La reine Christine de Suède et sa Correspondance avec le cardinal Azzolino

La reine Christine de Suède et sa Correspondance avec le cardinal Azzolino
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 205-216).

LA REINE CHRISTINE DE SUÈDE


ET SA


CORRESPONDANCE AVEC LE CARDINAL AZZOLINO

Les élèves des écoles primaires savent que la fameuse reine Christine de Suède abdiqua à l'âge de vingt-huit ans, qu'au grand scandale de la Scandinavie et à la grande surprise de l'Europe cette fille de Gustave-Adolphe se convertit au catholicisme et alla finir ses jours à Rome ; ils savent aussi qu'au cours d'un voyage en France, elle fit assassiner Monaldesco dans une galerie du palais de Fontainebleau. Ceux qui ont approfondi son histoire savent beaucoup d'autres choses encore ; mais ils ne sont pas sûrs de savoir exactement quelle sorte de femme était Christine et quel jugement il faut porter sur elle.

Il n'est pas de reine dont ses contemporains et la postérité aient parlé plus diversement : « On lui a prodigué les louanges, et le blâme ne lui a pas été épargné, nous dit son dernier biographe, M. le baron de Bildt, ministre de Suède et Norvège à Rome. En général cependant, les opinions lui ont été peu sympathiques. Les protestans ne lui ont pas pardonné sa conversion, et les catholiques lui ont reproché d'avoir trompé leur attente en ne devenant pas une sainte. Elle a froissé les Suédois par son manque de patriotisme et les Italiens en se refusant à respecter leurs traditions… Elle a surtout excité l'étonnement ; elle a traversé l'Europe comme une énigme vivante, ne laissant après elle que le souvenir d'une apparition excentrique et mystérieuse. » M. de Bildt, à qui je ne reprocherai que de s'être montré bien sévère pour quelques-uns de ses prédécesseurs, s'est appliqué à deviner cette énigme. Il n'a pas écrit une biographie en forme, il s'est contenté de retracer les grandes lignes de l'histoire de Christine après son abdication, en étudiant et débattant les principales questions qu'on a soulevées à son sujet, et, à l'aide d'une correspondance inédite, il nous fait pénétrer plus avant dans la connaissance d’un caractère étrange, difficile à déchiffrer[1]. Mais il ne se pique pas d’avoir éclairci tous les points obscurs. À vrai dire, il y a un fond de mystère dans la nature humaine, et ce ne sont pas seulement les reines de Suède qui donnent matière à controverse. Passant notre vie avec nous-mêmes, nous nous flattons de nous connaître, et nous mourons sans avoir entièrement débrouillé notre chaos.

Les admirateurs de Christine l’ont représentée comme une femme d’une intelligence supérieure, qui, passionnée pour les arts, les sciences et les lettres, « aima mieux commercer avec des hommes qui pensent que de commander à des hommes sans lettres et sans génie. » Ils admirent en elle une jeune reine donnant à l’univers l’exemple mémorable du mépris d’une couronne, renonçant à la souveraineté pour vivre libre et tranquille. N’a-t-elle pas écrit un jour qu’elle aimerait mieux manger à Rome son pain tout sec et n’avoir qu’une femme de chambre pour la servir que de posséder tous les royaumes et tous les trésors du monde ? Et cependant elle n’a jamais pensé ni vécu en philosophe.

Elle s’ennuyait en Suède, elle se déplaisait à Stockholm ; incapable de surmonter ses dégoûts, elle s’en alla. On l’avait bourrée de livres dès son enfance, mais personne ne s’était avisé de lui donner la notion du devoir, et, se souciant peu de ses sujets, elle pensait n’avoir d’obligations à remplir qu’envers elle-même. Elle pouvait dire, elle aussi : « J’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et unie… J’ai un coin de folie, qui n’est pas encore bien mort. «Assurément sa folie était noble ; mais ni les arts ni les sciences ne suffisaient à remplir son cœur, à occuper son esprit éternellement inquiet Je doute qu’elle ait été un seul jour contente d’elle-même et des autres. Elle demandait au monde plus qu’il ne peut donner; elle était de la race des princesses dont les bottines ont des sceptres pour agrafes, et aspirant à une sorte de gloire surhumaine, elle ne fut ni libre ni tranquille.

