La reine Victoria, d’après sa correspondance (Alfred Mézières)

La reine Victoria, d’après sa correspondance (Alfred Mézières)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 721-752).
LA REINE VICTORIA
D’APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE[1]

Les fragmens de cette correspondance qu’a publiés la Revue, ont excité la curiosité du public sans la satisfaire. On a entrevu quelques traits d’une physionomie singulièrement originale, on n’a pu en saisir l’ensemble. C’est le portrait tout entier que nous voudrions tracer aujourd’hui, en nous aidant des documens authentiques qu’a réunis la piété d’un fils, et qu’une très bonne traduction française met à la disposition de tous nos lecteurs. Ici, rien d’hypothétique, ni d’artificiel. Le caractère de la reine Victoria se dévoile au jour le jour, dans une série de lettres qui n’ont pas été écrites pour la publicité, où son âme s’ouvre sans contrainte, sous l’impression directe des circonstances. Elle est si assurée de l’affection des parens ou des amis auxquels elle écrit une partie de ces lettres, qu’elle n’éprouve même pas la tentation de leur dissimuler quelque chose de ses sentimens intimes. Elle leur dit volontiers ce qu’elle pense, tout ce qu’elle pense.


I

Avant de la mettre en scène, à l’âge où elle prend la plume, il n’est pas inutile de savoir quels ont été les commencemens de sa vie, dans quelles conditions, dans quel esprit elle a été élevée. La petite-fille de George III, la future héritière du trône de la Grande-Bretagne, a eu les débuts les plus modestes. Sa mère, la duchesse de Kent, restée veuve de bonne heure, vivait petitement, presque sans fortune, jusqu’au jour où le gouvernement anglais, ému de cette situation, demanda au Parlement d’augmenter l’annuité qui devait servir à l’éducation de la jeune princesse. Education sévère, où, même après l’augmentation des revenus, la mère élève la fille dans des habitudes de simplicité, d’abnégation et d’obéissance. La reine Victoria elle-même, en racontant quelques souvenirs de son enfance, reconnaît qu’elle fut plutôt mélancolique. Un seul point lumineux au milieu d’une existence monotone : les séjours à Claremont chez l’oncle Léopold, le futur roi des Belges. Là, l’enfant s’épanouit en toute liberté ; elle conservera toute sa vie la mémoire des bontés dont elle a été alors comblée, des attentions délicates et tendres dont elle a été l’objet. L’oncle remplacera pour elle le père qu’elle n’a jamais connu ; elle l’aimera d’une affection toute filiale. Un sentiment domine cette éducation profondément chrétienne, presque puritaine : le sentiment du devoir, même dans ce que le devoir a de plus pénible. On sait combien il en coûte aux enfans de reconnaître leurs torts. C’est la première obligation qu’on impose à la princesse. Sa mère et son institutrice l’habituent à demander pardon des fautes qu’elle a pu commettre. L’habitude lui en restera. Même sur le trône, s’il lui échappe quelques vivacités de langage, elle s’en excusera auprès de ses inférieurs. A-t-elle offensé quelqu’un, fût-ce le plus modeste de ses serviteurs, elle ne retrouvera sa tranquillité d’esprit qu’après lui avoir adressé des excuses. Manière tout à fait noble et toute personnelle de comprendre les devoirs des supérieurs envers ceux qui sont au-dessous d’eux.

Voilà la jeune fille armée pour la vie de principes solides et de vertus chrétiennes. Cela n’assombrira pas son humeur naturellement gaie, cela ne l’empêchera pas d’aimer les plaisirs de son âge, la vie en plein air, l’équitation, la musique, la danse. Ainsi se développeront, sous une discipline généralement ferme, avec quelques échappées, les qualités foncières de sa nature. Mais à l’âge de dix-huit ans, cette jeune tête va porter le poids de la couronne d’Angleterre. Qui la préparera à ce rôle difficile ? De qui recevra-t-elle les indications et les conseils dont son inexpérience a besoin ? Alors apparaît dans sa vie la bienfaisante influence de l’oncle adoré. Le roi des Belges qui ne passe pas pour tendre, dont la politique positive paraît étrangère à toute sentimentalité, trouve des accens paternels pour prémunir sa nièce contre les dangers dont elle est menacée. On tirerait, des lettres longues et nombreuses qu’il lui adresse, tout un code de morale pratique à l’usage des souverains. Il ne se dissimule pas que, depuis 1789, la situation des princes et des grands de ce monde est changée en Europe. On ne se contente plus d’une soumission lointaine. On les observe de près, et on les juge. Leur premier soin doit être de se défendre de la vanité qu’encouragera chez eux la bassesse des courtisans, de l’égoïsme qui risque de les faire détester. Les caractères bien trempés résisteront seuls à toutes les épreuves qui les attendent. S’ils obtiennent des succès, gare à l’infatuation ! S’ils ne réussissent pas, gare au découragement ! le mieux est de se fortifier d’avance contre toutes les éventualités. L’examen de conscience, le goût de la réflexion, le sérieux de l’esprit seront d’un grand secours. Le politique couronné recommande surtout à sa nièce le discernement. Qu’elle tâche de ne pas se tromper sur la valeur des choses ! Si peu sont importantes ! Le danger serait d’attacher de l’importance à celles qui n’en ont pas, de se laisser absorber par des frivolités et par des bagatelles.

Ces sages conseils rentrent au fond dans le cadre de l’éducation qu’avait reçue la princesse. Au début de leur correspondance, son oncle ne lui apprendra presque rien qu’elle ne sache déjà. Il lui sera bien autrement utile, lorsqu’il sortira des généralités pour aborder les questions de conduite et de tenue politiques. Là il est passé maître en expérience et en raison. Pendant les semaines qui précèdent la mort de Guillaume IV, lorsqu’on attend d’un jour à l’autre le dénouement fatal, et que la princesse touche au trône sans y être encore assise, le roi Léopold lui recommande la fermeté tempérée par la prudence. Pas d’abandon avec l’entourage royal dont on n’est pas sûr, où se trouvent certainement des personnes malveillantes ; de la bonne grâce avec le Roi, mais sans rien accorder de ce qui aliénerait la liberté de la future souveraine. Surtout qu’elle se garde bien de laisser composer par d’autres que par elle sa maison personnelle. Elle ne doit accepter dans son intimité que des amis. Son oncle lui nommera tout de suite ceux en qui elle peut avoir confiance : en première ligne, le baron Stockmar, médecin et secrétaire particulier du roi des Belges. La Reine aura pendant des années en Stockmar, un conseiller discret, qui se montre le moins possible, qui se tient dans la coulisse, mais qui rend des services essentiels par son dévouement, par la haute culture de son esprit, par sa connaissance approfondie de l’histoire et de la politique. L’oncle sera ainsi représenté près de la nièce par un autre lui-même que la princesse aura sous la main, qu’elle pourra consulter en toute sécurité, chaque fois qu’elle rencontrera sur sa route un obstacle. Les entretiens de la Reine avec Stockmar sont comme le prolongement de sa correspondance avec le roi Léopold.

Avertie et soutenue comme elle l’est, elle ne paraît pas trop surprise par le grand événement, par la prise de possession de la couronne d’Angleterre. On lui a tant parlé de la nécessité du sang-froid que, loin de perdre la tête, elle reste admirablement maîtresse d’elle-même. C’est avec une sorte de sérénité épanouie, par momens même avec une pointe de gaieté juvénile, qu’elle raconte à son oncle ce qui vient de lui arriver. A six heures du matin, elle a reçu en robe de chambre, dans son petit salon, le grand chambellan qui lui a annoncé qu’elle était reine, et qui a fléchi le genou devant elle en lui baisant la main. A neuf heures, le premier ministre est entré chez elle, lui a baisé la main à son tour et lui a communiqué la déclaration qu’elle devait lire. Puis elle a tenu Conseil, et les conseillers privés ont prêté serment entre ses mains. Dans ce récit détaillé, aucune trace de timidité ni d’embarras. A force de s’être bien préparée, on dirait qu’elle est faite tout de suite pour la fonction qu’elle remplit. « Je n’étais pas le moins du monde nerveuse, écrit-elle, et j’eus la satisfaction d’apprendre qu’on était satisfait de ce que j’avais fait et de la manière dont je l’avais fait. »

Deux conseils de son oncle que la Reine met en pratique dès le premier jour vont singulièrement faciliter la tâche. Elle distribue son temps avec une régularité méthodique, elle fixe l’heure ordinaire des audiences, surtout elle n’entend pas se laisser surprendre et accepter au pied levé les propositions que ses ministres pourront lui adresser. Toutes les fois qu’une affaire n’est pas urgente, elle se fait une règle de ne pas prendre une décision immédiate. Elle demande à réfléchir, elle conserve les rapports et les documens qu’on lui apporte, soit pour les examiner à tête reposée, soit pour les soumettre à un conseiller qui est en général Stockmar. Le pli une fois pris, chacun s’habituera à cette manière de faire, comme elle s’y habituera elle-même. Ainsi que le lui a également conseillé le roi des Belges, elle maintient en fonctions les ministres du feu roi, les représentans du parti whig auquel elle est attachée par ses traditions de famille. Ce qui la touche plus que tout le reste, c’est que leur chef, lord Melbourne, est un parfait honnête homme, d’une droiture et d’une loyauté à toute épreuve. Les réflexions qu’elle fait à ce sujet révèlent la prise qu’ont eue et que conservent sur elle les principes religieux de son éducation. Le talent sans le caractère l’inquiète comme une menace. Toute sa vie, dans ses relations, elle attachera plus d’importance aux qualités morales qu’à la valeur de l’intelligence.

