La reine Victoria, d’après sa correspondance/02
Pembroke Lodge, 19 novembre 1848.
… L’élection présidentielle approche : elle décidera du futur gouvernement de la France. Louis Bonaparte jouera probablement le rôle de Richard Cromwell.
Château de Windsor, 21 novembre 1848.
… L’élection de Louis-Napoléon paraît certaine, et je vous avoue que je la désire, car je pense qu’elle entraînera une évolution.
Osborne, 19 novembre 1848.
Mon très cher et excellent oncle,
… Le succès de Louis-Napoléon est un événement extraordinaire, mais précieux, dans le sens qu’il indique une universelle réprobation pour le gouvernement de la République tel qu’il fonctionnait depuis février.
Ce sera peut-être plus difficile de se débarrasser de lui qu’on ne se l’imagine au premier moment. Nemours pense qu’il est préférable qu’aucun des d’Orléans ne soit appelé à agir d’ici quelque temps. Je crains qu’il ne comprenne maintenant qu’ils auraient dû prévoir les dangers en février, et n’auraient pas dû céder. Comme je lui disais que le Pape avait déclaré qu’il ne quitterait jamais Rome, et qu’il le fit le lendemain même, il répondit : « Ah ! mon Dieu, on se laisse entraîner dans ces momens. » Louise ma déclaré que son père avait si souvent affirmé qu’il ne quitterait jamais Paris vivant, que, lorsqu’elle apprit sa fuite, elle crut qu’on l’avait trompée et qu’il était mort…
Elysée national, 22 janvier 1849.
Très chère et grande amie,
Une de mes premières pensées, lorsque le vœu de la nation française m’appela au pouvoir, fut de faire part à Votre Majesté de mon avènement et des sentimens que j’apportais dans ma nouvelle position.
Des circonstances particulières ont retardé le départ de l’ambassadeur qui devait porter ma lettre ; mais aujourd’hui que l’amiral Cécile se rend à Londres, je désire exprimer à Votre Majesté la respectueuse sympathie que j’ai toujours éprouvée pour sa personne ; je désire surtout lui dire combien je suis reconnaissant de la généreuse hospitalité qu’Elle m’a donnée dans ses Etats, lorsque j’étais fugitif ou proscrit, et combien je serais heureux si ce souvenir pouvait servir à resserrer les liens qui unissent les gouvernemens et les peuples de nos deux pays.
Je prie Votre Majesté de croire à mes sentimens…
LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE.
Buckingham Palace, 19 février 1849.
L’amiral Cécile, qui a dîné ici pour la première fois depuis la présentation de ses lettres de créance comme ambassadeur de la République française, et avec lequel j’ai parlé, pendant quelques instans, après le dîner, m’a dit : « Nous avons fait de tristes expériences en France ! » mais il espérait « que les choses s’amélioreraient. » Le gouvernement était très ferme et décidé, et résolu à ne pas permettre de désordre : « Paris a maintenant fait quatre révolutions que la France a subies. Votre Majesté sait qui a proclamé la République au mois de février ? Une centaine de coquins ! Personnelle s’en doutait, et cependant la France s’y est soumise. » Le gouvernement était parfaitement décidé ainsi que tous les ministères à ce que ceci n’arrive plus jamais. Sans doute le danger qui provenait des socialistes était grand et général : ce parti était le réel danger, et il ferait facilement une autre tentative, comme celle si terrible de juin (dont le résultat fut incertain pendant trois jours), mais il n’en avait plus la force. L’Amiral faisait remarquer continuellement, à tous ses amis en France, la nécessité d’appuyer tout gouvernement, quelle qu’en soit la forme, dont le but était le maintien de l’ordre, et de s’unir « contre cet ennemi commun. » Le président, continua-t-il, avait grandi d’une façon extraordinaire dans l’opinion des gens, à cause de la fermeté, du courage et de la résolution dont il a fait preuve pendant ces jours critiques, il y a quinze jours ou trois semaines. En deux mois, il avait acquis « une grande aptitude pour les affaires ; tout le monde en est étonné parce que personne ne s’y attendait. » L’amiral parle avec une grande admiration de la Belgique, et de la manière dont elle a résisté au contre-coup des événemens de France, — et aussi de l’Angleterre. Il considère l’Italie comme étant la plus grande source de danger.
Ardenne, 10 novembre 1850.
Ma bien chère Victoria,
… Il semble y avoir dans presque tous les pays des menaces naissantes d’agitation et de révoltes. Je ne sais pas comment cela finira en Allemagne. En France, il est difficile que les choses ne s’arrangent pas d’une manière ou d’une autre. J’espère qu’on nous épargnera l’agitation religieuse. Ces sortes de mouvemens commencent sous un prétexte et quelquefois continuent sous d’autres. Je ne crois pas que jamais l’Europe ait été plus menacée : il y a tant d’anarchie dans les esprits. Il me paraît impossible de la guérir à l’eau de rose. La race humaine n’est pas naturellement bonne, loin de là. Elle a besoin d’un gant de fer, et en fait est souvent contente d’être ainsi conduite. Le souvenir de toutes les espèces de Césars et de Napoléons, de qui elle n’a guère reçu que des coups, lui est beaucoup plus cher que la mémoire des bienfaiteurs du genre humain, qu’elle crucifie quand on la laisse agir à sa guise…
Osborne, 2 décembre 1851.
Mon très cher oncle,
… C’est grand dommage que vous ne vous risquiez pas à venir jusque vers nous : je suis sûre que vous le pourriez facilement. Je ne pense pas qu’il y ait une nouvelle révolution en France…
Osborne, 4 décembre 1851.
Très cher oncle,
Je ne vous écris qu’une ligne pour vous demander ce que vous dites du surprenant événement de Paris : cela ressemble de tous points à un roman écrit ou joué ! Quel sera le résultat de tout cela ?
Je suis honteuse de vous avoir écrit si affirmativement, quelques heures plus tôt, que rien ne se passerait.
Nous attendons avec impatience les nouvelles aujourd’hui, bien que je suppose qu’on a pu compter sur les troupes et que l’ordre n’a pas cessé de régner pour l’instant. J’espère que personne de la famille d’Orléans ne fera un mouvement, ni ne dira un mot, mais qu’ils resteront tous absolument passifs.
Je m’arrête. Toujours votre nièce dévouée.
Osborne, 4 décembre 1851.
La Reine a appris avec surprise et inquiétude les événemens qui viennent d’avoir lieu à paris. Elle pense qu’il est de grande importance que lord Normanby[2]reçoive l’ordre de rester absolument neutre et de ne se mêler en aucune façon à ce qui se passe. Dans un pareil moment, la moindre parole pourrait donner lieu à de fâcheuses interprétations.
Laeken, 5 décembre 1851.
Ma très chère Victoria,
Tous mes meilleurs remerciemens pour votre chère et gracieuse lettre du 2, date de la bataille d’Austerlitz et du coup d’Etat de Paris. Qu’en dites-vous ?
On ne peut pas encore se former une opinion exacte, mais je suis porté à croire que Louis Bonaparte réussira. Le pays est fatigué et désire avoir la tranquillité, et si le coup d’Etat la lui donne, il n’y fera pas d’objection et laissera le gouvernement parlementaire et constitutionnel se reposer pour quelque temps.
Je soupçonne qu’un gouvernement militaire à Paris sera vu avec plaisir par les grandes puissances du continent : elles vont un peu loin dans leur haine de tout ce qui est parlementaire. Le Président prend déjà quelque chose de Napoléon. Je crois savoir qu’il s’est déclaré mécontent de moi, comme si j’avais trop soutenu la famille d’Orléans. Je rends parfaite justice au président, qui, jusqu’ici, ne nous a nullement importunés, mais nous nous sommes également abstenus de toute intervention. Je trouve qu’Hélène[3]a été imprudente. D’autre part, il est bien difficile pour la pauvre famille d’éviter d’aborder ces sujets-là ou de le faire avec mansuétude.
S’il s’établit quelque chose qui ressemble à un empire, nous aurons peut-être beaucoup à souffrira un moment, car la gloire française jettera indubitablement un coup d’œil sur les vieilles frontières. Mes espérances, c’est que [les Français] seront très occupés chez eux pendant quelque temps, car les querelles de partis battront leur plein… Votre oncle dévoué,
Osborne, 9 décembre 1851.
Très cher oncle,
Votre aimable lettre du 5 m’est parvenue samedi matin. Depuis que vous m’avez écrit, il y a eu bien du sang répandu…
Ce que vous me dites à propos du gouvernement arbitraire et militaire de la France est très exact, et je crains que cet état de choses ne dure pendant quelque temps. Mais je ne vois pas comment Louis Napoléon se tirera d’affaire, ou comment il triomphera de la rancune et de la haine de ceux qu’il a fait emprisonner : je vois cependant que les légitimistes lui ont donné leur appui. Tout le monde en France et ailleurs doit souhaiter que l’ordre soit rétabli, et par conséquent beaucoup de gens se rallieront autour du Président…
Château de Windsor, 23 décembre 1851.
Mon cher oncle,
J’ai le très grand plaisir de vous annoncer une importante nouvelle qui, je le sais, vous causera autant de satisfaction et de soulagement qu’à nous, et je crois au monde entier. Lord Palmerston n’est plus secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, — et lord Granville, son successeur, est déjà nommé ! Dans ces derniers temps, il ne faisait plus attention à rien. En dépit des sérieuses remontrances et des avis qu’il avait reçus le 29 novembre et même au commencement de décembre, il a déclaré à Walewski qu’il approuvait entièrement le coup d’Etat de Louis-Napoléon, alors qu’il avait écrit à Normanby, à la suite du désir que moi et le Cabinet avions exprimé, de continuer à avoir des rapports diplomatiques avec le gouvernement français, mais de rester absolument neutre et de ne formuler aucune opinion. Walewski a écrit à M. Turgot[4]ce que Palmerston lui avait communiqué et qui était en contradiction absolue avec ce que le gouvernement avait ordonné ; et lorsque Normanby s’est présenté avec ses instructions, Turgot lui a fait part de l’opinion de lord Palmerston. Sur ce, lord John demande à Palmerston de lui donner des explications ; celui-ci attend une semaine pour envoyer une réponse, mais elle est si peu satisfaisante que lord John Russell lui écrit qu’il ne saurait demeurer plus longtemps secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères : ces désaccords, ces incorrections constantes nuisaient au pays. Lord Palmerston lui a répondu immédiatement que, sitôt que son successeur serait nommé, il rendrait les sceaux ! Quoique nous fussions tous certains qu’il ne pouvait plus occuper longtemps encore son poste, nous avons cependant été surpris quand nous avons appris le dénouement !… Je crois que lord Granville fera très bien ; il est extrêmement honnête et digne de confiance, ce qui est inappréciable pour nous, le gouvernement et l’Europe.
Château de Windsor, 30 décembre 1851.
Mon très cher oncle,
… Tout ce que vous dites de lord Palmerston n’est que trop vrai… Il nous a brouillés, nous et le pays, avec tout le monde ; et son premier acte fut de précipiter les mariages espagnols, ce qui a été le commencement de la fin. Il est trop pénible de penser combien de malheurs et de fautes auraient pu être évités. Maintenant, cependant, il en a fini à tout jamais avec les Affaires étrangères, et l’ « homme d’Etat blanchi sous le harnais, » comme l’appellent les journaux, à notre grande joie et, j’en suis sûre, à son grand déplaisir, devra se reposer sur ses lauriers… Je crains beaucoup qu’à Claremont on ne commette quelque imprudence : la pauvre Reine a insinué l’autre jour à maman qu’elle espérait que vous ne deviendriez pas l’ami du Président. Sans aucun doute vous ne pouvez éprouver de la sympathie pour lui, mais, précisément parce que vous êtes apparenté avec les pauvres d’Orléans, vous devez veiller doublement à ne rien faire qui puisse vous attirer l’inimitié de Louis-Napoléon. Je crois que Joinville avait eu la folle idée d’aller en France et que sa maladie, fort heureusement, l’a empêché de mettre son projet à exécution. C’eût été le comble de l’aberration. La seule, politique qui soit sûre pour eux est de rester absolument neutres et de se faire oublier, c’est là l’expression même de Nemours il y a deux ans. Il était impossible d’être plus sage et plus prudent qu’il ne l’était alors, mais je crois que depuis on l’est moins. La candidature de Joinville constituait à tous les points de vue une imprudence et a poussé Louis-Napoléon à prendre un parti extrême. Nemours m’a également dit l’année dernière qu’ils n’étaient pas du tout opposés à une fusion, mais qu’ils ne pouvaient pas disposer de la France, à moins que la nation ne leur demandât de le faire. Je voudrais que vous leur conseilliez d’être très circonspects et silencieux, car toutes les fautes des autres tourneront à leur avantage. En fait, il ne peut rien advenir de bon pour eux jusqu’à ce que Paris soit d’âge à être son propre maître, à moins que tous ne rentrent sous les ordres d’Henri V ; mais je crois qu’une régence pour Paris n’est pas possible…
Château de Windsor, 20 janvier 1852.
Mon très cher oncle,
… Vous pouvez être certain que nous nous tiendrons sur nos gardes comme nous le devons. Nous tâcherons de demeurer dans les meilleurs termes avec le Président, qui est très impressionnable et très susceptible ; mais je dois dire que je n’ai jamais éprouvé la moindre animosité personnelle à son égard, Je crois qu’au contraire nous lui devons beaucoup, car en 1849 et en 1850 il a certainement tiré le gouvernement français de la boue. Mais je suis peinée de l’oppression et de la tyrannie qu’il fait peser sur la France depuis le coup d’Etat : elles créent un état d’incertitude générale, car bien que je croie que ni ses propres désirs ni sa ligne politique ne le poussent à la guerre, il peut cependant y être entraîné.