Elle n’a jamais méprisé les couronnes. Comme le remarque M. de Bildt, elle se considéra toujours comme une souveraine régnante. La royauté était à ses yeux une qualité « personnelle, inaliénable et indépendante de la possession d’un territoire. » Elle poussait jusqu’à la superstition le culte de l’étiquette, et, de son propre aveu, elle était assez orgueilleuse pour croire que tout lui était dû. Elle avait déclaré dans l’acte d’abdication qu’après comme avant, elle restait exempte « de toute sujétion et obéissance et n’était responsable qu’à Dieu de ses actions. » Aussi était-ce à Dieu seul qu’elle entendait répondre de l’assassinat de Monaldesco, et Dieu l’inquiétait peu; elle n’avait aucune difficulté à craindre de ce côté : « Il m’aurait punie, écrivait-elle, si j’avais pardonné au traître son énorme délit. » Quand Mazarin lui fit représenter par Chanut qu’elle ferait bien, dans son propre intérêt, de masquer la vérité en attribuant la mort du marquis à une rixe survenue entre ses courtisans, elle lui répondit: « Pour l’action que j’ai faite avec Monaldesco, je vous dis que, si je ne l’avais faite, je ne me coucherais pas ce soir sans la faire, et je n’ai nulle raison de m’en repentir, mais j’en ai plus de cent mille d’en être ravie. » Au surplus, il est presque certain que, pendant la minorité de Charles XI, dont la santé donnait des inquiétudes, elle caressa la folle espérance de recouvrer cette couronne dont elle avait fait si bon marché. On sait aussi qu’elle avait rêvé de devenir reine de Naples avec l’aide de la France ; plus tard, elle rêvera de devenir reine de Pologne. Elle admirait Descartes; mais la philosophie n’eut jamais rien à voir ni dans ses imaginations ni dans ses renoncemens. Durant toute sa vie, elle fit peu de cas de ce qu’elle avait, et, désirant ce qu’elle ne pouvait avoir, elle courut toujours après une ombre.

Si ses panégyristes lui ont attribué une élévation dans les sentimens, une magnanimité qu’elle ne se piquait point d’avoir, ses détracteurs ont été souvent injustes à son égard. Que dirons-nous des protestans qui lui reprochaient amèrement d’avoir abjuré la foi dont son père avait été l’héroïque et glorieux champion? Que dirons-nous des catholiques qui se plaignaient que la nouvelle convertie les compromit, qu’elle ne fût point une sainte ? En avait-elle pris l’engagement? Le pape Alexandre VII s’était fait de grandes illusions. Il se figurait que, dévorée du zèle de la maison du Seigneur, cette dévote couronnée ne prendrait à cœur que les pratiques religieuses, qu’elle édifierait la chrétienté par sa ferveur et ses obéissances, qu’il pourrait l’offrir triomphalement en spectacle aux hérétiques et qu’un jour elle grossirait la liste des saints du paradis. Il était si sûr de son fait qu’il avait recommandé aux cardinaux, en plein consistoire, de veiller sur leur conduite, pour ne la point scandaliser. Il la connaissait peu, elle s’était réfugiée à Rome pour y cultiver ses goûts et avec le ferme propos d’y être heureuse, et une grande liberté d’allures et de langage était nécessaire à son bonheur. Elle écrira en 1666 : « Je vous prie de dire au Père Fozio, de ma part, qu’il perd son temps à prier Dieu que je devienne sainte, car je n’aurai jamais assez de vertu pour l’être, ni assez d’infamie pour le feindre. »

