La révolution et les révolutionnaires en Italie/01



LA RÉVOLUTION
ET
LES RÉVOLUTIONNAIRES EN ITALIE.

PREMIÈRE PARTIE.

I. — les républiques du direcctoire.

Engagée depuis cinquante ans dans la carrière révolutionnaire, l’Italie se trouve encore sous la domination de l’Autriche et du saint-siége. Durant cette période d’un demi-siècle, elle a présenté les plus étranges contrastes, elle a traversé les phases les plus diverses. L’Italie a reçu les lois françaises sans tenter un effort pour les repousser, et les a perdues sans faire un pas pour les défendre ; des insurrections ont éclaté sans rencontrer aucun obstacle, de terribles réactions les ont étouffées sans provoquer la résistance. À diverses époques, on a désespéré du sort de l’Italie : d’abord après la bataille de Waterloo, ensuite en 1821, puis en 1831, on a cru voir commencer l’agonie politique de la péninsule. Aujourd’hui même, le langage de quelques révolutionnaires respire le désespoir : « Conspirons, disent-ils, insurgeons-nous ; ce sera sans succès, nous succomberons, et au moins de nouvelles victimes serviront à entretenir la haine des peuples contre les gouvernemens. » Malgré ces cris de détresse, malgré ces sinistres paroles, toujours on a fini par renaître à l’espoir, toujours les conspirations ont recommencé, et avec elles de nouveaux combats, de nouvelles réactions auxquelles les populations ont assisté avec la même indifférence. L’apathie des peuples italiens, l’activité malheureuse des conspirateurs, la cruauté infatigable des gouvernemens, l’héroïsme des victimes, la faiblesse des combattans, tout étonne au-delà des Alpes. L’Italie est un pays d’exception. Pour l’expliquer et pour apprécier les forces actuelles du parti libéral, il faut remonter à l’époque où il a été légalement constitué par la révolution française.

Avant 1789, il y avait en Italie quatre espèces de gouvernemens : la domination autrichienne dans les duchés de Milan et de Mantoue, la théocratie dans les États Romains, la république du moyen-âge à Venise, à Gênes, à Lucques et à Saint-Marin ; le reste de l’Italie était soumis à des princes indépendans. De là quatre influences distinctes qui se croisaient sur tous les points de la péninsule. L’Autriche, au commencement du XVIIIe siècle, avait essayé de ressusciter en Italie toutes les prétentions impériales des anciens temps ; plus tard, Joseph II fondait la bureaucratie autrichienne, se déclarait le premier employé de l’état, et se mettait ainsi à la tête d’un mouvement hostile à la féodalité et au clergé. Suivant une impulsion qui d’ailleurs venait de la France, les ducs de Parme et de Modène combattaient les prétentions de l’église et les privilèges de l’aristocratie ; le grand-duc de Toscane donnait un code à ses états, et soutenait l’évêque de Pistole contre le saint-siége. Dans les républiques, le patriciat s’était emparé du gouvernement, identifié avec l’état, et la démocratie ne trouvait pas même l’appui douteux du despotisme éclairé. Venise avait acquis la conscience qu’il ne lui était possible, ni de se réformer, ni de durer, et qu’elle devait périr avec l’inquisition et le conseil des Dix. Gênes restait immobile après le violent effort de ses plébéiens contre les troupes impériales ; Lucques était encore protégée par des juges étrangers et par la censure antique du Discolat, sorte d’inquisition demi-politique, demi-religieuse. Les deux monarchies italiennes faisaient exception, même parmi les princes italiens. La monarchie piémontaise, en opposition à l’Autriche, se piquait d’être dévote et féodale : sa population ne voulait être ni italienne, ni française ; son roi, Charles-Emmanuel, faisait plus de cas d’un tambour que d’un savant, et le Piémont ne conservait son attitude militaire qu’au prix d’une dette publique de 120 millions. Le gouvernement de Naples résumait tous les extrêmes de la civilisation et de la barbarie : on le voyait, d’une part supprimer les dîmes, les couvens, les privilèges du clergé, expulser les jésuites, séculariser d’un seul coup l’enseignement, au grand scandale des évêques, et de l’autre, décréter la peine de mort contre les francs-maçons, interdire la lecture de Voltaire sous peine de trois ans de galères, et punir par six mois de prison la lecture de la Gazette de Florence. Tandis que le ministre Tanucci forçait les nobles à se fixer à la cour, projetait des codes, protégeait Filangieri, la vingt-septième partie seulement du royaume était affranchie, en 1789, des liens de la féodalité ; on comptait encore mille trois cent quatre-vingt-quinze droits féodaux sur les choses et les personnes ; la justice était livrée au désordre de douze législations toutes vivantes, et dont l’une remontait à la conquête normande. La Sicile ne se distinguait de Naples que par une barbarie plus profonde : en 1724, les trois inquisiteurs de Palerme avaient encore brûlé deux victimes en présence de vingt-six prisonniers de l’inquisition. Quant à la théocratie romaine, affaiblie, attaquée dans toute l’Europe, décréditée en Italie, elle conservait toutes les idées, les mœurs, les prétentions du moyen-âge. Dans les vingt-cinq dernières années du XVIIIe siècle, les tribunaux avaient enregistré dix-huit mille assassinats, la législation romaine se composait de quatre-vingt-quatre mille lois. Aux yeux de la cour de Rome, Naples, Milan, Gênes, Parme, Modène, la Toscane, étaient des états révolutionnaires, et Pie VI n’épargnait ni conseils, ni remontrances, ni démarches, pour exciter une réaction religieuse sur tous les points de l’Italie.