Votre situation est particulièrement délicate, mais je le répète encore, il n’y a à mon avis aucune raison de s’alarmer…
Buckingham Palace, 3 février 1852.
Mon très cher oncle,
… Avec un homme aussi extraordinaire que Louis-Napoléon, on ne peut pas se sentir un seul moment en sécurité. J’en suis très triste. J’aime la paix et la tranquillité ; je hais la politique et ses agitations et je m’afflige de penser qu’une étincelle peut nous plonger en pleine guerre. Je crois cependant que nous pourrons l’éviter. Mais soyez assuré que toute tentative contre la Belgique serait pour nous un casus belli. Je n’ai aucune crainte au sujet d’une invasion ; d’ailleurs, le moral ici est excellent, le peuple ne songe qu’aux moyens de se défendre lui-même et l’entrain d’autrefois n’a nullement diminué…
Château de Windsor, 26 octobre 1852.
Mon très cher oncle,
… Il faut que je vous raconte une anecdote relative à l’entrée de Louis-Napoléon à Paris : nous la tenons de lord Cowley qui nous dit qu’elle fait le tour de Paris. Sous l’un des arcs de triomphe on avait suspendu une couronne à une corde, ainsi que cela se fait souvent, avec cette inscription : « Il l’a bien méritée. » Il arriva un accident à cette couronne et on la retira, mais on laissa l’inscription et la corde. Vous jugez si l’effet a dû être édifiant !…
Osborne House, 4 décembre 1852.
Sire, mon frère,
Désirant maintenir ininterrompues l’union et la bonne entente qui existent si heureusement entre la Grande-Bretagne et la France, j’ai désigné lord Cowley, pair de mon Royaume-Uni, membre de mon Conseil privé, Chevalier commandeur dans le très honorable ordre du Bain, pour résider à la Cour de Votre Majesté Impériale, en qualité d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire. La longue expérience que j’ai acquise de ses talens et de son zèle pour mon service m’est un sûr garant que ce choix sera parfaitement agréable à Votre Majesté Impériale, et je suis certaine que lord Cowley se montrera digne de ce nouveau témoignage de ma confiance envers lui. Je demande à Votre Majesté Impériale d’attacher absolument créance à tout ce que lord Cowley lui communiquera en mon nom, plus particulièrement encore lorsqu’il assurera Votre Majesté Impériale de mon invariable attachement et de mon estime, et lui exprimera les sentimens de sincère amitié avec lesquels je suis, Sire, mon frère, de Votre Majesté Impériale la bonne sœur.
Château de Windsor. 4 janvier 1853.
Mon très cher oncle,
… La froideur et la lenteur avec lesquelles les puissances du Nord reconnaissent notre nouveau bon Frère, l’ennuient beaucoup et produisent un mauvais effet en France. Je ne trouve pas cela prudent. Une irritation inutile peut toujours amener un mal réel. Se chamailler sur son titre, après avoir fait son éloge et l’avoir soutenu au moment du coup d’Etat, me semble très kleinlich et inconséquent. Je trouve que notre conduite, depuis le début, a été beaucoup plus digne…
Laeken, 4 février 1853.
Ma très chère Victoria,
… Depuis que je vous ai écrit, le grand événement a eu lieu. Nous vivons vraiment dans un temps où la variété du moins ne manque pas. Le malheur est que, comme des hommes ivres, les peuples veulent toujours plus d’excitans, et par conséquent cela finira probablement par ce qui reste le plus grand de tous, — la guerre. La guerre est amusante et intéressante plus que toute chose au monde, il faut l’avouer, et cela me fait penser qu’elle sera le bouquet, quand les peuples seront blasés sur tout le reste… Il paraît, d’après ce que j’ai appris de Paris, que l’Impératrice aurait fait part à une amie d’une communication faite par son cher époux, au moment où elle lui exprimait combien elle sentait la dignité élevée à laquelle elle était promue. Comme cela peut vous intéresser, ainsi qu’Albert, je vais vous en donner un extrait : « Vous ne parlez, ma chère enfant, que des avantages de la position que je vous offre, mais mon devoir est de vous signaler aussi ses dangers ; ils sont grands ; je serai sans doute à vos côtés l’objet de plus d’une tentative d’assassinat ; indépendamment décela, je dois vous confier que des complots sérieux se fomentent dans l’année. J’ai l’œil ouvert de ce côté et je compte bien d’une manière ou de l’autre prévenir toute explosion ; le moyen sera peut-être la guerre. Là encore il y a de grandes chances de ruine pour moi. Vous voyez donc bien que vous ne devez pas avoir de scrupules pour partager mon sort, les mauvaises chances étant peut-être égales aux bonnes !… »
Château de Windsor, 8 février 1853.
Mon très cher oncle,
J’ai beaucoup à vous remercier pour vos deux si bonnes lettres du 4 et du 7 que je viens de recevoir ainsi que les intéressantes communications qui y sont jointes, et que je ne manquerai pas de vous retourner. Le petit récit de ce que l’Empereur a dit à l’Impératrice est très curieux et conforme à ce que j’ai moi-même appris : il est beaucoup plus préoccupé qu’autrefois du danger de sa situation. Le portrait de la jeune Impératrice est intéressant : il s’accorde aussi avec ce que j’ai entendu dire d’elle par ceux qui la connaissent bien. Elle aura probablement le pouvoir de faire beaucoup de bien, et j’espère qu’elle le fera. Sa personnalité est de nature à captiver un homme, et particulièrement un homme comme l’Empereur…
Château de Windsor, 29 mars 1853.
Mon très cher oncle,
… J’espère que la Question d’Orient se terminera d’une façon satisfaisante. D’après tous les rapports confidentiels que nous avons reçus de l’empereur de Russie, je crois pouvoir dire avec certitude que, bien qu’il ait traité le Sultan avec trop d’arrogance et de rudesse, il n’y a aucun changement dans sa manière ; de voir, ni aucun désir quelconque, de sa part, de s’approprier Constantinople ou quelqu’une de ses possessions, sans qu’il désire cependant voir l’Angleterre, la France, l’Autriche ou la Grèce, s’en emparer. Mais il est convaincu que la dissolution de l’Empire ottoman est imminente, et en vérité je ne le crois pas. Les Russes nous accusent, parce que nous avons prêché la modération, d’être trop Français, et les Français d’être trop Russes !…
Palais de Buckingham, 21 février 1854.
Mon très cher oncle,
… Je crains que la guerre ne soit tout à fait inévitable. Nous avons appris que l’empereur Nicolas n’a pas donné de réponse favorable à notre Frère Napoléon, ce qui l’a vivement désappointé, car il s’attendait à obtenir de sérieux résultats. Il est à espérer que les dernières propositions ou tentatives faites par Buol[5]ne seront pas acceptées par la Russie, car elles ne sont pas acceptables pour la France et l’Angleterre. Si la Prusse et l’Autriche se mettaient avec nous, ce que j’espère, la guerre ne serait plus que locale… Nos superbes gardes s’embarquent demain. Albert a passé l’inspection hier…
Boulogne, le 8 septembre 1834.
Madame et bonne sœur,
La présence du digne époux de Votre Majesté dans le camp français est un fait de grande signification politique puisqu’il prouve l’union intime des deux pays, mais j’aime mieux aujourd’hui ne pas envisager le côté politique de cette visite et vous dire sincèrement combien j’ai été heureux de me trouver pendant quelques jours avec un Prince aussi accompli, un homme doué de qualités si séduisantes et de connaissances si profondes. Il peut être convaincu d’emporter avec lui mes sentimens de haute estime et d’amitié. Mais plus il m’a été donné d’apprécier le prince Albert, plus je dois être touché de la bienveillance qu’a eue Votre Majesté de s’en séparer pour moi quelques jours.
Je remercie Votre Majesté de l’admirable lettre qu’elle a bien voulu m’écrire et des choses affectueuses qu’elle contenait pour l’Impératrice. Je me suis empressé de lui en faire part et elle y a été très sensible.
Je prie Votre Majesté de recevoir l’expression de mes sentimens respectueux et de me croire, de Votre Majesté, le bon frère.
Ilull, 13 octobre 1854.
Mon très cher oncle,
… Nous sommes, ainsi que le pays, absorbé en ce moment par une seule pensée, nous n’avons qu’un souci, — la Crimée. Nous avons reçu tous les détails très intéressans et très agréables de la splendide et décisive victoire de l’Alma ; hélas ! elle fut sanglante aussi. Nos pertes sont sérieuses, — de nombreux morts et blessés, — mais ce devait être superbe de voir le courage et l’ardeur qui entraînaient mes nobles troupes. Les Russes s’attendaient à tenir sur leur position pendant trois semaines ; leurs pertes ont été terribles : — toute la garnison de Sébastopol était là. Depuis, l’armée a accompli une marche merveilleuse vers Balaclava, et le bombardement de Sébastopol est commencé. La conduite de lord Raglan est digne de celle du vieux Duc (Wellington). — Même sang-froid au milieu de la plus ardente mêlée. Nous tenons tous ces détails du jeune Burghersh[7](un remarquablement beau garçon), un des aides de camp de lord Raglan qui était le porteur des dépêches et qui a pris part à la bataille. Je suis très fière de mes nobles soldats, que l’on me dit supporter les privations et les maladies qui ne les ont pas épargnés avec tant de courage et de bonne humeur…
Château de Windsor, 14 novembre 1854.
Mon très cher oncle,
Je suis tout à fait affligée de penser que j’oubliais de vous écrire, mais réellement la tête me tourne. Je suis si bouleversée et agitée, et mon esprit est tellement absorbé par les nouvelles de la Grimée, que j’en arrive à oublier le reste, et, ce qui pis est, toutes choses me paraissent si confuses que je suis un piètre correspondant. Toute mon âme et tout mon cœur sont en Crimée. La conduite de mes chères et nobles armées est au-dessus de tout éloge ; elles sont absolument héroïques et je ressens vraiment, à l’idée de posséder de tels soldats, une fierté qui n’est égalée que par la peine que me causent leurs souffrances. Nous savons maintenant que, le 6, a eu lieu une bataille rangée que nous avons remportée sur un beaucoup plus grand nombre d’ennemis, mais des deux côtés il y a eu de grosses pertes subies ; les Russes ont été encore plus atteints que nous. Mais nous ne savons rien de plus, et c’est une situation terrible que de se trouver ainsi dans l’expectative. Et quand on pense aux nombreuses familles qui vivent dans l’anxiété ! C’est affreux de songer à toutes Ces malheureuses femmes et mères qui attendent qu’on leur fasse connaître le sort de ceux qui leur sont si proches et si chers ! C’est un moment qui réclame bien du courage et de la patience…
Buckingham Palace, 27 février 1855.
Mon très cher oncle,
… Je suis d’avis que le voyage[8]que projette l’Empereur, — bien qu’il soit naturel de sa part de désirer le faire, — est très inquiétant. En fait, je ne vois pas comment les choses pourraient aller sans sa présence, sans parler du grand danger auquel il s’expose par-dessus le marché. J’avoue qu’on ne peut que trembler en y pensant, car sa vie a une extrême importance. J’espère encore que l’on pourra le détourner de ce projet, mais Walewski était dans tous ses états.
Buckingham Palace. 4 mars 1855.
Chère Augusta,
La nouvelle inattendue de la mort de votre pauvre oncle, l’empereur Nicolas, nous est parvenue avant-hier à quatre heures. Quelques heures auparavant, nous avions appris que son état ne laissait plus d’espoir. La nouvelle est soudaine et très imprévue, et, naturellement, nous serions très désireuse d’avoir des détails. Sa mort, en un moment comme celui-ci, ne peut que nous produire une singulièrement forte impression ; et seul, Celui qui sait tout peut prévoir quelles en seront les conséquences. Bien que l’Empereur soit mort, alors qu’il était notre ennemi, je n’ai pas oublié les jours heureux d’autrefois, et personne plus que moi n’a regretté qu’il ait provoqué cette triste guerre. C’est à vous que je dois demander d’exprimer à la pauvre Impératrice et à toute la famille mes condoléances très émues. Je ne puis le faire officiellement, mais vous, mon amie bien-aimée, vous pourrez certainement les transmettre à votre belle-sœur aussi bien qu’au nouvel Empereur, de manière à ne pas me compromettre. Je désire profondément et sincèrement exprimer ces sentimens. A votre chère et honorée mère, transmettez, je vous prie, mes condoléances pour la mort de son frère…
Château de Windsor, 17 avril 1855.
Mon très cher oncle,
Je sais que vous aurez la bonté de m’excuser si je ne vous fais pas la description de tout ce qui s’est passé et se passe… L’impression est très favorable[9]. Il y a un grand charme dans les manières calmes et franches de l’Empereur, et elle est très agréable, très gracieuse et fort simple, mais bien délicate. Elle est certainement extrêmement jolie, d’une beauté peu banale. L’Empereur parla de vous très aimablement. Le public les reçut avec un immense enthousiasme…
Buckingham Palace, 19 avril 1855.
Mon très cher oncle,
Je n’ai pas un moment à moi, étant naturellement absolument absorbée par mes hôtes impériaux, avec lesquels je me plais beaucoup et qui réellement se conduisent avec le plus grand tact. L’investiture s’est très bien passée, et aujourd’hui, nous venons de Windsor, l’enthousiasme des milliers de gens qui l’acclament dans la Cité était indescriptible. Il est enchanté. Depuis mon couronnement, à l’exception de l’ouverture de la grande Exposition, je ne me souviens de rien de semblable. Ce soir, nous allons en gala à l’Opéra. En hâte, toujours votre nièce dévouée.
Buckingham Palace, 24 avril 1855.