On raconte qu’elle était venue au monde sous la forme d’un petit être velu, qu’on la prit d’abord pour un garçon, qu’on ne s’avisa de la méprise qu’après avoir annoncé au roi Gustave-Adolphe la naissance d’un héritier. Plus tard, des semeurs de méchans bruits la firent passer pour un androgyne. Et cependant elle était bien femme. Ce qui caractérise la plupart des femmes, c’est que dans les grandes circonstances de la vie, les raisons décisives sont pour elles les raisons d’à côté, et ce sont les raisons d’à côté qui ont décidé de la conversion de Christine. Elle a déclaré elle-même qu’elle ne trouvait rien à redire dans le dogme luthérien. Mais le protestantisme contristait, chagrinait sa vive imagination. Elle s’accommodait mal de la nudité des églises, de la sécheresse du culte, de la fastidieuse longueur des sermons et aussi du droit de censure que prétendait exercer sur elle un clergé intolérant et peu lettré. « On avait remplacé le pape en chair et en os, dit M. de Bildt, par un pape en papier, qu’on appelait les livres symboliques de l’Église, et pour ce pape on réclamait la même omnipotence spirituelle que pour l’ancien. » Le pape en chair et en os lui paraissait plus acceptable et plus engageant que le pape en papier.

Dès sa première jeunesse elle avait conçu des doutes; elle s’était persuadé « que les hommes faisaient parler Dieu à leur mode, qu’ils voulaient la tromper et lui faire peur pour la gouverner à leur façon. » Cependant elle avait besoin d’une religion. Non seulement le catholicisme la séduisit par l’éclat de ses cérémonies, par l’attrait qu’a la confession pour une âme qui aime à se raconter; s’étant promis de ne jamais se marier, elle lui savait gré de glorifier le célibat. Croira-t-on que Descartes fut aussi pour quelque chose dans sa résolution suprême ? Il était mort, quatre mois après son arrivée à Stockholm, avec toutes les marques d’une vraie piété. Elle en conclut qu’une religion professée par le plus grand penseur du temps était digne de l’être par une femme qui se considérait volontiers comme un grand homme : « Nous certifions par les présentes, dira-t-elle dix-sept ans plus tard, qu’il a beaucoup contribué à notre glorieuse conversion. » Il n’en faut pas moins reconnaître que, si les raisons d’à côté la décidèrent, elle s’attacha fermement à l’Eglise apostolique et romaine. Elle l’aima parce qu’on lui interdisait de l’aimer. Elle eut toujours l’esprit de contradiction, et toujours elle se lit un plaisir de scandaliser son prochain; plus on la blâmait, plus elle se butait. Le catholicisme eut pour elle les souveraines douceurs du fruit défendu. En ceci encore, la femme qu’on avait prise pour un garçon était bien femme.

Mais cette catholique pratiquante ne fut jamais une catholique docile et souple; elle eut toujours le tempérament protestant; elle raisonnait, elle argumentait, elle ergotait, et les obéissances de l’esprit et du cœur n’étaient pas son fait. Si elle acceptait le dogme, elle n’accepta point la domination du prêtre ; elle se réservait le bénéfice d’inventaire et le droit de dire librement et crûment leurs vérités à ses conducteurs spirituels. Elle ne ménageait les épigrammes ni à son confesseur ni aux desservans de sa chapelle : « Samedi passé, D. Carlo Conti mourut après une maladie de cinq mois, qui n’a jamais été connue du médecin. Il m’a donné peu d’édification durant sa vie et moins en sa mort. Dieu fasse grâce et miséricorde à sa pauvre âme! D. Arbostino a donné en cette occasion toutes les preuves du plus grand et du plus sot animal du monde, et je ne crains la mort en ces lieux que pour avoir le malheur de mourir entre les mains de cette bête. » Elle ne croira pas s’abaisser en obtenant une pension du Saint-Siège ; mais elle dénoncera impitoyablement les abus de la cour papale et les scandales du népotisme ; quand elle a mis son bonnet de travers, il faut que sa bile s’évapore : « N’est-ce pas une pitié et une honte que de voir tant de millions des trésors de l’Église employés au luxe et aux appétits désordonnés de gens de rien, qui viennent de temps en temps s’assouvir du sang et des sueurs des pauvres, épuiser l’Église et son État pour nourrir des chiens, des chevaux, des b…, des ruffians et autres de ces sortes de canailles?… » Et elle s’écrie : « Pauvre Rome ! pauvre Église, où ont régné autrefois tant de vertus ! »