L’oncle rend encore à la nièce un autre service, le plus grand qu’il pût lui rendre. Il découvre pour elle le mari idéal, l’homme vers lequel elle se sentira attirée à première vue par une sympathie instinctive, auquel elle s’attachera ensuite de toutes les forces d’un cœur aimant. Cette union qui doit faire deux heureux est préparée avec une sollicitude touchante. Le roi des Belges, qui a du goût pour le prince Albert, mais qui ne le connaît pas très bien, tient à s’assurer qu’il mérite la main de la reine d’Angleterre, et attache à sa personne pendant quelques mois le fidèle Stockmar. Dans l’intimité de la vie commune, celui-ci étudiera de près le caractère du prince et fera son rapport. Ce rapport est si concluant, si décisif, que toute hésitation disparaît. Il ne reste plus maintenant qu’à mettre en présence les deux jeunes gens qui se sont déjà rencontrés, mais sommairement. Une visite du prince et de son frère à Windsor sera pour eux l’occasion la plus naturelle d’un rapprochement. Il faut signaler ici, comme un trait de caractère, la spontanéité, la vivacité des impressions de la Reine. Au mois de juillet 1839, elle se demande encore ce qu’elle fera : elle ne sait pas bien si elle aime son cousin. En tout cas, elle ne veut faire cette année aucune promesse définitive, elle éprouve de la répugnance à changer d’état ; si elle s’engageait, elle ne voudrait pas que ce fût avant deux ou trois ans. Mais elle a compté sans l’attrait qui attire la jeunesse vers la jeunesse, sans la séduction que peut exercer sur les esprits les plus réfléchis la présence d’un être charmant et bon. Trois mois après, le prince Albert n’a encore passé que deux jours à Windsor, et déjà le cœur de la jeune fille est pris. En juillet, elle parlait de lui comme d’un cousin, comme d’un ami ; en octobre, elle éprouve pour lui le sentiment le plus vif et le plus fort. C’est le coup de foudre. « Il me semble la perfection, écrit-elle au roi des Belges... Je l’aime plus que je ne saurais dire... je suis très, très heureuse. »

Au milieu des conventions de la Cour, dans un monde où tant de gens ont peur de laisser entrevoir une personnalité différente des autres, où, pour ne pas attirer l’attention, les sentimens intimes se dissimulent souvent sons des formules banales, quel charme de rencontrer, par exception, une nature si parfaitement sincère, si jeune et si vibrante ! L’idylle amoureuse de la reine Victoria nous apparaît comme une source rafraîchissante dans une contrée aride. Elle raconte si gentiment ce qu’elle éprouve ! Sans doute ses idées se sont modifiées. Elle ne désirait se marier que quelques années plus tard ; mais comme elle le dit avec une ingénuité délicieuse, « la vue d’Albert a changé tout cela. » Aveu plein de franchise qui révèle toute la joie et toute la puissance de l’amour naissant ! Comme une amoureuse ordinaire, elle porte partout avec elle le portrait de son fiancé. Bien loin de la diminuer, ces traits de ressemblance avec ce qu’il y a de plus général et de meilleur dans la nature humaine nous rendent la princesse plus chère en la rapprochant de nous. Elle nous plaît aussi infiniment lorsqu’elle se plaint d’être séparée de son fiancé par des raisons de convenance et qu’elle attend de ses nouvelles avec une impatience fébrile. Sa vue très nette et très pratique des choses ne l’abandonne pas pour cela. Elle se rend parfaitement compte des difficultés que va rencontrer le prince Albert dans la situation qui lui est faite. Il ne jouira d’aucun des attributs de la souveraineté, il ne sera pas le Roi, il ne sera que le mari de la Reine. De plus, sa qualité d’étranger va le rendre nécessairement suspect. On ne saurait prendre trop de précautions pour ne pas éveiller à son sujet les susceptibilités de la nation anglaise. Aussi, malgré l’avis du roi des Belges, refuse-t-elle résolument d’élever le prince à la dignité de pair d’Angleterre. S’il entrait dans la Chambre des lords, on l’accuserait tout de suite de vouloir jouer un rôle politique, et dans l’opinion de la Reine, c’est l’accusation qui lui ferait le plus de tort. Par la même raison, elle entend que la maison personnelle de son mari ne se compose que d’Anglais. Il aura le droit de nomination officiel, mais c’est elle qui dictera ses choix, et elle ne choisira que des membres de la noblesse d’Angleterre. Elle concilie de cette manière ce qu’elle doit à son pays et ce qu’elle doit à l’élu de son cœur.


II

Le bonheur conjugal qu’éprouve la Reine et dont elle parle avec effusion chaque fois que l’occasion s’en présente, puis la naissance de son premier enfant lui rendirent supportables les difficultés politiques qu’elle rencontra dès le lendemain de son mariage. En 1840, la question d’Egypte faillit amener un conflit entre la France et les puissances européennes. Nulle part la crise ne parut plus aiguë qu’en Angleterre. Là elle se compliquait de l’antagonisme de deux hommes d’un caractère bouillant : M. Thiers et lord Palmerston. S’ils avaient été tous deux livrés à eux-mêmes, les choses auraient pu s’envenimer jusqu’à la guerre. Heureusement, les souverains des deux pays se rencontrèrent dans un désir commun de pacification. La reine Victoria ne se laissa pas plus entraîner par lord Palmerston que Louis-Philippe par M. Thiers. Tous deux montrèrent alors que si, en vertu du régime constitutionnel, le souverain règne et ne gouverne pas, il lui est néanmoins possible d’exercer par ses conseils une influence décisive. La correspondance de la Reine nous apporte à cet égard deux témoignages bien significatifs : une lettre du roi des Français adressée au roi des Belges qui la transmit à sa nièce pour qu’elle fût communiquée au ministère anglais, et une note écrite de la main de la Reine en réponse à une lettre de lord Palmerston. Louis-Philippe affirme son désir de maintenir la paix en Europe, mais demande en même temps qu’on ne lui rende pas sa tâche impossible en humiliant la France, en laissant croire par des procédés blessans qu’on veut la réduire au rang de puissance secondaire. De son côté, la Reine, en écrivant à son ministre des Affaires étrangères, prend la peine de réfuter les argumens qu’il emploie contre la France et s’efforce de le ramener à des sentimens plus impartiaux. Elle ne lui cache pas qu’elle attache une extrême importance au rétablissement des bons rapports entre les deux pays. Ni l’honneur, ni la dignité de l’Angleterre ne sont intéressés dans la question. Qui se douterait que la personne qui pense si sagement et si fortement n’est qu’une jeune femme de vingt et un ans ! Il ne nous déplaît pas d’apprendre par là que le premier usage qu’a fait la reine Victoria de son autorité dans les questions de politique extérieure a été fait en faveur de la France.

Après les ennuis de la politique étrangère viennent les soucis beaucoup plus douloureux de la politique intérieure. La Reine a recueilli des mains de son prédécesseur un ministère whig qui répondait à ses idées personnelles et dont le chef, l’excellent lord Melbourne, est devenu, dans la conduite ordinaire de la vie, le plus dévoué, le meilleur des conseillers. Les billets qui s’échangent entre eux presque tous les jours témoignent de l’étroite union de leurs esprits. Mais le régime parlementaire n’est pas favorable à la longue durée des ministères. Une heure arrive où les Whigs, mis en minorité, sont obligés de remettre leur démission à la Reine. Elle en éprouve un profond chagrin. Il lui en coûte infiniment d’appeler au pouvoir un parti qui remplace le confident habituel de sa pensée politique, et dont les membres, au moment de son mariage, ont usé de procédés peu courtois, presque offensans à son égard et surtout à l’égard de son mari. Ne sont-ce pas eux qui ont réduit la liste civile proposée par le gouvernement pour le prince-consort ? Il faut cependant se résigner à offrir le pouvoir au chef de ces Tories détestés. La Reine ne le fait pas sans une révolte intérieure, avec une sourde colère. Si la souveraine cède aux nécessités du régime parlementaire, la femme proteste, et voudrait au moins conserver ses étroites relations d’amitié avec lord Melbourne. On a beaucoup de peine à lui faire comprendre que, malgré le désir qu’elle en témoigne, il lui est impossible de recevoir dans l’intimité le chef du parti vaincu, lorsque les vainqueurs sont au pouvoir. Il devient nécessaire que Stockmar intervienne et explique à lord Melbourne que, s’il conservait la même faveur, les mêmes entrées qu’autrefois, la Reine aurait l’air de trahir ses ministres du jour au profit des ministres du passé.

Dans cette crise qui lui est extrêmement douloureuse, dont elle parle au roi des Belges avec une profonde émotion, la Reine est soutenue par le dévouement et par l’affection du prince Albert. Lord Melbourne, en se séparant d’elle, a indiqué le remède : associer le prince aux affaires du gouvernement. Jusque-là, malgré toute sa tendresse, la Reine le tenait à l’écart des affaires publiques, par un sentiment très net de la souveraineté qui n’appartenait qu’à elle, peut-être aussi pour ne pas donner prise au patriotisme ombrageux de son peuple. Bien des indices lui faisaient craindre que la moindre apparence de l’intervention d’un étranger dans les questions nationales ne suscitât contre lui une opposition formidable. Mais, dans cette circonstance, on n’avait pas le choix. La souveraine se serait trouvée bien isolée, si, en face d’un ministère nouveau qu’elle connaissait à peine et qui ne lui inspirait aucune sympathie, elle n’eût trouvé dans son intérieur aucun réconfort. Elle ne se décida cependant que sur les instances de lord Melbourne, lorsque lui-même eut garanti la discrétion et la réserve du prince. Cette hésitation témoigne de la haute idée que se faisait cette jeune femme des devoirs royaux. Même dans l’entraînement de l’amour conjugal le plus ardent, elle ne voulait pas s’exposer à subir une influence, un ascendant dont auraient pu souffrir les intérêts de l’Angleterre. Lord Melbourne lui garantissant que le prince n’abuserait jamais de la confiance qu’on lui témoignerait, lui permettait de se livrer en toute sécurité au penchant de son cœur. L’harmonie politique du ménage tint alors en grande partie à l’extrême prudence du prince Albert, décidé à ne donner son avis que sur les questions au sujet desquelles on le consulterait, à ne se mêler de rien en dehors de ce qui lui serait soumis. S’il exerçait une action par la justesse de son esprit, cette action toute désintéressée, on ne pouvait lui reprocher ni de l’avoir provoquée, ni même de l’avoir désirée.

