Librairie Plon (p. 216-252).

V
AU TROISIÈME
ET AU VINGTIÈME SIÈCLE

La ruine de la civilisation ancienne a été un événement très compliqué. Mais la recherche que nous avons faite de ses origines semble prouver qu’elle a commencé par une grande crise politique. C’est la crise politique qui, déchaînant une anarchie incurable, a désorganisé peu à peu la civilisation antique dans tous ses éléments essentiels. Il est aussi possible de déterminer en quoi cette crise a consisté. L’empire romain avait cherché de concilier deux principes d’autorité différents : le principe monarchique, qui avait eu un grand développement en Orient, en Asie Mineure, en Syrie, en Égypte avec les dynasties antérieures et postérieures à la conquête d’Alexandre ; le principe républicain, qui s’était développé en Europe, surtout en Grèce et en Italie, dans les institutions de la cité antique. La conciliation dont l’imperator ou princeps était le symbole, avait été toujours défectueuse, car elle n’avait pas réussi à définir le principe constitutionnel d’où l’autorité suprême de cette monarchie républicaine devait sortir. Ce principe n’était ni l’hérédité comme dans les monarchies, ni une élection régulière, dont la procédure fût fixée par des lois et des traditions comme dans les républiques. Toutefois, tant que le Sénat garda son ancien prestige et son immense autorité, il fut reconnu généralement comme la source de la légitimité pour l’autorité impériale. Un empereur était considéré comme légitime, dès que le Sénat l’avait reconnu. Aussi le Sénat réussit pour deux siècles, au prix de luttes parfois très violentes et d’une sanglante guerre civile, à assurer la continuité légale du régime. Mais l’autorité du Sénat une fois affaiblie par l’avènement de Septime Sévère, et par l’établissement de la véritable monarchie absolue, il n’y eut plus aucun principe de légitimité bien clair et fort pour le choix de l’empereur : ni l’hérédité, ni l’élection, ni la validation du Sénat. D’où la crise de révolutions et de guerres qui, comme nous l’avons exposé, a tout détruit.

Au fond de cette immense crise historique nous trouvons donc la lutte de deux principes politiques opposés, qu’on cherche de concilier et qui finissent par se détruire mutuellement. Une confirmation éclatante de cette vision historique est donnée par le sort si différent de l’empire d’Orient et de l’empire d’Occident. Ce qu’on a l’habitude d’appeler la ruine de l’empire romain est en réalité la catastrophe de la civilisation dans les provinces d’Occident. Affaiblie par une anarchie incurable, submergée par le flot des invasions, l’Europe autrefois romaine se dépeuple, redevient barbare, est morcelée en un grand nombre d’Etats, qui pour des siècles ont le caractère commun d’une grande instabilité. En Orient au contraire l’autorité impériale, sous les formes de monarchie absolue, résiste aux coups du sort pour des siècles encore. Elle réussit à maintenir un certain ordre, une force militaire, une tradition de culture, à sauver la partie de la civilisation ancienne qui avait pu échapper à la crise du troisième siècle et qui n’était pas en contradiction trop violente avec l’esprit chrétien. C’est grâce à cette résistance que l’Orient peut devenir une seconde fois l’éducateur de l’Occident, redevenu barbare. Mais cette vitalité de l’empire d’Orient ne peut s’expliquer que par les vicissitudes différentes de la crise politique. La monarchie absolue et héréditaire. fondée par Constantin, a mieux réussi en Orient qu’en Occident parce qu’elle y avait retrouvé son pays d’origine et par conséquent un terrain favorable préparé par la tradition. Au fond, l’Orient n’avait jamais vu dans l’empereur romain que le successeur et le continuateur des rois qui avaient gouverné sous des noms différents ses États dans les siècles précédant la conquête romaine. Il avait compris la république aristocratique d’Auguste comme une monarchie unifiée et universelle. C’est même le sentiment monarchique avec lequel l’Orient considéra la personne et l’autorité de l’empereur qui, réagissant sur l’Occident, affaiblit pendant les deux premiers siècles de l’empire le caractère républicain de la constitution d’Auguste. Et c’est l’habitude séculaire à un gouvernement de fonctionnaires qui fit sentir moins à l’Orient, au troisième siècle, la destruction de la constitution aristocratique, qui ébranla tout l’édifice social en Occident. En somme, la constitution aristocratique de la société impériale une fois détruite avec le régime moitié républicain, moitié monarchique de l’empire, l’Occident n’a plus de gouvernement. Les vieilles institutions républicaines ne sont plus possibles, la monarchie absolue et héréditaire, fondée par Constantin, n’a pas des racines vivantes dans le sentiment des peuples, est faible, instable, incapable de défendre les provinces contre les invasions des barbares et de mettre un peu d’ordre à l’intérieur. Peu à peu la civilisation se décompose et disparaît. En Orient le principe monarchique est plus fort, car il trouve un terrain préparé par l’histoire ; la monarchie absolue et héréditaire peut, malgré les conspirations du palais, les révoltes militaires et les crises dynastiques assez fréquentes, gouverner, maintenir un ordre relatif, défendre les pays contre les ennemis du dehors. Bien qu’avec difficulté, la civilisation continue à vivre.