S’il est prouvé qu’elle ne fut pas une sainte, faut-il ajouter foi aux médisances des plus acharnés de ses détracteurs? Croirons-nous qu’elle avait abdiqué pour être libre de toute chaîne, qu’elle fut une femme sans mœurs et, comme l’affirmait un contemporain, la maggior putana del mondo? Quand on examine les choses de près, on découvre que la plupart des histoires qui ont couru sur son compte ne sont que des commérages de portiers ou, pour mieux dire, des légendes fabriquées de toutes pièces par des courtisans tombés en disgrâce. On a longtemps attribué l’inimitié de Monaldesco et de Santinelli à une jalousie d’amans, qui se disputaient le cœur de leur reine, et le meurtre du grand écuyer aux ressentimens d’une maîtresse outragée. Il passe aujourd’hui pour constant que la galanterie ne joua aucun rôle dans cette affaire. Christine commit son crime dans le temps où elle négociait avec la cour de France pour s’assurer la couronne de Naples, et tout porte à croire qu’elle soupçonnait Monaldesco d’avoir vendu ses secrets à l’Espagne : « L’amour, dit M. de Bildl, n’a été pour rien dans la mort du malheureux écuyer ; c’est une légende accréditée par les poètes et les romanciers, et pas autre chose. »

À l’instigation d’un de ses amis, Christine avait entrepris d’écrire l’histoire de sa vie et l’avait dédiée à Dieu, qui seul lui paraissait digne de recevoir ses confidences. Elle s’y peignait avec complaisance comme une femme dont les passions étaient vives, mais qui, par une faveur divine, avait résisté à ses entraînemens : « Mon tempérament impétueux et ardent ne m’a pas donné moins de penchant à l’amour qu’à l’ambition… Mais mon ambition, ma fierté incapable de se soumettre à personne, mon orgueil méprisant tout, m’ont servi de merveilleux préservatifs. Aussi, quelque proche que j’aie été du précipice, votre puissante main m’en a retirée. Vous savez, quoi qu’en puissent dire l’envie et la médisance, que je suis innocente de toutes les impostures dont elles ont voulu noircir ma vie. » Cependant, parmi toutes les accusations portées contre elle, il en est une qui paraît fondée. On la soupçonnait à Rome d’avoir une intrigue galante avec un cardinal, et les documens publiés par M. de Bildt en font foi, on ne la soupçonnait point à tort. Elle a aimé une fois au moins dans sa vie, et son amant fut un prince de l’Église.

Le cardinal qui eut la gloire d’attendrir ce cœur, et de réduire à l’obéissance un orgueil qui méprisait tout, se nommait Decio Azzolino. Né en 1623 à Fermo, dans les Marches, il appartenait à une famille de petite noblesse. Il fit rapidement son chemin. Le pape Innocent X l’éleva à la pourpre en 1654; treize ans plus tard, Clément IX l’appelait au secrétariat d’État. Beau, bien fait, de grands yeux très parlans, la physionomie frère et charmante, fort lettré, tournant agréablement le vers, aimant les arts, connaisseur en tableaux, il avait tout pour plaire à Christine. Aux dons qui séduisent il joignait des qualités solides et le génie des affaires. Il s’appliqua à mettre un peu d’ordre dans celles de son amie, dont les diamans étaient souvent chez le prêteur sur gages. Dès la première heure il exerça sur elle un irrésistible ascendant ; il était le seul homme qui pût se vanter de la gouverner, de la dominer : « Désormais devant lui la fière reine cède, se prosterne et s’humilie ; elle accepte de lui, avec la soumission la plus complète, reproches et réprimandes… À son esprit inquiet, à son âme mal équilibrée, à ses nerfs irritables, il fallait la direction d’un homme calme, pondéré et martre de soi. » Elle l’institua son légataire universel, en lui intimant l’ordre de brûler tous ses papiers. Mais il mourut deux mois environ après elle, en juin 1689, sans avoir eu le temps de détruire la correspondance qu’elle avait entretenue avec lui pendant le séjour qu’elle fit à Hambourg de 1666 à 1668.

