La renaissance septentrionale et les premiers maîtres des Flandres/06

CHAPITRE VI


Les Débuts des Van Eyck

Jacques Coene, Haincelin de Haguenau, Jacquemart de Hesdin, Les Frères de Limbourg

L’éclatante apparition des Van Eyck semblait jusqu’en ces dernières années un phénomène miraculeux et inexplicable. Certes le génie est toujours un miracle, une énigme, mais il arrive qu’à défaut de la cause initiale on distingue plus ou moins nettement certains signes annonçant le prodige. On croit aujourd’hui connaître quelques-unes des sources qui alimentèrent l’art des Van Eyck. La production artistique des régions septentrionales était assez abondante et assez riche pour mériter leur venue ; le terrain était merveilleusement préparé ; on vivait dans une atmosphère de faste intense ; la fleur très rare pouvait naître ; elle était assurée de grandir. Le génie de Sluter à la fois humain et lyrique, naturaliste et religieux, se prolongeait dans l’imagination dramatique de Van de Werve Les peintres foisonnaient. Pourtant ni Sluter, ni Broederlam, ni Malouel ne sont les éducateurs des Van Eyck. Les affinités des Flamands de Bourgogne avec les deux illustres créateurs de la peinture moderne ne sont point d’une évidence frappante. On a cherché ailleurs et l’on a relevé chez quelques miniaturistes installés en France les signes d’une ascendance plus directe. Ces miniaturistes, novateurs décidés, sont tous flamands. Ils substituent des paysages aux fonds d’or encore employés par Malouel ; ils groupent, animent, campent, habillent — et même déshabillent — leurs personnages avec une intelligence de plus en plus complète de la réalité. Ces maîtres forment deux familles : l’une séjourne à Paris, l’autre a pour foyer Bourges, la capitale de Monseigneur Jehan de Berry.

À Paris deux noms sont particulièrement à retenir : Jacques Coene et Haincelin de Haguenau. Désigné dans un manuscrit sous le nom de Jacobus Cona, appelé Jacopo Cova, par un auteur italien, Jacques Coene de Bruges[1] demeurait à Paris en 1398 et il y vécut pendant quinze ans. Il s’occupait fort de perfectionner la technique de son art et son nom figure dans un traité spécial de la fin du xive siècle.





Jean Malouel
Pietà
Musée du Louvre.

Un peintre italien, Giovanni Alcherio, à qui il avait transmis ses recettes, lui conseilla de faire le voyage d’Italie et Jacques Coene partit pour Milan où il exécuta des fresques dans le Dôme. C’est à peu près tout ce que l’on sait de son existence. Son séjour dans la capitale lombarde a fait croire jadis à Alphonse Wauters que Jacopo Cova de Bruges était tout simplement Jacques Cavael, le peintre d’Ypres que nous avons rencontré également dans la capitale lombarde. Cette hypothèse est écartée — sans force, disons-le — par le chanoine Dehaisnes. Que Coene et Cavaël soient un même peintre ou deux personnalités différentes, le rôle des maîtres flamands dans les destinées de la peinture septentrionale n’en reste pas moins capital et la puissance éducatrice de l’Italie dans l’art de peindre n’en demeure pas moins évidente.



Jacques Coene. — Le jardin du vieux de la Montagne
Ms. français No 2810 de la Bibl. Nationale. Paris, fo 10.


Et ces deux faits resteraient tout aussi irréfutables, alors même qu’il serait possible d’admettre les hypothèses ingénieuses de M. Bouchot faisant de Jacques Coene le père de Hubert et Jean Van Eyck et l’auteur des célèbres miniatures de Chantilly attribuées aux frères de Limbourg. Grandissant en gloire, Jacques Coene n’en serait pas moins un flamand très authentique, au courant des progrès de la peinture italienne, — les réminiscences trécentistes ne manquant point dans les célèbres Heures de Chantilly. Au surplus nous ne pouvons adopter l’opinion de M. Bouchot tout au moins en ce qui concerne les liens du sang qui rattacheraient Jacques Coene aux frères Van Eyck[2].