Ainsi conçue, cette expérience historique est très importante pour notre époque. Nous nous trouvons dans une situation qui, sur un fond plus large et sous des formes plus compliquées, a des analogies profondes avec celle que nous avons décrite. J’y ai fait allusion dans le premier chapitre ; mais il est utile d’y revenir. Le monde ne s’est pas encore aperçu des résultats politiques que la guerre mondiale a eus, indépendamment de la volonté et des plans des hommes qui ont semblé guider les événements. Il raisonne encore comme si nous étions au lendemain du traité d’Utrecht. Il n’a vu et ne voit encore que des vaincus et des vainqueurs, comme s’il n’y avait eu qu’un transport de puissance et de prestige de certaines puissances à d’autres. Il ne s’est pas encore aperçu qu’au mois de mars 1917 un des deux principes politiques sur lesquels s’appuyait tout l’ordre social en Europe, le principe monarchique, a reçu un premier coup terrible avec la révolution russe ; qu’il a reçu un second coup, celui-ci décisif et mortel, au mois de novembre 1918, quand l’empire des Habsbourg et celui des Hohenzollern se sont effondrés. Il ne se doute point encore que la chute du principe monarchique en Europe est un événement de formidable importance ; qu’elle achève une crise politique commencée depuis deux siècles ; et que l’Europe risque de nouveau, comme au troisième siècle, de se trouver sans aucun principe d’autorité.

Un coup d’œil rapide et profond sur les événements des deux derniers siècles, après cette longue étude sur la crise de la civilisation ancienne, pourra peut-être éclaircir un peu les épaisses ténèbres de l’avenir qui nous entourent. L’Europe chrétienne, issue peu à peu de la catastrophe de la civilisation ancienne, avait trouvé une solution du problème politique qui, dans le cadre des idées religieuses alors dominantes, était presque parfaite. Elle avait donné un caractère sacré à tous les gouvernements, républicains ou monarchiques, aristocratiques ou démocratiques, qui fussent légitimes, c’est-à-dire qui devaient leur origine à un acte légal de validité indiscutable ou qui avaient été légitimés par le temps. L’obéissance à ces gouvernements était un devoir imposé par Dieu, chaque fois que ces gouvernements n’imposaient pas quelque chose de contraire à la loi divine. Quant aux erreurs et aux fautes des gouvernements légitimes, il ne fallait pas, d’après cette conception de l’État, y attacher trop d’importance, quand elles ne menaçaient pas d’amener une dépravation générale, parce que le but suprême de la vie étant la perfection morale et religieuse de l’individu, celle-ci pouvait être atteinte indépendamment de la perfection du gouvernement. Les abus des gouvernements nuisaient à ceux qui les commettaient, beaucoup plus qu’à ceux qui en étaient victimes ; car ceux-ci en étaient quittes par des pertes matérielles et des souffrances, tandis que les autres chargeaient leur conscience d’un péché dont il leur serait demandé le compte le plus sévère.