Dans cette curieuse correspondance, conservée dans les archives de la famille, et que M. de Bildt vient de publier, les questions d’affaires tiennent une grande place. Christine ne sut jamais compter, les soucis d’argent ont été la plaie de sa vie ; jusqu’à sa mort, elle s’est débattue dans les embarras et les détresses. Par l’acte d’abdication, elle s’était réservé les revenus de quelques provinces, qu’elle faisait administrer par ses propres agens, et sur lesquelles elle exerçait des droits limités de souveraineté; mais il se trouva que ses revenus restaient toujours fort au-dessous de ses évaluations, et qu’au surplus ils avaient beaucoup de peine à rentrer. La Suède était une mauvaise payeuse, et Christine était horriblement dépensière; ajoutons que, se connaissant peu en hommes, elle s’entourait d’escrocs, qui la pillaient à l’envi. Elle a dit un jour « qu’on change de voleurs en changeant de ministres, que, s’il y a des exceptions à cette règle, elles sont rares. » Elle n’avait plus de ministres à sa solde; mais banquiers, serviteurs, courtisans, administrateurs de ses biens, tout le monde la volait sans vergogne, et elle se flattait en vain de faire rendre gorge à ses larrons. Dans ses nécessités, elle s’ingéniait à trouver la pierre philosophale et, comme elle, le cardinal Azzolino était un alchimiste passionné. L’alchimie ne l’enrichit point, son laboratoire demeura toujours un pays maigre et stérile. Que vaut dans le monde une reine dont les caisses sont vides? « On accuse Mazarin d’être avare, avait-elle écrit en 1656, mais je ne le crois pas. Je crois qu’il estime l’argent et en fait compte, comme le doit faire un chacun qui connaît la puissance de cette âme du monde qui régit toutes choses. » Azzolino ne se lassait pas de lui prêcher l’économie, et, grâce à cet homme d’ordre, son budget fut parfois en équilibre ; mais il lui prenait bientôt une lubie qui dérangeait tout. Elle ne sut jamais résister à ses fantaisies, qui étaient toujours coûteuses.

Elle s’était rendue à Hambourg en 1666, pour prendre des arrangemens avec un homme de finance, Manoël Texeira, dans les mains duquel elle avait concentré peu à peu l’administration de sa fortune ; c’était son principal receveur, chargé de toucher et de lui faire tenir ses revenus. Elle comptait profiter de son séjour dans l’Allemagne du Nord pour faire une pointe en Suède ; elle s’était promis d’arracher au gouvernement suédois des concessions qui auraient mis fin à ses embarras. Son attente fut déçue : le gouvernement suédois était peu disposé à obliger une renégate, dont il redoutait les intrigues, et elle ne put faire dans son pays natal qu’une courte apparition. « Toute sa vie,. après l’abdication, dit son biographe, ne fut qu’une série d’échecs. » Elle raisonnait admirablement sur la politique générale de l’Europe, sa correspondance avec Azzolino abonde en considérations sur les affaires du temps qui font honneur à sa perspicacité. Mais, dans la conduite de sa vie, elle n’était point politique ; elle s’abandonnait trop à ses passions, à son humeur. Elle écrivait au cardinal « que les péchés d’omission sont tous mortels en ceux qui gouvernent. » Péchés d’omission, péchés de commission, on la prit souvent en faute. Plus habile à former des plans qu’à les exécuter, elle était riche en idées ; ce qui lui manquait, c’était la main légère et heureuse.

Elle était arrivée à Hambourg après trente et un jours de voyage, fraîche, alerte, fière d’avoir mis sur les dents toutes les personnes de sa suite : « Vous m’accusez de voyager comme un esprit, écrira-t-elle au cardinal en 1668, et que cette manière tue tous ceux qui ont du corps; mais j’ai à vous demander si vous aimez mieux me faire mourir ou faire mourir les autres, car il est certain que de voyager à ma mode les fera crever et que, si je voyage à la leur, j’en mourrai aussi. » Elle ne tarda pas à s’apercevoir que, comme tout le monde, elle avait un corps. Elle souffrait d’une douleur au côté, maigrissait ; tourmentée par la soif, elle passait des journées entières enfermée dans sa chambre, où elle dînait, travaillait, faisait dire la messe et donnait ses audiences. La mélancolie la rongeait ; un médecin italien définissait son mal « un accident hypocondriaque, » et déclarait que tout venait de l’âme. Elle regrettait Rome, sa vraie patrie, et le beau cardinal qui avait su trouver le chemin de son cœur. Aussi bien les hivers du Nord, dont elle s’était désaccoutumée, lui paraissaient terribles : « À l’heure que je vous écris, il faut tenir l’encre continuellement auprès du feu pour l’empêcher de se glacer. Mes doigts sont si gelés que je ne saurais tenir la plume, et en vérité je crois que tout gèle, jusqu’à l’esprit, en ce pays qu’on peut dire maudit de Dieu en toutes les manières. » Et pourtant, par amour du paradoxe, quoi qu’on pût lui dire, elle avait toujours la tête nue, ne portait jamais de fourrures, s’obstinait à dormir dans une chambre sans feu.