Le peu que nous savons et connaissons de ce miniaturiste brugeois n’en est pas moins fort curieux. Jacques Coene est l’enlumineur du Livre d’heures du maréchal Boucicaut (coll. André) ; il a collaboré en outre à l’illustration du célèbre Livre des merveilles du monde, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (no 2810 — fo 16). Il compose pour ses personnages un décor où il introduit l’air, l’espace, la lumière. Plus de fond conventionnel ; pour parler comme M. Durrieu, « il crève la toile du fond ». L’une des illustrations du Livre d’heures du maréchal Boucicaut représente les jardins où le « vieux de la montagne, » Hassan, chef des Haschichins, transportait ses guerriers tout endormis, « pour qu’au réveil ils vissent des fleurs, des festins et des femmes »[3]. On voit un enclos naïf entouré de murailles blanches, planté de trois cèdres. Au pied d’une colline — le Liban ? — deux couples font penser aux réunions galantes du Triomphe de la Mort. Hassan vient de franchir la porte du jardin d’amour et regarde ses soldats émerveillés qui demain se réveilleront dans leurs dures casernes. C’est en récit de croisé revu par Boccace. L’empreinte italienne est sensible ; des détails orientaux dans les costumes disent le souci nouveau de la couleur locale ; arbres, collines, ciel, herbes, muraille sont les éléments d’un décor ingénu où s’éveille le paysage moderne.

Haincelin de Hagenau[4] est plus puissant et plus varié. On aurait assurément quelque peine à faire de lui un flamand authentique. Son prénom Haincelin est la francisation du diminutif allemand Hansslein, petit Hans. C’est un septentrional qui sent profondément le charme de la nature et de la vie familière, un conteur plein d’humour et de vérité, parent de l’imagier de Haekendover. Il dessine des animaux avec l’esprit de Gentile da Fabriano et de Pisanello ; le paysage s’agrandit encore et les scènes qu’il y place sont de plus en plus vécues. Un manuscrit de son atelier conservé à la Bibliothèque nationale (no 616) nous montre, ici une Garenne de lapins sur le flanc d’une colline rocheuse que surmontent un château, une église, un moulin, — là un Repas de chasseurs, très animé, très ordonné, très observé, où les gentilshommes s’entretiennent noblement, où les valets à d’autres tables boivent et mangent rustrement, où les chevaux tendent le col avec impatience, où les chiens sont bien des chiens de chasse, où les arbres sont d’un dessin qui s’individualise.

On ne sait rien de ce beau peintre de genre, ancêtre des petits flamands et des petits hollandais, sinon qu’il était fixé à Paris dès l’année 1401.

Le Berry était devenu un milieu d’art particulièrement fécond grâce au mécénat de Monseigneur Jehan le Magnifique, à qui l’histoire reproche bien un peu de tyrannie et quelques fâcheuses exactions, mais qui fut l’inspirateur des merveilles de Mehun-sur-Yèvre et le protecteur d’André Beauneveu. La puissance et l’émotion de ce grand artiste restaient encore prisonnières du maniérisme parisien. Les autres miniaturistes du duc de Berry, Jacquemart de Hesdin et surtout les célèbres frères de Limbourg : Pol, Jannequin et Hermann vont suivre des voies nouvelles[5].

Jacquemart de Hesdin (de Odin, ou Esdin) résidait à Bourges en 1384. Il est l’auteur des Très belles heures très richement enluminées du duc de Berry que conserve la Bibliothèque royale de Belgique (m. 11.060-61). Les deux miniatures initiales, on s’en souvient, sont de la main d’André Beauneveu ; les autres, exécutées par Jacquemart de Hesdin, sont au nombre de dix-huit et représentent : l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, l’Apparition des Anges aux Bergers, l’Adoration des Mages, la Présentation au Temple, la Fuite en Égypte, le Couronnement de la Vierge, le Christ et les Anges, la Trahison de Judas, le Christ devant Caïphe, Jésus flagellé, le Portement de Croix, Jésus en Croix, la Mise au Tombeau, Cérémonie des Obsèques.