Forte de l’appui qu’elle est sûre de trouver dans son intérieur, la Reine ne laisse évaporer entre les mains des nouveaux ministres aucune parcelle de son autorité. Dès le premier jour, elle indique ce qu’elle a le droit d’attendre d’eux. Le nouveau premier ministre, sir Robert Peel, ayant oublié d’informer la Reine que la Chambre des communes vient d’être ajournée, la Reine fait remarquer cet oubli et demande en même temps à recevoir chaque jour, comme sous le précédent ministère, un court rapport sur les séances des deux Chambres. Il ne lui convient pas non plus que les nominations de quelque importance puissent être faites sans qu’on lui ait demandé son avis. Il est bien probable qu’elle ne fera pas d’objections aux nominations qui lui seront proposées, mais elle tient à ce qu’on n’informe pas l’intéressé avant qu’elle ait eu le temps d’apprécier elle-même les qualités et la capacité de la personne. Sir Robert Peel accepte très loyalement cette situation, à condition toutefois que la Reine n’entretienne aucune correspondance politique avec son prédécesseur. Le fidèle Stockmar est averti par lui que si l’influence de lord Melbourne s’exerçait encore au Palais, il n’hésiterait pas à donner sa démission motivée et à porter la question devant le Parlement. Il ne le fit pas, n’ayant pas de preuves, mais il aurait certainement bondi s’il avait appris que la Reine continuait à correspondre avec lord Melbourne et le consultait quelquefois sur des questions délicates. Quels que fussent les inconvéniens et les dangers de cette correspondance, la Reine ne pouvait se résigner à être complètement séparée de l’homme qu’elle avait vu presque chaque jour pendant quatre années, qui ne lui avait donné au début de son règne que des preuves de dévouement et d’affection. Sous la correction politique de la souveraine, s’étonnera-t-on, s’indignera-t-on lorsque les sentimens de la femme reparaissent par instans ?

Sir Robert Peel soupçonnait-il ou redoutait-il quelque chose de ce genre lorsqu’il éprouvait en présence de la Reine un embarras qu’il ne réussissait pas à surmonter ? Aux yeux des témoins impartiaux, pendant les premiers mois de leurs relations, ils ne se sentaient à l’aise ni l’un ni l’autre. Ils surveillaient leurs gestes et leurs paroles pour ne pas laisser transparaître leurs sentimens intimes. En pareil cas, la femme est toujours supérieure à l’homme ; elle sait mieux que lui composer son attitude et son visage. Il arrivait quelquefois à la Reine de prendre un air dégagé, tandis que le pauvre Premier s’empêtrait dans ses saluts et dans ses phrases. Embarras passager du reste, que fit cesser plus tard l’estime mutuelle dont les deux interlocuteurs ne purent se défendre en se connaissant mieux. Au commencement de 1843, le roi des Belges félicitait sa nièce d’avoir un chef de gouvernement aussi ferme et aussi honorable que sir Robert Peel, et la Reine répondait qu’elle le croyait tout à fait supérieur à l’esprit de parti. Elle était si bien entrée dans son rôle constitutionnel qu’elle s’attacha à sir Robert Peel et qu’elle le regretta lorsqu’un changement de ministère l’obligea à se séparer de lui, comme elle s’était séparée de lord Melbourne. Les regrets sont presque les mêmes, exprimés tout au moins avec une vivacité analogue.


III

De toutes les questions politiques que soulève la correspondance de la reine Victoria, la plus intéressante pour nous est certainement celle de ses rapports avec la France. Au fond, aimait-elle notre pays ? S’il subsiste quelques doutes à ce sujet, si la libre pensée française inquiétait par momens son âme de chrétienne, si le souvenir des luttes soutenues par l’Angleterre contre Napoléon la rendait très attentive à toutes les manifestations de la politique française en Europe, et très résolue à les surveiller de près, on ne peut méconnaître son sincère attachement pour le roi Louis-Philippe. Le beau-père du roi des Belges a droit à toute son affection. Il ne s’agit nullement de politique. La politique n’a rien à voir avec ses sentimens de famille ; elle en profite néanmoins, comme nous l’avons montré à propos des événemens de 1840. Dans la lutte engagée presque violemment entre lord Palmerston et Thiers, l’amitié personnelle des deux souverains l’un pour l’autre a contribué plus que tout le reste à la pacification des esprits. Depuis lors, la Reine ne laisse échapper aucune occasion de témoigner au roi des Français l’affection qu’elle lui porte. Elle parle sans cesse avec le plus vif intérêt de lui et de sa famille dans les lettres qu’elle adresse à Bruxelles. Aucune maison souveraine d’Europe n’est plus touchée que la maison d’Angleterre par la mort tragique du Duc d’Orléans. Les condoléances qu’envoie la Reine à Paris n’ont rien de banal ; elles partent du plus profond d’un cœur affligé. Quelle douceur en revanche lorsque l’année suivante le couple royal peut faire une visite au château d’Eu, puis réunir à Windsor le Duc et la Duchesse de Nemours ! La visite que compte faire le Duc de Bordeaux en Angleterre à la même époque contrarie la Reine ; elle trouve l’idée « stupide, » mais elle s’arrangera pour que les princes français n’en souffrent pas ; eux seuls seront officiellement invités et reçus ; le prétendant ne recevra de la Cour aucune marque d’intérêt, il sera comme s’il n’existait pas. Cet attachement à la dynastie qui règne en France n’implique pas l’approbation nécessaire de la politique étrangère de cette dynastie, comme on devait le voir un peu plus tard. On aime personnellement le Roi et les princes ses fils. Mais s’il leur arrive de contrarier sur un point les traditions de la politique anglaise, on leur fera bien voir qu’on n’entend rien leur céder de ce qui concerne les intérêts de l’Angleterre.

On le vit au moment de la crise des mariages espagnols. Au sujet de l’Espagne, le point de vue des deux gouvernemens était différent, presque opposé. L’Angleterre, qui sous Napoléon avait contribué à délivrer l’Espagne de la domination française, n’admettait pas que la France essayât d’y reprendre une influence prépondérante. Elle aurait été disposée à favoriser le mariage de la jeune reine Isabelle avec un prince de la maison de Cobourg qui lui offrait toute sécurité. Elle s’en abstint cependant pour ne pas donner d’ombrage au gouvernement français. Il semblait alors entendu entre les deux pays que, si un des fils du roi Louis-Philippe prétendait à la main de l’Infante, sœur de la Reine, ce ne pourrait être qu’après que la Reine elle-même se serait mariée et aurait eu des enfans. — Victoria parle d’un engagement verbal qui aurait été pris à Eu sur ce point par le roi des Français. Aussi, lorsqu’on apprit en Angleterre que le mariage de la reine d’Espagne avec don François d’Assise et celui de l’Infante avec le Duc de Montpensier avaient été déclarés simultanément, on cria à la trahison. Par ces mariages simultanés, Louis-Philippe préparait évidemment la possibilité de l’avènement de son fils au trône d’Espagne. La reine d’Angleterre en témoigna le plus vif mécontentement ; elle écrivit au roi des Belges dans les termes les plus véhémens. « On a commis une infamie, dit-elle en propres termes. Il faut que le Roi sache que nous sommes extrêmement indignés, et que ce n’est pas en agissant ainsi qu’il maintiendra l’entente qu’il désire. » On n’en veut pas au pauvre Montpensier, qui a parfaitement réussi dans un récent voyage à Londres, mais on accuse son père de duplicité. La reine Marie-Amélie, dans une lettre très caressante adressée à sa bonne sœur d’Angleterre, essaie bien de transformer le mariage en un simple événement de famille. Mais la bonne sœur d’Angleterre n’entend point de cette oreille. Les effusions sentimentales ne sont plus de saison ; d’un ton sec, elle remet les choses au point en exprimant sans aucun ménagement sa surprise et son regret. Retrouvera-t-elle jamais la confiance qu’elle avait autrefois dans l’amitié du roi Louis-Philippe ? La perspective d’un tel malentendu avec le gouvernement français l’attriste et l’inquiète pour l’avenir. Elle sent bien que la faute n’est pas tout entière à la France et que les procédés de lord Palmerston y sont pour quelque chose. Elle n’en souffre pas moins d’avoir compté à tort sur la parole du roi des Français. « Aucune querelle, écrit-elle, ne pouvait m’être plus désagréable et plus cruellement pénible, car ce conflit a un caractère très personnel et bouleverse toutes nos communications et correspondances. » Comment traiter la question librement à Bruxelles avec le gendre et la fille de l’adversaire ?