Ce n’est pas seulement du climat qu’elle se plaint et d’un pays sauvage où l’on ne trouve que « des citrons pourris ; » elle professe un souverain mépris pour tous les habitans « de la puante et barbare Allemagne. » Elle déclare « qu’il vaut mieux être hérétique qu’Allemand, car enfin un hérétique peut devenir catholique, mais une bête ne peut jamais devenir raisonnable. » Elle a décidé que, « de tous les animaux qui sont au monde, il n’y en a point qui ressemblent moins à l’homme que les Allemands, » qu’ils sont tous stupides et ivrognes : « J’ai un avertissement à vous donner pour le Conclave, et c’est, puisque vous y aurez trois Allemands, que l’on fasse grande provision de vin, et que l’on sache que ces messieurs ont besoin de plus de vin en un jour que tout le reste du Sacré-Collège n’en consommera tout le temps que durera le Conclave. Au reste, qu’on ne fasse pas grand cas de leur parole, car, s’ils la donnent quand ils sont ivres, ils la rétractent quand ils sont à jeun, et tout ce qu’ils font à jeun est nul quand ils sont ivres. » Elle traite les Allemandes d’ânesses à deux pieds. Elle en a découvert une qui, de peur de se gâter la vue, a juré de ne plus lire qu’un seul livre, intitulé : Compendium de la philosophie d’Aristote. Tel est le génie des Allemandes : le latin « ne sert qu’à les rendre plus sottes que la nature ne les fait à l’ordinaire… Je crains de prendre l’air du pays, car je vois des Italiens qui le prennent, et par là je crains qu’il ne soit contagieux. » Elle est devenue Romaine dans l’âme et regarde de haut en bas quiconque a eu le malheur et la honte de naître au nord des Alpes.

Elle méprise les barbares et elle éprouve une sincère indignation contre tout mortel assez audacieux pour entrer en contestation avec elle, pour discuter ses ordres et ses caprices, ou assez sot pour ne pas comprendre que la reine Christine de Suède était une femme unique, qui avait reçu du ciel le don précieux d’avoir toujours raison. Les plus grands personnages sont à ses yeux des cirons, et elle n’est tenue à rien envers qui que ce soit. Elle avait eu, contrairement aux lois du pays, la prétention d’exercer librement son culte durant son séjour en Suède. On lui fit savoir qu’on ne lui permettrait pas même d’aller ostensiblement entendre la messe chez l’ambassadeur de France ; on exigeait qu’elle se rendit chez lui sous le prétexte de lui faire visite : « — Quoi ! s’écria-t-elle, moi, moi, j’irais rendre visite à Pomponne ! S’il me proposait cela, je lui ferais donner des coups de bâton, même en présence de son propre roi. » Sa personne lui est sacrée, et tout lui est permis ; elle ne reconnaît d’autre loi que son bon plaisir. Non seulement elle s’arroge le droit de faire bâtonner Pomponne, elle se croit autorisée en toute circonstance à se faire justice à elle-même, à retrancher du nombre des vivans quiconque, comme Monaldesco, a trahi sa confiance, ou lui a manqué de respect. « Il m’est plus facile, disait-elle, d’étrangler les gens que de les craindre. » Elle écrit à Azzolino, le 20 août 1688 : « Si le marquis del Monte est coupable des crimes dont on l’accuse, il est indigne de vivre et de me servir. Je vous l’envoie pour se justifier auprès de vous ou pour mourir. Prononcez-en l’arrêt, et soyez certain que je l’exécuterai. » Un alchimiste la soupçonna d’avoir voulu le faire tuer : « Comme je n’en avais jamais eu la pensée, cela me scandalisa fort. » Elle aurait pu l’avoir, mais elle ne l’avait pas eue, et elle en voulait à cet alchimiste d’être un esprit obtus et de porter des jugemens téméraires.