Cette série est d’un intérêt et d’un attrait constamment soutenus. Jacquemart de Hesdin est un grand artiste. Le pontife de la Présentation et une très belle figure dans un remarquable tableau. On sent un maître impatient de proclamer son sentiment du drame humain dans le cortège du Portement de Croix, dans l’assemblée du Calvaire présentée sur un ciel d’un bleu intense, dans l’impressionnante figuration de Frères noirs de la Cérémonie des Obsèques. Mais si Jacquemart de Hesdin apporte de la vie dans le groupement, les gestes, les décors, les expressions, il n’en reste pas moins conventionnel dans le choix des types. Il est soumis à la grande tradition giottesque. L’Italie aurait autant de droit à la revendiquer que la France. Il est aussi près des peintres toscans du trecento que des miniaturistes parisiens du XIVe siècle.

Voyez la Présentation au Temple ; de grandes draperies classiques habillent noblement les personnages ; les visages simples, tout en se diversifiant, gardent un même cachet de beauté sereine et synthétique ; l’idéal giottesque s’est exprimé ici avec une rare bonheur. Et l’on peut bien dire que dans le très suave et très sobre Couronnement de la Vierge, le même idéal annonce le génie de Fra Angelico. Ce qui est plus spécialement septentrional c’est le décor, c’est par exemple dans la Fuite en Égypte, ce fleuve longeant une ville fortifiée, entourant une île où se dresse un burg, et glissant entre de hautes roches qui semblent surveiller le passage des petits bateaux. Composition encore ingénue, mais plus complète déjà que celles de Jacques Coene, et qui revue, précisée par les frères de Limbourg, aboutira au paysage des frères Van Eyck.

Le rôle des trois frères de Limbourg est plus décisif encore dans l’histoire de la peinture moderne que celui de Jacques Coene, Haincelin de Haguenau et Jacquemart de Hesdin. Leur chef-d’œuvre : Les Très riches heures du duc de Berry, conservées à Chantilly, où M. Paul Mantz voit « un monument de l’art français » est bien plutôt, comme l’écrit M. Durrieu, « la pierre angulaire du magistral édifice de la peinture flamande du XVe siècle ». Ces trois illustres précurseurs ne seraient autres que les frères Manuel ou Malouel, neveux du gueldrois Jehan Malouel, ceux-là même qu’on retint prisonniers à Bruxelles, — du moins Hermann et Jean. La Gueldre et le Limbourg se touchaient et limitaient à l’est cette région mosane où s’élevaient Maestricht dont Wolfram d’Eschenbach avait autrefois chanté les peintres, Hasselt qui avait envoyé un maître Jean à la Cour de Louis de Mâle, et Maesyck — ou Maesseyck, — la patrie probable des peintres de l’Agneau mystique. Les frères de Limbourg venaient donc d’une contrée particulièrement féconde en artistes.

À dix-huit ans, Pol, Jannequin et Hermann entrèrent comme apprentis dans la boutique d’un orfèvre, à Paris, et l’on sait que c’est également chez des orfèvres que se fit l’éducation des maîtres italiens du quattrocento. Les renseignements sur la carrière des trois maîtres limbourgeois deviennent ensuite extrêmement rares ; entrés au service de Jean de


Jacquemart de Hesdin
La Présentation au Temple
Miniature paginale des Très belles Heures du duc de Berry
(Bibliothèque royale de Belgique, 11060-61)

Berry, Pol et ses frères offrirent à deux reprises des « estraines » à leur maître, en 1410, un « livre contrefait » c’est-à-dire une « pièce de bois paincte en semblance d’un livre à deux fermaux d’argent doré » et en 1414 « une petite salière d’agathe garnie d’or et de perles ». Pol mourut avant 1434. C’est son génie sans doute qui assura la gloire de l’association fraternelle, car l’inventaire de 1416 qui a révélé les enlumineurs du manuscrit de Chantilly, le désigne seul par son prénom.