La gêne persiste jusqu’au jour où Louis-Philippe perd sa sœur, Madame Adélaïde, qui lui a rendu tant de services, qui avait pour lui une affection si profonde et si active. Encore la reine Victoria, qui autrefois aurait écrit spontanément à l’annonce d’un si grand malheur, ne veut-elle pas le faire sans l’assentiment de son premier ministre. Elle demande à lord John Russell si la reprise de la correspondance interrompue depuis les mariages espagnols ne sera pas considérée en France comme l’indice d’un rapprochement politique. Elle plaint sincèrement Louis-Philippe, frappé de nouveau dans une très chère affection, elle ne voudrait cependant rien faire qui pût être interprété comme l’oubli des griefs récens de l’Angleterre. La réponse de lord John Russell mérite d’être citée comme un rare exemple de noblesse morale. Il n’éprouve aucune hésitation à dire que la Reine fera bien de suivre sa propre et généreuse impulsion et d’écrire une lettre au roi des Français. « Il y aura quelques personnes, — et M. Guizot sera peut-être du nombre, — qui y verront un acte politique ; mais il vaut mieux s’exposer à une fausse interprétation de ce genre que de ne pas accomplir un acte de sympathie envers le Roi si cruellement frappé. » La Reine s’exécute galamment, mais si on compare le court billet qu’elle écrit aux lettres antérieures, quel changement de ton ! C’est correct, ce n’est que correct. L’ancienne tendresse a disparu momentanément, toute prête à reparaître si les circonstances la réveillent.

Ces circonstances furent les journées de Février. Lorsque Louis-Philippe eut quitté Paris et se fut réfugié à Honfleur, c’est le consul anglais au Havre, l’agent de lord Palmerston, qui trouva le moyen de soustraire le Roi à la curiosité publique, peut-être même à quelque malveillance, et de le faire embarquer ainsi que la Reine sur un bâtiment britannique. C’est à l’Angleterre que les exilés demandaient asile et, en s’adressant personnellement à la Reine, ils escomptaient d’avance l’accueil qui les attendait. Accueil plein de cordialité et de pitié sincère. La Reine entend ne pas se mêler des affaires intérieures de la France ; elle ne tentera aucun effort pour replacer Louis-Philippe sur le trône ; mais sur le sol anglais, partout où ils voudront s’établir, elle offre au Roi dépossédé et à sa famille la plus affectueuse hospitalité. Elle aimera à les revoir dans ce délicieux Claremont qui lui rappelle tant de chers souvenirs, où elle a passé les meilleures années de sa jeunesse.

Qu’allait maintenant devenir la France ? La Reine se rendait bien compte que la chute de Louis-Philippe était due en partie à l’obstination avec laquelle il avait maintenu au pouvoir un ministère impopulaire. Elle avait encore sur le cœur les mariages espagnols. Elle n’en regrettait pas moins les seize années de tranquillité que l’Angleterre et le Continent devaient à l’entente cordiale. Les passions révolutionnaires déchaînées à Paris gagnaient déjà l’Allemagne et l’Italie. Qui les arrêterait désormais ? Il fallait que l’avenir fût bien sombre pour que l’empereur de Russie, dont les intérêts étaient si différens de ceux de l’Angleterre, adressât un appel pressant à la Reine en lui demandant de s’unir à lui contre les forces croissantes de la Révolution. Il convient de se reporter à cette date et d’entrer dans la pensée des gouvernemens conservateurs d’alors, pour comprendre la faveur avec laquelle fut accueillie l’élection de Louis-Napoléon à la présidence de la République. Il représentait un principe de résistance, un arrêt de l’esprit révolutionnaire. En Angleterre particulièrement où il avait vécu, on espérait qu’il se souviendrait de l’hospitalité reçue et qu’il serait facile d’entretenir avec lui des rapports cordiaux. Il sentait si bien lui-même les avantages de cette situation qu’un de ses premiers soins fut d’écrire à la Reine une lettre où il rappelait avec autant d’habileté que de bonne grâce l’accueil bienveillant que lui avait fait la nation anglaise, pendant les années de son exil. Le nom de Napoléon, le coup d’Etat, la proclamation de l’Empire ne sont pas sans causer de sérieuses appréhensions à la Reine et à son gouvernement. Cependant la confiance dans le caractère et dans la conduite du prince fait peu à peu des progrès. Dès le 4 décembre 1852, la Reine en donne elle-même une preuve significative dans la lettre personnelle qu’elle écrit au nouvel Empereur pour accréditer auprès de lui un ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire. C’est plus et mieux qu’une lettre simplement officielle. La Reine y parle de « son invariable attachement, de son estime et de sa sincère amitié. »

La glace est désormais rompue. Un courant de très amicales relations va s’établir entre les deux souverains et les deux gouvernemens. La guerre de Crimée en fut la conséquence immédiate. Jamais la France, qui avait fait autrefois l’expédition de Morée contre les Turcs, ne serait entrée en campagne pour maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman, si l’empereur Napoléon n’avait saisi l’occasion de s’associer aux vues de l’Angleterre. L’ancienne diplomatie française n’envisageait pas la situation au même point de vue que le Cabinet britannique. Toute marche en avant de la Russie vers Constantinople, toute mainmise des Russes sur une partie quelconque de l’Empire ottoman prenait pour la politique traditionnelle de l’Angleterre l’apparence d’une menace. Pénétré de cette vérité, l’ambassadeur du gouvernement anglais en Turquie, lord Stratford de Redcliffe, d’un tempérament combatif, signalait le péril avec véhémence et poussait à la lutte. Comment s’engager cependant sans un allié sur le Continent ? L’Angleterre dont la flotte est puissante, mais l’armée peu nombreuse, a toujours eu besoin pour partir en guerre de trouver des soldats hors de chez elle. Elle en a pris tantôt en Prusse, tantôt en Autriche, tantôt en Espagne, quelquefois même dans plusieurs pays en même temps. Cette fois, par une bonne fortune inespérée, l’allié le plus inattendu s’offre à elle, l’ennemi héréditaire, celui qu’elle a combattu à outrance, dont elle a détruit la puissance sous Louis XIV et sous Napoléon, la France.

Les informations particulières de la Reine lui permettaient de connaître exactement les dispositions intimes de l’Empereur des Français. Non seulement celui-ci témoignait en toute circonstance son désir de s’entendre avec l’Angleterre sur la question d’Orient, mais une confidence recueillie à Paris dans son intimité et transmise au roi des Belges laissait entrevoir qu’il aurait peut-être besoin d’une guerre pour consolider ou pour illustrer son gouvernement. Entre un allié et un ambassadeur également belliqueux la Reine essayait de conserver son sang-froid. La visite que lui avait faite autrefois l’Empereur de Russie et l’appel qu’il lui avait récemment adressé ne la laissaient pas insensible. Elle et le prince Albert continuaient à correspondre avec lui dans des termes amicaux. Mais en lui écrivant, elle ne pouvait s’empêcher de lui faire observer qu’il adressait à la Turquie des demandes qu’aucun gouvernement indépendant n’aurait consenti à accepter, et que l’occupation des principautés Danubiennes par l’armée russe créait depuis quatre mois une situation inquiétante pour la paix européenne. Même lorsque les hostilités ont réellement commencé, lorsque le bruit se répand que les bâtimens turcs ont été incendiés à Sinope par la flotte russe, la Reine veut douter encore ; il lui reste un vague espoir de ne pas être obligée de recourir aux armes. On n’a pas le récit authentique de l’événement, peut-être la Russie pourrait-elle l’expliquer et l’excuser. Jusqu’à la dernière heure elle résiste autant qu’elle le peut à la double pression du gouvernement français et de ses propres ministres, beaucoup plus excités qu’elle.

Au moins si, presque malgré elle, elle est acculée à la guerre, elle juge nécessaire de ne l’engager qu’avec des forces suffisantes. On parle d’augmenter l’armée anglaise de 40 000 hommes. Qu’est-ce que cela pour faire figure en Orient ? Elle demande à son ministère une augmentation immédiate de 30 000 hommes. Une fois le drapeau de l’Angleterre déployé et la guerre décidée, l’attitude de la Reine change tout à fait. Autant elle a mis de bonne volonté et de patience à conserver la paix, autant elle est résolue dans l’action. C’est du sang de soldat qui coule dans ses veines, elle aime à le rappeler. Rien ne l’émeut davantage que les combats livrés par ses armées dans les Indes, en Afghanistan, en Chine. Les récits de guerre l’ont toujours enthousiasmée depuis son enfance ; elle se fait raconter les traits de courage de ses officiers et ne leur ménage pas les récompenses. L’homme de son temps qu’elle a le plus admiré, avec lequel elle ne s’est jamais entretenue sans un frisson d’orgueil, c’est Wellington, le héros de la guerre d’Espagne et de Waterloo. Il représente pour elle les plus glorieux souvenirs de l’Angleterre moderne. Puisque celle-ci, après quarante ans de paix en Europe, est obligée à nouveau de tirer l’épée, qu’elle le fasse noblement et fièrement ! Que les marins et les soldats qui vont combattre au loin pour la patrie se sentent soutenus par les sympathies de la nation tout entière ! Aussi la Reine recommande-t-elle à ses ministres de serrer les rangs, de faire cesser entre eux toutes les divisions qui les affaibliraient, et chaque fois qu’a lieu un départ pour la guerre, se fait-elle un devoir de saluer ceux qui partent.