Mon très cher oncle,
… La grande visite est finie, tel un rêve brillant et heureux, et j’espère que l’effet produit sur nos visiteurs sera excellent et ne s’effacera pas de sitôt : ils ont vu dans notre réception et celle de la nation rien d’artificiel, mais un accueil chaleureux et sincère fait à un fidèle et sûr allié. Je crois que cette visite sera également très utile à la Belgique, car elle n’a pu qu’augmenter les sentimens d’amitié de l’Empereur envers mon cher oncle, et envers un pays auquel l’Angleterre prend un si vif intérêt…
Palais des Tuileries, le 25 avril 1855.
Madame et bonne sœur,
A Paris depuis trois jours, je suis encore auprès de Votre Majesté par la pensée, et mon premier besoin est de lui redire combien est profonde l’impression que m’a laissée son accueil si plein de grâce et d’affectueuse bonté. La politique nous a rapprochés d’abord, mais aujourd’hui qu’il m’a été permis de connaître personnellement Votre Majesté, c’est une vive et respectueuse sympathie qui forme désormais le véritable lien qui m’attache à elle. Il est impossible, en effet, de vivre quelques jours dans votre intimité sans subir le charme qui s’attache à l’image de la grandeur et au bonheur de la, famille la plus unie. Votre Majesté m’a aussi bien touché par ses prévenances délicates envers l’Impératrice, car rien ne fait plus déplaisir que de voir la personne qu’on aime devenir l’objet d’aussi flatteuses attentions.
Je prie Votre Majesté d’exprimer au prince Albert les sentimens sincères que m’inspire sa franche amitié, son esprit élevé et la droiture de son jugement.
J’ai rencontré à mon retour à Paris bien des difficultés diplomatiques et bien d’autres intervenant au sujet de mon voyage en Crimée. Je dirai en confidence à Votre Majesté que ma résolution de voyage s’en trouve presque ébranlée. En France, tous ceux qui possèdent sont bien peu courageux !
Votre Majesté voudra bien me rappeler au souvenir de sa charmante famille et me permettre de lui renouveler l’assurance de ma respectueuse amitié et de mon tendre attachement. De Votre Majesté, le bon frère.
Buckingham Palace, le 27 avril 1855.
Sire et mon cher frère,
Votre Majesté vient de m’écrire une bien bonne et affectueuse lettre que j’ai reçue hier et qui m’a vivement touchée Vous dites, Sire, que vos pensées sont encore auprès de nous je puis vous assurer que c’est bien réciproque de notre part, et que nous ne cessons de repasser en revue et de parler de ces beaux jours que nous avons eu le bonheur de passer avec vous et l’Impératrice et qui se sont malheureusement écoulés si vite. Nous sommes profondément touchés de la manière dont Votre Majesté parle de nous et de notre famille, et je me plais à voir dans les sentimens que vous témoignez un gage précieux de plus pour la continuation de ces relations si heureusement et si fermement établies entre nos deux pays.
Permettez que j’ajoute encore, Sire, combien de prix j’attache à l’entière franchise avec laquelle vous ne manquez d’agir envers nous en toute occasion, et à laquelle vous nous trouvez toujours prêts à répondre, bien convaincus que c’est le moyen le plus sûr pour éloigner tout sujet de complication et de malentendu entre nos deux Gouvernemens vis-à-vis des graves difficultés que nous avons à surmonter ensemble.
Depuis le départ de Votre Majesté, les complications diplomatiques ont augmenté bien péniblement, et la position est assurément devenue bien difficile, mais le Ciel n’abandonnera pas ceux qui n’ont d’autre but que le bien du genre humain.
J’avoue que la nouvelle de la possibilité de l’abandon de votre voyage en Grimée m’a bien tranquillisée, parce qu’il y avait bien des causes d’alarmes en vous voyant partir si loin et exposé à tant de dangers. Mais, bien que l’absence de Votre Majesté en Crimée soit toujours une grande perte pour les opérations vigoureuses dont nous sommes convenus, j’espère que leur exécution n’en sera pas moins vivement poussée par nos deux Gouvernemens.
Le Prince me charge de vous offrir ses plus affectueux hommages, et nos enfans, qui sont bien flattés de votre gracieux souvenir, et qui parlent beaucoup de votre visite, se mettent à vos pieds.
Avec tous les sentimens de sincère amitié et de haute estime, je me dis, Sire et cher frère, de V. M. I. la bonne sœur.
Buckingham Palace, 1er mai 1855.
Mon très cher oncle,
… L’attentat[10]contre l’Empereur vous aura peiné autant que nous ? Il m’a indignée d’autant plus que nous avions veillé sur lui avec tant de soin pendant qu’il était avec nous.
Nous apprenons qu’en France cette tentative criminelle a produit une immense sensation, et beaucoup de ses ennemis politiques, dit-on, l’acclamèrent chaleureusement quand il rentra aux Tuileries. Comme vous le dites, il est très personnel, et il est certain que l’amabilité qu’on lui témoigne, à lui personnellement, produit un effet durable sur son esprit particulièrement sensible à l’affection. Un autre trait de son caractère est qu’il ne fait pas de phrases, et ce qu’il dit est le résultat de profondes réflexions. Je vous envoie ici (tout à fait confidentiellement) la copie d’une lettre fort cordiale qu’il m’a écrite et qui, j’en suis sûre, est parfaitement sincère. Il a été beaucoup plus touché de la manière simple et aimable dont nous les avons traités tous deux que des hommages et de la pompe extérieure.
Veuillez me la retourner quand vous l’aurez lue.
Je suis sûre que l’Impératrice vous plaira ; et ce n’est pas tant qu’elle soit très belle, mais elle a énormément de grâce, d’élégance, de charme et de naturel. Ses manières sont exquises, elle a un très joli profil et une taille admirable et particulièrement distingués.
Vous serez, comme moi, enchanté de l’abandon du voyage eu Grimée, bien que je croie qu’au point de vue de la campagne, c’eût été une bonne chose…
Buckingham Palace, 2 mai 1855.
La récente visite que vient de faire ici l’empereur Napoléon III est une très curieuse page d’histoire et inspire de nombreuses réflexions. Un concours remarquable de circonstances a déterminé l’alliance très étroite qui unit maintenant l’Angleterre et la France, qui furent pendant tant de siècles des ennemies et des rivales acharnées, et c’est sous le règne de l’Empereur actuel, le neveu de notre plus grand adversaire, qui porte le même nom, que se produit cette réconciliation, provoquée presque entièrement par la politique de feu l’empereur de Russie, qui se considérait comme le chef de l’Alliance européenne contre la France !
En réfléchissant au caractère de l’empereur Napoléon, et à l’idée que je m’en fais, les pensées suivantes se présentent à mon esprit :
L’Empereur est un homme très extraordinaire, avec de très grandes qualités avérées, il doit avoir sans aucun doute, — je pourrais même presque dire un homme mystérieux. Évidemment il possède un courage indomptable, une fermeté de dessein inébranlable, de la confiance en lui-même, de la persévérance, et une grande discrétion ; j’ajouterai encore une grande confiance en ce qu’il appelle son étoile : il rattache les présages et les incidens à sa future destinée avec une foi, qui est presque romanesque ; — et en même temps, il est doué d’un merveilleux empire sur lui-même, d’un grand calme, on peut même dire d’une grande douceur et d’une puissance de séduction, qui est très vivement ressentie par tous ceux qui vivent davantage dans son intimité.
Jusqu’à quel point est-il influencé par le sentiment moral de ce qui est juste, ou ne l’est-il pas, c’est bien difficile à dire. D’un côté, ses tentatives de Strasbourg et de Boulogne, cette dernière surtout, après avoir solennellement promis au roi des Français de ne plus rentrer en France et de ne plus recommencer, il somma publiquement ses sujets de se rallier autour du successeur de Napoléon ; le Coup d’État de décembre 1851 suivi d’une… sévère répression, de la confiscation des biens de cette malheureuse famille d’Orléans, porteraient à croire que cette influence de l’idée morale est nulle. D’un autre côté, son amabilité et sa reconnaissance envers tous ceux, en haut ou en bas de l’échelle sociale qui lui ont manifesté de l’amitié ou ont vécu à ses côtés, et sa conduite loyale et sûre envers nous, pendant la lutte très difficile et inquiétante que nous avons soutenue durant une année et demie, montrent qu’il possède des sentimens pleins de noblesse et de droiture.
J’ai l’impression qu’il a accompli tous ces actes en apparence inexcusables, invariablement guidé par l’idée qu’il accomplissait la destinée, que Dieu lui a imposée, et que, bien que cruels et durs par eux-mêmes, ces actes étaient nécessaires pour arriver au but qu’il se considérait comme désigné pour atteindre. Il n’a point agi avec cruauté ou injustice de gaité de cœur, car il est impossible de le connaître sans voir qu’il a beaucoup d’amabilité, de bonté et d’honnêteté. Un autre trait remarquable de son caractère est que tout ce qu’il dit ou exprime est le résultat de mûres réflexions, de desseins arrêtés, et non pas simplement des phrases de politesse[11]. Donc, quand nous lisons les expressions dont il s’est servi dans son discours à la Cité, nous pouvons être sûrs qu’il pense ce qu’il dit, et en conséquence j’ai grande confiance qu’il se conduira vis-à-vis de nous avec droiture et fidélité. Il ne m’est pas possible de dire s’il est très versé en histoire. Je serais plutôt portée à croire, qu’il ne l’est pas, du moins au point de vue général, car il doit être et est probablement très au courant de l’histoire de son propre pays, et certainement il connaît tout à fait à fond celle de l’Empire, car il s’est donné comme Études spéciales de méditer et de réfléchir sur les actes et les desseins de son grand oncle. Il a beaucoup pratiqué la littérature allemande, pour laquelle il semble avoir une sympathie très partiale. On dit, et j’incline à le croire, qu’il ne lit que fort peu, et que même les dépêches de ses ministres à l’étranger ne lui passent pas sous les yeux, car il a exprimé sa surprise en apprenant que je les feuilletais journellement. Il parait être singulièrement ignorant de tout ce qui ne louche pas à la branche de ses études spéciales, et est très mal renseigné par ceux qui l’entourent.
Si on le comparait au pauvre roi Louis-Philippe, je dirais que le Roi possédait des connaissances étendues sur toutes choses. Il avait une énorme expérience des affaires publiques et une grande activité d’esprit. L’Empereur a beaucoup de jugement et une plus grande fermeté de dessein, mais aucune habitude des affaires politiques, et aucune application intellectuelle. De même que le feu Roi, il est doué d’une imagination fertile.
Une autre grande différence entre le roi Louis-Philippe et l’Empereur est que le pauvre Roi était absolument Français de caractère : il avait toute la vivacité et la loquacité de ce peuple, tandis que l’Empereur est aussi peu Français que possible, et ressemble beaucoup plus à un Allemand… Comment pourrait-on espérer que l’Empereur puisse avoir quelque expérience des affaires publiques, étant donné que, il y a six ans, il vivait comme un pauvre exilé, qu’il fut emprisonné durant quelques années, et ne prit jamais la part la plus insignifiante à la vie politique d’aucun pays ?
Il est donc très étonnant, presque incompréhensible qu’il ait montré ces dons d’homme d’Etat et tout ce tact merveilleux, dont il témoigne dans sa conduite et ses manières, et que beaucoup de fils de rois, nourris dans les palais et élevés au milieu des affaires, n’arrivent jamais à avoir. Je crois également qu’il serait incapable des ruses et des duperies du pauvre roi Louis-Philippe. Certes je garderai toujours un très vif souvenir de ce vieil et excellent ami de mon père, de ses aimables et charmantes qualités. Mais aussi, dans les grandes choses comme dans les petites, il prenait toujours plaisir à paraître plus habile et plus roué que les autres, souvent même quand il n’y avait aucun avantage à obtenir ; témoin ces malheureuses négociations, qui eurent lieu au moment des mariages espagnols, et qui furent cause de sa chute et le perdirent de réputation aux yeux de l’Europe. D’un autre côté, je ne crois pas que l’empereur Napoléon hésiterait à employer la force, même pour une action injuste et tyrannique, s’il jugeait que l’accomplissement de son destin l’exige.
Je crois que le grand avantage, qui résultera de la récente visite de l’Empereur au point de vue de l’alliance permanente de l’Angleterre, d’une importance si vitale pour les deux pays, sera celui-ci, étant donné son caractère particulier et ses idées, qui sont très personnelles : la réception aimable, simple, chaleureuse, que nous lui avons faite nous-mêmes, le faisant pénétrer dans le cercle intime de notre famille, est de nature à produire sur son esprit une impression durable. Il verra qu’il peut compter sur notre amitié et notre honnêteté envers lui et son pays, aussi longtemps qu’il nous demeurera fidèle. D’un caractère naturellement franc, il se rendra compte des avantages qu’il y a pour lui à rester loyal. S’il réfléchit à la chute de la précédente dynastie, il verra que la principale cause fut la violation d’engagemens pris… et, à moins que je ne me trompe beaucoup sur son caractère, il évitera certainement une pareille faute. Il ne faut pas oublier non plus que ses sentimens aimables envers nous, et par conséquent envers l’Angleterre dont les intérêts sont inséparables des nôtres, doivent s’affirmer davantage quand on se rappelle que nous sommes presque les seules personnes de son rang, avec lesquelles il ait pu vivre sur le pied de l’intimité, donc les seules avec lesquelles il puisse parler librement et sans réserve, ce que naturellement il ne saurait faire avec ses inférieurs. Lui et l’Impératrice doivent se sentir extrêmement isolés, ne peuvent avoir confiance dans les seuls parens qu’ils aient près d’eux en France, entourés de courtisans et de serviteurs qui, par crainte ou intérêt, leur dissimulent toujours la vérité. En conséquence, il est naturel de croire qu’il ne se séparera pas volontiers de ceux qui, comme nous, ne se font pas scrupule de lui faire connaître les faits réels, et sont, dans leur conduite, toujours guidés par la justice et l’honnêteté, d’autant plus qu’on considère qu’il a toujours été un amoureux de la vérité. J’irai même encore plus loin et je crois qu’il est en notre pouvoir de le maintenir dans le droit chemin, de le protéger contre l’extrême légèreté, l’amour du changement et, jusqu’à un certain point, le manque d’honnêteté de ses propres serviteurs et de son pays. Nous ne perdrons jamais l’occasion de réprimer dès le début toute tentative de la part de ses agens ou de ses ministres pour nous duper. Nous le mettrons au courant des faits en toute franchise et lui demanderons d’agir de même vis-à-vis de nous s’il croit avoir à se plaindre. C’est ce que nous avons fait jusqu’ici, et comme lui seul réincarne la France, il devient extrêmement important d’encourager, par tous les moyens en notre pouvoir, ces relations loyales, qui, je dois le dire, ont existé entre lui et lord Cowley pendant ces derniers dix-huit mois, et qui existent entre nous, depuis que nous nous connaissons personnellement.