Il était écrit pourtant qu’un jour elle aurait son roman et trouverait son maître, qu’un jour cette reine superbe apprendrait à courber son front, à ployer ses genoux : « — Mon cœur vous sera fidèle jusqu’à la mort… Je souffre tout de vous… Je ferai voir à toute la terre que vous m’êtes plus considérable que tous les rois du monde ensemble… On ne vous a pas dit la vérité, je ils fort peu, et, si l’on vous eût dit que je me promène les nuits entières toute seule dans ma chambre, on vous aurait moins trompé; et on vous aurait dit encore plus vrai, si l’on vous eût assuré que je passe les nuits à pleurer mes malheurs ; mais ce secret n’est connu que de vous et de moi… Je veux vivre et mourir votre esclave. »

Nous n’avons pas les lettres du cardinal, il a eu soin de les détruire ; mais les réponses de Christine en révèlent suffisamment le sens et la teneur, et, quoique l’éditeur de cette correspondance ait refusé de se prononcer, il ne peut y avoir aucun doute sur la nature de leurs relations et le degré de leur intimité. Elle l’appelle son amant et lui prodigue les déclarations ; mais sans cesse elle se plaint de lui, elle lui reproche ses froideurs, sa réserve, ses civilités cérémonieuses, elle le trouve changé à ne pas le reconnaître. Nous pouvons être certains qu’il s’est prêté quelque temps à un caprice de reine qui flattait sa vanité, qu’il en a apprécié en gourmet la piquante saveur, mais qu’il n’a pas tardé à se déprendre, à se ravoir. Sa Roxane l’inquiétait, il a craint qu’elle ne compromit son avenir ; elle méprisait les précautions ; loin de sauver les apparences, elle semblait chercher le scandale. Il l’a jugée encombrante ; cet ambitieux n’a pas voulu sacrifier sa fortune politique à une liaison périlleuse, dont il commençait à se lasser. Il a battu en retraite, il a allégué la dignité de son caractère, les bienséances ecclésiastiques, les exigences de la morale. — « Simon amitié vous importune, je vous proteste que je chercherai la mort pour vous en délivrer, et qu’elle me sera moins insupportable que les sentimens de mépris et d’indignité que vous me témoignez… On se lasse de tout en ce monde, et les félicités importunent quelquefois autant que les malheurs. »

Aux doléances, elle joint les ironies; elle le nargue, elle le persifle : — « Vous m’éditiez par les méditations théologiques et morales que vous tirez de tous les accidens qui arrivent, et je ne doute pas que votre esprit ait été tout en Dieu, à son ordinaire, durant que vous avez vu réciter la comédie chez l’ambassadeur de France, et que les deux demoiselles qui y ont récité et sont accoutumées de donner tant de plaisir à tout Rome, ne vous aient donné de la mortification en attirant vos yeux sur elles. Mais je m’imagine qu’elles se vont bientôt consigner entre les mains du cardinal Barberini pour être mises dans les converties après être sorties des vôtres… Je sais, il y a longtemps, que je dois mourir, et quand le Père Zucchi ne m’en aurait jamais parlé, je n’aurais pas laissé d’en être persuadée; c’est pourquoi je vous prie de ne me faire plus de sermons là-dessus, car je n’aime pas les homélies… Votre lettre du 15 janvier me fait connaître que vous êtes enfin devenu saint tout de bon et je m’en réjouis avec vous. Je vous promets de travailler durant votre vie au procès de votre canonisation, à condition qu’après ma mort vous travailliez au mien. » Aux ironies succèdent les amertumes : « Vous ne haïssez rien tant que ma présence; mais n’en parlons plus, vous êtes pour longtemps hors de danger… Si Hambourg n’est pas assez éloigné de Rome pour satisfaire à votre cruauté, j’irai au bout du monde pour n’en revenir jamais. »