Du balcon de Buckingham-Palace, à sept heures du matin, au mois de février, elle voit défiler les fusiliers écossais qui présentent les armes et acclament avant de s’embarquer le couple royal. « Ce fut un touchant et magnifique spectacle, » écrit-elle au roi des Belges. Elle raconte également à son oncle le départ de sa « noble flotte » pour la Baltique. Sur un petit bâtiment elle est passée la première, elle a vu successivement sortir tous les navires par un vent favorable. En passant devant elle, « de chaque bord montaient à trois reprises de chaleureuses acclamations. Ils partent glorieusement, suivis par les prières et par les bons vœux de tous. »

Le revirement qui s’est produit dans l’esprit de la Reine après l’échec des négociations avec la Russie est exprimé à merveille dans une lettre fort spirituelle qu’elle adresse au roi de Prusse. Celui-ci lui demandant d’examiner la question dans un esprit d’amour de la paix et même de construire un pont pour l’honneur impérial : « Je puis vous assurer, répond-elle, que tous les dons d’invention, toute l’architecture de la diplomatie et de la bonne volonté ont été employés inutilement pendant ces neuf derniers mois, à construire des ponts. Les projets de notes, de conventions, de protocole, ont été produits à la douzaine par les chancelleries des différentes puissances, et on pourrait appeler une autre Mer-Noire l’encre qui a été gaspillée à cet usage. Mais toutes les tentatives ont échoué contre la volonté de votre honorable beau-frère. » C’est bien au fond la pensée de la Reine. Seulement, le ton ironique qu’elle emploie par exception fait supposer à M. Jacques Bardoux, l’habile traducteur de la correspondance, qu’elle a eu ce jour-là un collaborateur. Serait-ce le prince Albert ? Il n’est pas impossible non plus que la reculade du roi de Prusse, qui, après avoir paru s’engager, lâchait pied, ait excité la verve et aiguisé l’esprit d’une personne aussi sincère que la reine d’Angleterre. On lui a tant recommandé depuis sa jeunesse le culte de la vérité, elle s’efforce si constamment d’être vraie, qu’elle démêle peut-être plus finement que personne les subterfuges et les faux-fuyans des autres.


IV

Une fois la guerre engagée, la pensée de la Reine se tourne tout entière vers la Crimée. Elle attend des nouvelles avec angoisse. La bataille de l’Aima la remplit de joie et d’orgueil. « Mes nobles troupes, écrit-elle, se sont conduites avec un courage et un acharnement admirables... je suis si fière de mes nobles et chers soldats ! » Il y a malheureusement un revers de médaille auquel elle est infiniment sensible : les malades, les blessés, les morts. Pendant que l’armée anglaise est à la peine, elle veut qu’on ne ménage rien pour la secourir. Si on a besoin de son propre yacht, elle l’offre volontiers, on pourra y installer un millier d’hommes de renfort. « La tête me tourne, dit-elle. Je suis si bouleversée et agitée, et mon esprit est tellement absorbé par les nouvelles de Crimée que j’en arrive à oublier le reste. Toute mon âme et tout mon cœur sont en Crimée. » Quelle émotion ne dut-elle pas éprouver lorsqu’elle reçut du prince Edouard de Saxe-Weimar, aide de camp de lord Raglan, le récit navrant de la bataille d’Inkermann, les Anglais surpris jusque sous leurs tentes par l’attaque impétueuse des Russes, l’héroïsme de la résistance dans des conditions si difficiles, le spectacle horrible du champ de bataille, l’amoncellement des soldats morts, des tas de bras et de jambes, coupés par des chirurgiens, encore couverts de pantalons et de chaussures. Une allusion à l’arrivée si opportune des Français qui sauvèrent ce jour-là l’armée anglaise d’une destruction complète serait ici bien naturelle. On regrette de n’en trouver aucune trace dans la correspondance. Cette lacune s’explique d’autant moins que tous les organes de la presse anglaise rendaient alors hommage à l’esprit de fraternité militaire et à la vaillance dont nos soldats avaient fait preuve dans cette sanglante journée. J’ai eu la bonne fortune de passer en Angleterre une partie des années 1854 et 1855. Nous étions alors au pinacle. Dans les réunions publiques, au théâtre, dans les chaires, on saisissait toutes les occasions de parler des Français, « ces vaillans alliés » de l’Angleterre.

L’admiration dont nous étions l’objet fit explosion lorsque, au mois d’avril 1855, l’empereur Napoléon et l’impératrice Eugénie se rendirent à Londres. L’enthousiasme de la population fut indescriptible. « Depuis mon couronnement, écrit la Reine, à l’exception de l’ouverture de la grande exposition, je ne me souviens de rien de semblable. » Elle même reste sous le charme de cette visite qu’elle voit finir avec regret, comme finit un rêve brillant et heureux. Les lettres que s’écrivent après le voyage les deux souverains témoignent d’une sympathie réciproque. Le portrait pénétrant que la Reine trace de l’Empereur indique qu’il lui avait beaucoup plu, qu’elle faisait grand fond sur le sérieux et sur la solidité de son caractère, mais qu’on sentait bien qu’il y avait des parties de lui-même qui échappaient à l’observateur. Sous sa discrétion, sous son calme, sous sa grande douceur, que cachait ce séduisant personnage ? Comment concilier avec ces qualités apparentes l’expédition de Boulogne organisée après une promesse solennelle de ne pas rentrer en France, le coup d’Etat avec ses rigueurs et la confiscation si injuste des biens de la famille d’Orléans ? En cherchant une explication bienveillante, la Reine en arrive à conclure que l’Empereur est surtout dominé par sa confiance en son étoile. Le sens moral des actes qu’il accomplit disparaît à ses yeux lorsque la destinée les lui impose en quelque sorte. ils ne sont plus ni cruels, ni injustes, dès qu’ils deviennent nécessaires. Comment peut-elle croire ensuite l’Empereur incapable « des ruses et des fourberies » du roi Louis-Philippe ? S’il en a besoin pour accomplir sa destinée, pourquoi la tromperie lui coûterait-elle plus que l’injustice ou la cruauté ? Pauvre roi Louis-Philippe ! qu’est devenue l’affection d’autrefois ? Faut-il que l’affaire des mariages espagnols ait mis un bandeau sur les yeux de la Reine pour que le caractère mystérieux et fermé de Louis-Napoléon lui inspire plus de confiance que la loquacité cordiale et bon enfant du roi des Français ?

La séduction personnelle qu’exerce l’Empereur sur la Reine s’augmente encore après le voyage qu’elle fait à Paris en compagnie du prince Albert. La grandeur des souvenirs, la beauté des monumens la transportent d’admiration. Elle parle de l’enchantement où elle est plongée par la variété et par la magnificence des spectacles qu’on lui présente. « Je ne me suis jamais autant amusée, dit-elle... Je ne peux plus penser à autre chose, et j’en parle sans cesse. » Quelle scène inoubliable en effet, quarante ans après Waterloo, que la présence de la reine d’Angleterre devant le tombeau de Napoléon donnant le bras à l’héritier de son nom et de son trône ! Comment ne serait-elle pas reconnaissante de tout ce qu’on a fait pour lui plaire ? Comment pourrait-elle sans émotion voir défiler l’armée française, « une si belle armée, la compagne de ses troupes bien-aimées. » Mais, au milieu de ces élans d’admiration et de reconnaissance pour notre pays, la note qui domine est un sentiment très affectueux pour la personne de l’Empereur. La Reine vient de passer dix jours dans sa compagnie, douze ou quatorze heures par jour, souvent en tête à tête. Jamais elle n’a éprouvé avec lui aucun embarras ; elle s’est toujours trouvée à son aise, en mesure de traiter tous les sujets, même les plus intimes et les plus délicats. Elle admire son tact, son calme, sa simplicité, la distinction de ses manières. La dignité, la tenue parfaite de la Cour la frappent également. Quel contraste entre cette correction élégante et le désordre qui régnait aux Tuileries du temps de Louis-Philippe ! Décidément, le vieil ami d’autrefois est tout à fait détrôné par l’ami nouveau. Comme le remarque avec raison M. Jacques Bardoux, si on excepte les lettres consacrées au roi des Belges ou au prince Albert, jamais la Reine n’a exprimé pour un de ses parens ou de ses amis une admiration aussi vive que pour l’empereur Napoléon. Sans qu’il essayât de rien faire pour qu’on s’attachât à lui, sans qu’il eût rien de particulièrement séduisant dans son extérieur, il exerce sur elle, comme sur tous ceux qui l’approchent, une sorte de fascination.

En attendant, la guerre que les alliés s’étaient flattés de terminer si rapidement continue avec toutes ses horreurs. Pendant que nous avons l’air d’assiéger Sébastopol, nous sommes nous-mêmes bloqués sur le plateau de la Chersonèse, sous un climat extrême, dans les conditions les plus déplorables pour la patience et pour la santé de nos soldats. Les Anglais, plus habitués que nous au confort, qui n’ont pas appris à se débrouiller comme nous dans les guerres d’Afrique, souffrent cruellement. Le cœur de la Reine est touché de ces souffrances. Elle voudrait les soulager, offrir à ceux qui rentrent en Angleterre, aux malades et aux blessés, des locaux salubres et gais. Les visites qu’elle multiplie dans les hôpitaux militaires ne la satisfont pas. Les fenêtres sont trop hautes, les chambres trop petites. Il n’y a pas de réfectoire. Les malheureux mangent dans la pièce où ils couchent. On parle de les installer sur des pontons : triste séjour, où ils se trouveraient peut-être bien physiquement, mais qui ne leur offrirait aucun agrément moral. Le seul remède est la construction d’hôpitaux nouveaux pour lesquels le pays ne marchandera pas les sacrifices. Elle visite avec le prince Albert une soixantaine de blessés des Coldstream et des fusiliers écossais. « C’était un spectacle intéressant et touchant : de si beaux hommes, si braves et si patiens, si prêts à repartir et à leur tomber dessus encore ! » Une idée heureuse qui lui appartient en propre et qui indique sa connaissance du cœur humain est la création de la médaille de Crimée avec agrafe. Elle devine que la perspective d’une récompense de ce genre déterminera dans le pays un certain nombre de vocations militaires. Aussi tient-elle à faire elle-même solennellement la remise des premières médailles. C’était le premier spectacle de ce genre dont l’Angleterre eût été témoin. « Le plus haut prince du sang aussi bien que le plus humble simple soldat reçurent la même distinction pour leur vaillante conduite dans de rudes batailles, et la main rugueuse du brave et honnête simple soldat fut pour la première fois en contact avec celle de sa souveraine, de la Reine. Nobles gens ! j’avoue que j’ai pour eux les mêmes sentimens que s’ils étaient mes propres enfans. Mon cœur bat pour eux autant que pour mes plus proches et plus chers parens. »

