Mercure de France (p. 271-276).

LA SALLE À MANGER


À Madame Julia Alphonse-Daudet.


Ce n’est point sur la salle à manger familiale que je veux discourir ici, quoiqu’elle fût comme un miroir d’ombre, et parfumée de fruits, de vin et de cire à parquet. En y entrant, on glissait et tombait. Elle vous glaçait à l’instar de ma grand’tante huguenote qui avait copié dans sa Bible le verset du Psalmiste :


Certainement c’est dans l’apparence que l’homme se promène. Certainement c’est en vain qu’il s’agite…


Cette pièce avait connu des jours meilleurs. À l’époque dont je parle, il s’y faisait un douloureux silence, comme le silence de personnes absentes qui eussent hoché la tête avec tristesse. On m’y montrait un angle où mon père, à son arrivée de la Guadeloupe, il avait sept ans, faisait des grimaces pour égayer les parents, peut-être pour s’égayer lui-même, pauvre enfant transi encore ivre d’un rêve de verts cocos, de fleurs tendrement roses et de lueurs sonores de colibris…

La salle à manger d’aujourd’hui s’ouvre à l’Est, sur le jardin qui longe la route. Elle n’a aucun luxe. Elle est médiocre, mais les dieux m’y visitent et, parfois, quelques déesses lassées du monde ont mordu à mon pain sauvage. Pour la décrire, on ne peut dire mieux que Mong-Kao-Jén dans ces vers traduits par d’Hervey de Saint-Denys :


… Un ancien ami m’offre une poule et du riz.
… On a pour horizon des montagnes bleues dont les pics se découpent sur un ciel lumineux.
Le couvert est mis dans une salle ouverte d’où l’œil parcourt le jardin de mon hôte :
Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.
Attendons maintenant l’automne, attendons que fleurissent les chrysanthèmes.

C’est là que, deux fois par jour, je prends conscience des choses, soit que le pain fasse pénétrer en moi l’âme de la pâle moisson qui crisse sous la canicule de juillet, soit que le vin me communique le pourpre paysage de la vendange et l’allégresse des filles qui coupaient en chantant les grappes ténébreuses. Ainsi, chaque mets me devient sacré par tout ce qu’il fait passer en mon sang de force poétique.

Il ne faut point que j’ignore l’humilité du potager où s’enfonça la carotte odorante ; ni la verdeur du pré bordé d’aulnes où le bœuf dont je mange a vécu ; ni la cabane semée de feuilles mortes, enfouie au cœur de la montagne herbeuse, où ce fromage fut caillé ; ni le verger où, durant la torpeur des vacances une écolière a pu, parmi les framboisiers bleus et grenats dont je goûte les fruits, oublier longtemps sa bouche ardente sur celle d’un écolier.

Je connais les solitudes où sourd l’eau que je bois, et les tristes forêts qui les entourent. C’est par là que je rencontrai ce vieillard allègre dont j’ai chanté les beaux coqs, et cet autre vieillard qui pleurait sur la folie de sa fille.

Il faut aussi que je sache que les plats où sont contenues ces nourritures sont issus, comme elles, de la terre, et que, sur la coupe de faïence, les fruits semblent m’être présentés en offrande par le calice même de l’argile originelle. Et il faut encore que je sache que la carafe de verre où cette eau s’équilibre est sortie de l’eau même, de la mer sodique et sableuse qui lui a laissé sa transparence.

C’est vous, salle à manger, qui êtes le cellier divin : que vous renfermiez la figue mordue par le merle, ou la cerise par le passereau ; ou le hareng qui a vu le corail et les éponges ; ou la caille qui sanglota le nocturne des menthes ; ou le miel d’automne butiné au soleil brun, ou celui d’acacia choisi dans les pâles rayons d’une avenue en larmes ; ou l’huile qui contient la lumière provençale ; ou le sel qui a le reflet des nacres ; ou le poivre que rapportaient, sur leurs galères, des trafiquants aux mystérieux sourires…


C’est vous, salle à manger, que souvent j’ai jonchée de mes récoltes botaniques ; c’est votre air que j’ai embaumé de ces cueilles champêtres ; c’est vous qui fûtes ornée un jour de ces bouquets de rares fleurs dont une femme fit hommage à votre modestie. Vous sûtes rester vous-même : ni trop flattée ni dédaigneuse. Et, lorsque ces corolles recherchées furent sur votre table, vous les enchantâtes si bien de votre simplicité qu’elles parurent aussi belles que le sont leurs sœurs rurales.


C’est vous, salle à manger, qui, non loin de la route, attendez mon retour des bois, à l’heure où mon chien se confond avec la nuit, et où les bouffées de ma pipe se mêlent au brouillard dont ma barbe est trempée ; c’est vous qui guettez, comme une bonne servante, le pas de mon soulier ferré. Je reconnais votre cœur brûlant, ô ménagère sans reproche : la lampe qui se consume ainsi que ma rêverie ! En pensant à vous mon âme s’exalte et j’ai envie de crier hosanna, et de me prosterner à vos genoux, sur le seuil, ô gardienne des choses que la Providence m’a données, ô vous qui demeurez les bras en croix sur l’avenue où se traînent des mendiants, au moment que tremblent les Angélus exaspérés d’amour et que, pareils à des encensoirs, les taudis obscurs enfument les pieds de Dieu.