Comme je l’ai déjà dit, les paroles qui tombent de ses lèvres sont toujours le résultat de profondes réflexions et constituent une partie des plans qu’il a conçus lui-même et qu’il entend mettre à exécution. Par conséquent, je serais disposée à attacher une grande importance aux quelques mots qu’il a prononcés immédiatement après l’investiture de l’ordre de la Jarretière : « C’est un lien de plus entre nous, j’ai prêté serment de fidélité à Votre Majesté et je le garderai soigneusement. C’est un grand événement pour moi, et j’espère pouvoir prouver ma reconnaissance envers Votre Majesté et son pays[12]. » Dans une lettre que, dit-on, il a envoyée à M. F. Campbell, le traducteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire de M. Thiers, en retournant les épreuves dans le courant de 1847, il aurait écrit : « Espérons que le jour viendra où je pourrai réaliser les intentions de mon oncle en unissant les intérêts et la politique de la France par une alliance indissoluble. Cet espoir me soutient et m’encourage. Il m’empêche de me plaindre des revers de fortune subis par ma famille. »
Si ce sont là réellement ses paroles, il est certain qu’il agit conformément à elles depuis qu’avec une main de fer, il dirige les destinées des Français, le plus versatile des peuples. Le fait d’avoir écrit ces lignes au moment où Louis-Philippe avait réalisé tous ses désirs et paraissait plus sûr que jamais de conserver le trône de France, témoigne d’une confiance tranquille dans son destin, et dans la réalisation d’espoirs entretenus dès son enfance, qui confine au surnaturel.
Telles sont quelques-unes des réflexions qui nous ont été suggérées par l’observation et la connaissance du caractère de cet homme très extraordinaire, au sort duquel sont intimement liés non seulement les intérêts de notre pays, mais encore ceux de toute l’Europe. Je suis curieuse de savoir si le temps confirmera la justesse de mon opinion et de mon jugement.
Saint-Cloud, 23 août 1855.
Mon très cher oncle,
Je n’ai pas l’intention de vous envoyer une description ni rien qui y ressemble… Je ne veux que vous donner en quelques mots mon impression.
Je suis ravie, enchantée, amusée, intéressée, et je crois que je n’ai jamais rien vu de plus beau ni de plus gai que Paris, ou de plus splendide que tous les Palais. La façon dont nous sommes accueillis est extrêmement flatteuse, car elle est enthousiaste et vraiment aimable au plus haut degré. Le maréchal Magnan, que vous connaissez bien, m’a dit que l’accueil que l’on me fait tous les jours ici est plus splendide et plus enthousiaste qu’aucun de ceux que reçut Napoléon, même au retour de ses victoires ! Notre entrée dans Paris a été une scène absolument feënhaft : il serait difficile de voir ailleurs quelque chose de semblable ; c’était tout à fait écrasant ; les décorations, les illuminations étaient prodigieuses. Il y avait une foule immense, et 60 000 soldats formaient la haie depuis la gare de Strasbourg jusqu’à Saint-Cloud, dont 20 000 gardes nationaux venus de très loin pour me voir.
L’Empereur a fait des merveilles pour Paris et le Bois de Boulogne. Tout est superbement monté à la Cour, très paisible, et un ordre parfait règne partout. Je dois dire que nous avons été tous les deux frappés de la différence entre l’époque d’aujourd’hui et celle du pauvre Roi, où il y avait tant de bruit, de confusion et de remue-ménage. Nous avons été à l’Exposition de Versailles, qui est splendide et magnifique, et au Grand Opéra, où l’accueil et la manière dont on chanta le « God save the Queen » furent extraordinaires. Hier, nous sommes allés aux Tuileries ; aujourd’hui, nous avons théâtre ici[13], et ce soir, grand bal à l’Hôtel de Ville. On m’a demandé de donner mon nom à une nouvelle rue que nous avons inaugurée.
La chaleur est forte, mais nous jouissons d’un temps splendide, et, bien que le soleil soit beaucoup plus brillant qu’en Angleterre, l’air est certainement plus léger que le nôtre, et je n’ai pas mal à la tête.
Ce sont les Zouaves[14]qui montent ici la garde, et vous ne pouvez rêver de plus beaux hommes ; les Cent-Gardes[15]sont également superbes.
Nous avons été en voiture, dimanche, jusqu’au pauvre Neuilly, l’Empereur et l’Impératrice nous l’ayant eux-mêmes proposé. Ce fut un bien triste spectacle : tout est en ruines. Au Grand Trianon, nous avons vu la jolie chapelle où fut mariée la pauvre Marie, et, aux Tuileries, le cabinet où le Roi signa sa fatale abdication. Je souhaite que vous ayez occasion de dire à la pauvre Reine qu’ici nous avons beaucoup pensé à elle et à sa famille, que nous avons visité les endroits qui les touchent de près, et que nous avons vivement admiré les grands travaux du Roi à Versailles, qui ont été laissés absolument intacts. Vraiment l’Empereur, en ceci comme eh toutes choses, a montré un grand tact et d’excellens sentimens ; d’ailleurs, il parle du Roi sans aucune amertume.
Je me propose de visiter, c’est encore lui qui me l’a offert, la chapelle de Saint-Ferdinand ; j’espère que vous n’oublierez pas de le dire à la Reine…
Les enfans sont tout à fait épris de l’Empereur, qui est si bon pour eux. Avec sa tranquillité et sa douceur, il est très séduisant. Il a véritablement de très bonnes manières, et lui et la chère et si charmante Impératrice font à merveille les honneurs, très gracieusement, et sont pleins de toutes sortes d’attentions…
Au lieu de quelques mots promis, je vois que je vous écris une longue lettre, mais il faut que je m’arrête…
Comme cet endroit est beau et porte à la joie ! Toujours votre nièce dévouée.
Osborne, 29 août 1855.
Mon très cher oncle,
Nous voilà de nouveau ici après les dix plus agréables, intéressantes et triomphales journées que j’aie jamais passées. Véritablement il est très flatteur d’avoir reçu d’un peuple aussi difficile que les Français un accueil si chaleureux et si aimable, sans que rien vienne en troubler l’harmonie ; c’est plein de promesses pour l’avenir. L’armée paraissait également très bien disposée à notre égard, et fut très cordiale.
En résumé, l’union complète, des deux pays est signée et scellée de la manière la plus satisfaisante et la plus sérieuse, car c’est non seulement l’union des deux Gouvernemens, des deux Souverains, mais c’est celle des deux nations ! Albert vous aura dit quel extraordinaire concours de circonstances a contribué à ce que tout fût si intéressant et se passât de façon si satisfaisante. Je ne pourrais réellement vous donner qu’une faible idée des splendeurs de la fête de Versailles : cela dépasse tout ce que l’on peut imaginer ! J’ai conçu une grande affection pour l’Empereur, et je crois qu’il y a réciprocité, car il nous a témoigné une confiance, dont nous ne pouvons nous sentir que très flattés, et il s’est entretenu avec nous de tous les sujets, même les plus délicats. Je ne lui trouve aucune rancœur personnelle envers les Orléans. Il n’a rien détruit de ce que le Roi avait fait, pas même la gymnastique des enfans à Saint-Cloud, et il témoigna de très bons et très jolis sentimens en nous menant voir le monument du pauvre Chartres, qui est superbe. Son tact et sa bonté ne peuvent pas être surpassés. Je dois terminer en grande hâte et vous en dirai plus long un autre jour.
Château de Balmoral, 11 septembre 1855.
Mon très cher oncle,
Le grand événement vient enfin de se produire : Sébastopol est pris ! Nous en avons reçu la nouvelle ici, hier soir, alors que nous étions tranquillement assis autour de la table après dîner. Nous avons fait ce que nous pouvions pour célébrer cette victoire, mais ce fut bien peu de chose, car à mon grand regret, nous n’avions pas un soldat, aucun orchestre, rien en un mot qui nous permît une démonstration quelconque. Nous avons dû nous contenter d’allumer un feu de joie à la mode écossaise sur le haut de la colline en face de notre maison ; les matériaux en avaient été assemblés, l’année dernière, quand la nouvelle prématurée de la chute de Sébastopol vint décevoir tout le monde ; ils avaient été laissés tels que, et nous les avons retrouvés intacts à notre retour !
Samedi soir, nous avions appris la destruction d’un navire russe ; dimanche matin, celle d’un second ; hier matin, la chute de la Tour de Malakoff, — puis celle de Sébastopol ! Nous avions échoué contre le Redan le 8, et je crains que nous ayons perdu beaucoup de monde. Cependant, nos pertes quotidiennes dans les tranchées étaient devenues si sérieuses que, quelles que soient celles que nous avons pu subir dans l’assaut final, elles ne sauraient leur être comparées. Cet événement va combler de joie mon frère et fidèle allié — et ami, Napoléon III ; je puis bien l’ajouter, car nous sommes en vérité d’excellens amis…
Nous attendons le prince Fritz Wilhelm de Prusse[16]qui vient nous rendre visite ici vendredi.
Balmoral, 22 septembre 1855.
Mon très cher oncle,
Je profite de votre propre messager pour vous confier, à vous seul, en vous priant de ne pas même l’annoncer à vos enfans, que nos vœux, au sujet du futur mariage de Wicky[17], viennent de se réaliser de la manière la plus flatteuse et la plus satisfaisante.
Jeudi, le 20, après déjeuner, Fritz Wilhelm nous dit qu’il souhaitait nous parler d’un sujet, dont ses parens, il le savait, ne nous avaient jamais entretenus ; il désirait entrer dans notre famille ; depuis longtemps il y pensait ; il avait l’assentiment absolu et l’approbation de ses parens et du Roi, et que, trouvant Vicky si allerliebst, il ne voulait pas tarder davantage à nous soumettre sa proposition. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle joie, pour notre part, nous avons accepté. Mais l’enfant ne saura rien avant sa confirmation, qui aura lieu à Pâques. À ce moment, le Prince reviendra, et, suivant son désir, lui fera part lui-même de son sentiment, et je ne doute guère, ou plutôt je ne doute nullement, qu’elle n’accepte avec bonheur. C’est un bon, excellent, charmant garçon, auquel nous donnerons noire chère enfant en toute confiance. Ce qui nous plaît énormément, c’est de voir qu’il est vraiment enchanté de se trouver avec Wicky.
Amitiés affectueuses d’Albert. J’espère que vous donnerez votre bénédiction à cette alliance, comme vous l’avez accordée à la nôtre. Toujours votre nièce et enfant dévouée.
Château de Windsor, 5 décembre 1855.
Mon très cher oncle,
J’ai de nombreuses excuses à vous faire, pour ne pas vous avoir écrit, puis remercié de votre aimable lettre du 30 ; mais vendredi et samedi, mon temps a été absolument pris par mon Royal Frère, le roi de Sardaigne[18], et j’ai dû réparer le temps perdu ces jours derniers. Il nous quitte demain à une heure extraordinaire, — quatre heures du matin (ainsi que vous l’avez fait une fois ou deux), — car il désire être à Compiègne demain soir, et mardi à Turin. Il est eine ganz besondere-abenteuerliche Erscheinung, et ses manières, son attitude surprennent extraordinairement quand on le voit pour la première fois ; mais, comme le dit Aumale, il faut l’aimer quand on le connaît bien. Il est très franc, ouvert, juste, loyal et tolérant et possède un sûr bon sens. Il ne manque jamais à sa parole, et l’on peut compter sur lui, mais il est bizarre et extravagant, aime à courir les aventures et les dangers, et exagère cette manière de parler étrange, brève et rude, qui était celle de son pauvre frère. En société, il est sauvage, ce qui le rend encore plus brusque. N’étant jamais sorti de son pays, ni même dans le monde, il ne sait que dire aux nombreuses personnes qu’on lui présente ici, ce qui est, il est vrai, je le sais par expérience, une des choses les plus odieuses qui existent. Il a un sincère attachement pour la famille d’Orléans, surtout pour Aumale, et il sera pour eux un ami sûr en même temps qu’un bon conseiller. Aujourd’hui, il recevra l’Ordre de la Jarretière. Il ressemble davantage à un chevalier ou à un roi du moyen âge qu’a un quelconque de nos contemporains.
Tuileries, 14 janvier 1855.
Madame et chère sœur,
Votre Majesté m’ayant permis de lui parler à cœur ouvert toutes les fois que des circonstances graves se présenteraient, je viens aujourd’hui profiter de la faveur qu’elle a bien voulu m’accorder.