La mort inattendue de lord Raglan ajoute une douleur à toutes celles qu’avait déjà causées la guerre de Crimée. Quelle pitié de penser qu’après avoir si souvent bravé la mort sur les champs de bataille, il n’a pas eu la consolation de tomber à la tête de ses soldats ! Les événemens décisifs approchent. Qui pourra le remplacer, quel chef inspirera à, l’armée anglaise la confiance qu’il inspirait ? La Reine ne cache pas qu’il y a là pour son gouvernement, pour elle-même, une cause de soucis et d’inquiétude. Heureusement, peu de semaines après, le 8 septembre, la prise de la Tour Malakoff amène la chute de Sébastopol. L’échec partiel qu’avaient éprouvé les Anglais à l’attaque du Grand-Redan disparaît dans la joie générale de la victoire. La Reine sent bien cependant que cette victoire nous est due et, dès le premier moment, elle charge le commandant en chef de l’armée anglaise de porter ses félicitations personnelles au général Pélissier. J’étais alors en Écosse où l’opinion publique accueillit la nouvelle avec moins de satisfaction. Assurément on était content de savoir terminé un siège qui avait duré si longtemps et coûté tant de vies humaines, mais on se sentait humilié que les troupes anglaises eussent échoué là où les Français avaient réussi. « Quel désastre ! me disait un habitant d’Edimbourg très patriote. Vous avez battu les Russes qui avaient battu les Anglais. Nous ne venons donc qu’en troisième ligne. » La Reine partage très vivement les sentimens de son peuple. Elle qui ne voulait pas la guerre, qui ne s’y était résignée qu’à la dernière extrémité, maintenant elle ne voudrait plus déposer les armes. Pourquoi ? par une raison bien simple. L’armée anglaise, dont la dure campagne de Crimée a révélé les imperfections, dont le cri public a dénoncé les vices, vient enfin d’être réorganisée, outillée pour de nouveaux combats. Jamais elle n’a été plus brillante. Au moment où elle atteint son apogée, va-t-on la laisser sous l’impression de l’échec du 8 septembre ? Rentrera-t-elle dans la mère patrie avec l’humiliation d’une défaite ? La France n’a plus rien à attendre de la prolongation de la guerre. Elle a obtenu ce qu’elle voulait, un renouveau de gloire ; elle a inscrit sur ses drapeaux les noms de l’Alma, de Malakoff, de Sébastopol. L’empereur Napoléon satisfait n’aspire plus qu’à la paix ; la Reine a l’ambition de ne la signer qu’après une victoire éclatante.


V

Premier germe de dissentiment entre les deux alliés. Un simple nuage qui grossira avec le temps, qu’on voit déjà poindre à l’horizon dans l’azur du ciel. La Reine met une insistance particulière à obtenir que l’Empereur ne se laisse tenter par aucune proposition des Russes. Décidée, s’il le faut, à profiter de l’état de son armée et des dispositions belliqueuses de l’opinion publique en Angleterre pour continuer la campagne, même seule, même sans le secours de la France, elle craint que celle-ci ne fléchisse et ne donne aux plénipotentiaires l’impression que l’Empereur accepterait la paix à tout prix.

Si telle est au fond la pensée de Napoléon, du moins qu’il ne le montre pas ! Que les puissances représentées au Congrès de Paris ne puissent soupçonner aucune divergence de vues entre les deux alliés ! La Reine prend à cet égard les précautions les plus minutieuses. Elle écrit personnellement à l’Empereur, elle lui envoie lord Clarendon pour qu’il sache bien ce qu’elle désire, elle met en jeu dans une lettre gracieuse et habile l’influence de l’Impératrice. Elle est récompensée de la peine qu’elle prend. C’est bien elle, elle seule, qui dicte les conditions de la paix et qui peut dire à son pays avec un légitime orgueil : Oui, nous aurions pu continuer la guerre, comme vous le désiriez, avec de grandes chances de succès ; mais la guerre a ses hasards et ses douleurs ; les grands résultats que nous avons obtenus nous dispensent de courir ce risque en assurant à l’Angleterre la situation la plus forte dans les conseils européens.

Grâce à l’énergie de la Reine et à la condescendance de l’Empereur, la politique anglaise triomphait. Quel était le sort de la nôtre ? Le gouvernement impérial avait recueilli de la gloire, beaucoup de gloire, mais rien de plus. Dès le lendemain de la guerre de Crimée, il rencontrait à Constantinople les limites de la bonne volonté de l’Angleterre. Le Cabinet britannique était représenté auprès de la Sublime-Porte par un homme d’une singulière énergie, lord Stratford de Redcliffe, habitué à parler en maître dans les conseils du Sultan. Lorsqu’un des plus distingués des diplomates du second Empire, Edouard Thouvenel, fut envoyé à Constantinople, il y arrivait avec le prestige de nos victoires et avec l’espérance que le gouvernement turc reconnaîtrait le service que nous venions de lui rendre. Si, avant la guerre de Crimée, les représentans de la France et de l’Angleterre en Turquie avaient pu suivre une politique différente, leur accord semblait désormais la conséquence nécessaire de la politique commune que leurs deux gouvernemens avaient suivie sur les bords de la Mer-Noire. Quoique Thouvenel, qui avait été pendant plusieurs années chargé d’affaires en Grèce, connût déjà l’Orient et les habitudes d’esprit de lord Stratford, il comptait entretenir avec lui des rapports cordiaux. Quelle ne fut pas sa surprise en s’apercevant que les faux-fuyans, les réponses dilatoires et les équivoques perpétuelles des ministres turcs étaient encouragés officieusement par l’ambassadeur d’Angleterre ! Chaque fois qu’il demandait quelque chose à la Sublime-Porte, il sentait, derrière ses résistances, derrière ses lenteurs calculées, la main de lord Stratford. En face d’une hostilité si persistante, il en vint un jour à faire descendre solennellement le pavillon tricolore sur la terrasse de l’Ambassade et à menacer le Divan de rompre les relations diplomatiques en s’embarquant sur un bâtiment de guerre français. L’affaire ne put s’arranger que dans une entrevue personnelle de la reine Victoria et de l’Empereur.

Au fond, le désaccord qui ne pouvait manquer de se produire commençait entre les vues pratiques du gouvernement anglais et l’esprit chimérique de Napoléon III. Le rêveur couronné, dont M. Jules Lemaître a tracé un portrait si ressemblant, portait au fond de sa pensée, souvent obscure pour lui-même, un idéal très différent de celui de l’ancienne diplomatie. Des relations de sa jeunesse avec les révolutionnaires italiens, de la société cosmopolite dans laquelle il avait vécu, de ses longues rêveries entre les murs de la prison de Ham, il conservait un ensemble d’idées peu compatible avec le droit public européen. La marotte des nationalités, qui allait devenir le principe initial de sa politique extérieure et la cause de sa perte, s’agitait déjà devant son esprit. De la question d’Orient il tirait une conclusion assez inattendue pour les chancelleries européennes : la nécessité de donner la parole aux Principautés Danubiennes et de les consulter sur la forme de gouvernement qui leur conviendrait le mieux. C’est sur ce sujet que Thouvenel s’escrimait à Constantinople, sans beaucoup de conviction et sans beaucoup de succès. C’était juste, c’était humain, mais était-ce d’accord avec le principe de l’intégrité de l’Empire ottoman pour lequel on venait de se battre ? L’attitude respective des puissances semblait indiquer le contraire, car, sur ce point spécial, nous trouvions plus d’appui de la part de la Russie que de la part de l’Angleterre et de la Turquie. Les rôles se retournaient cette fois, la Russie ne demandant pas mieux que de favoriser l’autonomie des principautés aux dépens de la suzeraineté du Sultan.

Dans ces chevauchées à travers les principes, l’Angleterre ne comprenait plus et surtout ne suivait plus l’Empereur. Le 20 mai 1857, après une longue conversation avec M. de Persigny, lord Clarendon entretenait le prince Albert des utopies de Napoléon III. Si celui-ci avait été si pressé de conclure la paix, c’est qu’il désirait ménager la Russie et s’entendre ensuite avec elle et l’Angleterre pour remanier la carte de l’Europe. Aux traités de Vienne conclus contre son oncle, et qui consacraient le droit de conquête, il voulait opposer le principe des nationalités et la volonté des peuples. Suivant M. de Persigny, on voyait déjà percer chez lui la haine de l’Autriche, puissance conquérante, et le désir de lui reprendre une partie de ce que lui avaient donné les traités de 1815. L’ancien insurgé des Romagnes, le carbonaro imprégné des idées révolutionnaires reparaissait sous l’Empereur, au grand étonnement de la diplomatie anglaise. Il convenait de ne jamais perdre de vue, de surveiller de près un allié si entreprenant. La Reine craint qu’il n’échappe un beau jour à l’influence anglaise et qu’il n’entre en conflit avec l’Autriche. Elle fait tout ce qu’elle peut pour le retenir ; elle va jusqu’à lui déclarer qu’elle se détacherait entièrement de lui, s’il tentait de déchirer les clauses des traités existans.