Atelier de Haincelin de Haguenau
Une Garenne de Lapins
Ms français de la Bibl. nationale. Paris, fo 20

L’inventaire en effet mentionne une layette contenant « plusieurs cayers d’unes très riches heures que foisoient Pol et ses frères, très richement historiez et enluminez »[6] Ce chef-d’œuvre de la miniature septentrionale comprend deux séries d’illustrations appartenant chacune à une école différente. La première fut exécutée par Pol et ses frères avant l’année 1416 ; la seconde est postérieure à l’année 1480. Nous ne nous occuperons que de l’œuvre des trois maîtres flamands. Sans entrer dans le détail des quarante grandes compositions, des vingt-huit miniatures plus petites, des trois pages interrompues par la mort de Monseigneur de Berry et terminées dans la suite (car tel est le chiffre exact des illustrations exécutées par les frères de Limbourg) nous dirons que dans l’ensemble l’œuvre parcourt l’Ancien et le Nouveau Testament, et nous apparaît comme le poème des gloires célestes et du labeur humain. Dans une des miniatures représentant le Paradis terrestre on voit la Tentation d’Ève, la séduction d’Adam, la condamnation d’Adam et d’Ève et leur exclusion du Paradis. Paysages, figures, disposition des scènes, tout révèle un esprit hardi, une main infaillible. On a trouvé que l’Adam agenouillé ressemblait à un antique de l’école de Pergame, conservé au musée d’Aix ; disons plutôt que le miniaturiste pressent le nu féminin de Jean Van Eyck avec sa figure d’Ève. L’influence italienne est d’ailleurs incontestable ; elle est confirmée par la présence d’un plan de Rome ; dans la miniature de la Purification M. Müntz a reconnu des réminiscences d’une fresque peinte par Taddeo Gaddi sur les parois de la chapelle Baroncelli à l’église Sainte-Croix de Florence.

La partie la plus originale et la plus célèbre des Heures de Pol de Limbourg et de ses frères, c’est le Calendrier où chaque mois surmonté des signes du Zodiaque nous fait assister à quelque scène de la vie champêtre ou seigneuriale : tondaille des moutons, semailles, moissons, fenaisons, cavalcades princières, hallali du sanglier, festins magnifiques. Et la plupart de ces évocations vivantes s’encadrent d’un paysage où des architectures vraies s’exhaussent à l’horizon. C’est ainsi que le mois de mai montre le château de Poitiers, le mois de juin le Palais et la Sainte-Chapelle de Paris, le mois d’octobre le Louvre au temps de Charles VI, le mois de décembre le château de Vincennes. « Tout porte à croire, » dit M. Léopold Delisle, « que nous avons une vue de Mehun-sur-Yèvre dans un autre tableau, où se voit, arborée au haut des tours d’un château, la bannière du duc de Berry ».[7] Nous croyons reconnaître aussi les tours de Notre-Dame de Paris au fond de la miniature des Rois mages.

J’ai plaisir à transcrire une description charmante que nous donne M. Lechevallier-Chevignard de deux des plus célèbres miniatures de Chantilly :