Le roi de Pologne, Jean-Casimir, ayant annoncé son intention d’abdiquer, elle avait posé sa candidature au trône vacant. « Si Dieu m’appelle à ce trône, disait-elle, j’espère de faire parler de moi et d’y acquérir de la gloire. » Mais elle ajoutait : « S’il le veut autrement, je serai contente aussi. » Ardente à former des projets, prompte à s’en dégoûter, ses plus beaux desseins n’étaient que des passe-temps destinés à tromper son éternelle inquiétude, et on a eu raison de dire que le résultat le plus net de toutes ses entreprises était un insuccès et des montagnes de papier. Le cardinal avait pris à cœur l’affaire de Pologne ; ce secrétaire d’État du pape Clément IX s’était remué, agité pour assurer à Christine la succession de Jean-Casimir. Il est permis de croire que, dans cette occurrence, il s’occupait moins de lui être agréable que de l’éloigner. Elle s’en doutait : « J’ai quasi envie de me plaindre de vous et de l’empressement que vous avez pour l’affaire. Est-ce que vous avez envie de vous défaire de moi ? » Et elle lui signifiait qu’elle entendait l’emmener à Varsovie, qu’il serait son Mazarin, que, lui offrit-on la couronne de l’univers, elle refuserait tout plutôt que de renoncer aux douceurs de sa société. Plaignons le cardinal Azzolino. Sa turbulente et orageuse maîtresse, qui parlait couramment huit langues, ne sut jamais parler celle de l’amour. Le charme lui manquait; dans les momens où elle est le plus femme, quelque chose nous fait souvenir qu’elle était venue au monde sous la forme d’un petit être velu.

Cette intellectuelle déséquilibrée, qui fut amoureuse d’un cardinal, n’a jamais pris au sérieux, comme le dit fort bien M. de Bildt, que le culte de son moi, poussé jusqu’à l’idolâtrie. Si elle croyait fermement en Dieu, c’est qu’il lui paraissait nécessaire que la reine Christine de Suède eût au ciel un spectateur et un témoin. Dans les premiers jours du mois de mai 1680, pendant qu’installée définitivement à Rome, elle y mâchait son frein, une adorable femme, qui ne lui ressemblait que par l’étendue de son esprit et de ses curiosités et l’abondance de ses lectures, descendait paisiblement la Loire, tête à tête avec un vieil abbé, dans un carrosse posé de travers sur un bateau. Quoique le pays qu’elle traversait fût pour elle une vieille connaissance, elle croyait le découvrir; tout lui était nouveau; elle remarquait pour la première fois les ponts, les accidens de terrain, les détours de la rivière, elle admirait les champs et les bois, la fraîcheur des ombrages, le vert naissant du printemps, elle se taisait pour écouter les rossignols, et elle écrivait d’Ingrande à sa fille : « Je ne m’accoutume point à la beauté de ce pays ; vous en seriez surprise vous-même, comme si vous ne l’aviez jamais vu. Il y a des âges où l’on ne regarde que soi. » Je ne crois pas que Christine ait jamais perdu une heure à contempler un paysage, que jamais elle se soit tue pour écouter un rossignol. L’âge où l’on ne regarde que soi, où l’on n’écoute que soi, a duré pour elle jusqu’à sa mort, elle n’a jamais détaché sa vue d’une reine découronnée, qui, se tenant pour le centre de l’univers, employait les hommes et les choses à amuser ses ennuis.

Elle a dit un jour « qu’il naît des bergers avec des âmes royales et des rois avec des âmes de faquins. » Le caractère des âmes royales est d’être capables de se donner à une idée, à un devoir; elle ne s’est donnée qu’à ses caprices. Dure, sèche, profondément personnelle, indifférente aux destinées de son pays, inutile au monde, inutile à elle-même, son grand esprit ne lui a servi de rien. Elle a cherché sa gloire et son bonheur, et son bonheur fut un fantôme, sa gloire une de ces fumées acres qui rougissent les yeux.


G. VALBERT.

  1. Christine de Suède et le cardinal Azzolino; lettres inédites (1666-1668), avec une introduction et des notes par le baron de Bildt. Paris. 1899; librairie Plon.