Je viens de recevoir aujourd’hui la nouvelle de la réponse de la Russie à l’ultimatum de Vienne, et avant d’avoir manifesté mon impression à qui que ce soit, pas même à Walewski, je viens la communiquer à Votre Majesté pour avoir son avis.
Je résume la question. La Russie accepte tout l’ultimatum autrichien, sauf la rectification de frontière de la Bessarabie et sauf le paragraphe relatif aux conditions particulières qu’elle déclare ne pas connaître. De plus, profitant du succès de Kars, elle s’engage à rendre cette forteresse et le territoire occupé en échange des points que nous possédons en Crimée, et ailleurs.
Dans quelle position allons-nous nous trouver ? D’après la convention, l’Autriche est obligée de retirer son ambassadeur, et nous, nous poursuivons la guerre ! Mais dans quel but allons-nous demander à nos deux pays de nouveaux sacrifices d’hommes et d’argent ? Pour un intérêt purement autrichien et pour une question qui ne consolide en rien l’Empire ottoman.
Cependant, nous y sommes obligés et nous ne devons pas avoir l’air de manquer à nos engagemens. Nous serions donc placés dans une alternative bien triste, si l’Autriche elle-même ne semblait pas déjà nous inviter à ne point rompre toute négociation. Or, en réfléchissant aujourd’hui à cette situation, je me disais : Ne pourrait-on pas répondre à l’Autriche ceci : La prise de Kars a tant soit peu changé nos situations ; puisque la Russie consent à évacuer toute l’Asie Mineure, nous nous bornons à demander pour la Turquie, au lieu de la rectification de frontières, les places fortes formant tête de front sur le Danube, telles que Ismail el Kilia. Pour nous, nous demandons, en fait de conditions particulières, l’engagement de ne pas rétablir les forts des îles d’Aland et une amnistie pour les Tartares. Mon sentiment est qu’à ces conditions-là, la paix serait très désirable ; car sans cela je ne puis m’empêcher de redouter l’opinion publique quand elle me dira : « Vous aviez obtenu le but réel de la guerre, Aland était tombé et ne pouvait plus se relever, Sébastopol avait eu le même sort, la flotte russe était anéantie, et la Russie promettait non seulement de ne plus la faire reparaître dans la Mer-Noire, mais même de ne plus avoir d’arsenaux maritimes sur toutes ses rives ; la Russie abandonnait ses conquêtes dans l’Asie Mineure, elle abandonnait son protectorat dans les principautés, son action sur le cours du Danube, son influence sur ses coreligionnaires sujets du Sultan, etc. Vous aviez, obtenu tout cela, non sans d’immenses sacrifices, et cependant vous allez les continuer, compromettre les finances de la France, répandre ses trésors et son sang ; et pourquoi ? pour obtenir quelque landes de la Bessarabie ! ! ! »
Voilà, Madame, les réflexions qui me préoccupent ; car autant je crois être dans le vrai pour inculquer mes idées à mon pays et pour lui faire partager ma persuasion, autant je me sentirais faible si je n’étais pas sûr d’avoir raison ni de faire mon devoir.
Mais, ainsi que je l’ai dit en commençant, à Votre Majesté, je n’ai communiqué ma première impression qu’au duc de Cambridge, et autour de moi au contraire j’ai dit qu’il fallait continuer la guerre. J’espère que Votre Majesté accueillera avec bonté cette lettre écrite à la hâte et qu’elle y verra une nouvelle preuve de mon désir de m’entendre toujours avec elle avant de prendre une résolution…
Château de Windsor, 15 janvier 1855.
… La Reine enverra ce soir sa lettre adressée à l’Empereur, afin qu’elle soit transmise à Paris. Elle la remettra ouverte à lord Clarendon qui la scellera et l’enverra après l’avoir lue.
La Reine ne peut pas celer à lord Clarendon ses sentimens et ses vœux à l’égard de cette question de guerre. Ils ne peuvent pas être pour la paix en ce moment, car elle est convaincue que son pays n’aurait pas aux yeux de l’Europe le prestige qu’il devrait avoir, et que la Reine est certaine qu’il aurait, après la campagne de cette année. L’honneur et la gloire de sa chère armée lui tiennent plus au cœur que presque toute autre chose, et elle ne peut pas supporter la pensée que « l’échec du Redan » soit notre dernier fait d’armes, et il lui en coûterait beaucoup plus qu’elle ne peut le dire de conclure la paix sur cette défaite. Cependant, il faut faire ce qui sera le meilleur et le plus sage.
La Reine ne peut arriver à se persuader que les Russes soient le moins du monde sincères, ou que la paix soit sur le point d’être conclue maintenant.
Château de Windsor, 15 janvier 1856.
Sire et cher frère,
La bonne et aimable lettre que je viens de recevoir de la main de Votre Majesté m’a causé un très vif plaisir. J’y vois une preuve bien satisfaisante pour moi que vous avez apprécié tous les avantages de ces épanchemens sans réserve, et que Votre Majesté en sent comme moi le besoin dans les circonstances graves où nous sommes. Je sens aussi toute la responsabilité que votre confiance m’impose, et c’est dans la crainte qu’une opinion formée et exprimée trop à la hâte pourrait nuire à la décision finale à prendre que je me vois obligée de différer pour le moment la réponse plus détaillée sur les considérations que vous avez si clairement et si consciencieusement développées. Cependant, je ne veux point tarder de vous remercier de votre lettre, et de vous soumettre de mon côté les réflexions qui me sont venues en la lisant. La réponse russe ne nous est pas encore arrivée ; nous n’en connaissons pas encore exactement les termes ; par conséquent, il serait imprudent de former une opinion définitive sur la manière d’y répondre, surtout comme le prince Gortschakoff paraît avoir demandé un nouveau délai du gouvernement autrichien, et de nouvelles instructions de Saint-Pétersbourg, et comme M. de Bourqueney paraît penser que la Russie n’a pas dit son dernier mot. Nous pourrions donc perdre une chance d’avoir de meilleures conditions, en montrant trop d’empressement à accueillir celles offertes dans ce moment. Celles-ci arriveront peut-être dans le courant de la journée, ou demain, quand mon Cabinet sera réuni pour les examiner. Nous sommes au 15 ; le 18, les relations diplomatiques entre l’Autriche et la Russie doivent être rompues ; je crois que notre position vis-à-vis de la Russie sera meilleure en discutant ses propositions après la rupture et après en avoir vu les effets. En attendant, rien ne sera plus utile à la cause de la paix, que la résolution que vous avez si sagement prise de dire, à tous ceux qui vous approchent, qu’il faut continuel’ la guerre. Soyez bien sûr que, dans l’opinion finale que je me formerai, votre position et votre persuasion personnelle seront toujours’ présentes à mon esprit, et auront le plus grand poids…
Tuileries, 20 janvier 1856.
Ma chère cousine,
… J’ai transmis tous les messages et exécuté toutes les instructions contenues dans vos lettres, et j’espère qu’autant que cela m’a été possible, j’ai pu agir à votre entière satisfaction. D’un autre côté, je ne peux nier que les sentimens universellement exprimés ici ne soient en faveur de la conclusion rapide de la paix, et ne diffèrent si complètement de ceux que l’on éprouve en Angleterre, qu’il est extrêmement difficile de produire aucune impression dans le sens que nous souhaiterions. La France désire la paix plus que toute autre chose au monde, et ce sentiment n’est pas limité à Walewski et aux ministres, mais toutes les classes pensent de même. L’Empereur seul est raisonnable et sensé à cet égard, mais il se trouve dans une situation très pénible, qui l’affecte beaucoup. Le fait est que l’opinion publique a beaucoup plus d’influence et parle beaucoup plus haut ici qu’on ne se l’imagine en Angleterre. Sans aucun doute l’Empereur peut faire beaucoup de ce qu’il désire, mais cependant il lui est bien difficile d’aller contre un sentiment exprimé avec tant de force et dans toutes les occasions, sans nuire très sérieusement à sa propre position.
J’ai écrit très longuement à Clarendon sur ce sujet et lui ai expliqué les raisons qui me font désirer rentrer en Angleterre aussitôt que possible, maintenant que notre mission militaire est finie. Il est essentiel que je voie les membres du Gouvernement, que je leur fasse part de l’état réel des sentimens ici et des opinions de l’Empereur quant à la manière d’aplanir les difficultés. Cela ne peut être que communiqué de vive voix par une personne tout à fait au courant de l’état des affaires. Et il est probable qu’en ce moment je suis la personne la mieux qualifiée pour cela, en raison des circonstances particulières où je me suis trouvé pendant mon séjour ici, et c’est pour cette raison que je désire vivement rentrer en Angleterre sans retard. Il est donc dans mes intentions de partir avec mes collègues demain soir lundi ; l’Empereur a approuvé ce projet et, d’ici là, il sera prêt à me dire ce qu’à ses yeux il vaudrait mieux faire, étant donné son point de vue qu’il jugera être le plus profitable à tous, suivant sa manière d’envisager la question. Je crois qu’il est de mon devoir de vous communiquer ceci, et j’espère que vous approuverez ma détermination. J’ai l’honneur d’être, ma chère cousine, votre très dévoué cousin.
Château de Windsor, 29 janvier 1856.
… Les négociations de la paix occupent tout le monde ; si la Russie est sincère, elles aboutiront certainement à la paix, sinon nous continuerons la guerre avec une nouvelle énergie. Les souvenirs de ces dernières années rendent très méfians.
L’Angleterre n’a jamais dévié de sa ligne politique, elle est toujours particulièrement désintéressée et mue par le seul désir de voir l’Europe libérée des prétentions dangereuses et pleines d’arrogance de cette puissance barbare Russe, et de faire donner ces garanties pour l’avenir, qui nous donneront à nous-mêmes l’assurance que des événemens aussi malencontreux ne se renouvelleront plus.
Je vous répète maintenant ce que nous avons dit dès le début, et ce que j’ai répété cent fois : si la Prusse et l’Autriche avaient tenu à la Russie un langage ferme et décidé en 1853, nous n’aurions jamais eu la guerre.
Mille amitiés d’Albert. Toujours votre nièce dévouée.
Buckingham Palace, 12 février 18SG.
… La Conférence commencera d’ici peu. Lord Clarendon part pour Paris vendredi. Nul autre que lui ne peut être chargé de ces difficiles négociations. Personne ne peut dire quel en sera le résultat — et je ne veux pas en parler, car mes sentimens personnels sont trop ardens pour aborder ce sujet…
Buckingham Palace, le février 1855.
Sire et cher frère,
Mes commissaires pour le Conseil de guerre sont à peine revenus de Paris et notre plan de campagne est à peine arrêté que mes plénipotentiaires pour la Conférence de paix se mettent en route pour assister sous les yeux de V. M. à l’œuvre de pacification. Je n’ai pas besoin de vous recommander lord Clarendon, mais je ne veux pas le laisser partir sans le rendre porteur de quelques mots de ma part.
Quoique bien convaincue qu’il ne pourra, dans les discussions prochaines, s’élever de questions sur lesquelles il y aurait divergence d’opinions entre nos deux Gouvernemens, j’attache toutefois le plus haut prix à ce que l’accord le plus parfait soit établi avant que les conférences ne soient ouvertes ; et c’est dans ce dessein que j’ai chargé lord Clarendon de se rendre à Paris quelques jours avant, afin qu’il pût rendre un compte exact des opinions de mon Gouvernement et jouir de l’avantage de connaître à fond la pensée de V. M.
J’éprouverai un sentiment d’intime satisfaction dans ce moment critique, et je le regarderai comme une preuve toute particulière de votre amitié, si vous voulez permettre à lord Clarendon de vous exposer personnellement mes vues et d’entendre les vôtres de votre propre bouche.
Les opérations de nos armées et de nos flottes combinées, sous un commandement divisé, ont été sujettes à d’énormes difficultés ; mais ces difficultés ont été heureusement vaincues. Dans la diplomatie comme à la guerre, les Russes auront sur nous le grand avantage de l’unité de plan et d’action, et je les crois plus forts sur ce terrain que sur le champ de bataille ; mais, à coup sûr, nous y resterons également victorieux, si nous réussissons à empêcher l’ennemi de diviser nos forces et de nous battre en détail.
Sans vouloir jeter un doute sur la sincérité de la Russie en acceptant nos propositions, il est impossible d’avoir à ce sujet une conviction pleine et entière. J’ai tout lieu de croire cependant que nul effort et nul stratagème ne seront négligés pour rompre, s’il était possible, ou au moins pour affaiblir notre alliance. Mais je repose à cet égard dans la fermeté de V. M. la même confiance qui saura détruire toutes ces espérances, que j’ai dans la mienne et dans celle de mes ministres. Cependant, on ne saurait attacher trop d’importance à ce que cette commune fermeté soit reconnue et appréciée dès le commencement des négociations, car de là dépendra, j’en ai la conviction, la solution, si nous devons obtenir une paix dont les termes pourront être considérés comme satisfaisais pour l’honneur de la France et de l’Angleterre, et comme donnant une juste compensation pour les énormes sacrifices que les deux pays ont faits. Une autre considération encore me porte à attacher le plus haut prix à cet accord parfait, c’est que si, par son absence, nous étions entraînés dans une paix qui ne satisferait point la juste attente de nos peuples, cela donnerait lieu à des plaintes et à des récriminations qui ne pourraient manquer de fausser les relations amicales des deux pays au lieu de les cimenter davantage, comme mon cœur le désire ardemment.
D’ailleurs je ne doute pas un moment qu’une paix telle que la France et l’Angleterre ont le droit de la demander sera bien certainement obtenue par une détermination inébranlable de ne point rabaisser les demandes modérées que nous avons faites.
