La religion du crime/Chapitre II

Librairie anti-cléricale (p. 28-34).

CHAPITRE II

L’ABBÉ MEURTRILLON

Quand M. Bec, après avoir congédié Jacques Lablaude, monta chez lui, il y trouva les deux prêtres qui étaient venus le demander à la porte des chaînistes.

L’un de ces prêtres, la grande soutane carrée, que nous avons montré frétillant parmi les polisseuses, se promenait dans le salon. L’abbé Sacabre examinait le singulier assemblage de gravures qui, dans des cadres d’or, cachaient en partie les murailles. Il poussait tour à tour des « Ah ! Ah ! » de satisfaction et des « Oh ! Oh ! » agréablement scandalisés.

Au moment où Bec entra, l’abbé Sacabre était arrêté devant une Sainte Famille, placée entre deux estampes licencieuses du xviiie siècle, représentant, la première, une jeune femme rieuse montant dans son lit, uniquement vêtue de son bonnet tuyauté, gravure de Porporati, « pensionnaire de S. M. le roi de Sardaigne », et la seconde une scène non moins leste, inspirée de la Religieuse en chemise.

— Pardieu ! disait-il tout haut, ce Bec est un gaillard folâtre.

— Eh bien ! monsieur l’abbé, dit Bec en riant, vous regardez ma galerie. Qu’en pensez-vous ? Vous n’allez plus pouvoir maintenant me donner l’absolution. Mais je la demanderai à mon excellent ami l’abbé Meurtrillon, qui médite là-bas dans son fauteuil, près du feu, et qui n’a rien vu de ces abominations aimables.

L’abbé Meurtrillon se leva lentement, sans sourire, et prit la main que Bec lui tendait.

Ce troisième personnage était grand comme l’abbé Sacabre, large comme l’abbé Sacabre. Mais il était facile de voir au premier coup d’œil que les deux prêtres différaient complètement de tempérament et de caractère.

Tandis que l’abbé Sacabre, les joues rouges, les lèvres rouges, épaisses et joyeuses, le nez fort, les narines ouvertes, semblait être le type vigoureux de la sensualité en soutane, l’abbé Meurtrillon, nature de muscles et de nerfs, portait sur sa face pâle, dans le pli énergique de sa bouche, les marques d’une volonté puissante. Son aspect rendait grave et faisait expirer le sourire.

— J’ai à vous parler ce soir, monsieur Bec, dit l’abbé Meurtrillon en s’asseyant de nouveau, de choses qui, je crois, vous intéresseront.

Bec désigna un siège à l’abbé Sacabre et en choisit un.

Les trois interlocuteurs se trouvèrent assis en demi-cercle autour du foyer qui flambait.

L’abbé Meurtrillon continua d’un ton froid :

— J’arrive de Poitiers, où je viens de voir Mme de Maurelent.

— Eh bien ? demanda Bec anxieux.

— Vous avez la commande du diadème de Notre-Dame des Épreuves.

Et comme l’abbé Sacabre faisait un geste d’étonnement, l’abbé Meurtrillon ajouta :

— M. l’abbé Sacabre, avec qui je viens de dîner et qui est venu dans l’intention de visiter les ateliers du Travail édifiant, a bien voulu consentir à ne pas insister en faveur des Cingali. Il nous devait cela, mon cher Bec. Qui ferions-nous travailler, sinon ceux qui prêchent d’exemple et mettent les forces dont ils disposent au service de l’Église ?

Bec rayonnait.

L’abbé Sacabre, au contraire, semblait plongé dans la stupéfaction.

Sacabre avait, en effet, dîné chez Meurtrillon et celui-ci n’avait pas dit un mot de son voyage à Poitiers.

— Oh ! monsieur l’abbé, s’écria Bec en saisissant les mains de Sacabre, laissez-moi vous remercier. Vous me faites avoir là une affaire à laquelle je tenais beaucoup.

— Remerciez l’abbé Meurtrillon, répliqua l’abbé Sacabre, avec assez de mauvaise grâce. C’est lui qui s’est donné la peine d’aller à Poitiers et de décider Mme de Maurelent à vous donner la commande.

— Non, dit Meurtrillon, remerciez l’abbé Sacabre qui n’a point voulu aller chercher jusqu’à Poitiers une commande pour les Cingali et qui m’a, de la sorte, permis d’agir pour le plus grand bien de la religion.

— Ça marche ! ça marche, les affaires ! s’écria Bec en se frottant les mains. Je ne sais pas si l’Empire durera, mais c’est un régime pieux et gai. Les salons s’ouvrent, les églises se parent, on couronne des vierges, on cotillonne, on s’amuse. Avez-vous entendu parler du prochain bal au ministère d’État ? Comme l’hiver est rude, la comtesse Tralewska doit se déguiser en frimas ; robe de dentelle noire mouchetée de flocons de neige en hermine et saupoudrée de givre d’argent ; rivières de diamants roulant leurs étincelants glaçons sur la poitrine et sur les épaules. Mme Woubetzkoy sera déguisée en papillon, Mme Rodeslad en clair de lune, Mlle de Tourcoing en place forte et Mme de Jolifet en tulipe.

Pendant que Bec bavardait, ravi, l’abbé Sacabre se disait : « Je suis joué. »

Mais à quoi bon protester maintenant ? Il était trop tard.

Le mieux était encore de se prêter à la comédie où l’abbé Meurtrillon lui donnait en somme un rôle acceptable.

Il fallait prendre son parti de sa défaite.

