La religion du crime/Chapitre IV

Librairie anti-cléricale (p. 37-51).

CHAPITRE IV

L’AGONISANT

L’abbé Meurtrillon revenait, en effet, de Poitiers, où il avait été mandé en toute hâte par Mme de Maurelent.

Une autre lettre signée Firulard l’avait mis au courant de la situation.

Depuis quelques jours, le vieux comte de Maurelent baissait. La vie ne palpitait plus en lui que comme une flamme épuisée qui lutte au creux d’un flambeau et semble prête à succomber sous l’étouffement de la nuit.

En arrivant à Poitiers, l’abbé Meurtrillon, après avoir pris une collation légère, s’était rendu dans l’église de Moutierneuf. Il avait besoin de se recueillir et de tracer d’avance son plan de combat.

Ombre noire se découpant sur le demi-jour qui filtrait à travers les petites fenêtres en plein cintre des bas-côtés, l’abbé Meurtrillon, agenouillé dans la nef, regardait d’un regard en dessous la lumière éclatante du couchant qui entrait avec des couleurs de gloire à travers les larges baies ogivales du chœur.

Il se parlait à lui-même, et de temps en temps aussi parlait à Dieu, qu’il avait pris l’habitude, non sans une pointe d’ironie, de mettre de moitié dans tous ses actes.

C’est ainsi que Louis XI ne manquait jamais de demander à sa Vierge de plomb d’approuver même ses actes de scélératesse.

« Seigneur Dieu, disait Meurtrillon, Seigneur Dieu, si vous existez, écoutez ma voix et inspirez-moi. Puisque vous avez fait le monde, vous savez que le levier qui le soulève est un levier d’or. Puisque vous avez fait l’Église, vous savez qu’elle ne peut vivre qu’à la condition d’être puissante, c’est-à-dire riche. Puisque vous m’avez fait, moi, et puisque vous m’avez mis dans le cœur la sainte ambition de vos intérêts, vous savez que les biens temporels ne me tentent pas pour assurer ma fortune, mais pour assurer votre domination. Vous connaissez mes projets : je veux rebâtir l’édifice de la foi. Le hasard ou votre main, Seigneur, me fournira certainement un jour l’âme neuve que je cherche, l’enfant que j’élèverai et qui déterminera par un miracle la renaissance de l’Église. Oui, je ferai, moi, ce que ne peuvent faire ni les papes, ni les empereurs. Mais, avant tout, je veux être riche. Je serai riche ! M. de Maurelent doit laisser une fortune de plusieurs millions. Il est le dernier de sa race. Il donne évidemment sa fortune à sa femme, car celle-ci a dû le dominer comme une femme de quarante ans, élevée, conseillée par nous, sait dominer un vieillard imbécile et corrompu. Mais qui héritera de Mme de Maurelent ? Il faut que ce soit moi ! C’est moi qui, avant son mariage, quand elle était Mlle de Lynch, ai dirigé sa conscience au couvent des Servantes de la discipline. C’est moi qui l’ai mariée, il y a dix ans. C’est moi qui lui ouvrirai, sous peu, les portes du ciel. N’est-ce pas, Seigneur, que vous m’approuvez et que vous protégez mon œuvre ? Maître de la vie, Dieu terrible qui faisiez massacrer par votre ange des milliers d’innocents, je suis sûr que vous m’encouragez, car mon but est sublime. Les vivants sont des passants. L’Église reste, et ceux qui ont travaillé pour elle sont les seuls qui aient travaillé pour l’éternité. »

L’abbé Meurtrillon se leva, de l’air tranquille d’un homme qui vient de se mettre en paix avec sa conscience, et, sortant de l’église de Moutierneuf, se dirigea, à travers les rues montueuses de la ville vieille, vers l’hôtel de M. de Maurelent.

Il marchait rapidement, les yeux baissés, craignant qu’un importun ne l’arrêtât. Il était maintenant décidé à tout.

L’abbé se disait : « Firulard fera ce que je voudrai. »

Firulard, en religion frère Catastus, était un ancien ignorantin que Meurtrillon avait fait fuir de couvent en couvent pour échapper à une accusation de faux en écritures.

Après avoir soustrait Firulard à l’action de la justice, Meurtrillon l’avait fait entrer chez Mme de Maurelent comme homme de confiance.