Cette conception du gouvernement mettait assez bien d’accord le devoir des chefs de bien commander, le droit des peuples d’être bien commandés et la nécessité d’une certaine tolérance pour les fautes des puissants. Mais aussi parfaite qu’elle fût, elle ne pouvait se maintenir que dans le cadre des idées religieuses alors dominantes. Elle commença à être ébranlée par la vague d’incrédulité, qui parcourut les classes dirigeantes de toute l’Europe après la guerre de Trente ans ; la guerre qui, en faisant ouvertement du catholicisme et du protestantisme des armes pour une grande lutte politique, fut la première grande école de scepticisme religieux pour l’Europe. Le dix-huitième siècle y opposa la conception philosophique et rationaliste qui aboutit à la Révolution française. L’autorité est une chose humaine ; sa source est dans la volonté même de ceux qui lui obéissent et qui par conséquent ont le droit de la contrôler ; le véritable souverain est donc le peuple ; la loi ne doit exprimer, pour être juste, que sa volonté. La théorie était séduisante ; et elle séduisit l’esprit d’un siècle éclairé, plein de confiance, qui d’ailleurs était mécontent pour beaucoup de raisons du régime auquel il était soumis, qui lui reprochait au fond, sous le nom de tyrannie, sa faiblesse, sa lenteur, son esprit de routine, son respect des traditions et des droits acquis.

La Révolution française tâcha d’appliquer le nouveau principe. Mais les difficultés de l’application ne tardèrent pas à apparaître, dès qu’on sortit de la théorie. Qu’était-ce que le peuple ? À quoi reconnaissait-on sa véritable volonté ? Par quels organes pourrait-elle s’exprimer ? On sait de quelles oscillations la Révolution française fit preuve, pour répondre à toutes ces questions. On n’a qu’à suivre toutes les constitutions qu’elle élabora en peu d’années pour voir combien l’application du principe de la souveraineté du peuple était difficile. C’est tantôt le suffrage universel, tantôt le suffrage double, tantôt le suffrage censitaire, qui lui semblent l’expression véritable de la volonté populaire. A la fin la volonté populaire ne devient qu’une formalité pour légitimer une dictature militaire fondée par la force et s’exerçant par une autorité beaucoup plus absolue que celle de la monarchie. Mais ces tâtonnements s’expliquent facilement, quand on se tourne vers le nouveau souverain qui devait remplacer les anciens. Le peuple, dont la volonté aurait dû gouverner l’État, montrait qu’il n’en avait pas plus que d’idées pour gouverner ; parfois même il montrait la volonté de renoncer à son pouvoir et de rétablir les autorités auxquelles il aurait dû succéder. Pouvait-on laisser le nouveau souverain libre d’abdiquer ? Toute la Révolution française s’était débattue dans cette contradiction insoluble ; car elle a été, au fond, l’effort d’une élite relativement restreinte contre la volonté profonde des masses, fait au nom de la souveraineté du peuple.

Aussi tous les régimes fondés alors sur un principe ainsi oscillant et peu clair ont été faibles et instables ; même la dictature militaire qui a été le couronnement de tous les efforts de la Révolution. Soutenue par les victoires, elle s’effondre, quand la victoire l’abandonne. Bouleversée par tant de guerres, troublée par la lutte des deux principes d’autorité antagonistes, l’Europe fait alors un grand effort pour les concilier et pour rétablir un ordre durable. C’est l’œuvre du congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance. Tandis que le congrès délibère de reconstituer l’Europe sur le principe de légitimité, c’est-à-dire de reconnaître comme titres légitimes d’autorité le temps et l’attachement des peuples, la majorité des grands États est d’opinion qu’il faut renforcer le principe de légitimité par la concession d’institutions représentatives. La dynastie légitime rentre en France avec la Charte. L’empereur de Russie ambitionne le rôle de protecteur de la liberté. Le roi de Prusse a, lui aussi, promis une constitution à son peuple. Seul parmi les grands États, l’empereur d’Autriche reste fidèle à la doctrine absolutiste. Les autres grandes monarchies penchent avec plus ou moins de résolution vers une conciliation des deux principes politiques, basée sur la subordination du principe nouveau à l’ancien. La monarchie restera le principe souverain de l’État ; les institutions représentatives fonctionneront sous son contrôle, la paix aidera à cette conciliation. Les idées révolutionnaires avaient ébranlé les institutions monarchiques avec l’aide de la guerre. La Sainte-Alliance sera une trêve conclue entre les monarchies de l’Europe pour ne pas trop faciliter avec leurs luttes la tâche de la révolution.

