L’Étoile du nord (p. 69-75).

X

LES VOLONTAIRES


La jeunesse canadienne-française d’Ottawa, avait organisé deux ou trois cercles dont le plus important était, sans contredit, le Cercle Saint-Louis, qui avait pour président honoraire et comme chapelain l’abbé Marcotte.

Le Cercle Saint-Louis était fréquenté par les jeunes gens appartenant aux professions libérales. Mais on y pouvait voir aussi des commis de banque, des garçons de bureaux, des voyageurs de commerce, des instituteurs… Les députés de la province de Québec au Parlement Fédéral s’y donnaient volontiers rendez-vous durant le cours des sessions parlementaires.

Le Cercle comptait environ cinq cents membres.

Quelques jours après les événements que nous venons de rapporter, les membres du Cercle Saint-Louis furent convoqués en réunion spéciale. Il s’agissait de lancer une protestation contre l’action de Harold Spalding. Car, disons-le, Jules Marion était l’un des membres les plus estimés de ce Cercle.

Grande avait été l’indignation de tous, plus grande encore avait été l’indignation du président actif du Cercle, Raoul Constant, qui avait convoqué la réunion. Constant était un jeune avocat qui débutait dans la politique ; c’était un ami très intime de Jules Marion.

Il était à peine huit heures du soir que les cinq cents membres du Cercle se trouvaient réunis dans la grande salle de lecture au bout de laquelle s’élevait une petite estrade.

Sur cette estrade un jeune homme monta : grand, mince, d’une physionomie audacieuse et fière, à moustaches conquérantes Raoul Constant fut bruyamment applaudi.

Durant une heure il tint son auditoire sous le charme et l’âpre éloquence de ses paroles. Il parla de Jules Marion, loua son caractère noble, fit l’éloge de ses qualités brillantes. Il termina ainsi :

— C’est l’homme du devoir, l’homme qui ne recule jamais pour remplir ce devoir quels que soient les obstacles amoncelés sur son chemin. Cinq années durant ce devoir Jules Marion l’a accompli, sans une lacune, sans un anicroche, il l’a rempli avec honneur, avec noblesse : et cependant on l’a chassé de son école, c’est-à-dire de notre école canadienne et française. Et de cette même école on a chassé également notre vénéré chapelain, l’abbé Marcotte. Pourquoi ? Pour outrager toute notre nationalité française ! Et l’outrage a été lancé par le riche et puissant Harold Spalding. Eh bien ! nous, Canadiens-français, qu’avons-nous à faire en recevant l’injure ?

— Laver cette injure ! dit une voix dans l’auditoire.

Un tonnerre roula dans la salle.

Cent voix crièrent :

— Lavons l’injure !

— Comment ? demanda Constant. Nous ne pouvons user des mêmes représailles à l’égard de Spalding.

— Nous avons la loi du talion ! clama une voix.

— Qu’on lynch Spalding ! tonna une autre voix.

Alors un tumulte énorme se produisit : toute la salle fut debout, criant, gesticulant, réclamant la peine de mort contre Harold Spalding.

À cet instant une voix sonore et grave vibra au-dessus du vacarme :

— Mes amis, évitons la violence ! prononça la voix.

Le tapage qui avait commencé comme un tonnerre s’apaisa comme un évanouissement.

Toutes les têtes se détournèrent du côté de la voix qui avait retenti à l’arrière de la salle, et tous les regards se posèrent avec étonnement sur Jules Marion superbe dans son uniforme militaire. L’abbé Marcotte et quelques officiers de la milice canadienne accompagnaient le jeune homme.

Sur toutes les lèvres le nom de Jules roula avec une stupeur indéfinissable.

Jules Marion en kaki.

C’était inimaginable et prodigieux !

Raoul Constant avait sauté en bas de l’estrade et couru à la rencontre de son ami.

— Tu n’es pas sérieux ? s’écria-t-il en serrant les deux mains de Jules. C’est une mascarade n’est-ce pas ?

— Mon cher ami, répondit le jeune homme en souriant, je suis soldat depuis quinze jours, et la mascarade aura lieu là-bas sur le front de bataille, sous le feu des Allemands.

— C’est incroyable ! déclara Constant abasourdi.

— Pourquoi ?

— Tu le demandes ? après ce vilain tour d’anglais…

— Eh bien ! répliqua Jules en riant, c’est une manière à moi de leur jouer un autre tour !

— Je ne comprends pas…

— Tout à l’heure, j’espère, tu comprendras. Attendons.

Pendant ce court colloque une foule de membres du Cercle, très curieux, s’étaient groupés autour des nouveaux venus. Comme tout le monde ne pouvait interroger personnellement Marion, les questions de tous genres affluaient vers l’abbé et les officiers de milice.

Quelques voix prononcèrent ces paroles :

— Nous le savions, mais nous ne pouvions le croire !

Alors ces paroles de l’abbé Marcotte furent entendues :

— Il fait son devoir !

— Son devoir ? clama une voix forte et indignée. La race anglaise outrage la race française du Canada, est-ce le devoir de celle-ci de s’enrégimenter sous les drapeaux militaires de celle-là ?

— Oui répondit fièrement et bravement Jules Marion dans le silence qui s’était fait, oui, c’est son devoir dans les circonstances actuelles et aux heures terribles que nous traversons !

— Prouve-le donc ! cria une autre voix.

— Je suis venu pour cela, sourit Jules.

Un cri général retentit.