Telle était la situation du pays, livré à une crise lente, irrégulière, pleine d’incidens et de contrastes. Partout les idées du XVIIIe siècle pénétraient, et partout elles formaient des opinions, des tendances, sans constituer un parti politique. Le libéralisme des encyclopédistes se traduisait par des réformes administratives, et ne réveillait pas la bourgeoisie ; il protégeait le tiers-état contre la noblesse et le clergé, mais ne lui donnait ni force, ni action politique ; exploité dans les cours comme moyen de popularité, il était persécuté dans les livres et frappé de mort dans les sociétés de francs-maçons avant d’avoir tenté le moindre mouvement politique. Bon nombre d’écrivains et de poètes s’étaient ralliés aux principes libéraux, mais leur influence était à peu près nulle, et ils étaient vaincus par la littérature vide et sonore des faiseurs de sonnets et de chansons. À cette époque, l’Italie était encore le pays aux quatre-vingt mille moines, la terre d’adoption des sigisbées et des bandits : des armées d’aventuriers représentaient sa puissance militaire, et la direction morale appartenait à des gouvernemens qui se fondaient sur l’inquisition politique, en tolérant quelquefois l’assassinat. L’élan des républiques était vaincu depuis cinq cents ans, la tyrannie brillante des seigneurs avait cessé depuis deux siècles : il ne restait plus des anciens temps que la division, la ruse, le despotisme, et ces ressources gouvernementales qui avaient été mises en œuvre pour étouffer les grandes révolutions du moyen-âge et de la renaissance. Au reste, il n’y avait point d’unité, point d’Italie, point de haine nationale contre la domination étrangère, et la plus profonde dépravation régnait dans les habitudes politiques de la péninsule.

À l’apparition de l’armée française, la scène change : le despotisme éclairé des princes recule dans la voie des réformes, il s’empresse de rendre à la cour de Rome les droits qu’il lui avait enlevés. D’un autre côté, la bourgeoisie s’empare des idées nouvelles pour réclamer une transformation complète du système des gouvernemens, et comme tout lui est refusé, le libéralisme devient républicain. À peine Bonaparte était-il entré en Piémont, que des milliers de jacobins se jetaient dans les conspirations : en 1798, on comptait six mille exilés piémontais prêts au combat ; les prisons regorgeaient de révolutionnaires, et l’insurrection avortée de Domodossola livrait aux autorité piémontaises cent victimes qu’on faisait passer par les armes. Priocca, ministre de l’intérieur, s’efforçait de conjurer l’orage : il fanatisait quelques bandes de paysans, il accordait l’impunité aux assassins des Français et des jacobins ; mais ces tristes moyens ne pouvaient prolonger la lutte, et bientôt le roi de Piémont se voyait forcé d’abdiquer.

La victoire avait été plus rapide en Lombardie : les Autrichiens vaincus, le duché succomba sans résistance ; la république cisalpine triompha, grace à une génération nouvelle de révolutionnaires complètement inconnus en 1789. Bergame, Bresse, Crema, Vicence, ne tinrent pas devant le mouvement général, et se soulevèrent d’elles-mêmes contre le patriciat de Venise. Vérone voulut résister ; un capucin provoquait le peuple à délivrer l’Italie des barbares ; la populace se jetait sur les Français, sur les juifs, n’épargnait pas les hôpitaux, et tentait le pillage du trésor public. Cette échauffourée ne fit qu’attirer la vengeance de Bonaparte sur Venise, et bientôt la république se trouva à la merci des démocrates, qui la livrèrent aux troupes françaises le 12 mai 1797. L’aristocratie de Gênes succombait dix jours plus tard, le 22 mai de la même année. Soutenue d’abord par la populace, elle avait dû céder ensuite à Bonaparte, et n’opposa plus aux armées françaises que les rassemblemens des paysans d’Abaro et de Polcevera, dispersés facilement par le général Duphot. Lucques, à son tour, fut conquise à la démocratie en 1799. Trois ans auparavant, la révolution avait pénétré à Reggio, et de là elle passait à Modène, déjà abandonnée par le duc. Les États Romains avaient déjà perdu Bologne et Ferrare, qui s’étaient révoltées contre le gouvernement pontifical, lorsqu’en 1799 l’armée française arriva sous les murs de Rome, et proclama la république sans rencontrer d’autre opposition qu’une émeute de Transtévérins. À Naples, les conspirations des libéraux avaient commencé en 1791, et avaient pris un développement considérable en 1795. En 1799, la police dressait une liste de vingt mille suspects. En présence des manifestations libérales, le roi se jeta dans une réaction théocratico-féodale, ordonna des persécutions, pilla les banques publiques pour lever une armée, et crut que le moment était bien choisi pour écouter les conseils de l’Angleterre et provoquer l’armée française dans les États Romains. À la première rencontre, cinquante mille Napolitains se débandèrent ; le roi s’enfuit à Naples, puis en Sicile, et le général Championnet marcha sur Naples avec un corps de huit mille hommes. La populace de Naples, plus royaliste que le roi et que les fonctionnaires, voulut résister aux Français ; elle fut héroïque, mais les libéraux napolitains, dont la cause était celle de la France, la foudroyèrent avec les batteries du fort Saint-Elme, et la populace, prise entre deux feux, dut céder. La soumission de Naples entraîna peu à peu celle des provinces, et ainsi fut achevée l’invasion de la péninsule.