Vous excuserez. Sire, la longueur de cette lettre, mais il m’est si doux de pouvoir épancher mes sentimens sur toutes ces questions si importantes et si difficiles, avec une personne que je considère non seulement comme un allié fidèle, mais comme un ami sur lequel je puis compter en toute occasion, et qui, j’en suis sûre, est animé envers nous des mêmes sentimens.
Le Prince me charge de vous offrir ses hommages les plus affectueux, et moi je me dis pour toujours, Sire et cher frère, de V. M. I. la très affectionnée sœur et amie.
Paris, 30 mars 1856.
Lord Clarendon présente ses humbles devoirs à Votre Majesté et a humblement l’honneur de la féliciter à l’occasion de la signature de la paix qui a eu lieu cet après-midi. Sans aucun doute, une autre campagne aurait jeté encore plus de gloire sur les armes de Votre Majesté, et aurait permis à l’Angleterre d’imposer à la Russie des conditions différentes ; mais si l’on met en parallèle le coût et les horreurs de la guerre, maux qui par eux-mêmes sont les plus grands, nous ne pouvons certifier que la victoire n’aurait pas été trop chèrement achetée. — La continuation de la guerre aurait été à peine possible avec ou sans la France. — Si nous étions parvenus à l’entraîner, ce n’est qu’avec grande répugnance qu’elle nous aurait suivis, ses finances en auraient encore souffert davantage, elle n’aurait manifesté que de la mauvaise volonté et ne nous aurait donné qu’un concours sans énergie, et, à la première occasion, nous eût laissés dans l’embarras. Si nous avions continué la guerre seuls, la France aurait compris qu’elle agissait mesquinement envers nous, et, parlant, ne nous en aurait haï que davantage, prête à devenir notre ennemie avec plus d’empressement que dans n’importe quelle circonstance ; l’Angleterre aurait pu avoir contre elle alors une coalition de l’Europe à laquelle se seraient joints les Etats-Unis, trop heureux d’y adhérer, et de sérieuses conséquences auraient pu en résulter.
Néanmoins lord Clarendon ne voudrait pas faire une pareille assertion à la légère, mais il est convaincu que Votre Majesté peut se déclarer satisfaite de la situation occupée maintenant par l’Angleterre ; il y a six semaines, elle était des plus pénibles. Tout le monde, ligué contre nous suspectait nos motifs, dénonçait notre politique. Maintenant le sentiment universel est que nous sommes le seul pays capable, prêt, et décidé, s’il est nécessaire, à continuer la guerre ; nous aurions pu empêcher la paix ; mais ayant déclaré que nous consentions volontiers à accepter un traité conçu en termes honorables, nous avons agi honnêtement et avec un complet désintéressement suivant notre parole. Il est parfaitement reconnu également que les conditions de la paix auraient été différentes si l’Angleterre n’avait pas été aussi ferme, et naturellement tout le monde, même ici, est satisfait de ce que cette convention n’ait pas été déshonorante pour la France.
On ne plaidera point les circonstances atténuantes et on n’exprimera point de mécontentement. Ce serait un manque de sagesse et de dignité que d’agir ainsi avant que les conditions de la paix soient publiquement connues.
Château de Windsor, 31 mars 1856.
La Reine remercie beaucoup lord Clarendon de ses deux lettres de samedi et d’hier. Nous le félicitons du succès qui a couronné ses efforts pour obtenir la paix, car c’est à lui seul qu’elle est due de même que c’est à lui seul qu’est duc la position si digne qu’occupe le pays bien-aimé de la Reine, grâce à la politique loyale, ferme et désintéressée qu’il a suivie depuis les débuts de la crise.
Bien que la Reine s’habituât difficilement à l’idée de la paix, elle en a pris son parti, convaincue que la France n’aurait pas continué la guerre ou ne l’aurait continuée que d’une manière telle que nous n’aurions pu en espérer aucune gloire pour nous.
Nous en avons une preuve frappante dans le fait du général Pélissier qui n’a point obéi aux ordres de l’Empereur et n’a jamais pensé à occuper Sak. On pourrait bien le laisser entendre à l’Empereur… La Reine trouve que lord Palmerston est enchanté de la paix, bien qu’il ait lutté aussi longtemps que possible pour obtenir de meilleures conditions.
Palais de Buckingham, 3 avril 1856.
Sire et mon cher frère,
Votre Majesté me permettra de lui offrir toutes mes félicitations à l’occasion de la paix qui a été conclue sous vos auspices, et peu de jours seulement après l’heureux événement qui vous a donné un fils. Quoique partageant les sentimens de la plupart de mon peuple qui trouve que cette paix est peut-être un peu précoce, j’éprouve le besoin de vous dire que j’approuve hautement les termes dans lesquels elle a été conçue, comme un résultat qui n’est pas indigne des sacrifices que nous avons faits mutuellement pendant cette juste guerre, et comme assurant, autant que cela se peut, la stabilité de l’équilibre européen…
Le Prince me charge de vous offrir ses hommages les plus affectueux, et je me dis pour toujours, Sire et cher Frère, de Votre Majesté la bien affectionnée sœur et amie.
Paris, 12 avril 1856.
Madame et très chère sœur,
Votre Majesté m’a fait grand plaisir en me disant qu’elle était satisfaite de la conclusion de la paix, car ma constante préoccupation a été, tout en désirant la fin d’une guerre ruineuse, de n’agir que de concert avec le gouvernement de Votre Majesté. Certes, je conçois bien qu’il ait été désirable d’obtenir encore de meilleurs résultats, mais était-ce raisonnable d’en attendre de la manière dont la guerre avait été engagée ? J’avoue que je ne le crois pas. La guerre avait été trop lentement conduite par nos amiraux et nos généraux, et nous avions laissé le temps aux Musses de se rendre presque inexpugnables à Cronstadt comme en Crimée. Je crois donc que nous aurions payé trop chèrement sous tous les rapports les avantages que nous eussions pu obtenir. Je suis, pour cette raison, heureux de la paix, mais je suis heureux surtout que notre Alliance sorte intacte des conférences et qu’elle se montre à l’Europe aussi solide que le premier jour de notre union. Je prie le prince Albert de ne pas être jaloux de cette expression…
Je prie Votre Majesté de me rappeler au souvenir du prince Albert et de recevoir avec bonté l’assurance des sentimens de respectueuse amitié avec lesquels je suis, de Votre Majesté, le dévoué frère et ami.
Sans date, décembre 1858.
Madame et très chère sœur,
Le prince Frédéric-Guillaume m’a remis la lettre que Votre Majesté a bien voulu lui donner pour moi. Les expressions si amicales employées par Votre Majesté m’ont vivement touché, et quoique je fusse persuadé que la diversité d’opinion de nos deux gouvernemens ne pouvait en rien altérer vos sentimens à mon égard, j’ai été heureux d’en recevoir la douce confirmation. Le prince de Prusse nous a beaucoup plu et je ne doute pas qu’il ne fasse le bonheur de la Princesse Royale, car il me semble avoir toutes les qualités de son âge et de son rang. Nous avons tâché de lui rendre le séjour de Paris aussi agréable que possible, mais je crois que ses pensées étaient toujours à Osborne ou à Windsor.
Il me tarde bien que toutes les discussions relatives au Traité de Paix aient un terme, car les partis en France en profitent pour tenter d’affaiblir l’intimité de l’alliance. Je ne doute pas néanmoins que le bon sens populaire ne fasse promptement justice de toutes les faussetés qu’on a répandues.
Votre Majesté, je l’espère, ne doutera jamais de mon désir de marcher d’accord avec son Gouvernement et du regret que j’éprouve quand momentairement (sic) cet accord n’existe pas.
En la priant de présenter mes hommages à S. A. R. la duchesse de Kent et mes tendres amitiés au Prince, je lui renouvelle l’assurance de la sincère amitié et de l’entier dévouement avec lesquels je suis, de Votre Majesté, le bon frère et ami.
20 mai 1857.
Monseigneur,
J’ai l’honneur d’informer Votre Altesse Royale que j’ai eu aujourd’hui une très longue et très intéressante conversation avec M. de Persigny. Il m’a parlé des différentes utopies de l’Empereur, de la conviction de Sa Majesté que l’Angleterre, la France et la Russie devraient entre elles régler les affaires de l’Europe, du peu de cas, qu’il fait de l’Autriche ou de toute autre puissance, et des différens petits griefs que Sa Majesté pense avoir contre le Gouvernement de la Reine, et dont l’importance a été exagérée par la malveillance ou la stupidité des personnes, qu’écoute plus ou moins l’Empereur.
M. de Persigny m’a dit aussi que, dans une conversation, à laquelle il avait eu soin de faire assister le comte Walewski, il avait solennellement prévenu l’Empereur qu’il courrait le plus grand danger à dévier tant soit peu de la voie de son véritable intérêt : l’alliance anglaise. Tous les souverains qui le flattent et le cajolent dans un intérêt personnel, le considèrent comme un aventurier, et ne croient pas plus à la stabilité de son trône ni à la durée de sa dynastie, qu’à des événemens d’une extrême improbabilité. Les Anglais, au contraire, qui jamais ne condescendent à flatter ni à cajoler qui que ce soit, mais qui cherchent l’intérêt de l’Angleterre, sont attachés à l’alliance française et à l’empereur des Français, parce qu’ils attachent une grande importance à des relations pacifiques avec la France. Ce pays est en effet le seul en Europe qui puisse porter atteinte à l’Angleterre, et, d’autre part, l’Angleterre est le seul pays qui soit à même de nuire à la France. — La récente guerre avec la Russie n’a pas eu le moindre effet sur la France, si ce n’est de lui avoir coûté de l’argent. — Tandis qu’une guerre avec l’Angleterre ébranlerait toutes les parties de la France, chacune dans un sens particulier, et les dresserait toutes contre l’état de l’ordre social, et, dans ce bouleversement, l’Empire pourrait disparaître.
Il résulte de cette conversation et de plusieurs autres, que l’Empereur paraît désirer vivement venir en Angleterre rendre visite à la Reine dans l’intimité, si possible à Osborne, et au moment qui conviendrait le mieux à Sa Majesté. M. de Persigny affirme qu’il tient beaucoup à ce projet, y attache la plus grande importance : c’est aux yeux de l’Empereur le moyen d’éclairer ses propres idées, d’imprimer une direction à sa politique et d’empêcher par des communications personnelles avec la Reine, Votre Altesse Royale et le Gouvernement de Sa Majesté, ces dissensions et ces mésintelligences que l’Empereur craint devoir se produire faute de conversations.
Je crains qu’une telle visite ne soit pas très agréable à Sa Majesté, mais dans l’état d’esprit actuel de l’Empereur, et étant donné qu’évidemment il craint de voir mettre en doute, tant soit peu, la stabilité de l’alliance, je ne puis douter que l’on n’obtienne de bons résultats ou du moins que l’on n’évite beaucoup de mal en permettant à l’Empereur de présenter ses hommages à Sa Majesté, comme il l’a demandé.
J’ai discuté ce soir à ce sujet, après le Cabinet, avec lord Palmerston, qui partage tout à fait la manière de voir que j’ai pris la liberté d’exposer à Votre Altesse Royale.
J’ai l’honneur d’être, Monseigneur, le très fidèle et dévoué serviteur de Votre Altesse Royale.
Osborne, 21 mai 1857.
Mon cher lord Clarendon,
J’ai montré votre lettre à la Reine, qui me prie de répondre en vous disant qu’elle sera naturellement prête à faire ce qui paraîtra le mieux dans l’intérêt de l’Etat. Nous serons donc disposés à recevoir l’Empereur avec ou sans l’Impératrice, ici, à Osborne, aussi simplement qu’il le désire. Ce moment-ci pourtant ne serait guère propice, en raison des réceptions et des soirées annoncées à Londres, des travaux du Parlement, de la saison qui bat son plein, et du peu de jours qui vont séparer la visite du Grand-Duc du retour de la Reine en ville. La seconde moitié de juillet, qui est l’époque à laquelle la Reine se trouvera ici comme de coutume, et qui est également la saison du yachting, pourrait paraître à l’Empereur le meilleur, étant le moins forcé.
Je ne doute pas qu’on ne tire grand bien de nouveaux rapports avec l’Empereur. La seule chose qui soit à craindre, c’est qu’il ne désire nous amener à sa manière devoir au sujet d’un remaniement de l’Europe, et qu’il soit désappointé de ce que nous ne soyons pas à même de donner notre assentiment à ses plans et à ses aspirations.
Château de Windsor, 13 janvier 1859.
Le Cabinet devant prochainement se réunir, et prendre une décision au sujet du budget de l’année courante, la Reine croit qu’il est de son devoir de faire part aux ministres de sa conviction absolue que, vu l’aspect actuel des affaires politiques en Europe, l’honneur, la puissance, la paix de ce pays ne seront à l’abri de toute atteinte que si les forces militaires et navales sont imposantes. Les efforts extraordinaires entrepris en France pour améliorer la flotte doivent nous inciter à faire tout notre possible pour maintenir notre supériorité sur mer dont notre vie même dépend. Dès maintenant, notre avance n’existerait pas, si la France venait à s’allier à une puissance ayant elle aussi une marine[19]…
L’Angleterre ne sera point écoutée en Europe, et sera impuissante à faire respecter la paix, — ce qui doit être son principal objectif dans les circonstances actuelles, — s’il est reconnu que ses ressources militaires sont d’une faiblesse méprisable. Enfin, si la guerre venait, pour un motif quelconque, à être déclarée en Europe, aucun homme d’Etat ne saurait affirmer, la Reine le craint, qu’il serait possible pour l’Angleterre d’espérer rester longtemps en dehors de l’action. En conséquence, pour la paix connue pour la guerre, une année est nécessaire.
Rome, 14 janvier 1859.
Monsieur,
J’ai eu l’honneur d’être reçu ce matin en audience privée par le Pape, au Vatican. Personne autre n’était présent.