Le prêtre n’aurait d’ailleurs eu qu’un mot à dire pour que Firulard fût arrêté.

« Firulard me servira donc, perinde ac cadaver, pensait Meurtrillon. Et, pour assister Mme de Maurelent, si toutefois elle doit mourir d’une de ces maladies opportunes dont la Trois-Pattes à le secret, n’ai-je pas le docteur Carlate ? Il faut que sous peu cet homme soit à mon entière discrétion. Il faut que ses idées me servent, car les plus grands crimes doivent servir à la plus grande gloire de Dieu. »

L’abbé Meurtrillon pénétra dans l’hôtel et se dirigea rapidement vers un petit pavillon situé au fond du jardin.

Il frappa trois fois. Un homme ouvrit.

Ce personnage avait le front déprimé, le crâne ovoïde plaqué de cheveux d’un noir d’ébène, des yeux noirs brillants d’un feu sombre au fond d’orbites flétris et caves, un visage fuyant qui ressemblait à un museau de fouine.

Il dit à Meurtrillon :

— Salut, maître !

C’était Firulard.

— Comment va le comte ? demanda Meurtrillon sans tendre la main à Firulard.

— De plus en plus mal, dit celui-ci.

— Où est-il ?

— Il s’est fait transporter dans la salle aux armures, au milieu de ses ancêtres. Néanmoins, il ne croit pas qu’il va mourir.

— C’est mon devoir de prêtre de le lui apprendre, dit Meurtrillon, qui ajouta vivement :

— Et la comtesse ?

— Elle hérite.

— De combien ?

— De deux millions.

— Le docteur Carlate est ici ?

— Depuis hier.

— Il est seul à soigner le comte ?

— Seul.

— C’est bien, dit Meurtrillon.

Puis, après un instant de silence, en appuyant sur chaque syllabe et en lançant à Firulard un regard aigu :

— Madame de Maurelent est en bonne santé ?

— Oui, répondit Firulard.

— Croyez-vous que la mort du comte ne lui porte pas un coup terrible, demanda Meurtrillon en regardant fixement l’homme de confiance.

Et comme Firulard cherchait à deviner la pensée du prêtre, celui-ci dit lentement :

— Il est des arrachements auxquels on peut ne pas survivre, et l’on voit parfois la veuve suivre son mari dans la mort.

Il y eut un moment de silence que Meurtrillon rompit.

— Eh bien ? demanda-t-il d’un ton impérieux.

Mme la comtesse de Maurelent, répondit Firulard en s’inclinant, se portera par la suite… comme il vous plaira.

— Je vois avec plaisir, dit froidement le prêtre, que Firulard se souvient du frère Catastus.

Catastus, répliqua Firulard, veut dire esclave. Je suis votre esclave, et vous êtes mon maître. Je vous obéirai les yeux fermés. Tout pour vos amis, tout contre vos ennemis.

— Il suffit, dit Meurtrillon, je vois que votre zèle est sincère… Allons maintenant chez le comte.

Firulard et Meurtrillon traversèrent lentement le jardin, et,

— Je veux me lever ! disait l’agonisant dans son délire. Le clairon sonne ! le roi m’appelle ! Je veux, je veux combattre. En avant pour le roi et pour la patrie ! (Chap. IV).
— Je veux me lever ! disait l’agonisant dans son délire. Le clairon sonne ! le roi m’appelle ! Je veux, je veux combattre. En avant pour le roi et pour la patrie ! (Chap. IV).

— Je veux me lever ! disait l’agonisant dans son délire. Le clairon sonne ! le roi m’appelle ! Je veux, je veux combattre. En avant pour le roi et pour la patrie ! (Chap. IV).

 
montant l’escalier de l’hôtel, arrivèrent sur le palier conduisant à la salle des armures.

Là, Firulard s’arrêta brusquement, et, prenant l’abbé par le bras :

— Deux mots encore, dit-il à voix basse. Avant que vous n’entriez, je dois vous mettre au courant d’un fait étrange qui peut-être servira vos projets.

Et, se penchant vers Meurtrillon, Firulard parla longuement à l’oreille du prêtre.

— Alors, dit Meurtrillon, vous croyez que le nom que vous venez de prononcer est le mot de l’énigme ?

— J’en suis sûr, répliqua l’homme de confiance.