« La page consacrée au mois de juin nous montre avec une rare exactitude tous les monuments compris dans l’enceinte du palais de la Cité, depuis la Sainte Chapelle et le double comble de la grand’salle, détruite par l’incendie de 1618, jusqu’au beffroi et aux trois tours qui existent encore sur le quai de l’Horloge. Au premier plan, peut-être dans une de ces petites îles qui, réunies, ont formé le terre-plein du Pont-Neuf et une partie de la place Dauphine, des faucheurs coupent les foins que deux paysannes, nu-pieds et la jupe relevée, mettent en meules, avec des fourches et des râteaux parfaitement semblables à ceux dont on se sert dans nos campagnes. — Octobre est encore plus curieux. Nous assistons aux semailles d’automne : au fond, le Louvre de Charles V, avec sa grosse tour centrale, de laquelle relevaient tous les donjons de la France féodale, le mur crénelé qui longeait la Seine aux rives bordées de saules ; le tout dessiné d’après nature et avec la précision de l’objectif. Au dessus du tableau, de l’autre côté du fleuve, là où s’élèvent maintenant les bâtiments de l’Institut, un paysan monté sur un lourd cheval y ramène la herse sur des sillons que vient d’ensemencer son compagnon et qu’une bande de pies est déjà en train de butiner ; la rustique monture porte ce collier en forme de cœur encore usité pour nos chevaux de trait. Autre détail local : vers le second plan, sur un champ façonné et tout ensemencé, se dresse un épouvantail, simulacre d’archer, fabriqué de vieux habits attachés à un pieu, tandis que des cordeaux munis de bouts de chiffons flottant au vent achèvent de défendre la future récolte contre les rapines des oiseaux. Savoir observer le ciel, la terre, les eaux, s’arrêter aux travaux des champs, en reproduire les scènes familières, les divers épisodes de chaque saison, tout en n’accordant aux figures qu’une importance secondaire, enfin voir juste avant toute notion de perspective et sur la limite du XIVe et du XVe siècle, c’est déjà quelque chose, c’est presque inaugurer sans le savoir un genre nouveau, le paysage ».[8]

C’est à M. Paul Durrieu que nous devons les découvertes les plus sensationnelles et les plus récentes relativement aux origines des Van Eyck.

M. Durrieu a mis en relief l’intérêt du célèbre manuscrit : les Heures de Turin, détruit par les flammes, mais exactement reproduit en l’honneur de M. Léopold Delisle dans une publication luxueuse qui fut offerte à l’illustre bibliographe à l’occasion de sa cinquantième année de collaboration à la Société de l’Histoire de France et de l’École des Chartes. Ces Heures de Turin, qui avaient été révélées par M. Delisle en 1884 et signalées pour leur importance artistique à la Société des Antiquaires de France en juin 1901 par M. Durrieu, comptent quarante-cinq feuillets à peintures qui proviennent d’un splendide livre d’Heures, commencé pour le duc Jean de Berry. On trouvera dans les articles de M. Durrieu[9] l’histoire du manuscrit. Nous nous contenterons d’examiner les miniatures qui peuvent être utilement consultées pour l’histoire des Van Eyck.

Le manuscrit s’ouvre par une page d’un coloris délicieux : la Vierge et l’enfant Jésus entourés de saintes. Le type féminin des Van Eyck apparaît, beaucoup moins dans la Vierge d’ailleurs que dans quelques unes des saintes ; celles qui sont vues de face ont le front bombé, les pommettes assez accentuées du type adopté par les Van Eyck. Mais la draperie conserve dans la sainte vue de profil la flaccidité conventionnelle des draperies colonaises ou siennoises. La figure de la Vierge nous montre au contraire une combinaison inédite de plis. Sur tout le corps la draperie est large comme dans certaines statues de l’école parisienne ; dans le bas elle se casse en plis nombreux et angulaires, nouvelle convention remplaçant les volutes des maniéristes. Où est né ce système de cassures terminales ? On est assez tenté d’y voir une création des Van Eyck, lesquels auraient développé à cet égard certaines indications des sculpteurs hollandais et flamands de Bourgogne. Quoiqu’il en soit il ne manque aux figures que nous venons d’examiner qu’une certaine robustesse de dessin et de modelé pour être dignes des peintres de l’Adoration de l’Agneau.

Au bas de cette page, on voit une frise qui représente les Vierges se dirigeant vers l’Agneau mystique ; un groupe semblable se trouve dans le polyptyque de Gand et l’identité de sentiment et de sujet est remarquable entre les deux œuvres. Toutefois les Vierges de Turin sont impersonnelles ; elles portent des vêtements uniformes ; leur grâce est indécise et monotone. Presque toutes méditent leur missel sacré. Les Vierges de Gand sont des martyres, reconnaissables à leurs attributs symboliques ; elles agitent des palmes, sont couvertes de robes et de manteaux luxueux et leur beauté a comme une vigueur qui est refusée à leurs sœurs de Turin.