Sa Sainteté, dont les manières à mon égard furent aimables et bienveillantes, me dit : « Vous succédez à un homme de bien[22], pour lequel j’ai une grande affection, et je regrette qu’il ait quitté Rome. Vous pouvez être ce qu’il fut, et nous deviendrons amis, mais je ne sais encore rien de vous, tandis que je connaissais M. Lyons depuis de nombreuses années. J’apprends qu’il va en Amérique, il trouvera beaucoup plus difficile de traiter les affaires avec les Américains qu’avec nous.
« Je suis très flatté d’apprendre que le prince de Galles a l’intention de visiter Rome, et je suis sûr que Sa Majesté a bien fait de lui permettre de poursuivre ses études ici. Ce me sera un honneur de le recevoir au Vatican, et je vous demande de vous concerter avec le cardinal Antonelli, quant aux meilleurs moyens de rendre le séjour du Prince, ici, utile et agréable. Nous avons à cœur que tous ses désirs soient satisfaits, afin qu’il conserve dans l’avenir un très bon souvenir de Rome. Hélas ! il existe au sujet de ce pays tant d’impressions erronés, que j’espère que vous ne le jugerez pas trop précipitamment. On nous demande de faire des réformes et on ne comprend pas que ces mêmes réformes, qui consisteraient à donner à ce pays un Gouvernement laïque, lui enlèveraient toute raison d’être. On l’appelle Etats de l’Eglise et c’est ce qu’il doit rester. Il est vrai que nous avons dernièrement nommé un laïque à un poste occupé autrefois par un ecclésiastique, je puis encore le faire à l’occasion ; mais, si petits que nous soyons, nous ne pouvons céder à la pression étrangère, et ce pays doit être administré par des hommes d’Eglise. Pour ma part, j’accomplirai mon devoir suivant ma conscience, et si les gouvernemens aussi bien que les événemens se prononcent contre moi, ils ne me feront pas céder. J’irai aux Catacombes avec les fidèles, comme le firent les chrétiens aux premiers siècles, et nous attendrons là la volonté de l’Etre Suprême, car je ne redoute aucune puissance sur terre, je ne crains que Dieu.
— Mais, Saint-Père, dis-je, vous parlez comme si Rome était menacée d’un grand danger : y a-t-il donc des causes réelles, à votre appréhension ?
— Ne savez-vous pas, répondit Sa Sainteté, qu’une grande agitation règne dans toute l’Italie ? La situation de la Lombardie est déplorable. De mauvais esprits travaillent même en mes États, et le dernier discours du roi de Sardaigne est bien fait pour enflammer l’esprit de tous les révolutionnaires de l’Italie. Il est vrai qu’il dit également qu’il respectera les traités existans, mais cela contre-balancera difficilement l’effet produit par les autres parties de son allocution. Il m’est aussi parvenu la nouvelle que le roi de Naples avait accordé une large amnistie, — il n’a pas cédé à la pression étrangère et il a eu raison, — mais maintenant, à l’occasion du mariage de son fils, un acte de clémence de sa part est de bonne politique.
— Est-ce vrai, repris-je, que les prisonniers politiques sont compris dans cette amnistie ?
— Oui, me répondit Sa Sainteté, j’ai vu le nom de Settembrini et aussi celui de la personne à laquelle votre gouvernement a pris un si vif intérêt, et dont le nom commence par un P, si je me souviens bien.
— Poerio, suggérai-je.
— C’est, en effet, ce nom, continua le Pape, et je suppose que les autres prisonniers politiques seront relâchés ; ils seront envoyés à Cadix aux frais du Roi, ils y recevront quelque argent, je crois. Il est convenu avec le ministre des États-Unis qu’ils seront transportés là-bas, où ils seront exilés à vie. J’espère que cet événement aura pour résultat d’amener votre gouvernement et celui de la France à renouer des relations diplomatiques avec Naples ; j’ai toujours regretté cette rupture, mais le Roi eut raison de ne pas céder à la pression étrangère.
« Il est heureux, termina le Pape avec un sourire, que lord Palmerston ne soit pas en fonctions. Il aimait beaucoup trop à intervenir dans les affaires des pays étrangers, et la crise actuelle aurait singulièrement fait son affaire. Addio caro, » dit alors le Pape, et il me congédia avec sa bénédiction.
Ensuite, suivant l’usage, je me rendis chez le cardinal Antonelli, pour lui faire part de ce qui s’était passé. Il confirma tout ce que le Pape avait dit, mais nia qu’il y eût aucune raison très sérieuse de craindre immédiatement des désordres généraux en Italie…
Laeken, 4 février 1859.
Ma très chère Victoria,
… Les cieux seuls savent à quelle danse notre empereur Napoléon troisième du nom nous conduira. Dans quelques jours il aura prononcé son discours du trône. J’ai peur qu’il ne soit décidé à cette guerre d’Italie. Les discussions au Parlement peuvent avoir sur lui quelque influence. Je crains que l’esprit de parti ne l’emporte sur le sentiment vrai et juste de ce qu’est l’intérêt de l’Europe. C’est très bien à vous d’avoir dit dans votre discours que les traités doivent être respectés ; sinon, nous retournons vraiment à l’ancien Faustrecht, dont nous nous sommes efforcés de nous débarrasser. C’est curieux que vos paroles aient de nouveau fait baisser les fonds ; je présume qu’on espérait à Paris que vous pourriez féliciter le Parlement de ce que la paix ait été préservée. Pour nous, pauvres gens qui nous trouvons aux premières loges, ces incertitudes sont bien peu agréables. Votre oncle dévoué.
Buckingham palace, 15 février 1859.
Mon très cher oncle,
… J’espère encore que les choses se calmeront. L’Empereur a personnellement exprimé à Hübner ses regrets pour ses paroles, désavoué le sens qu’on leur avait donné et déclaré que personne ne pouvait discuter les droits de l’Autriche sur ses possessions en Italie. Il ne m’a pas écrit ces temps derniers, mais, il y a dix jours, je lui ai envoyé une longue lettre amicale : j’ai parlé, sans les atténuer, de nos craintes pour l’avenir, et insisté auprès de lui, afin qu’il nous aide à éviter les calamités de la guerre…
Buckingham Palace, 1er mars 1859.
Mon très cher oncle,
… Les affaires sont toujours à peu près dans le même état. Lord Cowley est arrivé dimanche à Vienne, mais nous ne savons encore rien de positif. Je crains beaucoup l’entêtement de l’Autriche.
Ce serait véritablement une bénédiction, si nous pouvions faire un effort, non seulement pour empêcher la guerre aujourd’hui, mais aussi pour en supprimer les causes à l’avenir. Il n’y a que des gouvernemens italiens qui puissent amener un meilleur état de choses…
Vienne, le 8 mars 1859.
Madame et chère sœur,
J’ai reçu des mains de lord Cowley la lettre que Votre Majesté a bien voulu lui confier et dont le contenu m’a offert un nouvel et précieux témoignage de l’amitié et de la confiance qu’elle m’a vouées, ainsi que des vues élevées qui dirigent sa politique. Lord Cowley a été auprès de moi le digne interprète des sentimens de Votre Majesté, et je me plais à lui rendre la justice qu’il s’est acquitté avec le zèle éclairé dont il a déjà fourni tant de preuves dans la mission confidentielle dont il était chargé.
J’ai hautement apprécié les motifs qui vous ont inspiré la pensée de m’envoyer un organe (sic) de confiance pour échanger nos idées sur les dangers de la situation. Je m’associe à tous les désirs que forme Votre Majesté pour le maintien de la paix, et ce n’est pas sur moi que pèsera la responsabilité de ceux qui évoquent des dangers de guerre sans pouvoir articuler une seule cause de guerre.
Lord Cowley connaît les points de vue auxquels j’envisage les questions qui forment l’objet ou le prétexte des divergences d’opinion qui subsistent entre nous et la France ; il sait aussi que nous sommes disposés à contribuer à leur solution dans l’esprit le plus conciliant, en tant qu’on n’exige pas de nous des sacrifices que ne saurait porter aucune Puissance qui se respecte. Je forme des vœux pour que Votre Majesté puisse tirer parti des élémens que lui apportera son ambassadeur, dans l’intérêt du maintien de la paix que nous avons également à cœur.
Mais quelles que soient les chances ou les épreuves que l’avenir nous réserve, j’aime à me livrer à l’espoir (sic) que rien ne portera atteinte aux rapports d’amitié et d’union que je suis heureux de cultiver (sic) avec Votre Majesté, et que ses sympathies seront acquises à la cause que je soutiens et qui est celle de tous les États indépendans.
C’est dans ces sentimens que je renouvelle à Votre Majesté l’assurance de l’amitié sincère et de l’inaltérable attachement avec lesquels je suis, Madame et chère sœur, de Votre Majesté, le bon et dévoué frère et ami.
Château de Windsor, 26 avril 1859.
Mon très cher oncle,
Je sais à peine que dire : nous sommes complètement troublés et désorientés, par les nouvelles qui nous parviennent trois ou quatre fois par jour ! Je n’ai aucun espoir que nous conservions la paix. Bien qu’à l’origine ce soit la méchante folie de la Russie et de la France qui ait été cause de cette terrible crise, c’est la folie et l’aveuglement de l’Autriche qui vont amener la guerre maintenant[23]. Elle s’est mise dans son tort ; et les sentimens ici, qui étaient tout ce que l’on pouvait désirer, se sont absolument transformés en une sympathie ardente pour la Sardaigne. Néanmoins, nous espérons pouvoir encore jeter la responsabilité de la guerre sur la France, qui en ce moment ne veut plus entendre parler de médiation, tandis que l’Autriche est de nouveau disposée à l’accepter !
C’est une mélancolique et triste fête de Pâques…
Château de Windsor, 3 mai 1859.
Mon très cher oncle,
Mille remerciemens pour votre bonne et aimable lettre du 30. Dieu sait dans quel triste gâchis nous sommes ! L’imprudence des Autrichiens est vraiment un grand malheur, car elle les a mis dans leur tort. Cependant, il y a encore un sentiment général d’irritation et de grande méfiance marqué par la conduite de la France. Elle nie le traité avec la Russie, mais je suis parfaitement sûre qu’il existe des engagemens…
Buckingham Palace, 9 mai 1859.
Mon très cher oncle,
Je vous écris aujourd’hui au lieu de demain afin de profiter du retour de votre messager… Que font les Autrichiens ? Ils n’ont pas voulu attendre alors qu’ils devaient le faire, et maintenant, alors qu’ils devraient se précipiter et attaquer avec leurs forces écrasantes, ils ne font rien ! Rien depuis le 30 ! Ils laissent les Français devenir journellement, plus forts et plus prêts pour la lutte !
C’est à en perdre l’esprit, et il est très difficile de les comprendre ou de faire quelque chose pour eux. L’Empereur quitte Paris pour Gênes demain. Il n’est pas exact que l’Impératrice soit si belliqueuse ; lord Cowley dit au contraire qu’elle est très malheureuse de ce qui se passe et que l’Empereur lui-même est triste et changé. Le vieux Vaillant part avec lui en qualité de chef d’état-major…
Château de Windsor, 1er décembre 1859.
La Reine espère qu’on fera nettement comprendre à l’Empereur qu’il n’a aucune chance d’obtenir que nous nous joignions à lui dans une guerre contre l’Autriche, s’il était disposé ou entraîné à en recommencer une autre. Cette alternative se présente sans cesse à son esprit…
Affaires étrangères, 1er décembre 1859.
Lord John Russell présente ses humbles devoirs à Votre Majesté. Il a écrit à lord Cowley, avec la gracieuse permission de Votre Majesté. Le fait de soutenir l’empereur des Français si l’Autriche tentait d’imposer par force à l’Italie un gouvernement contraire à la volonté du peuple, doit être jugé suivant les circonstances si elles se produisent. Lord John Russell n’est certainement pas disposé à affirmer qu’il ne saurait survenir de cas où la Grande-Bretagne serait obligée, dans son intérêt personnel, à aider matériellement l’empereur des Français. Mais il considère que cette éventualité est peu probable et que la crainte de cette alliance empêchera l’Autriche de troubler la paix de l’Europe.
Château de Windsor, 2 décembre 1859.
La Reine regrette extrêmement de voir par la lettre de lord John, datée d’hier, qu’il envisage la possibilité d’une entente avec la France pour entreprendre une nouvelle guerre en Italie ou de menacer l’Autriche d’hostilités. La Reine a mis cette hypothèse absolument hors de question. Si l’on permettait à l’empereur des Français de croire que cette éventualité n’a rien d’irréalisable, il pourrait soit la faire naître, soit acquérir le droit de se plaindre, si nous l’abandonnions. Ce serait exactement aussi dangereux et aussi déloyal envers l’Empereur de l’induire en erreur à ce sujet, que ce le serait pour la Reine de cacher à lord John que sous aucun prétexte elle ne renoncera à sa neutralité, dans le conflit italien, et n’infligera, à cause de cette querelle, à son pays et à l’Europe la calamité d’une guerre.
Château de Windsor, 31 décembre 1859.
Sire et mon cher frère,
Je viens comme de coutume offrir à Votre Majesté nos félicitations bien sincères à l’occasion de la nouvelle année. Puisse-t-elle ne vous apporter que du bonheur et du contentement ! L’année qui vient de s’écouler a été orageuse et pénible et a fait souffrir bien des cœurs. Je prie Dieu que celle dans laquelle nous entrons nous permette de voir s’accomplir l’œuvre de la pacification, avec tous ses bienfaits pour le repos et le progrès du monde. Il y aura encore à réconcilier bien des opinions divergentes et des intérêts apparemment opposés ; mais avec l’aide du Ciel et une ferme résolution de ne vouloir que le bien de ceux dont nous avons à régler le sort, il ne faut pas en désespérer…
Le prince me charge d’offrir ses hommages les plus affectueux à Votre Majesté et en vous renouvelant les expressions de ma sincère amitié, je me dis, Sire et mon cher frère, de Votre Majesté Impériale, la bonne et affectionnée sœur et amie.