En ce moment, un personnage sortait vêtu de noir et cravaté de blanc.

Cet homme grand, maigre, ayant une longue figure en lame de couteau, échangea un coup d’œil rapide avec Meurtrillon.

— Eh bien ! monsieur Carlate ? demanda Firulard.

— M. de Maurelent s’est assoupi, dit le docteur, mais je crois que c’est du sommeil qui précède l’agonie.

— Il n’y a plus rien à faire ? interrogea Meurtrillon.

— Pour le médecin, rien, répondit le docteur.

Puis il ajouta lentement, regardant Meurtrillon :

— Maintenant commence le rôle du prêtre…

Meurtrillon, quittant Firulard et le docteur, poussa la porte de l’appartement.

M. de Maurelent était étendu tout habillé sur un lit de camp.

Il eût été difficile de reconnaître dans ce spectre à mine chafouine le vieillard sautillant qui faisait, deux ans plus tôt, la joie des coulisses de l’Opéra et la fortune de l’hôtel Gigondas.

Cependant, par un reste de coquetterie, ce mourant qui semblait un mort avait mis un habit noir, des gants gris perle et des souliers de bal.

Il avait fait friser les deux mèches en ailes qui s’envolaient, derniers restes d’une jeunesse ravageuse, sur le frontal de son crâne chauve.

On eût dit un moineau couvant un œuf d’autruche.

Près de cette figure de vieillard aux tons de cire était assise Mme de Maurelent, vêtue de noir, immobile et pâle sous la lueur des bougies qui brûlaient dans un candélabre d’argent massif.

Mme de Maurelent possédait la beauté sculpturale de la femme de quarante ans qui a pu soigner l’harmonieux développement de ses formes.

Sa lèvre supérieure, ombrée d’un léger duvet, révélait des passions ardentes, tandis qu’à l’ampleur de son corsage et de ses épaules on pouvait deviner de larges battements de cœur et des bras irrésistibles.

L’abbé Meurtrillon était entré doucement, sur la pointe de ses souliers à boucles.

En s’ouvrant, la porte n’avait fait aucun bruit. Meurtrillon s’arrêta sur le seuil, regardant Mme de Maurelent.

Celle-ci avait les yeux fixés sur son mari. Elle semblait ne rien voir, sinon la face livide du vieillard. Elle semblait ne rien entendre, sinon la respiration pénible du mourant.

Elle avait l’air d’épier.

On eût dit qu’elle écoutait si quelque frôlement d’aile sombre ne palpitait pas au-dessus de cette couche d’agonie.

Elle ne veillait pas, elle guettait.

Pendant quelques secondes, le bruit de la respiration du malade sembla s’éteindre.

Alors, Mme de Maurelent eut sur les lèvres une sorte de sourire.

— Voilà qui est, en effet, très singulier, se dit Meurtrillon.

En ce moment, la comtesse aperçut le prêtre. Elle tressaillit, devint rouge et fut un moment comme interdite.

Elle se leva, cependant.

Le doigt de la main gauche sur la bouche, elle désigna de la main droite le vieillard qui sommeillait.

Meurtrillon, d’ailleurs, glissa plutôt qu’il ne marcha jusqu’auprès du lit.

Il serra silencieusement la main de la comtesse et, s’asseyant au chevet du mourant, ouvrit son bréviaire, tandis que Mme de Maurelent reprenait dans son livre d’heures la lecture d’une prière interrompue.

La pièce où venait d’être introduit l’abbé Meurtrillon était une salle spacieuse chauffée par une vaste cheminée dont le manteau, qui s’élevait jusqu’au plafond, était couvert d’une tapisserie aux armes de Maurelent et soutenu par deux jambières représentant des captifs enchaînés.

Dans l’âtre flambaient d’énormes bûches posées sur des chenets de cuivre figurant deux salamandres se menaçant, gueule ouverte.

Autour de la pièce, des armures géantes étaient rangées le long des murailles garnies de tapisseries.

En attendant que M. de Maurelent se réveillât, l’abbé Meurtrillon regardait lentement, une à une, ces admirables œuvres dont la plupart dataient de l’époque où les tapisseries de Poitiers jouissaient d’un grand renom, c’est-à-dire de Guillaume IV, comte de Poitiers.