Vient ensuite la miniature la plus digne d’attention et qui a provoqué les plus curieux commentaires. Un prince à cheval suivi d’une brillante escorte s’avance à quelque distance de la mer et, joignant les mains, lève les yeux vers Dieu le père qui apparaît dans le ciel, entouré d’anges. « Dans le fond on voit se dérouler jusqu’à l’horizon une grève animée de nombreuses figurines de personnages microscopiques, qui, sur l’original même, où la couleur les rend plus distinctes, ne se voient vraiment bien qu’à la loupe, distançant les plus remarquables tours de force d’un Van Blarenberghe au XVIIIe siècle. »[10]





Atelier de Haincelin de Haguenau
Repas de Chasseurs
Ms français no 616 de la Bibl. nationale. Paris, fo 67

Les cavaliers rappellent d’une manière saisissante les personnages à cheval de l’Adoration représentant sur les deux volets aujourd’hui à Berlin les Juges intègres et les Chevaliers du Christ. Le cheval blanc du prince en prières est à peu de chose près celui du juge intègre en qui la tradition veut voir Hubert Van Eyck. La tête du cheval galopant derrière le coursier blanc, se retrouve également dans le panneau des Juges. Détail à souligner dans la figure du chevalier qui tient au poing un pennon armorié : le merveilleux paysage et le chevalier galopant se reflètent avec une prodigieuse précision dans le miroir de sa cuirasse convexe. C’est là un effet qui n’est pas rare chez les Van Eyck et qu’ils firent adopter par leur école.

D’après M. Durrieu le prince en prières serait Guillaume IV de Bavière, comte de Hainaut et de Hollande. On reconnaîtrait ses armes sur la bannière. La jeune femme entourée de compagnes qui s’incline devant le prince serait sa fille Jacqueline de Bavière. Une vieille chronique raconte que Guillaume IV, à l’issue d’un séjour en Angleterre et sur le point de se réembarquer pour le continent « se mit à genoux et invoqua Notre-Dame de Poke, près de Vere en Zélande, célèbre par ses miracles, faisant vœu de ne plus manger de viande jusqu’à ce qu’il fût venu visiter le sanctuaire de Poke. Aussitôt le vent devint favorable, et, en vingt heures, le comte et ses gens purent arriver en naviguant à voiles, d’Angleterre jusqu’aux côtes de Zélande. La traversée terminée, ils accomplirent dévotement le vœu qu’ils avaient fait. »[11] Nous assisterions dans la miniature au retour du prince. La ville dans le fond avec sa grosse tour serait Vere, la petite cité zélandaise. M. Six croit plutôt que la scène représente Guillaume IV amenant à sa fille Jacqueline son fiancé, le jeune duc de Touraine, pour la célébration du mariage qui eut lieu en 1415, à la Haye.[12]

Quant à l’enlumineur, M. Durrieu sans rien affirmer, incline à voir en Hubert Van Eyck l’auteur de quelques-unes des plus belles pages du célèbre manuscrit : la Vierge entourée des saintes, le Retour du comte Guillaume IV, ainsi que d’autres miniatures, une Pietà, une Oraison à sainte Marthe et saint Julien, une Agonie du Christ au Jardin des Oliviers (fragment de Milan), — trois compositions où, pour notre part nous noterions plutôt de sensibles différences avec le style des Van Eyck.

M. Six de son côté n’hésite point à conclure que Hubert exécuta les Heures de Turin pour Guillaume IV dans les mêmes années où il peignait les parties les plus anciennes du Retable de Gand. Nous nous garderions bien d’exprimer une opinion formelle. L’identité de quelques unes des miniatures et de certaines parties de l’Adoration est évidente. Notre sentiment, nos souvenirs nous disent ensuite que seul le tableau du retour de Guillaume IV est d’une facture comparable à celle du célèbre polyptyque. Et encore, il nous faut remarquer que les peintres de l’Adoration de l’Agneau se sont bien gardés de laisser l’encolure de leurs chevaux absolument nue ainsi que cela se voit dans le cheval du soi-disant Guillaume IV ; ils ont fait retomber habilement les crinières du côté des spectateurs ; en outre ce même coursier des Heures de Turin marche à l’amble, les deux pattes gauches levées en même temps ; ce qui est une faute grave. Ainsi placé il doit fatalement tomber. On peut peindre un beau cheval dit Aristote, en pèchant contre l’équitation. C’est une erreur toutefois où les Van Eyck n’ont point versé.