Mais la conciliation échoue. En France la dynastie légitime ne réussit qu’au prix des plus grands efforts à maintenir la Chambre dans la position subordonnée que lui assigne la Charte, bien que le parlement ne soit élu que par une minorité de riches. La lutte entre la couronne et le parlement, entre le droit divin et la souveraineté du peuple, entre la vieille aristocratie et la bourgeoisie est continuelle, acharnée, implacable. Cette lutte, par les craintes qu’elle excite, contribue à la victoire du parti absolutiste dans toute l’Europe, complète après 1821. Partout on oublie de donner les constitutions promises, et le droit divin triomphe. À son tour ce triomphe universel du droit divin dans toute l’Europe réagit sur la France où, avec Charles X, le parti monarchiste à outrance l’emporte. La lutte entre les deux principes s’envenime, jusqu’à ce qu’elle éclate dans les journées de Juillet, en 1830.

La dynastie légitime est renversée. Le principe de la souveraineté populaire sort victorieux d’une lutte sanglante qui dura trois jours. Mais il n’ose pas exploiter à fond sa victoire, proclamer la république, couronner le peuple souverain de l’État. Lafayette lui-même résiste, et quand le 31 juillet le duc d’Orléans se présente à l’hôtel de ville pour rendre hommage en sa personne au peuple souverain, il se montre avec lui au balcon avec un drapeau tricolore. Une clique de parlementaires habiles, manœuvrée habilement par un banquier, prépare une nouvelle conciliation entre les deux principes : la monarchie bourgeoise ou, comme la définit Louis-Philippe lui-même, un trône entouré d’institutions républicaines. Le roi reconnaît la source de son autorité dans le peuple et le parlement qui le représente ; la pairie héréditaire est abolie, le droit électoral est un peu élargi, tout en restant strictement censitaire. Le peuple, qui gouverne la France, est représenté par 200 000 électeurs. Mais la nouvelle conciliation ne réussit guère mieux que la précédente. La contradiction entre le caractère censitaire du suffrage et la doctrine de la volonté du peuple était encore tolérable sous la monarchie légitime. Celle-ci affirmait d’être l’autorité et ne reconnaissait à la volonté populaire qu’un rôle subordonné de collaboration, pour ainsi dire. Mais la monarchie bourgeoise au contraire n’était plus qu’une délégation du peuple, soumise au peuple qui l’avait créée par sa volonté. Pouvait-on reconnaître le peuple souverain dans une petite minorité de 200 000 possédants ? C’est entre 1830 et 1848 et par réaction à cette contradiction monstrueuse, que la doctrine de suffrage universel devient l’expression presque mystique de la souveraineté du peuple.