Ces merveilles semblaient plutôt créées par un miracle que par la main des hommes.

Les tons en étaient si soigneusement montés que l’affaiblissement de couleurs résultant de l’ombre des cannelures était à peine sensible.

On y voyait sainte Radegonde enfant et destinée à devenir la femme de Clotaire, étudiant dans la maison royale d’Athis-sur-Somme ; sainte Radegonde, reine des Francs Neustriens, soignant les malades ; sainte Radegonde couchant étendue sur un cilice pour ne point partager le lit de Clotaire ; sainte Radegonde se faisant nommer diaconesse par saint Médard ; sainte Radegonde fondant à Poitiers l’abbaye de la Sainte-Croix ; sainte Radegonde et Agnès soupant avec le poëte Fortunatus dans une des salles du monastère, et enfin sainte Radegonde étendue pâle sur son lit de mort.

Deux de ces tapisseries, plus modernes, étaient l’œuvre du célèbre Amaury de Goire.

Ce qui préoccupait l’abbé Meurtrillon, c’était bien moins sainte Radegonde que la comtesse de Maurelent.

Celle-ci continuait de regarder de temps à autre son mari. Ce même sourire que le prêtre avait entrevu, sourire aussitôt réprimé, déchirait parfois sur le visage de Mme de Maurelent le masque de la douleur.

Ce n’était qu’un éclair, mais qui ne pouvait échapper à un homme perspicace comme l’ancien aumônier des Servantes de la discipline.

Tandis que l’abbé Meurtrillon, qui depuis quelques secondes semblait méditer, la tête penchée, lisant son bréviaire, suivait à travers l’ombre de ses cils toutes les nuances de la physionomie de Mme de Maurelent, le vieux comte poussa un gémissement et s’éveilla.

— Tu souffres, mon ami ? demanda la comtesse en se levant avec sollicitude.

— J’ai soif, répondit le malade.

Mme de Maurelent, approchant des lèvres de son mari une tasse de tisane tiède, dit d’une voix douce :

— Bois…

L’abbé Meurtrillon laissa boire le malade ; puis, lui tendant la main :

— Eh bien ! mon cher comte, vous êtes donc souffrant ?

— Ah ! monsieur l’abbé… c’est vous… Oui, vous me trouvez changé, n’est-ce pas ? Je ne puis plus faire un mouvement. Mais Mme de Maurelent me soigne avec la douceur d’un ange.

— C’est mon devoir, répondit simplement la comtesse.

— Mon cher abbé, dit M. de Maurelent d’une voix faible, je viens de faire un bien mauvais rêve. Henri V revenait. La Bretagne, la Vendée, le Poitou se levaient à son appel. De toutes parts retentissaient les vieux cris des saintes croisades : Dieu le veut ! En avant pour le roi ! Je ne sais pourquoi j’essayais alors une des armures de mes aïeux ; mais cette armure n’était pas à ma taille ; elle m’écrasait de son poids. Je me suis assis à terre et j’ai pleuré.

— Triste rêve, en effet, dit l’abbé Meurtrillon.

— Ô mes aïeux, que vous étiez grands ! s’écria M. de Maurelent.

Et, désignant à l’abbé Meurtrillon l’armure voisine de la cheminée :

— Cette cuirasse annelée, c’est l’armure de Tancrède de Maurelent qui se leva à la voix de Pierre l’Ermite et qui prit part, le 15 juillet 1099, à l’assaut de Jérusalem.

Puis, désignant les armures suivantes :

— Cette brigandine, c’est Amaury de Maurelent qui, se croisant sur l’appel de saint Bernard, prit part au siège de Damas. Cette cotte d’armes, c’est Pierre de Maurelent qui, appelé par Guillaume de Tyr, fut tué devant Saint-Jean-d’Acre. Ce hallecret, c’est Jacques de Maurelent qui, en 1229, releva la croix sur l’église du Saint-Sépulcre. Cette sarrazine, c’est Dieudonné de Maurelent qui, sur l’ordre de Grégoire IX, partit pour la Terre-Sainte et combattit à Gaza. Et cette armure, qui porte un faulcre sur la mamelle droite de la cuirasse, c’est Amadis de Maurelent, qui s’embarqua avec saint Louis à Aigues-Mortes et mourut de la peste devant Tunis le même jour que le roi…

M. de Maurelent s’exaltait peu à peu.

— Regardez… regardez, ajouta-t-il… Voici l’épée de mon père, l’épée du vaillant et loyal Bérenger de Maurelent, qui se leva le 10 mars 1793, au bruit du tocsin sonnant dans six cents villages de la Vendée, et qui combattit et mourut à Savenay, partageant l’agonie et la mort de l’armée catholique. Oui, mes pères, vous étiez grands ; mais je veux être grand, moi aussi. Le clairon sonne. Le roi m’appelle. Je veux me lever ! Je veux, je veux combattre ! En avant, pour le roi et pour la patrie !