Le résultat apparent de cette première révolution fut d’établir en Italie le régime démocratique. Toute la péninsule se couvrit de républiques, tous les états se réorganisèrent sur le modèle de la république française. C’était à Naples la république parthénopéenne ; les États Romains formaient la république romaine ; dans la Haute-Italie, on constituait les républiques cisalpine, cispadane, transpadane, ligurienne, vénitienne ; le Piémont s’unissait à la France. Le résultat réel et décisif de l’invasion fut de changer les données de la politique italienne, et de séparer nettement les trois partis qui depuis cinquante ans se développent et se combattent en Italie.

Le plus fort de ces trois partis était alors, comme aujourd’hui, celui des anciens gouvernemens. Il ne lui avait manqué que d’agir avec ensemble pour comprimer l’essor révolutionnaire et combattre avec succès l’invasion française ; mais les princes, les républiques et la cour de Rome, en résistant à Bonaparte, n’avaient écouté que les conseils de la vieille politique italienne. Rien n’était plus contraire à l’unité que cette politique. La cour de Rome se croyait au moyen-âge ; Venise, fidèle à ses vieilles traditions, préférait la neutralité ; le gouvernement de la Toscane cherchait des alliances, selon sa constante habitude, et s’alliait avec la France ; le Piémont suivait ses penchans militaires et livrait des batailles ; Naples flottait entre la violence et la peur. On avait tenté plusieurs fois de concilier entre elles ces tendances diverses. Le cardinal Orsini avait proposé à Rome une ligue exclusivement italienne : en 1791, la cour de Turin insistait pour l’étroite union du Piémont, de l’Autriche, de Venise et des autres puissances de l’Italie ; en 1793, le même projet d’une ligue universelle était proposé par la reine Caroline, au point de vue des intérêts napolitains : toutes ces tentatives échouèrent, et les gouvernemens étant restés dans leur isolement, l’Autriche seule livra des combats sérieux. Si on avait agi avec ensemble en secondant l’Autriche, si partout on avait immédiatement imité la cour de Naples, qui armait les basses classes, l’Italie, qui se trouvait défendue du côté de la mer par l’Angleterre, pouvait opposer à Bonaparte une armée de trois cent mille hommes soutenue par les bandes de paysans et c’est à peine si les révolutionnaires italiens auraient pu se montrer ; les gouvernemens, nous le répétons, agirent sans concert et furent renversés. Toutefois, une chance leur restait de reprendre l’avantage : on pouvait tenter une croisade contre-révolutionnaire et réaliser, n’importe à quel prix, cette ligue italo-autrichienne que Naples et le Piémont avaient si vivement sollicitée. On profita de cette chance, et la ligue se réalisa : la vieille Italie oublia ses dissensions intestines ; les royalistes s’unirent entre eux et donnèrent la main aux patriciens des républiques, aux prélats du saint-siége. Le patronage de l’Autriche, appuyée par l’Angleterre et la Russie, fut accepté sans réserve. Ainsi, bien qu’ils fussent les vaincus en apparence, les royalistes demeurèrent les plus forts en réalité. Ils pouvaient compter sur ces nobles que la république insultait, sur ces prêtres qu’elle scandalisait, sur ces masses qui s’étaient soulevées à Vérone, à Pavie, à Binasco, à Lugo, à Rome, à Naples, sur ces paysans du Piémont et des autres parties de l’Italie où les soldats français étaient assassinés. La Sardaigne appartenait encore à Charles-Emmanuel, la Sicile à Ferdinand IV ; l’Autriche se préparait à la lutte, et l’Europe se liguait contre la France.