Mais, avec la hantise qu’il avait du principe des nationalités, avec l’idée fixe de l’indépendance de l’Italie, qui pourrait le retenir sur la pente fatale ? Même sachant qu’il ne sera pas suivi par l’Angleterre, même après que la Reine l’a supplié de maintenir la paix en Europe, il se décide à prendre les armes. L’entêtement et la maladresse du gouvernement autrichien, la mauvaise administration des États italiens ne lui fournissent que trop d’occasions de partir en guerre. Jusqu’au dernier moment, la Reine fait tous ses efforts auprès des deux parties pour prévenir le conflit. Avec la clarté habituelle de son esprit, elle résume la situation dans une lettre adressée au roi des Belges : « Bien qu’à l’origine ce soit la criminelle folie de la Russie et de la France qui ait été cause de cette crise terrible, c’est la stupidité et l’aveuglement de l’Autriche qui ont amené la guerre maintenant. » Qu’est devenu le cantique entonné si souvent autrefois en l’honneur de l’alliance française ? Il suffit que la France soit soupçonnée d’un rapprochement avec la Russie, quoiqu’on n’en puisse donner aucune preuve positive, pour que l’opinion publique en Angleterre se retourne contre nous et que la Reine elle-même fasse chorus avec son peuple et rejette sur nous la responsabilité de la guerre. Dans les documens officiels qui doivent être soumis au Parlement, elle demande avec insistance qu’on ne se contente pas de blâmer l’Autriche et la Sardaigne, comme si elles avaient seules engagé la partie, mais que, sans rien dire de blessant pour la France, on indique qu’elle aussi a sa part dans les événemens qui troublent l’Europe. M. de Persigny essaie de défendre son maître en niant qu’on ait pris des engagemens envers la Russie, en disant qu’à l’origine l’Empereur ne voulait pas la guerre, mais que M. de Cavour l’a menacé de publier sa correspondance confidentielle et l’a ainsi forcé à prendre les armes. Cette explication même laisse planer une équivoque fâcheuse sur l’attitude de l’Empereur. Qu’est-ce que cette correspondance confidentielle, sinon la preuve qu’il entretenait des relations intimes avec les meneurs de la politique italienne ? A la Cour d’Angleterre, la confiance des premiers temps n’existe plus et ne reviendra pas. Si la Reine revenait sur le portrait qu’elle a tracé autrefois de Napoléon III, elle serait amenée à y faire de singulières retouches, et à reconnaître sans doute que la naïveté n’était pas, comme elle le croyait, un des traits de son caractère.

Dans l’esprit de la Reine, à la confiance succède un sentiment d’abord vague et indéterminé, puis de plus en plus précis, l’inquiétude. Quelles sont, chez l’Empereur, les idées de derrière la tête ? Quelles sont les convoitises ambitieuses qui se cachent sous cette apparence flegmatique ? L’Empereur a certainement des visées. Lesquelles ? Que signifie l’attitude qu’il prend avec ses anciens adversaires ? Qu’attend-il de leur bon vouloir ? En tout cas, il noue avec eux les relations les plus étroites. Après avoir battu la Russie, il en fait son amie ; après avoir battu l’armée autrichienne, il entre en coquetterie marquée avec l’empereur d’Autriche. Au milieu de ces menées obscures dont la Reine s’efforce sans succès de pénétrer le sens, deux rayons de lumière viennent tout à coup frapper ses yeux : un avertissement du roi Léopold, qui croit que les Prussiens seront les premières victimes de la politique impériale française, une phrase où, à propos de l’annexion de la Savoie, l’Empereur parle des « frontières naturelles de la France. » Les frontières naturelles, voilà le grand mot lâché. La Reine comprend aussitôt que le Rhin est menacé, et comment n’en serait-elle pas émue ? Fille d’une Allemande, femme d’un Allemand, elle vient de marier sa fille aînée avec le prince royal de Prusse. Cette pensée ne la quittera plus. Elle veillera d’un œil inquiet sur ce que fait et sur ce que médite le gouvernement français.

De telles appréhensions conçues de si loin, en détachant complètement la Reine de son ancien allié, nous expliquent ce qui s’est passé en 1870. La politique étrangère de l’Angleterre était jusque-là bien formelle : maintenir à tout prix l’équilibre européen ; ne pas souffrir l’établissement en Europe d’une puissance prépondérante qui dominerait les autres. C’est pour cela que l’armée et la flotte britannique avaient fait résolument échec à la monarchie de Louis XIV et à l’Empire de Napoléon, tous deux trop absorbans. Les éclatantes victoires que les troupes françaises avaient remportées en Crimée et en Italie trompèrent la Reine sur notre force. Elle nous crut invincibles, elle nous vit déjà, comme elle l’indique dans une de ses lettres, vainqueurs de l’Allemagne, maîtres du Continent, menaçant l’Angleterre elle-même. Si l’Empereur continuait le cours de ses succès, le gouvernement anglais se trouverait un jour obligé, soit de lui obéir, soit de le combattre, avec de terribles désavantages. C’était ne voir qu’un côté de la question. Un autre danger pouvait naître et s’est produit, en effet, après la guerre de 1870 : la création au centre de l’Europe d’un État formidable, beaucoup plus peuplé et beaucoup plus menaçant pour l’équilibre européen que n’aurait pu l’être la France, L’Angleterre, qui n’avait pas vu le péril, n’a pas su le conjurer et en porte aujourd’hui la peine. Au moment où la Prusse ressuscitait contre nous le droit de conquête, le gouvernement britannique n’a pas prononcé la parole décisive qui aurait peut-être empêché l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Il ne l’avait pas prononcée non plus en 1866, lorsque M. de Bismarck annexait à la Prusse le duché de Nassau, la ville libre de Francfort, le royaume de Hanovre, que tant de liens rattachaient à l’Angleterre. Quelle fut la part de la Reine dans cet effacement de la politique traditionnelle de son pays ? Les craintes que lui inspirait la France, ses sympathies pour l’Allemagne ont-elles influé sur son gouvernement ? Cela paraît vraisemblable, sans qu’on puisse le dire avec certitude, la correspondance publiée s’arrêtant en 1861, à la mort du prince Albert. Ce qu’on sait, par exemple, c’est qu’en 1860, elle annonçait une croisade contre ce perturbateur universel qui s’appelait Napoléon III.


VI

Les rapports politiques de l’Angleterre et de la France tiennent une place très importante dans la correspondance de la reine Victoria, mais ils sont bien loin d’en être l’unique objet. L’attention de la souveraine se porte à chaque instant sur toutes les questions qui intéressent l’Angleterre en Europe, hors d’Europe, aux Indes, en Chine, au Cap. Il n’y a pas une des parties de son immense empire sur laquelle elle n’exige des rapports détaillés qu’elle lit avec un soin scrupuleux. Son application au travail, son souci de tout savoir et de répondre à tout, faisaient l’admiration de l’empereur Napoléon, lorsqu’il était son hôte. Elle jouit infiniment de la vie de famille. Elle donne une large part de son temps à ses enfans et surtout à son mari. Mais ses chères affections n’empiètent jamais sur ses devoirs de souveraine. Elle les remplit tous ponctuellement, religieusement. Un principe domine sa conduite, une idée inspire ses résolutions : l’intérêt de l’Angleterre. Sur cet intérêt même elle a des vues personnelles et hautes. La grandeur morale de son pays la préoccupe autant que sa grandeur matérielle. Dans les notes écrites qu’elle adresse si fréquemment à ses ministres, elle blâme toutes les paroles ou toutes les mesures qui pourraient faire douter de l’esprit d’équité de la politique anglaise. Reine constitutionnelle, avec des ministres qui gouvernent pour elle, elle n’obtient pas toujours ce qu’elle voudrait. Elle l’essaie néanmoins chaque fois qu’une question capitale est en jeu ; elle lutte pour les idées qu’elle croit justes jusqu’à la dernière limite de son pouvoir. Après la guerre de Crimée, après la sanglante révolte des Indes qui lui ont révélé les parties faibles de l’organisation militaire anglaise, elle insiste pour obtenir une meilleure méthode et plus d’argent. Ce sont les misérables économies d’autrefois qui ont souvent paralysé les efforts de ses soldats. Qu’on ne lésine ni sur le nombre des hommes de l’armée de terre, ni sur le nombre des bâtimens de la flotte, ni sur le chiffre des subsides nécessaires. Elle a le sentiment très vif qu’une grande nation, telle que l’Angleterre, avec son passé de gloire et de prospérité, ne doit pas se laisser surprendre par les événemens. Quelles que soient les apparences et même les garanties de la paix, il faut se tenir aussi prêt à faire la guerre que si la guerre devait éclater demain.

La correspondance journalière que la Reine entretient avec ses ministres nous permet d’étudier de près le mécanisme du gouvernement constitutionnel. Lorsque, à l’âge de vingt-deux ans, elle a perdu le chef de son premier ministère, lord Melbourne, auquel elle témoignait l’affection d’une fille, nous avons vu qu’elle en éprouva un profond chagrin. Les mêmes émotions ne se renouvelleront pas à chaque changement de ministère. Elle s’habituera et s’endurcira ; ses ministres ne seront pas tous des amis personnels, mais elle exigera de tous un minimum d’égards sur lequel elle ne transigera pas. Elle considère comme un droit de sa charge d’être consultée sur les nominations importantes ; elle entend également qu’aucune communication ne soit faite aux membres du Parlement ou aux gouvernemens étrangers sans qu’elle en ait eu connaissance. En général, elle est obéie. De temps en temps néanmoins, des billets courts et un peu secs attestent qu’elle n’est pas contente. Elle ne laisse passer aucune incorrection sans la relever, elle croirait manquer à un devoir essentiel si la royauté perdait entre ses mains le plus mince de ses privilèges. Toute jeune, dès son avènement au trône, elle s’est fait une loi de n’aliéner aucun des droits qu’elle tient de sa naissance et de la tradition. Même avec lord Melbourne, qu’elle aime si tendrement, il lui arrive de manquer de patience, lorsqu’elle apprend par des tiers les décisions de ses ministres qui devraient toujours lui être communiquées directement. Elle se plaint à sir Robert Peel qu’un ambassadeur nommé à l’étranger soit parti sans avoir été reçu par elle. Elle exige qu’à l’avenir tous ceux qui seront chargés de représenter l’Angleterre au dehors. sollicitent d’elle une audience qu’elle accordera toujours, si sa santé le lui permet.