— Sur l’estrade, Marion !

Le jeune homme ne se le fit pas répéter.

— Mes amis, dit-il pour commencer, je n’ai nullement l’intention de vous faire un discours. Ayant appris cette réunion, j’y suis venu dans un but tout autre que celui de discourir à l’aventure. Monsieur l’abbé Marcotte a prononcé un mot qui a soulevé des protestations : le mot devoir ! Et ce mot, je veux l’expliquer.

Un silence solennel planait sur l’auditoire, Jules poursuivit :

— Vous connaissez tous l’incident : moi d’abord, Monsieur l’abbé Marcotte ensuite avons été chassés de notre école par Harold Spalding. Moi, par une lettre polie, monsieur l’abbé Marcotte par la force brutale. Et c’est à la suite de cet incident que vous vous étonnez de me voir porter les couleurs britanniques !

— C’est vrai ! émirent quelques voix.

— C’est insensé ! s’écria Raoul Constant.

— Mes amis, reprit Jules avec un sourire à Raoul Constant, après longue réflexion, je me suis dit ceci : « Je pourrais protester, réclamer, exiger des raisons valables, lutter sans trêve contre les ennemis de notre nationalité, user de représailles si possible. Puis je me suis rappelé que Harold Spalding et un grand nombre de ses compatriotes, tous pétris de faux préjugés, critiquent vivement les Canadiens-français de demeurer sourds à l’appel de l’enrôlement volontaire. N’est-ce pas là une cause de leurs attaques plus vives contre nous ? Oh ! je sais bien que tous ces gens ont toujours voulu faire disparaître l’enseignement de la langue française dans cette province d’Ontario. Mais peut-être veulent-ils profiter de l’heure présente pour nous porter le coup d’assommoir ! Nous voyant indifférent à leur politique militaire ce serait leur revanche ! Eh bien ! la mienne, ma revanche, n’est pas un coup de boutoir, c’est ma vie et mon sang que j’offre pour la défense de nos droits communs.

— C’est ridicule ! s’écria encore Constant.

— Le devoir n’est jamais ridicule, riposta Jules. Car c’est sous l’impulsion du devoir que j’ai agi, — un devoir sacré pour moi, comme français d’abord, comme sujet britannique ensuite. Et ce devoir, j’oserai dire qu’il s’impose également à notre race française du Canada. Et je le crois bien, j’en suis tellement convaincu que je suis venu ce soir tenter l’organisation d’un bataillon français.

Des murmures de protestation s’élevèrent. Des voix dirent :

— On ne se battra jamais pour les Anglais !

À l’arrière de la salle un jeune homme se hissa sur un banc et clama d’une voix forte :

— Qu’on nous donne des fusils pour tirer sur les Anglais qui nous embêtent, et non sur les Allemands qui ne nous font aucun mal !

— Bien parlé ! approuvèrent quelques voix.

— Messieurs demanda Jules Marion, à quoi nous mènera la violence ?

— À nous venger ! répondit le même jeune homme.

— Soit nous nous vengerons. Seulement, étant les moins forts nous finirons par perdre tout à fait la cause noble et sainte que nous défendons avec tant de courage et d’héroïsme.

— Et à quoi nous mènera la folie de prendre la défense de nos ennemis ? demanda vivement Raoul Constant.

— Au respect de nos droits par ces ennemis ! répondit Jules avec une ferme conviction.

— C’est impossible ! firent des voix incrédules.

— Il n’est pas impossible de faire trêve dans le danger commun, rétorqua Jules Marion. Mettons de côté les animosités et les luttes de famille. Aujourd’hui un autre ennemi se dresse, peut-être plus dangereux, et presque seule la France lui fait face. Mais l’ennemi est puissant, la France a besoin de secours, allons au secours de la France. Ah ! nous ne pouvons pas renier ce noble et généreux sang gaulois qui coule, brûlant, dans nos veines ! Oui, pourquoi ne pas porter notre bras canadien à l’appui de la France ? Qu’importe que ce soit sous les couleurs britanniques ! Qu’importe que ce soit dans l’uniforme kaki ! Nous serons des régiments français mêlés aux régiments anglais ! Actuellement, mêlés aux armées anglaises, sont des armées belges et françaises : nous serons une autre armée française ! Remarquez que la cause des pays alliés est notre propre cause, et la race française du Canada est capable elle aussi de défendre sa cause avec honneur.

Des applaudissements éclatèrent. Et Jules Marion poursuivit s’animant, cherchant par toutes espèces d’arguments à soulever l’enthousiasme dans ces âmes françaises. Et il réussit.

Bientôt cent poitrines rugirent :

— Vive Marion ! Vive la France !

Et l’enthousiasme, une fois créée, tout le monde demanda l’organisation d’un bataillon.

Raoul Constant lui-même avait crié :

— Eh bien ! moi aussi j’en serai. Marion a raison : enrôlons-nous !

Plus tard au delà de quatre cents noms avaient été inscrits par les officiers de milice. Puis il fut décidé de surnommer le bataillon « Saint-Louis ».

— Je veux en être l’aumônier ! déclara l’abbé Marcotte.

Le prêtre fut acclamé par toute cette jeunesse bouillante vraiment française.

Et lui, l’abbé, avec sa longue figure blême qui s’irradiait au souffle de cette belle et fougueuse jeunesse, s’approchant de Jules Marion lui dit avec une admiration émue :

— Mon fils, tu viens de faire naître la vraie revanche de notre race !