Tandis que le parti absolutiste s’appuyait sur la coalition européenne, le parti démocratique avait pour allié le directoire. Un singulier bonheur avait marqué l’avènement de ce parti. En trois ans, on l’avait tiré du néant pour lui livrer la domination de l’Italie ; il était le maître du champ de bataille ; les couvens, les priviléges de la noblesse, la domination temporelle de l’église, les institutions de l’absolutisme, l’influence de l’Autriche, tout avait été remplacé par une confédération démocratique qui enveloppait la péninsule. C’était trop de bonheur : évidemment les républicains avaient plus de pouvoir que de force réelle ; les masses restaient indifférentes ou hostiles aux nouvelles institutions ; quelques fêtes civiques ne pouvaient pas changer en peu de jours les anciennes croyances, souvent même elles les irritaient au lieu de les vaincre. D’ailleurs, pour se maintenir, il fallait de l’argent et des soldats : les républicains pouvaient-ils créer d’un seul coup les finances et l’esprit militaire ? Bref, leurs ressources se réduisaient à l’enthousiasme révolutionnaire et à l’appui de l’armée. Or, l’enthousiasme les aveuglait sur leurs propres forces ; disposés à tous les sacrifices, ils ne pouvaient croire qu’on ne partageât point leur héroïsme et qu’on préférât sincèrement la tyrannie à la liberté. Quant à l’armée française, c’était une armée étrangère ; à son arrivée, elle avait frappé d’énormes contributions sur toutes les villes, et, plus tard, elle subordonnait tous les intérêts italiens à ceux de la France. En 1798, Trouvé et Riveau altéraient de vive force la constitution de la république cisalpine, puis le parti français enlevait le Piémont à l’Italie ; enfin, Bonaparte, en sacrifiant Venise, avait humilié tous les patriotes et soulevé l’indignation de huit millions d’Italiens. Chaque jour, l’influence française blessait ceux mêmes qu’elle protégeait. Là était la faiblesse du parti démocratique, là aussi le germe d’une tendance nouvelle défendue par un nouveau parti. À côté des absolutistes et des démocrates, il y avait les hommes sincèrement attachés à l’indépendance italienne, également opposés à l’influence française et à l’influence autrichienne, également hostiles à la démocratie pure et à l’absolutisme.

Le parti national italien s’était déjà manifesté en 1796 par l’association de la ligue noire, dont Bologne était le centre. La ligue noire comptait de nombreux adhérens dans les administrations, elle s’étendait à Rome et dans la Basse-Italie ; mais elle ne produisit d’autre effet que d’effrayer les polices des anciens gouvernemens. La société des Rayons, qui se forma en 1798, exerça une influence plus active et plus étendue ; son but était d’obtenir l’indépendance de l’Italie et de tempérer les excès démocratiques par l’ascendant d’un patriciat républicain comme celui de Gênes et de Venise. Cette fois encore, l’impulsion partait de Bologne, et se propageait dans l’Italie centrale et dans le royaume de Naples. À Naples, il y eut bientôt un club anti-français ; en Lombardie et en Piémont, le parti italien combattit ouvertement les patriotes du parti français. Toutefois ces efforts devaient rester stériles. La ligue noire, la société des Rayons, les partisans de la modération et de l’isolement national, ne pouvaient jouer aucun rôle dans la lutte qui allait s’ouvrir. Au fort de la mêlée, il n’y a pas de modération possible. Quel fut le sort des partisans de l’indépendance ? Les uns moururent dans les rangs des Autrichiens, les autres se retrouvèrent plus tard dans les rangs du parti français.

Ainsi l’Italie, en 1799, était partagée entre des royalistes soumis à l’Autriche et aux alliés, des démocrates placés sous la protection de la France, et des partisans de l’indépendance italienne qui n’avaient aucun appui. Les républiques ne se maintenaient que grace à la présence de l’armée française. Tel était cependant l’aveuglement des démocrates, qu’ils attendaient avec impatience le moment où les Français repasseraient les Alpes. Les républicains de Naples voyaient avec joie Macdonald quitter cette ville ; ils croyaient que toutes les vertus napolitaines se manifesteraient dès que le pays serait délivré de la présence des troupes étrangères. Ces illusions généreuses furent bientôt dissipées.

À la retraite des armées françaises, la Haute-Italie tomba au pouvoir des Autrichiens unis aux Russes ; la Basse-Italie fut envahie par les Russes et les Anglais. Le roi de Sardaigne remonta sur le trône au milieu des pillages et des massacres ; un moine, nommé Branda, avait réuni des bandes de paysans qui s’appelaient l’armée chrétienne, et dans ses prières, il appelait la protection de la sainte Trinité sur la Russie, l’Autriche et la Turquie, alliées de Charles-Emmanuel. Les Russes ravageaient les villes de la Lombardie, les Autrichiens détruisaient la république cisalpine, et l’empereur François II condamnait d’un seul coup quatre cents patriotes à traîner les barques aux bouches de Cattaro. En Toscane, les prêtres et les paysans donnaient la chasse aux jacobins. Le pape rentrait dans ses états, appuyé par une armée russo-napolitaine et par les briganti, qui massacraient sans pitié les partisans de la république. Les réactions de la cour de Naples prirent, on le sait, des proportions gigantesques. Le cardinal Ruffo, à la tête d’une troupe de paysans et de brigands soutenus par les forces de l’Angleterre et de la Russie, bloquait dans la capitale tous les partisans de la république parthénopéenne. Les républicains capitulaient avec Ruffo, et la capitulation était violée. Trente mille personnes étaient emprisonnées, trois cents victimes illustres trouvaient la mort sur l’échafaud ; six mille républicains périssaient dans les combats ou les supplices ; sept mille suspects se voyaient condamnés à l’exil ou réduits à la fuite ; on bannit jusqu’à des enfans de douze ans. Pendant quelques jours, la populace avait poursuivi les jacobins dans les maisons ; plusieurs d’entre eux s’étaient réfugiés dans les égouts, et on les y avait traqués. Pour exciter la rage de la populace, on accusait les libéraux d’avoir voulu pendre tous les lazzaroni ; ceux-ci firent d’innombrables visites domiciliaires, et massacrèrent tous ceux chez qui ils trouvaient un bout de corde. La peur seule ramena le roi Ferdinand à la clémence. On apprit que Bonaparte était revenu d’Égypte, et dès-lors Ferdinand, effrayé de sa propre cruauté, fit brûler les archives de tous les procès politiques.