La révolution de 1848 est sa grande revanche. La France renverse la monarchie bourgeoise et proclame la souveraineté du peuple dans la république basée sur le suffrage universel ; l’Europe suit son exemple, se soulève presque toute contre la monarchie absolue, demande des constitutions. L’élan fut si grand que toutes les monarchies, à l’exception de la Russie, furent obligées de céder, même l’Autriche et la Prusse. Comme en France, le suffrage universel est proclamé la source de toute autorité à la place de Dieu, dans presque tous les grands États d’Europe. Mais il se répète alors sur une échelle plus large ce qui était déjà arrivé plus obscurément à l’époque de la Révolution : le premier enthousiasme passé, le suffrage universel hésite à accepter le suprême pouvoir ; il se méfie de ses forces, il regarde autour de lui pour chercher des appuis et enfin il se tourne vers l’ancien principe d’autorité qu’il aurait dû remplacer, pour se décharger sur lui de sa responsabilité. L’Assemblée nationale, élue en 1848 par le suffrage universel, est composée par moitié de partisans des anciens régimes monarchiques, l’autre moitié se partage entre une grosse majorité de républicains improvisés et une petite minorité de républicains sincères et fervents. Sa volonté est si confuse et incertaine, sa confiance dans son autorité si faible, son action si peu énergique, qu’un grand désordre envahit toute la France. La révolution se trouve bientôt en face de ce problème paradoxal : le suffrage universel, qui pourtant est le souverain, a-t-il le droit d’abdiquer son autorité suprême en faveur des anciens régimes ? Peut-on ou doit-on lui faire violence pour l’obliger à gouverner malgré ses reluctances ? Dans les sanglantes journées de Juin, l’aile extrême du parti républicain se lève contre l’Assemblée et le suffrage universel, qu’elle accuse de trahir la Révolution ! Elle est vaincue ; le suffrage universel reste en théorie le maître de l’État ; mais il s’affaiblit, se décourage de plus en plus, en face des difficultés intérieures et extérieures grandissantes, jusqu’au jour où, appelé à choisir le président de la république, il a l’idée de se donner, avec le chapeau et l’épée de Napoléon, l’air et l’aspect d’un véritable souverain. Depuis ce jour, le sort de la république est fixé : le suffrage universel ne servira plus bientôt qu’à légitimer par une consultation théorique une monarchie militaire, fondée par un coup d’État sur le prestige d’un nom. Le même drame se déroule plus rapidement et sous une forme plus simple en Allemagne. A peine élu par le suffrage universel, que cherche le parlement de Francfort ? Un empereur pour toute l’Allemagne. Il n’ambitionne que de remplacer le pape du moyen âge dans le sacre d’un nouvel empereur. Le parlement s’adresse à l’empereur d’Autriche, à l’archiduc Jean, au roi de Prusse ; quand il voit que tous ses appels sont inutiles, il se laisse dissoudre sans résistance, comme s’il n’avait plus rien à faire.

Aussi partout la révolution de 1848 échoue. La souveraineté du peuple ne dure qu’un instant. Des constitutions timides et méfiantes, qui subordonnent les institutions représentatives au pouvoir monarchique comme dans la Charte de Louis XVIII : c’est tout ce qui reste dans les pays, où l’absolutisme ne réussit pas, comme en Autriche, à retirer toutes les concessions faites. L’échec est si grand, que les partis et les doctrines démocratiques en resteront découragés pour trois générations. Mais le principe victorieux, le droit divin, n’est pas moins affaibli par sa victoire, que le principe vaincu par sa défaite : voilà le contresens tragique de 1848, qui est la clef de toute l’histoire de l’Europe jusqu’à la guerre mondiale. Le principe victorieux n’est pas seulement affaibli par les concessions qu’il a dû faire sous la menace de la révolution ; par les institutions parlementaires adoptées après 1848 par presque tous les grands États de l’Europe ; mais aussi par la discorde qui est entrée entre les grandes et les petites monarchies de l’Europe. La révolution de 1848, si elle n’a pas déraciné la monarchie du sol de l’Europe, a brisé la Sainte-Alliance et la trêve des monarchies. Gouvernée par le neveu de Napoléon, la France ne pouvait plus faire partie d’un système qui avait été organisé contre la famille du nouvel empereur ; le petit roi de Sardaigne avait osé en 1848, le premier de tous, déchirer les traités de 1815 en déclarant la guerre à l’empire d’Autriche ; le parlement de Francfort, s’il n’avait pas trouvé un empereur, avait réussi à jeter la méfiance et le soupçon entre la Prusse et l’Autriche en offrant sa couronne au roi de Prusse ; bientôt la guerre de Crimée brouillera pour toujours les Habsbourg et les Romanoff. L’accord entre les trois grandes cours du Nord, qui était, dans le système de la Sainte-Alliance, le fondement de la puissance monarchique en Europe, est brisé pour toujours ; l’Europe est comme livrée à elle-même dans un désordre inquiet, plein de discordes. Victor-Emmanuel II et Cavour sont les premiers qui profitent de ce désordre et de ces discordes. En exploitant la jalousie et la méfiance que le rétablissement de l’empire a fait naître entre la France et l’Autriche, ils réussissent à entraîner Napoléon III dans une guerre contre l’empire des Habsbourg. En arborant le drapeau libéral et constitutionnel, ils réussissent à provoquer, après Solferino, un large mouvement dans toute la péninsule, qui leur permet de la réunir en un seul État. Les petites cours absolues sont remplacées, en Italie, par une seule monarchie constitutionnelle. Mais les événements d’Italie n’auraient pas suffi à eux seuls à tirer l’Europe de son état d’incertitude et de trouble, si le Piémont n’avait pas ouvert le chemin à la Prusse. Par un coup d’une témérité fantastique, Bismarck réussit à résoudre la situation incertaine, créée en toute l’Europe par la révolution de 1848, au profit de l’Allemagne et du principe monarchique. En profitant de la discorde que la révolution de 1848, la guerre de Crimée, la guerre d’Italie, la révolution de Pologne ont fait naître entre l’Autriche et la Russie, entre la Russie et la France, entre la France et l’Angleterre ; se servant de l’armée prussienne réorganisée et de la doctrine révolutionnaire du suffrage universel, il réussit, contre la volonté du parlement prussien, à battre l’Autriche et à fonder la confédération du Nord sous l’hégémonie prussienne ; il lance la Confédération contre la France et fonde l’empire allemand, sous un chef de droit divin et avec un parlement élu au suffrage universel.