M. de Maurelent essaya de se dresser sur sa couche, mais il n’y put réussir.

Une écume blanche couvrit ses lèvres pâles.

La comtesse prit dans ses bras la tête chauve de son mari et l’embrassa sur le front.

— M. de Maurelent a le délire, dit la comtesse à l’abbé Meurtrillon.

Et elle ajouta :

— J’ai peur… je voudrais qu’il vécût… Oui, Dieu m’est témoin que je sacrifierais toute mon existence pour le sauver… C’est mon devoir d’épouse. Mais ne serait-il pas temps, monsieur l’abbé, de donner au malade les derniers sacrements ?

— J’agirai, madame, selon votre volonté, dit l’abbé Meurtrillon en s’inclinant.

Meurtrillon sortit et se rendit à l’oratoire.

— Décidément, se disait-il, Firulard a raison. Il y a quelque chose. Mme de Maurelent désire que son mari meure. Est-ce pour elle ? Évidemment non. Il faut que cette mort profite à un autre. Mais à qui ? Oh ! je le saurai !

Le prêtre était à la fois étonné et ravi de trouver chez la comtesse cette sorte de complicité mystérieuse.

Il était également très satisfait que M. de Maurelent ne songeât pas à mourir, car la brusque apparition des sacrements de la mort devait être ainsi d’un effet plus terrible.

— En avant, courage, mes amis ! murmurait M. de Maurelent… Frappez la Révolution !… Frappez la louve ! En avant, soldats du Seigneur ! en avant ! La croix sur la poitrine, mes gars, frappez la bête maudite !

L’abbé Meurtrillon revint avec les saintes espèces.

S’approchant du lit du comte, il dit d’une voix lente et forte :

— Maxime de Maurelent, chassez votre rêve. Ce n’est plus le roi de France qui vous appelle : c’est le roi du ciel. Dernier rejeton d’une race de héros, sachez mourir en chrétien. Dieu est présent, et vous allez recevoir l’hostie sainte, le signe rédempteur qui ouvre aux âmes délivrées les portes du paradis.

— Mourir ! dit M. de Maurelent, qui sembla s’éveiller d’un songe et se mit à trembler de tous ses membres. Mourir ! Non, non ! je ne veux pas mourir…

— La mort est derrière le médecin. La mort est derrière le chevalier, dit Meurtrillon gravement.

— Je ne veux pas mourir ! répliqua le vieillard.

— Vous êtes condamné, dit durement Meurtrillon.

Et il ajouta :

— Ici commence la danse de la mort qui ne perd pas de vue sa proie. Vous subissez le sort commun. Le pape et l’empereur, le cardinal et le roi, l’écuyer et l’évêque, le bourgeois et l’abbé, le malade et le médecin, le curé et le laboureur, la reine et la duchesse, la régente et la prieure, la pucelle et l’épousée, le noble et le vilain, le riche et le pauvre, la nouvelle mariée et la veuve, tous sont guettés par le squelette. Maxime de Maurelent, résignez-vous. Vous allez suivre vos aïeux. La mort est là. Le Seigneur de pitié vous tend les bras.

— Ah ! mère de Dieu ! s’écria M. de Maurelent, je ne pensais jamais voir danse pareille à celle-ci… Va-t’en, squelette… Mort, ce n’est pas mon tour… Je veux rester… Je veux vivre encore… Va-t’en, va-t’en ! Ne me regarde pas ainsi, masque affreux.

— Ceci est le pain de vie, dit le prêtre en mettant tout à coup l’hostie dans la bouche du mourant, qui, terrifié, ne se rendit même point compte de l’acte qu’il accomplissait.