C’est ainsi que se termina la première période de la révolution italienne : le mouvement rétrograde des gouvernemens effrayés par la révolution française, les victoires de Bonaparte, la réaction révolutionnaire des patriotes contre les gouvernemens, l’union du parti démocratique avec l’armée française qui occupait de cette manière toute la péninsule, la fondation des républiques, enfin l’avénement d’un parti national voulant accomplir la réforme sans l’appui de la France, voilà le mouvement italien de 1791 à 1799. N’oublions pas que le libéralisme n’avait auparavant presque aucune représentation officielle : comment avait-il triomphé ? Par les conspirations ; les conspirations de Naples, de Venise, du Piémont, de Gênes, voilà quelle était sa première ressource nationale. Or, les patriotes qui avaient triomphé par surprise, une fois laissés à eux-mêmes, malgré l’action des lois révolutionnaires, se trouvaient à l’état de faction. L’enthousiasme républicain n’enfanta pas des armées, il ne tint pas devant les alliés, et les patriotes, hardis dans les conspirations, impuissans sur le terrain des affaires, condamnés à commettre toutes les fautes d’un parti faible qui veut rester modéré, furent entourés, enveloppés et emprisonnés comme des conspirateurs, et enfin livrés aux brigands qui appuyaient les sbires. Cette fois au moins ils furent sublimes dans le martyre. En France, c’était la démocratie, la convention qui régnait par la terreur ; en Italie, les républiques étaient inoffensives : c’est l’absolutisme qui s’imposa par les massacres. Ainsi, d’un côté des conspirateurs, de l’autre des inquisiteurs et des bandits : nous voilà bien en Italie.

II. — napoléon et le royaume d’italie.

Cette hideuse restauration de 1799 déconsidéra les gouvernemens italiens, et, à la seconde invasion, l’armée française ne rencontra sur son passage que les troupes de l’Autriche. Le Piémont fut incorporé de nouveau à la France ; la république cisalpine devint le royaume d’Italie ; la Toscane et les autres parties de l’Italie centrale se transformèrent en principautés de l’empire français ; Venise fut reprise à l’Autriche en 1806 ; dans la même année, Joseph soumettait le royaume de Naples, et ne trouvait de résistance nulle part ; Fra Diavolo et les autres chefs des bandes napolitaines ne pouvaient plus recruter de nouveaux partisans pour combattre l’invasion ; enfin, en 1809, Napoléon n’eut qu’à prononcer la déchéance du pontife pour transformer sans secousse la capitale du monde chrétien en un chef-lieu de département français.

Pendant la période napoléonienne, la révolution pénétra au cœur de l’Italie. À l’époque du directoire, la liberté n’avait guère inspiré que de vagues protestations. Napoléon fit passer la liberté du domaine de la théorie dans celui des faits, il l’organisa en établissant la libre concurrence dans l’armée, dans l’administration, dans les fonctions publiques ; partout le talent fut cherché et mis à sa place. L’égalité à son tour fut protégée par le code, par la nouvelle organisation des tribunaux, de l’administration, par toutes les lois qui favorisaient la bourgeoisie. La révolution avait appris aux Italiens la fraternité, car toutes les républiques avaient les mêmes principes, les mêmes auxiliaires et les mêmes ennemis. Jamais jusqu’alors la Lombardie n’avait sympathisé avec Naples, et, après la révolution, les émigrés de la république parthénopéenne étaient accueillis comme des frères dans la Haute-Italie. Cette fraternité politique fut fortifiée par l’uniformité des lois ; à dater de 1808, il n’y eût plus qu’un seul code en Italie, une seule organisation judiciaire, un seul système de finances, un seul mode d’instruction publique ; les brigands disparaissaient, la sûreté était rendue aux grands chemins, la fusion des mœurs et le mélange des intérêts hâtaient l’œuvre de la nationalité. En même temps, l’activité était imprimée à tous les esprits, la péninsule se couvrait de nouveaux monumens, on achevait les anciens édifices, on traçait de vastes routes, l’agriculture faisait d’immenses progrès, et les arts, les sciences, la littérature, la langue italienne elle-même, n’avaient jamais été plus vivement encouragés que sous le règne de Napoléon. Enfin la fondation du royaume d’Italie, qui s’étendait jusqu’à Ancône, était plus qu’un engagement pris pour l’unité et l’indépendance du pays. Tous les partis se trouvaient à moitié satisfaits, à moitié contenus. L’empire français relevait les formes aristocratiques, et une grande partie de la noblesse italienne se consolait de la perte de ses priviléges à la cour de Beauharnais, de Murat et de la reine d’Étrurie. Quant à la portion de l’aristocratie qui ne se ralliait pas à Napoléon, elle était écrasée par l’action salutaire de la concurrence, qui appelait le talent aux premiers emplois de l’état. Le parti démocratique avait disparu sans bruit, absorbé par l’administration éminemment populaire de Napoléon. Il sentait que, si la liberté et l’égalité n’étaient plus dans les mots, elles passaient dans les choses. Eût-il d’ailleurs voulu agir, la lutte était impossible. Aussi il se contentait des réunions inoffensives de la maçonnerie, et là encore il rencontrait les princes de la famille impériale. Restaient les partisans de l’indépendance nationale ; mais ceux-ci avaient foi dans les armées italiennes, complètement régénérées par Napoléon, dans le royaume qu’il avait fondé, et dans les guerres de l’empire, qui pourraient offrir une occasion pour obtenir l’affranchissement de l’Italie. Ils se montraient pour la première fois amis de la France.