Laeken, 6 janvier 1860.
Ma très chère Victoria,
… Louis-Napoléon désirait un Congrès, parce qu’il aurait placé une nouvelle autorité entre lui et les Italiens, qu’il craint évidemment, en raison de leur goût pour assassiner les gens. Le pamphlet « le Pape et le Congrès » reste incompréhensible[25] : il lui fera beaucoup de tort et le privera de la confiance des catholiques, qui ont été en France ses plus dévoués soutiens. Maintenant que le Congrès est ajourné, qu’est-ce que l’on va faire de l’Italie ? On dit qu’il y aura un arrangement, suivant lequel le Piémont recevrait davantage, la France aurait la Savoie, et l’Angleterre la Sardaigne. Je suis certain que l’Angleterre ne désire en aucune façon posséder la Sardaigne. J’aurais grand plaisir à connaître ce que lord Cowley a dit de tout cela. Je sais que Louis-Napoléon est en ce moment très occupé de l’Allemagne et étudie ses ressources. C’est un peu alarmant, car il me semble qu’il a procédé de la même façon avec l’Italie. Les Prussiens peuvent dire : Gare la bombe ! On ne peut pas comprendre pourquoi Louis-Napoléon use de tant de bizarres subterfuges alors que s’il avait agi franchement, depuis septembre, tout serait arrangé. Je dois dire que j’ai trouvé Walewski à ce moment-là très sensé et très conservateur. Sa démission va donner l’impression qu’on suivra maintenant une politique moins conservatrice et les gens en seront très alarmés. Je connais Thouvenel, il m’a plu, mais c’était au temps du pauvre Roi. Je suppose qu’en Angleterre sa nomination ne causera pas la moindre joie, car il a été à même de contrecarrer les visées anglaises en Orient…
Buckingham Palace, 8 mai 1860.
Mon très cher oncle,
Vraiment, c’est par trop mal. Aucun pays, ni aucun être humain ne rêverait jamais de troubler ou d’attaquer la France ; chacun serait heureux de la voir prospère ; mais elle a absolument besoin de bouleverser chaque partie du globe, d’essayer de semer la discorde et de tirer tout le monde par les oreilles : naturellement, cela se terminera un jour par une véritable croisade contre le perturbateur du monde entier ! C’est vraiment monstrueux !…
Paris, le 31 décembre 1860.
Madame et très chère sœur,
Je ne veux pas laisser cette année s’écouler sans venir porter à Votre Majesté l’expression de mes souhaits pour son bonheur et celui du Prince et de sa famille. J’espère que l’année qui va commencer sera heureuse pour nos deux nations, et qu’elle verra encore nos liens se resserrer. L’Europe est bien agitée, mais, tant que l’Angleterre et la France s’entendent, le mal pourra se localiser.
Je félicite Votre Majesté du succès que nos deux armées ont obtenu en Chine ; laissons toujours nos étendards unis ; car Dieu semble les protéger.
J’ai bien envié l’Impératrice qui a pu vous faire une visite et revoir votre charmante famille ; elle en a été bien heureuse.
Je saisis avec empressement cette occasion de renouveler à Votre Majesté les sentimens de haute estime et de sincère amitié avec lesquels je suis, de Votre Majesté, le bon frère.
Osborne, 3 janvier 1861.
Sire et cher frère,
Les bons vœux que Votre Majesté veut bien m’exprimer à l’occasion de la nouvelle année me sont bien chers, et je vous prie d’en accepter mes remerciemens sincères, ainsi que l’expression des vieux que je forme pour le bonheur de Votre Majesté, de l’Impératrice et de votre cher enfant ; le prince se joint à moi dans ces sentimens.
Votre Majesté a bien raison si elle regarde avec quelque inquiétude l’état agité de l’Europe, mais je partage aussi avec elle le ferme espoir que le mal peut être beaucoup amoindri, tant que la France et l’Angleterre s’entendent, et j’y ajouterai tant que cette entente a pour but désintéressé de préserver au monde la paix et à chaque nation ses droits et ses possessions, et d’adoucir des animosités qui menacent de produire les plus graves calamités, des guerres civiles et des luttes de races. La bénédiction de Dieu ne manquera pas à l’accomplissement d’une tache aussi grande et sacrée.
Je me réjouis avec Votre Majesté des glorieux succès que nos armées alliées viennent d’obtenir en Chine, et de la belle paix que ces succès ont amenée. Elle sera féconde, je l’espère, en bienfaits pour nos deux pays, aussi bien que pour ce peuple bizarre que nous avons forcé à entrer en relations avec le reste du monde.
Il nous a fait du plaisir (sic) de voir l’Impératrice et d’entendre, depuis, que son voyage en Angleterre lui a fait tant de bien.
Agréez l’assurance de la parfaite amitié avec laquelle je suis, Sire et mon Frère, de Votre Majesté Impériale, la bonne Sœur.
Buckingham Palace, 12 février 1861.
Mon très cher oncle,
Mille et mille remerciemens pour votre chère lettre…
Dimanche nous avons célébré, avec des sentimens de profonde gratitude et d’amour, le vingt et unième anniversaire de notre mariage béni, jour qui nous a apporté, ainsi qu’au monde entier, je puis le dire, tant d’incalculables bénédictions ! Très peu de femmes peuvent dire comme moi, que leur mari, après vingt et une années, est non seulement plein de celle amitié, de cette bonté et de celle allée lion, qu’un mariage vraiment heureux apporte avec lui, mais encore qu’il a le même tendre amour des premiers jours du mariage !
Il nous manquait ma chère maman et trois de nos enfans, mais six étaient autour de nous, et le soir nous avions réuni ceux des gens de notre Maison qui vivent encore et étaient déjà avec nous il y a vingt et un ans !…
J’espère que ces lignes vous trouveront en bonne santé. Croyez-moi votre toujours dévouée nièce.
Frogmore, 16 mars 1861.
Mon très cher et bien-aimé oncle,
C’est le cœur brisé que votre pauvre enfant vous écrit une ligne d’amour et de dévouement en ce jour le plus affreux de ma vie ! Elle est partie[27]. Cette mère précieuse, et si tendrement aimée, dont jamais je n’ai été séparée que pendant peu de mois, — sans laquelle je ne puis concevoir la vie, — nous a été enlevée ! C’est trop affreux ! Mais du moins elle connaît la paix, le repos, et ses terribles souffrances sont finies. Son agonie ne fut pas douloureuse, mais cette respiration haletante fut douloureuse et déchirante pour les témoins. Jusqu’à la fin, j’ai tenu sa main dans la mienne, ce dont je suis vraiment reconnaissante. Mais c’était affreux de voir s’en aller peu à peu cette précieuse vie ! Hélas ! elle ne m’a pas reconnue ! Mais les affres de la séparation lui lurent épargnées ! Combien vous allez être peinés et désolés, vous qui nous êtes maintenant doublement précieux…
Toujours votre dévouée et vraiment malheureuse nièce et enfant.
Osborne, 13 août 1861.
Mon bien-aimé oncle,
… Notre roi de Suède[28]est arrivé hier soir. Nous sommes allés au-devant de lui dans le yacht, et l’avons rencontré ; mais son bateau allait si lentement que les uniformes et vêtemens des holeh Herrn sont arrivés à neuf heures moins un quart et nous nous sommes assis pour dîner à neuf heures un quart ! Le Roi et le prince Oscar[29]sont très français et très italiens. Je pense que le brumeux royaume Scandinave est un rêve pour eux. Le Roi est un bel homme. Il est homme de bonne compagnie et ce n’est pas chose difficile que de s’entendre avec lui. Oscar est doux et très aimable, très fier de ses trois petits garçons. Ils repartent d’un autre côté demain de très bonne heure…
Osborne, 20 août 1861.
… Les nouvelles d’Autriche sont très mauvaises et m’inquiètent. Le roi de Suède est plein d’idées extravagantes que l’empereur Napoléon, pour lequel il a la plus grande admiration, lui a mises dans la tête…
Il est grand temps que je termine ma longue lettre. Avec les amitiés affectueuses d’Albert, toujours votre nièce dévouée.
Osborne, 20 décembre 1861.
Mon très cher et excellent Père,
Car je vous ai toujours aimé comme tel ! La pauvre petite orpheline de huit mois est maintenant une malheureuse veuve de quarante-deux ans, dont le cœur est complètement brisé ! Il n’existe plus pour moi de bonheur dans la vie ! le monde entier ne m’est plus rien ! Si je dois continuer à vivre, et je ne ferai rien pour que mon étal s’aggrave, ce sera pour nos pauvres enfans orphelins, — pour mon infortuné pays qui a tout perdu en le perdant, — et pour faire uniquement tout ce que je sais et je sens qu’il aurait désiré que je fisse : car il est près de moi — son esprit me guidera et m’inspirera ! Mais être séparés au printemps de la vie, — à quarante-deux ans voir détruit notre foyer pur, heureux et paisible, qui seul me rendait capable de supporter une tâche si détestée, alors que j’avais espéré, avec une certitude instinctive, que Dieu ne nous séparerait jamais et nous laisserait vieillir ensemble, — bien qu’il parlât toujours de la brièveté de la vie, c’est trop affreux et trop cruel ! Et cependant ce doit être pour son bien, pour son bonheur ! Sa pureté était trop grande, son idéal trop élevé pour ce monde malheureux et méprisable ! Ce n’est que maintenant que sa belle âme jouit de ce dont elle était digne ! Et je ne veux pas l’envier, — je prierai simplement afin que la mienne soit purifiée par cette épreuve et que je mérite d’être réunie à lui pour l’éternité, — heure bénie à laquelle j’aspire ardemment. Mon cher, très cher oncle, comme vous êtes bon de venir ! Ce me sera une consolation indicible, et vous pouvez avoir beaucoup d’influence en disant aux gens de faire ce qu’ils doivent. Je ne parle pas de mes excellens serviteurs personnels, — surtout le pauvre Phipps, — car il n’est pas possible d’être plus dévoués ; ils ont le cœur brisé et souhaitent uniquement vivre comme il le désirait…
Toujours votre malheureuse enfant dévouée,
VICTORIA R.
- ↑ Voyez la Revue du 1er novembre.
- ↑ Ambassadeur d’Angleterre à Paris.
- ↑ La duchesse d’Orléans.
- ↑ Ministre des Affaires étrangères de la République française.
- ↑ Premier ministre autrichien et ministre des Affaires étrangères.
- ↑ L’empereur des Français avait établi un camp entre Boulogne et Saint-Omer et avait invité le prince Albert à lui rendre visite au début de l’été. Le Prince s’y était rendu.
- ↑ Francis lord Burghersh, plus tard douzième comte de Westmoreland (1825-1891).
- ↑ L’empereur Napoléon III avait annoncé son intention d’aller en Crimée et d’assumer la conduite de la guerre.
- ↑ L’empereur et l’impératrice des Français arrivèrent le 16 avril pour rendre visite à l’Angleterre.
- ↑ Un Italien, Giacomo Pianori, tira deux fois sur lui, le 29 avril, aux Champs-Elysées où il se promenait à cheval ; l’Empereur ne fut pas blessé.
- ↑ En français dans le texte. (N. d. t.)
- ↑ En français dans le texte. (N. d. t.)
- ↑ En français dans le texte. (N. d. t.)
- ↑ En français dans le texte. (N. d. t.)
- ↑ En français dans le texte. (N. d. t.)
- ↑ Fils unique du prince de Prusse, plus tard l’empereur Frédéric III.
- ↑ La princesse Victoria, qui épousa le prince Frédéric de Prusse.
- ↑ Le roi Victor-Emmanuel.
- ↑ L’empereur des Français venait de prononcer des paroles de mauvais augure. Il dit à M. de Hübner, l’ambassadeur autrichien venu avec le corps diplomatique lui offrir les félicitations habituelles à l’occasion du nouvel an : « Je regrette que les relations entre nos deux Gouvernemens ne soient pas plus satisfaisantes : mais je vous demande d’assurer votre Empereur qu’elles n’altèrent en rien mes sentimens d’amitié envers lui. »
- ↑ Secrétaire de légation à Florence, résidant à Rome.
- ↑ Secrétaire de légation à Florence, plus tard successivement ministre à Rio de Janeiro et à Stockholm.
- ↑ Richard Bickerton Pemell Lyons. Plus tard comte Lyons, qui avait quitté Rome pour devenir ministre à Washington.
- ↑ Allusion à un traité que l’on disait avoir été conclu entre la France et la Russie. En réponse aux demandes qui leur furent adressées à ce sujet, le prince Gortschakoff et l’empereur des Français donnèrent des explications contradictoires.
- ↑ Le 19 novembre fut signé le traité de Zurich, qui reproduisait les préliminaires de Villafranca, et on décida de réunir un Congrès pour régler les affaires italiennes.
- ↑ Le fameux pamphlet, publié sous le nom de M. de La Guéronnière, exposait les vues de l’Empereur et proposait de retirer ses États au Pape, Rome excepté. Sa publication fut cause de la démission du comte Walewski, auquel succéda M. Thouvenel.
- ↑ Ces deux lettres sont en français dans le texte. (N. d. t.)
- ↑ La duchesse de Kent mourut le 16 mars.
- ↑ Charles XV, monté sur le trône en 1859.
- ↑ Le roi de Suède actuel, frère et héritier de Charles XV, auquel il succéda en 1872 sous le nom d’Oscar II.