non… de lui-même !

JULES. — Vrai ?… Nous allons bien voir.

(Il court à la porte, l’ouvre avec violence et crie) Mon père… mon père… venez donc !

LA VOIX DE M. BERNIER. — Qui m’appelle ?

JULES. — Votre fils, Jules ! Quoi ! ne reconnaissez-vous plus ma voix ?

LA VOIX DE M. BERNIER. — Que se passe-t-il donc ?

JULES. — Il se passe que votre fils Louis est un scélérat, un menteur… Et il va se passer que, dans deux minutes, je l’aurai égorgé de mes deux mains !

(Il éclate de rire).


Scène QUATRIÈME

Les mêmes, M. Bernier, puis Mme Bernier.

M. BERNIER.(apparaissant en pyjama, un bougeoir à la main.) Eh bien ! que signifie toute cette comédie ?

(Mme Bernier entre à son tour, très pâle, vêtue d’un peignoir).

JULES. — Enfin ! c’est vous qui êtes l’homme terrible ici ? C’est vous qui, saisissant la calomnie au bond, perdez la tête au point de…

Mme BERNIER. — Jules, Jules, c’est à ton père que tu parles !

JULES.(avec un sourire narquois) Et celui-ci, c’est mon frère ? (Il rit). Cela fait deux, ma mère, et ce sont ces deux-là qui me chassent de cette maison !

Mme BERNIER. — Tu ne partiras pas, Jules !

JULES.(sur un ton résolu) Maman, je partirai… Cet homme n’est plus mon père ! Cet homme n’est pas mon frère !

M. BERNIER.(passant de l’étonnement à la colère.) Plus un mot, Jules ! C’est assez de désordres et de scandales !

JULES. — Prenez garde à d’autres scandales plus grands et qui auront plus de retentissement !

Mme BERNIER. — Il faut essayer, André, d’arranger les choses sans bruit.

M. BERNIER. — Qu’il s’en aille d’abord. Si plus tard il revient avec des sentiments meilleurs, eh bien ! alors nous verrons.

JULES. — Oh ! je veux bien m’en aller… Seulement, je ne veux pas partir sans que vous sachiez…

M. BERNIER. — Je ne veux rien savoir.

JULES. — Vous saurez quand même.

M. BERNIER. — Louis, mets-le à la porte !

LOUIS.(marchant sur Jules) Sors !

JULES. — Pas à présent !

LOUIS. — Obéis… sinon…

(Tous deux se menacent du regard)

Mme BERNIER.(intervenant) Vous êtes frères tous deux… songez-y !

LOUIS. — Il a renié ce titre (Il saisit Jules par les épaules et le pousse vers la porte. Jules résiste). Va-t-en, c’est mieux !

JULES.(se dégageant et repoussant Louis) Je m’en irai de moi-même, et non chassé comme un chien !

M. BERNIER.(d’une voix tremblante de fureur) Faut-il que j’y mette la main ? Prends garde à la secousse, Jules !

JULES. — Je veux embrasser ma mère… je vous défie bien de m’en empêcher, vous et votre secousse !

(Il court à Mme Bernier, passe ses bras à son cou, la baise sur le front, l’abandonne, puis, très digne, très fier, sans mot dire, il sort).

(Alors Mme Bernier s’écrase sur un divan en éclatant de sanglots).

M. BERNIER. — (s’élançant vers sa femme) Julie !…

Mme BERNIER. — André… tu me tues !


RIDEAU
Fin du deuxième acte