Bismarck semble avoir résolu le problème que Louis XVIII et Charles X n’avaient pas pu résoudre : faire collaborer le principe monarchique et le principe démocratique, en subordonnant celui-ci à celui-là. Pour quarante-quatre ans l’Allemagne a réalisé avec succès le plan politique qui avait fait tomber en France, en 1830, la dynastie légitime. C’est la raison pour laquelle la guerre de 1870 avait semblé aux partis conservateurs du monde entier, la revanche de la monarchie sur la révolution de 1848, le grand triomphe du principe monarchique. Pendant ces quarante-quatre ans, la monarchie semble se consolider au point qu’elle n’a plus peur de beaucoup de doctrines et d’institutions démocratiques, considérées jusqu’alors comme incompatibles avec le gouvernement monarchique. Les institutions parlementaires se généralisent ; la Russie seule résiste jusqu’en 1905 ; la base des institutions électives devient de plus en plus large. Même l’empire d’Autriche adopte à la fin le suffrage universel. Les idées républicaines déclinent de plus en plus ; la France se trouve isolée au point de vue politique, et si elle réussit, par des efforts tenaces et continus, à organiser une république basée sur le suffrage universel et sur l’opinion, elle reste seule, parmi les grandes puissances de l’Europe. Aussi une grande méfiance l’entoure. Il n’est non plus douteux qu’elle peut poursuivre dans une relative tranquillité son audacieux effort, parce qu’elle bénéficie de la solidité de l’ordre général, assuré en toute l’Europe par la puissance des monarchies. La monarchie semble avoir remporté la victoire définitive dans la grande lutte avec les doctrines démocratiques, commencée en 1789.