Plus tard on ferait miroiter une autre commande aux beaux yeux de Mme Cingali.

C’est égal… Ce Meurtrillon était un homme habile, résolu, dangereux…

Le premier moment de dépit passé, l’abbé Sacabre ne put se défendre de regarder son confrère avec une certaine admiration.

Les racontars de Bec furent interrompus subitement par un fort coup de sonnette.

Il y eut un moment de silence, puis la porte s’ouvrit et une tête coiffée à la Bressant parut dans l’entrebâillement.

— Tiens ! dit Bec, c’est le bel Arthur… Entrez donc !

— Bonsoir, messieurs, dit Arthur. Je ne vous dérange pas ?…

— Vous arrivez à merveille, au contraire, répliqua Bec. Voilà M. l’abbé Sacabre qui désire visiter nos ateliers. Servez-lui de guide.

— C’est que j’aurais à vous parler, répliqua Arthur à mi-voix.

— Eh bien ! vous me parlerez tout à l’heure… Vous remonterez. Le bel Arthur s’inclina.

L’abbé Sacabre se leva, dit : « Je reviens », et suivit son guide.

Bec et Meurtrillon restèrent seuls au coin du feu.

— Mon cher abbé, demanda Bec après un silence, comment se fait-il que vous vous soyez rendu à Poitiers ? Serait-ce uniquement pour ce diadème ?

L’abbé Meurtrillon tira de sa soutane un papier encadré de noir, et le tendant à Bec :

— Lisez cela, dit-il.

Bec déplia le papier et s’écria avec un geste de surprise :

Mme de Maurelent est veuve !

— M. de Maurelent est enterré d’hier.

— À qui laisse-t-il sa fortune ?

— À sa femme.

— Combien ?

— Deux millions…

— Qui reviendront à l’Église, dit Bec.

— Peut-être, repartit Meurtrillon.

Il y eut un nouveau silence, que le prêtre interrompit le premier.

— Connaissez-vous un certain Jeanseul ? demanda négligemment Meurtrillon.

— Jeanseul… Parbleu oui !… C’est une sorte de fou qui vit d’on ne sait quoi et qui fréquente la maison Cingali.

— Est-ce vrai ? dit vivement l’abbé.

— Arthur, le bel Arthur, vous donnera sans doute des renseignements plus précis. Ils ont été au collège ensemble. Mais je crois qu’ils ne se voient plus.

— Le bel Arthur, demanda Meurtrillon, c’est la personne qui vous sert de prête-nom et qui dirige la maison Bec no 2, l’entreprise galante de l’arrondissement de l’Élysée, bref, l’hôtel Gigondas ?…

— Chut ! dit Bec en mettant un doigt sur sa bouche, comme s’il avait eu peur que les murailles n’eussent entendu ce que venait de dire le prêtre.

— D’ailleurs, ajouta Meurtrillon, c’est le jeune homme que nous venons de voir à l’instant et qui va revenir tout à l’heure ?

— C’est lui-même.

— Il paraît, dit l’abbé, que vous avez eu une aventure désagréable avec les Cingali ?

— Oh ! presque rien. Ce Cingali est le dernier des imbéciles et sa femme une pécore. D’ailleurs, ils me paieront cher leur algarade… Mais vous arrivez de Poitiers… Comment connaissez-vous l’aventure ?

— Je sais tout, dit Meurtrillon.

— Oh ! ces Cingali, ces idiots ! s’écria subitement Bec en devenant pourpre… M’avoir chassé, moi, commerçant notable, moi qui suis riche et considéré… car je suis considéré, monsieur… Il paraît qu’ils ont la fantaisie d’avoir un chien. Je voudrais être ce chien pour les mordre.

— À propos de chiens, dit Meurtrillon, vous connaissez les nouvelles expériences du docteur Carlate sur le virus rabique. J’ai rencontré Carlate tout à l’heure. Il paraît qu’il a chez lui, en ce moment, — c’est d’ailleurs un secret, comme vous le pensez — deux chiens enragés et trois autres chiens qui n’attendent que le moment de le devenir.

— Eh bien ? demanda Bec.

L’abbé Meurtrillon regarda Bec fixement.

— Jeanseul, demanda-t-il, va tous les soirs chez ces Cingali ?

— Je crois que oui, répondit Bec.

La Trois-Pattes.
La Trois-Pattes.
La Trois-Pattes.
 

— Vous êtes sûr que les Cingali voudraient avoir un chien ?

— J’en suis sûr… Mais quel rapport ?

— Carlate n’est-il pas des nôtres ? demanda froidement Meurtrillon.

Les yeux de Bec n’avaient pas quitté les yeux du prêtre. Les interlocuteurs étaient penchés l’un vers l’autre, immobiles.

Tout à coup, Bec devint pâle comme un suaire.

— Non, balbutia-t-il, ce serait un crime.

— Bien fin, dit Meurtrillon avec calme, doit être celui qui veut distinguer un crime de certains malheurs.

— Oh ! je ne souhaite la mort de personne, dit Bec avec vivacité.

Puis il ajouta rapidement, presque à voix basse :

— Nous ne serions pour rien dans ce cadeau d’étrenne…

— Pour rien… répondit le prêtre. La vie est semée de hasards étranges. On s’en empare, laissant le soin du reste à Dieu, qui veille sur son Église immortelle.

Bec avait baissé les peux, réfléchissant.

Quand il releva la tête, quand son regard rencontra le regard de Meurtrillon, les deux scélérats étaient d’accord.