Aussi notre opinion intime est-elle que les Heures de Turin ne sont pas l’œuvre des deux frères mais d’un maître de leur atelier. Nous prouverait-on qu’elles furent exécutées par Hubert, que notre sentiment sur la valeur respective des deux illustres peintres s’en trouverait fortifiée. Nous avons toujours pensé que la tradition n’avait point eu tort en somme, d’absorber dans la gloire du frère cadet, la gloire un peu mythique du frère aîné.

  1. Cf. Dehaisnes : Histoire de l’Art p. 366 et 581 ; A. Wauters : Commencements de l’Ancienne École flamande de peinture (Bull. de l’Acad. roy. de Belgique, Année 1883, p. 383) ; Durrieu : Exposition des Primitifs français. Revue de l’Art ancien et moderne. 1904. T. 1. p. 258 et 259.
  2. Cf. Bouchot : Les Très Riches Heures de Chantilly, J. Cône et les Van Eyck. Bulletin de l’Art. Dec. 1904. M. Bouchot voit dans le mot Coene (Cône, Coing) la traduction de De Eyck. Coene n’est pas une traduction ; c’est le mot flamand hardi, valeureux ; et de Eyck (le chêne) n’a jamais signifié le coin. Cf articles de MM. Bouchot et Weale. Bulletin de l’Art. 28 janvier, 4 et 18 février, 15 avril 1905, et Burlington Magazine avril 1905.
  3. Maurice Barrès.
  4. Cf. Durrieu. Revue de l’Art, art. cit. 1904
  5. Cf. pour Jacquemart de Hesdin et les frères de Limbourg : Dehaisnes op. cit ; P. Mantz La Peinture française du IXe au XVIe siècles, Paris 1898 ; Van den Gheyn, J. Catalogue des Manuscrits de la Biblioth. de Belgique, Bruxelles 1901 ; De Lasteyrie, les Miniature d’André Beauneveu et de Jacquemart de Hesdin. Mou. Piot. I. III ; Delisle, les Heures du duc de Berry, Gaz. des Beaux-Arts 1884. I ; du même, le Cabinet des Livres du Ch. de Chantilly. Revue de l’Art ancien et moderne 1898 ; A. de Champeaux et P. Gauchery, les Arts à la Cour du duc de Berry. Paris 1894 ; A. de Champeaux, le Duc de Berry et l’Art italien. Gaz. des Beaux-Arts 1888, T. II ; P. Durrieu. Les Très riches Heures du duc de Berry, Paris 1904 ; du même Exposition des primitifs (Art. cit.) Lechevallier-Chevignard. Les Styles Français (bibliothèque de l’Enseignement des Beaux-Arts). Cf. aussi pour cette école le Catalogue des Primitifs français et les travaux de de Laborde, H. Bouchot, Salomon Reinach etc.
  6. De Laborde. Les ducs de Bourgogne, Preuves, I. 1er, introduction, p. CXXI.
  7. Léopold Delisle : Le cabinet des livres du Château de Chantilly. Revue de l’art ancien et moderne, 1898. p. 365.
  8. Lechevallier-Chevignard. Les Styles Français pages 124 et 125.
  9. P. Durrieu : Les Débuts des Van Eyck. Gazette des Beaux-Arts, T. 29, 1903.
  10. P. Durrieu : Les Débuts des Van Eyck, p. 16.
  11. Chronique de Jean de Leyde citée par M. Durrieu, art. cité pag. 116 et 117.
  12. À propos d’un repentir de Hubert Van Eyck. Gaz. des Beaux-Arts. T. 31. 1 Mars 1904.