Mais c’est encore une illusion. L’accord entre les trois grandes cours du Nord : Berlin, Vienne, Saint-Pétersbourg, base de la puissance du principe monarchique, est brisé pour toujours. Tous les efforts faits par Bismarck pour les rétablir ont échoué. La Russie finit par s’allier avec la France. Les armées de conscription, cadeau dangereux fait par la révolution aux monarchies, se développent surtout en Allemagne et en Russie. Le prestige du principe monarchique est augmenté par ces nouvelles armées de Xerxès, auxquelles commandent tant de rois et d’empereurs. Mais personne ne se doute qu’une puissance trop grande peut devenir plus dangereuse que la faiblesse. Enfin le système monarchique de l’Europe repose entièrement sur l’hégémonie de l’Allemagne, et cette hégémonie ne peut se maintenir à la longue qu’en montrant que la force qui l’avait fondée était encore prépondérante comme en 1870 ou davantage. Tôt ou tard le jour devait arriver où l’Allemagne devrait donner cette preuve au monde ! Ce jour arrivé, l’Allemagne et l’Autriche ont attaqué la Russie, avec les armées immenses que la conscription et les progrès de l’industrie leur avaient permis d’organiser. Il en est né une guerre illimitée, dans laquelle l’Autriche et l’Allemagne ont détruit la Russie, et en la détruisant elles se sont suicidées. La révolution russe, par l’exemple et par le vide qu’elle a créé sur le flanc des empires centraux ; la guerre illimitée, par l’épuisement atroce de toutes les énergies des deux pays, ont provoqué la révolution allemande et la révolution autrichienne. La chute des Habsbourg et des Hohenzollern, après celle des Romanoff, a été la catastrophe finale du principe monarchique, c’est-à dire du principe d’autorité qui dominait la plus grande partie de l’Europe ! Et voilà que l’Europe se trouve aux débuts du vingtième siècle dans la situation où était l’empire romain au commencement du troisième siècle : entre deux principes d’autorité également impuissants, c’est-à-dire sans aucun principe pour gouverner. La grande lutte contre le principe démocratique, commencée en 1789, semble avoir cessé avec la ruine des deux adversaires. Le principe monarchique est mort. Déjà ébranlé par l’incrédulité, le rationalisme, les doctrines égalitaires, les guerres et les révolutions d’un siècle, il a été déraciné complètement par la guerre mondiale. Il y a encore ici et là des trônes en Europe, comme des rochers qui surnagent au déluge ; mais ceux qui les occupent ne sont pas des rois, ce sont des ombres. L’Europe pourra assister encore à des restaurations partielles ; mais ces restaurations ne seront plus que des expédients et des combinaisons politiques, qui dureront ce que durent les combinaisons politiques ! Le respect, l’admiration, la confiance presque religieuse dans le principe sont morts pour longtemps. La catastrophe qui les a tués est trop terrible. Mais le principe opposé, celui qui aurait dû bénéficier de la catastrophe du principe monarchique, est-il à même de le remplacer ? On peut en douter. Il y a dans la civilisation occidentale trois gouvernements qui reposent vraiment et exclusivement sur le principe de la souveraineté du peuple : la Suisse, la France et les États-Unis. La Suisse n’est pas seulement un petit pays, mais il se trouve, même comme petit pays, dans des conditions très spéciales ; elle ne peut donc servir d’exemple que dans une mesure limitée. Les États-Unis ont montré que les institutions démocratiques peuvent gouverner même un immense continent ; mais ils l’ont démontré en Amérique. Et l’Amérique n’est pas l’Europe. La France est un grand État d’Europe, gouverné par la démocratie ; mais elle n’a réussi à organiser les institutions démocratiques que par un effort tenace et parfois terrible qui a duré plus d’un siècle, dans une Europe solide et tranquille, en sacrifiant à ce but suprême beaucoup d’autres biens et intérêts précieux. Rien de semblable ne se trouve dans les pays qui ont improvisé tant de républiques entre 1917 et 1918. Ceux-ci ont adopté d’un jour à l’autre des institutions qu’ils avaient méprisées jusqu’alors, basées sur des principes discrédités à leurs yeux depuis 1848 par les événements et par une habile propagande. Quelle foi peuvent-ils avoir en ces principes ? La république démocratique n’est pour ces peuples qu’une improvisation du désespoir en dehors de laquelle il n’y a que la dictature brutale de la force.

La Russie le prouve. La république démocratique y a duré huit mois, de mars à novembre 1917. Au mois de novembre 1917 le peuple souverain, après un règne bien court, était dépossédé par la dictature du parti communiste, ou, pour être plus exact, de la petite oligarchie qui domine ce parti. Un de ses premiers exploits a été de dissoudre la Constituante ; après quoi il a commencé une campagne acharnée contre les principes démocratiques de l’Occident, en opposant à l’idéologie bourgeoise de la démocratie la doctrine de la dictature du prolétariat, qui n’est qu’une justification préventive d’un régime d’absolutisme. En Hongrie, la république est tombée en peu de mois sous la dictature du prolétariat, pour retomber ensuite sous une dictature militaire, qui la gouverne encore. En Allemagne, la république se débat péniblement dans l’impuissance au milieu de deux oppositions extrêmes qui l’attaquent avec une énergie croissante de droite et de gauche. Dans les autres républiques de formation récente, c’est partout la même incertitude. La confusion et le désordre gagnent en même temps les monarchies, qui résistent encore en tâchant de ressembler le plus possible à des républiques : l’Italie, la Roumanie, la Serbie.