Le calme semblait donc rétabli, mais on ne pouvait se dissimuler qu’il ne tenait qu’à la dictature militaire de Napoléon. Aux premiers revers de l’empire français, les trois partis devaient reparaître et s’agiter de nouveau sur la scène politique. Les royalistes purs n’avaient jamais cessé de professer le plus souverain mépris pour ce gouvernement de parvenus imposé par un soldat. Pour eux, le code français était une tyrannie, l’administration napoléonienne une usurpation, les nouveaux ministres des jacobins, les nouveaux rois des proconsuls. La cour de Vienne entretenait toujours des correspondances dans la Haute-Italie ; la Basse-Italie était sans cesse travaillée par les agens de la cour de Palerme. Le saint-siége était devenu naturellement le centre de l’absolutisme italien. Dès les guerres de 1805, l’agitation recommença. La Polésine se déclara en faveur de l’Autriche, la commune de Crispino (Bas-Pô) marchait au-devant de l’armée allemande ; en même temps, Parme se soulevait pour le pape (1806), tandis que les royalistes napolitains, vaincus par Joseph, s’alliaient avec les brigands des Calabres (1807), pour continuer la résistance. Les symptômes de l’hostilité royaliste se renouvellent en 1809 ; toute l’Italie s’émeut à la seconde insurrection tyrolienne. Dans la Haute-Italie, la police de Beauharnais arrête un émissaire autrichien, le comte de Göess, dont les papiers compromettent plusieurs nobles lombards, et Beauharnais doit supprimer ces papiers, car il y a trop de coupables. Un montagnard du lac de Como veut se mettre à la tête d’une bande, il est fusillé. En Toscane, les paysans d’Arezzo s’arment, le clergé organise une insurrection, la populace rêve des massacres, on désigne les victimes ; les unes doivent être jetées dans l’Arno, les fonctionnaires plus indulgens seront seulement coulés dans l’Arnino. L’alerte est vive à la cour de la princesse Elisa, tout le monde est sous les armes ; heureusement sept gendarmes suffisent à contenir toute une commune absolutiste. À la même époque, Lugo devient le centre d’une association théocratico-antinapoléonienne, vrai conciliabule d’assassins où l’on n’est admis qu’à la condition d’avoir tué un franc-maçon bonapartiste. À la première tentative, le coupable surpris en flagrant délit révéla trente complices, qui furent tous exécutés d’après une sentence du tribunal ordinaire de Lugo. La conspiration s’étendait d’un côté à Rome, de l’autre à Padoue, à Ferrare, avait des intelligences en Tyrol et correspondait avec le cabinet de Vienne. Comprimé en 1810, le parti royaliste devait une dernière fois renouveler ses tentatives en 1813 au moment où il apprenait les désastres de la Russie. Ses ressources étaient toujours les mêmes qu’en 1799 ; il avait pour lui l’Autriche, la lie du peuple et les brigands, avec la différence que cette fois il conspirait avec l’appui des sociétés catholiques, et qu’il ralliait sous son drapeau les démocrates persécutés par Napoléon.

Quand Napoléon avait restauré les formes aristocratiques, quelques démocrates s’étaient réfugiés dans les sociétés secrètes ; de là les carbonari. Le ministre de la police de Naples, Menghella, les avait introduits en 1808 dans les Calabres. Ce pays était prêt à l’insurrection, exposé aux intrigues de la cour de Palerme, aux menées des royalistes, et le roi Joachim fut conduit à tolérer la présence des carbonari dans les Calabres, pour y contrebalancer l’influence de Ferdinand IV et de la reine Caroline. Les carbonari n’étaient encore qu’une secte d’illuminés ; ils attendaient le règne du Christ, une république religieuse, la délivrance de l’Italie, la régénération de l’église. À l’époque de la république parthénopéenne, une partie du clergé napolitain avait expliqué la démocratie par les Écritures ; on avait traduit les Évangiles en patois, pour enseigner aux lazzaroni que le Christ était l’apôtre de la liberté. Nos modernes socialistes ne disent pas autre chose. Il paraît que cette courte prédication n’avait pas été perdue : les jacobins et les curés qui s’unissaient dans les ventes des carbonari calabrais considéraient tous Napoléon comme une puissance athée ennemie de la liberté, parce qu’elle était ennemie de l’église. Les sociétés catholiques attaquaient la révolution dans la personne de Bonaparte ; les sociétés démocratiques attaquaient la contre-révolution dans la dictature militaire de Napoléon. La nécessité du combat rapprocha les deux partis ; en 1812, l’insurrection d’Espagne les unit, elle montrait aux royalistes qu’ils pouvaient tourner la révolution contre Napoléon, et aux démocrates qu’ils pouvaient marcher sous le drapeau des anciens maîtres.