— Et maintenant, ajouta l’abbé Meurtrillon en regardant Mme de Maurelent, récitons ensemble, madame, la prière des agonisants.

L’abbé Meurtrillon commença, Mme de Maurelent lui donnant la réplique :

— Seigneur, ayez pitié de nous.

— Saint Sylvestre, priez pour lui, répondit Mme de Maurelent.

— Christ, ayez pitié de nous.

— Saint Grégoire, priez pour lui.

— Saints anges et archanges, priez pour lui.

— Saint François, priez pour lui.

— Saint Abel, priez pour lui.

— Saints moines et ermites, priez pour lui.

— Par votre naissance, délivrez-nous, Seigneur.

— Au jour du jugement.

— Par votre croix et votre passion, délivrez-nous, Seigneur.

— Pécheurs, nous vous prions de nous entendre.

— Par votre aimable ascension, délivrez-nous, Seigneur.

— Seigneur, ayez pitié de nous.

— Par la grâce de l’esprit consolant, délivrez-nous, Seigneur.

— Seigneur, ayez pitié de nous.

Depuis une minute, l’agonisant râlait d’un râle trachéal qui produisait comme un bruit d’eau en ébullition.

À l’expression de la terreur avait succédé sur sa face une sorte de sourire idiot.

Il râlait et parlait tout à la fois, prononçant d’une voix entrecoupée des paroles étrangères :

— Le paradis… les gloires… c’est dans les frises… jeune fille, votre mère m’assomme… certainement vous avez du talent… ce rond de jambe est réussi… je parlerai de vous au directeur de l’Opéra…

L’abbé Meurtrillon lisait :

— Sortez de ce monde âme chrétienne, au nom du Saint-Esprit, dont la grâce vous a été donnée, au nom des Anges et des Archanges, au nom des Trônes et des Dominations…

M. de Maurelent râlait toujours, disant :

— Voilà… Je suis pour la jupe courte… en mousseline blanche… un corset de bazin pour le torse… des bas de soie bien blancs… un petit caleçon de percale… Ah ! les traditions !…

L’abbé Meurtrillon continuait :

— Au nom des Principautés et des Puissances, au nom des Chérubins et des Séraphins, au nom des Patriarches et des Prophètes, au nom des saintes Vierges et de tous les saints et saintes ! que votre demeure soit aujourd’hui dans le séjour de la paix sur la sainte Sion !

— Ainsi soit-il, dit Mme de Maurelent.

— Les glissades sont parfaites… continuait l’agonisant. Très bien ! mon enfant… Soignez vos jetés… Vous n’avez pas encore la grâce de la Rosati… Ça viendra… Quand vous aurez passé cinq ans de votre belle jeunesse pendue aux crampons… ou le pied sur une barre…

La voix du malade allait s’affaiblissant.

Mme de Maurelent regardait fixement son mari, paraissant ne pas entendre les paroles qui sortaient de sa bouche.

Les traits de M. de Maurelent étaient de plus en plus altérés. Son nez se pinçait et blanchissait ; ses joues étaient livides ; sur ses lèvres décolorées voltigeait un sourire bizarre.

Il murmurait :

— Je le disais autrefois à Véron : « Un directeur amoureux est un homme perdu. » Ah ! le corps de ballet !…

En ce moment, le docteur Carlate entra de nouveau.

Il prit le poignet de M. de Maurelent. Le pouls, qui précédemment était petit et intermittent, ne présentait plus de battement sensible.

Un groupe, au milieu duquel un homme se tordait à terre, écumant, les yeux convulsés, s’était formé sur le trottoir. Jeanseul se baissa, prit à bras le corps le forcené qui se débattait et l’immobilisa dans une vigoureuse étreinte. (Chap. V.)
Un groupe, au milieu duquel un homme se tordait à terre, écumant, les yeux convulsés, s’était formé sur le trottoir. Jeanseul se baissa, prit à bras le corps le forcené qui se débattait et l’immobilisa dans une vigoureuse étreinte. (Chap. V.)

Un groupe, au milieu duquel un homme se tordait à terre, écumant, les yeux convulsés, s’était formé sur le trottoir. Jeanseul se baissa, prit à bras le corps le forcené qui se débattait et l’immobilisa dans une vigoureuse étreinte. (Chap. V.)

 

La main du malade était si glaciale que ce froid perçait à travers le gant.