Lorsqu’il s’agit de politique étrangère, la Reine ne se contente pas de prendre communication des dépêches envoyées par son gouvernement. Elle en discute les termes, elle y propose souvent des modifications importantes. Celui de ses ministres avec lequel elle s’entend le moins, auquel elle se croit obligée de donner des conseils de modération et de prudence, est précisément celui qui, pendant une partie de son règne, a été chargé des Affaires étrangères, lord Palmerston. Elle voudrait souvent adoucir le ton de ses dépêches, éviter que le gouvernement anglais n’ait l’air d’intervenir dans les questions intérieures des autres Etats. Lord Palmerston a une tendance à favoriser partout l’opposition, les élémens révolutionnaires. La Reine se place à un point de vue tout opposé, celui du respect des traités. Elle n’est pas non plus sans s’apercevoir qu’afin d’échapper au contrôle royal, on lui communique certaines dépêches trop tard pour qu’elle ait le temps de les lire à loisir et de les modifier. Elle n’admet pas qu’on triche ainsi avec elle, et elle réclame un service de transmission mieux organisé. L’obligation où elle se trouve de répéter plusieurs fois les mêmes recommandations finit par l’irriter. Sa correspondance avec lord Palmerston s’en ressent. Il y règne par instant un ton de mauvaise humeur auquel elle ne se laisse jamais aller lorsqu’elle écrit à ses autres ministres. On dirait qu’elle sent chez lui une résistance et une mauvaise volonté qui la poussent à bout. Elle ne cède pas néanmoins, elle aime mieux lutter, fût-ce au détriment de sa santé et de son repos, qu’abandonner quelque chose de ses droits. Elle s’en explique nettement avec son premier ministre. En 1848, au moment où l’Italie entre en ébullition contre l’Autriche, sous l’impulsion de la Sardaigne, elle s’indigne de la politique suivie malgré elle par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Elle l’accuse de vouloir bouleverser la Péninsule, de ne s’intéresser qu’aux ambitions sardes et de méconnaître les droits que le gouvernement autrichien tient des traités au bas desquels l’Angleterre a mis sa signature. Elle déclare à lord John Russell qu’elle n’a aucune confiance en lord Palmerston, qu’elle craint pour la sécurité du pays aussi bien que pour la paix de l’Europe, qu’elle vit dans une anxiété continuelle de ce qui peut survenir d’un jour à l’autre. On ne fait pas de la politique avec des passions, on ne peut en faire qu’avec du sang-froid et du bon sens. N’est-ce pas montrer une partialité révoltante, indigne du bon renom de la Grande-Bretagne, que de donner toujours raison à Charles-Albert, toujours tort à l’empereur d’Autriche ?

Au fond, dans ce désaccord entre elle et son ministre, la Reine voudrait qu’on retirât à celui-ci la direction des Affaires étrangères. Mais le Cabinet ne peut se soutenir devant le Parlement que grâce à la popularité de lord Palmerston, popularité qu’il doit précisément à l’esprit dans lequel il dirige la politique extérieure de l’Angleterre. Etant donné que le Cabinet ne peut se passer de lui, comment lui proposer un changement qu’il n’accepterait pas, qui serait mal vu par l’opinion ? Par qui d’ailleurs le remplacer ? Qui pourrait, au poste qu’il occupe, donner au public la même impression de capacité et de connaissance des affaires ? À ces objections présentées par le premier ministre, la Reine ne veut pas encore se rendre. Elle comprend qu’il sera difficile d’opérer le changement qu’elle demande ; mais, d’un autre côté, elle se doit à elle-même, elle doit au pays de ne pas laisser la direction des Affaires étrangères entre les mains d’un homme qui s’est mal conduit à son égard et dont elle a tant de raisons de se défier. Elle est convaincue qu’il n’y a pas d’affaire délicate et dangereuse dans laquelle lord Palmerston ne se permette d’engager arbitrairement le pays, sans en référer ni à ses collègues, ni à sa souveraine.

Rencontrant des difficultés insolubles pour obtenir ce qu’elle désirait, la Reine voulut du moins régler elle-même la nature des relations qu’elle entretiendrait désormais avec son ministre des Affaires étrangères. Lord Palmerston protestant qu’il n’avait jamais eu l’intention de lui manquer de respect, elle accepte ses excuses et l’expression de ses regrets. Mais pour empêcher tout malentendu à l’avenir, elle exige : « 1° qu’il expose clairement ce qu’il propose dans un cas donné, pour que la Reine puisse savoir aussi clairement de son côté ce à quoi elle a accordé sa sanction royale ; 2° qu’une fois qu’elle a donné sa sanction à une mesure, celle-ci ne soit ni changée, ni modifiée par le ministre. » Elle ajoutait énergiquement que toute infraction à ces règles serait considérée par elle comme un manque de sincérité envers la couronne et qu’elle n’hésiterait pas en ce cas à se servir du droit constitutionnel qui lui permettait de se séparer d’un ministre incorrect. Lord Palmerston se le tint désormais pour dit et rentra dans le rang.

Cette application à défendre les droits de la royauté n’allait pas sans une dépense d’énergie qui affaiblissait les forces physiques de la Reine et lui inspirait même des accès de découragement. Heureusement, la femme trouvait dans la douceur et dans la chaleur du foyer domestique de larges compensations aux ennuis de la souveraine. La Rochefoucauld a tort de dire qu’il n’y a pas de mariages délicieux. Il y en a eu au moins un, celui de la reine d’Angleterre et du prince Albert. Elle ne parle jamais de son mari qu’avec une infinie tendresse. Au bout de dix ans de mariage, comme au bout de deux mois, il est toujours « l’ange bien-aimé, » le modèle de toutes les perfections. L’idée de passer quelques heures loin de lui la plonge dans la tristesse, la moindre séparation lui paraît « épouvantable. » Les souverains étrangers qui visitent l’Angleterre ne peuvent causer un plus grand plaisir à la Reine que de lui faire l’éloge du prince. Quelques mots bienveillans de l’empereur de Russie la transportent de joie. Elle saura le même gré à l’empereur Napoléon III d’apprécier les qualités de son Albert. D’après elle, il les a toutes. Mari empressé, père de famille excellent, adoré des enfans, il possède en même temps le jugement le plus droit et le plus sûr. Avec cela, travailleur infatigable, n’ayant besoin d’aucune distraction, ne se reposant d’un labeur acharné que dans de courtes parties de chasse. La Reine le plaint quelquefois de mener une vie si monotone, elle l’oblige à se distraire, elle lui met elle-même le fusil à la main.

On sait comment ce bonheur fut détruit par le coup le plus inattendu. Le 22 novembre 1861, le prince qui paraissait en bonne santé prit froid à Windsor, s’alita pendant trois semaines et ne se releva plus. Jusqu’au bout, les médecins espéraient ou tout au moins laissaient espérer. La Reine qui ne sortait pour prendre l’air que deux heures par jour, qui passait le reste de son temps auprès du malade, n’était pas inquiète. Elle fut surprise et anéantie par la rapidité de la catastrophe. Le cri de douleur qu’elle poussa alors, l’appel désespéré qu’elle adressa au roi des Belges, ont quelque chose de poignant. Dans cette crise suprême, à cet oncle qu’elle aime comme un père, elle a besoin d’ouvrir son cœur, elle montre à nu la plaie saignante ; la pauvre petite orpheline de huit mois qu’il a bercée et recueillie jadis est maintenant une veuve de quarante-deux ans dont le cœur est complètement brisé. « Il n’existe plus pour elle de bonheur dans sa vie, le monde entier ne lui est plus rien. » Elle confesse alors ce qu’elle a laissé entrevoir de loin en loin dans quelques-unes de ses lettres, mais ce qu’elle n’a jamais exprimé aussi nettement, que le rôle de souveraine est antipathique à sa nature de femme. Elle l’a rempli courageusement et même joyeusement pendant des années, parce que son cœur débordait de bonheur domestique, parce qu’elle sentait auprès d’elle à son foyer le meilleur et le plus tendre des soutiens. Maintenant, elle ne désertera pas le devoir, ce serait manquer à la mémoire de celui qui n’est plus ; mais elle le remplira sans joie, uniquement pour continuer l’œuvre du prince, pour faire en toutes choses ce qu’il aurait désiré qu’elle fit.

Le roi Edouard VII arrête à cette date fatale la publication de la correspondance de son auguste mère. Ce n’est pas que les événemens aient manqué dans la dernière partie de la vie de la Reine, ou qu’elle y ait joué un rôle moins important. Mais la correspondance ultérieure ne nous apprendrait rien de nouveau sur son caractère. Nous la connaissons maintenant telle qu’elle doit rester dans la mémoire des hommes, telle que son peuple l’a comprise et aimée, comme l’expression la plus haute des trois qualités qui sont la marque principale des classes moyennes en Angleterre : le sentiment du devoir, le bon sens robuste et le culte de la vie de famille.


A. MEZIERES.

  1. Traduction française avec introduction et notes par Jacques Bardoux, 3 volumes in-4, Hachette.