Tel semble être le plus grand danger qui menace en ce moment la civilisation occidentale. Sauf la France et la Suisse, le reste de l’Europe continentale ne voit plus clairement comment elle puisse et doive se gouverner. Elle ne croit plus dans un principe d’autorité universellement respecté ; et dans la grande incertitude où elle est plongée, elle se laisse facilement séduire par des délires révolutionnaires et entraîner à de folles aventures. La guerre mondiale a produit beaucoup de ruines ; mais combien toutes les autres comptent peu en comparaison de cette destruction de tous les principes d’autorité ! Si l’Europe avait des gouvernements d’une certaine force et d’une autorité reconnue, le travail de reconstruction serait facile et rapide, avec les moyens formidables dont la civilisation occidentale dispose. Mais ruinée par la guerre, plongée dans une misère profonde, aux prises avec toute sorte de difficultés politiques, économiques, militaires, diplomatiques, engendrées par la guerre, sans des gouvernements qui soient capables de gouverner, la plus grande partie de l’Europe pourrait bien tomber dans une longue anarchie. Ce qui se passerait alors en Europe, l’histoire du troisième et du quatrième siècle nous le fait deviner. Le principe d’autorité est la clef de voûte de toutes les civilisations ; quand le système politique se désagrège dans l’anarchie, la civilisation rapidement se décompose à son tour.

C’est pour cela que j’ai rappelé un peu longuement au souvenir des contemporains cette page tragique de l’histoire ancienne. Trois pays se trouvent aujourd’hui dans une situation relativement meilleure : les États-Unis, l’Angleterre, la France. Ils ont vaincu la guerre, bien qu’à un prix terrible ; ils sont plus riches que les autres, et ils ont des gouvernements qui fonctionnent encore dans l’anarchie générale, La France surtout semble, à ce point de vue, favorisée. Elle s’apprête à recueillir le fruit de son long travail d’un siècle, car elle a la chance de se trouver avec un gouvernement démocratique qui fonctionne, dans cet étrange moment de l’histoire où le gouvernement démocratique est le seul possible en dehors de la dictature et de la tyrannie, mais il ne fonctionne nulle part. Mais c’est pour cela que ces pays doivent se servir de leurs richesses, de leur force, de l’ordre relatif qui règne chez eux, pour aider les autres pays à reconstituer sur les seules bases possibles l’État et la richesse. Qu’ils ne se laissent pas séduire par l’illusion de pouvoir s’isoler dans l’anarchie débordante ! Cette anarchie produirait une désorganisation générale de la civilisation dans deux tiers de l’Europe, et ils ne tarderaient pas à être engloutis par cet immense vide. L’Europe se sauvera ou périra tout entière. Le danger est d’autant plus grand pour tous, qu’une crise d’anarchie serait, à certains points de vue, beaucoup plus dangereuse à notre époque qu’au troisième siècle. Au troisième siècle l’État et la civilisation se désorganisèrent dans le sein de deux croyances religieuses, le paganisme et le christianisme, qui mettaient une limite à l’anarchie intellectuelle et morale et indirectement à l’anarchie politique. Chaque homme avait alors au moins un certain nombre d’idées et de principes qui demeuraient inébranlables en son esprit, même si l’univers entier croulait. L’anarchie politique que la chute de tous les principes d’autorité pourrait déchaîner en Europe, viendrait s’ajouter à la plus complète anarchie intellectuelle que l’Europe ait jamais connue. Chaque parti ou groupe qui, dans les soubresauts de cette anarchie, s’emparerait du pouvoir pour un jour, se croirait en droit de refaire le monde tout entier sur des principes nouveaux : l’État, la morale, l’esthétique, la famille, la propriété. Quel désordre pourrait naître de ces tentatives ! La Russie nous le montre.

Il serait sage d’envisager les événements qui agitent la Russie depuis trois ans surtout à ce point de vue. Ils pourraient montrer à une civilisation pleine d’illusions sur sa force et sur sa solidité, quelles peuvent être les conséquences, lointaines de la catastrophe d’un principe d’autorité dans une époque qui n’a plus aucune discipline intellectuelle.

FIN