Une circonstance particulière amena la Sicile à prendre alors l’initiative révolutionnaire. La tyrannie de Ferdinand IV et de Caroline d’Autriche avait exaspéré la population. C’est à Messine que l’on conspira d’abord ; la cour se livra à d’atroces réactions ; le duc d’Artali, délégué à Messine, soumit des centaines de détenus à d’épouvantables tortures ; dès-lors l’indignation fut universelle. On sait comment, grace à l’appui de lord Bentinck, la révolution triompha de la cour. Le général anglais, exposé avec ses troupes à de nouvelles vêpres siciliennes, se rangea du côté du peuple, relégua Ferdinand et Caroline à la campagne, leur imposa la constitution d’Espagne et transforma l’ancien parlement sicilien en un parlement constitutionnel. Ferdinand et Caroline s’efforcèrent encore de lutter par un coup d’état et par un massacre : Bentinck contint le roi par une démonstration militaire et fit expulser la reine de la Sicile. Devenu populaire, le général anglais se mit à la tête de la propagande royaliste et révolutionnaire contre Napoléon. Ses émissaires agitèrent les Calabres ; le carbonarisme était évangélique ; transformé par l’influence anglaise, il se fit constitutionnel ; soutenu par la cour de Palerme, il entraîna les prêtres, il exalta les dévots ; on promit le paradis à ceux qui prenaient les couleurs de la secte, et le mouvement devint redoutable ; Murat, irrité, fit exécuter en 1813 le chef des carbonari, Capobianco, mais ce châtiment rigoureux n’empêcha point la secte de pénétrer à Naples, puis à Rome, et jusque dans les rangs de l’armée napolitaine. Quinze généraux voulurent changer la direction du mouvement ; ils conspirèrent en 1814 pour imposer une constitution à Murat et s’emparer de la Romagne. Le général Pepe proclama la constitution à Sinigaglia : il était le premier et le seul murattiste ouvertement constitutionnel. Ses tentatives restèrent sans effet.

La propagande de lord Bentinck, mieux servi par les circonstances, se continuait avec plus de succès. Lord Bentinck promettait l’ancienne république aux Génois. Le mouvement révolutionnaire gagnait le centre même du royaume d’Italie, Milan. Là le parti libéral, très faible, se ralliait aux partisans de l’Autriche ; plus tard, les négocians de Milan devaient envoyer secrètement M. Azimonti et un autre émissaire a Gênes auprès de lord Bentinck, pour l’assurer de leur adhésion à la propagande libérale de l’Angleterre. Les alliés secondaient le général anglais ; ils inscrivaient sur leurs drapeaux les trois mots de liberté, unité et indépendance, avec l’emblème de deux mains qui se serraient.

Le parti de l’indépendance italienne, ce parti qui voulait combattre en 1799 les Français et les Autrichiens, les démocrates et les royalistes, était représenté dans cette nouvelle période par les deux gouvernemens de Naples et de Milan. Malheureusement Murat et Beauharnais étaient deux étrangers, deux rivaux, divisés par des intérêts personnels et politiques. Napoléon avait mesuré l’indépendance qu’il voulait donner à l’Italie ; la rivalité du vice-roi de Milan et du roi de Naples entrait dans ses calculs, et il fut impossible de renverser l’œuvre de sa politique. C’est en vain que les Italiens plus d’une fois avaient cherché à réunir les deux princes, pour que l’Italie pût, à l’exemple de la Suède, conquérir son indépendance. Murat s’isolait ; Beauharnais, fidèle à la France, devait perdre toute autorité à l’abdication de Napoléon, et l’indépendance du royaume d’Italie se trouvait livrée à la merci du sénat de Milan. Chose étrange ! le royaume d’Italie était le centre politique de la péninsule ; il réunissait six millions d’habitans, il avait une armée, un sénat, un ministère composé d’Italiens ; Milan avait été élevée inopinément au rang de capitale, elle avait vu tous les hommes d’élite de la péninsule se réunir dans son enceinte, et Napoléon n’avait oublié personne. Livrer Milan, c’était livrer le royaume, c’était livrer l’Italie. Eh bien ! tout ce brillant édifice péchait par la base. La bourgeoisie lombarde avait été si peu initiée à la vie politique, qu’en 1814, après avoir profité de tous les avantages de la domination française, elle n’avait pas encore compris cette grande pensée du royaume d’Italie ; une partie de la noblesse, qui aurait anéanti le pays plutôt que de consentir à la perte de ses priviléges, appelait l’Autriche à son aide ; les libéraux s’égaraient dans les rangs de la noblesse, et au moment du danger, les fonctionnaires, seuls intéressés à l’indépendance, se trouvaient sans appui, sans influence ; le royaume d’Italie n’était plus qu’une machine administrative qui devait succomber au premier choc.