On entendit encore M. de Maurelent prononcer le mot « pirouette » ; puis le râle cessa.

Le docteur appliqua la tête sur la poitrine de l’agonisant. Il resta courbé quelques secondes, mais se releva presque aussitôt en disant :

— C’est fini.

L’ultimum moriens, le cœur ne battait plus.

La comtesse poussa un cri terrible et se jeta sur le corps de son mari.

— Venez, saints de Dieu ; accourez, anges du Seigneur, dit l’abbé Meurtrillon ; recevez cette âme et présentez-la devant le Très-Haut.

Et, en continuant à lire la prière des malades expirés, Meurtrillon ne quittait point la comtesse.

Celle-ci s’était mise à genoux, cachant son visage entre l’épaule et la tête du mort ?

Elle sanglotait et disait : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » Mais ses sanglots avaient quelque chose d’excessif et de forcé.

Tout à coup, la comtesse releva la tête.

— Est-ce vrai ?… demanda-t-elle au docteur. Est-ce vrai que le comte soit mort ?

— Hélas ! dit le docteur en faisant un geste affirmatif.

Les yeux de Mme de Maurelent étaient brillants et secs. Meurtrillon regarda le docteur, et lui dit :

— Laissez-nous.

Carlate sortit en s’inclinant.

La comtesse jeta sur le prêtre un regard d’étonnement.

— Que signifie ?… demanda-t-elle.

L’abbé Meurtrillon se leva et regardant fixement la comtesse :

— Cela signifie, dit-il d’une voix brève, qu’il se passe ici des événements singuliers.

— Quels événements ?

— Écoutez-moi, madame, répondit le prêtre avec autorité en s’avançant vers la comtesse de Maurelent. Je vous connais depuis votre enfance et je suis habitué à suivre sur votre visage les impressions qui s’y succèdent. Je sais comment vos traits expriment la douleur ou la joie. Or, près de ce lit funèbre, et Dieu présent, vous venez de jouer la comédie.

Mme de Maurelent poussa une exclamation de surprise.

— Ne cherchez pas à nier, dit fougueusement l’abbé Meurtrillon. C’est mon droit de vous parler ainsi, car j’ai le devoir de sauver votre âme. Je ne veux point savoir comment est mort M. de Maurelent ; mais ce que je sais maintenant, c’est que vous souhaitiez sa mort et que vous aviez intérêt à ce qu’il mourût.

— Permettez, monsieur, dit Mme de Maurelent pâle et frémissante de colère… Vos paroles sont une insulte !…

— Mes paroles sont l’expression de la vérité.

— Dites tout de suite que j’ai tué le comte…

— Peut-être, répliqua Meurtrillon… Et nous nous comprenons tous deux… Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit… Il s’agit de votre salut éternel, Blanche de Maurelent ; vous n’avez cessé de mentir au tribunal de la pénitence, comme vous venez de mentir auprès du lit de l’agonisant. Vous avez un secret que vous m’avez caché ?

— Moi ? s’écria Mme de Maurelent.

— Vous avez un secret, reprit Meurtrillon, mais ce secret est connu de Dieu et vous traînez maintenant avec vous l’épine du péché. Nous sommes ici devant un mort, et moi je vous le dis : Quand votre dernière aurore sera consumée comme un tison dans le feu, quand vous sentirez dans vos flancs une ardeur qui vous brûlera, quand, desséchée comme l’herbe frappée par le soleil, vous ne serez plus que pourriture et corruption, alors, du fond de l’abîme, vous voudrez parler, mais vous n’aurez point de langue pour répliquer.

— Je vous jure… dit Mme de Maurelent.

— Ne vous parjurez pas, interrompit violemment le prêtre. Le ministre de Dieu connaît tout ce qu’il veut connaître dans l’intérêt du salut des âmes. Votre secret porte un nom que je sais…

— Quel nom ? demanda la comtesse, qui pâlit subitement.

Le prêtre se dressa de toute sa hauteur, et, saisissant le poignet de Mme de Maurelent, dit d’une voix profonde et vibrante :

— Jeanseul !

La comtesse devint livide.

— Vous êtes un homme terrible, balbutia-t-elle.

Le prêtre eut un sourire étrange :

— Vous voyez bien, dit-il, que nous pouvons nous entendre.