Dès qu’on apprit l’abdication de l’empereur, une conspiration austro-libérale tenta de soulever l’armée italienne contre Beauharnais, qui était à Mantoue. La conspiration, ayant échoué à Mantoue, prit Milan pour théâtre. Le 20 avril 1814, le palais du sénat fut entouré par la foule, les sénateurs bonapartistes qui arrivaient pour régler les affaires courantes se virent accueillis par des huées. On demandait la révocation d’un message qui reconnaissait le gouvernement de Beauharnais et la convocation des colléges électoraux pour disposer de la souveraineté. Les émeutiers, pris dans la dernière classe du peuple, étaient dirigés par un groupe nombreux d’ignobles personnages armés de parapluies. Le sénat faiblit, il accorda tout ; au même instant, la salle de ses délibérations fut envahie, les meubles furent jetés par les fenêtres, on se rua sur le ministère des finances, on découvrit le ministre Prina dans les combles du palais, et on le descendit avec les cordes du grenier dans la rue, où de misérables l’assommèrent à coups de parapluie. Le palais du comte Prina fut pillé et rasé, son cadavre traîné dans la ville ; l’émeute menaçait de saccager les palais des bonapartistes. Hâtons-nous de dire que le parti libéral, aveuglé, trompé dans cette circonstance, était entraîné et dominé par la noblesse, qui avait lancé la populace et les paysans contre le sénat. La noblesse exploita les causes du mécontentement public, en imputant les impôts, les conscriptions, toutes les mesures qui avaient soulevé la colère du peuple, aux ministres, aux fonctionnaires, qu’elle traitait d’intrigans et de concussionnaires. Les hommes de l’administration étaient tous italiens ; ils venaient de Modène, de Bologne, de Venise, des autres provinces du royaume d’Italie, et elle les représenta comme une masse de brigands étrangers. L’émeute, dispersée dans la rue grace à l’attitude énergique de la bourgeoisie, triompha au sein des corps électoraux grace aux manœuvres de l’aristocratie milanaise. Sans que les colléges fussent en nombre, sans convoquer le corps des savans dont on supprima les droits politiques, sans convoquer les commerçans des provinces que l’on excluait ainsi de la députation, sans admettre à voter les électeurs des provinces conquises qui se trouvaient à Milan, on imposa au royaume d’Italie la décision de cent soixante-dix électeurs du duché de Milan, qui prononcèrent la déchéance de Napoléon, et on s’empressa d’envoyer des commissaires au camp des alliés pour faire ratifier la révolution.

Les commissaires qui se rendirent auprès de l’empereur François devaient réclamer : 1o l’indépendance du royaume d’Italie, 2o la plus grande étendue possible du royaume, 3o une monarchie constitutionnelle, 4o un nouveau prince autrichien, 5o et une déclaration tendant à proclamer que la religion catholique, apostolique, romaine, serait désormais la religion de l’état. On fit des promesses, le général autrichien Bellegarde alla à Milan, dirigea la régence, et au bout d’un an la Lombardie n’était plus qu’une province de l’empire autrichien. C’est ainsi qu’une émeute de populace soudoyée par l’aristocratie termina la période napoléonienne. En d’autres termes, le vieux duché de Milan, qui contenait à peu près un million d’habitans, s’était insurgé contre le royaume d’Italie, qui avait le tort de ne pas parler le pur patois de Milan et d’être quatre fois plus grand. La victoire resta aux partisans des vieilles institutions, et l’antique duché retomba avec ses nobles, ses grandesses d’Espagne et ses dévots, sous le protectorat de la maison d’Autriche. Par là triomphaient les menées du comte Göess et l’agitation de 1809 ; le royaume se trouvait dans le cas de cette petite commune de Crispino qui avait marché en 1806 au-devant des Autrichiens. Napoléon, l’avait punie en lui rendant les lois autrichiennes, qui substituaient la bastonnade à la prison.

Le prince Eugène Beauharnais avait abandonné le royaume dès l’explosion des troubles de Milan. Murat resta seul à la tête du parti national italien. On sait que son plan, arrêté dès 1810, était de s’emparer de l’Italie, qu’en 1813 il conspirait avec Bentinck, que plus tard il pactisait avec l’Autriche, et qu’en se rapprochant de Napoléon, il n’avait su s’assurer ni l’appui ruineux de la France ni l’appui douteux des alliés. En 1815, il s’avançait dans la Romagne, en proclamant l’indépendance de l’Italie. Que pouvait-il sur les populations ? Obéissant ou rebelle à Napoléon, Murat n’était pour les Italiens qu’un étranger, un lieutenant de l’empereur, et par conséquent il personnifiait la guerre et ses impôts écrasans, ses conscriptions violentes, sa dictature militaire. Murat pouvait-il fortifier sa cause en se présentant comme le défenseur des institutions napoléoniennes ? Ces institutions appartenaient désormais à l’Italie, et personne ne prévoyait qu’on pût les détruire. S’annonçait-il comme protecteur de l’indépendance italienne ? on le traitait de comédien, il était trop évident que cette indépendance se réduisait à la domination du roi de Naples sur toute la péninsule, ce qui ne séduisait personne dans l’Italie centrale. Parlait-il enfin de liberté ? ce mot n’avait de valeur en Italie qu’allié à la constitution de 1812, et Murat la refusait, ne donnait aucun gage et ne faisait aucune concession. Quelques volontaires de la Romagne accoururent seuls sous ses drapeaux ; la Lombardie, déjà soumise à l’Autriche, ne répondit à l’appel que par une conspiration militaire ; Murat fit des prodiges de valeur sur les champs de Macerata, et après avoir couru de faute en faute il perdit son royaume. Le parti de l’indépendance italienne, assassiné à Milan dans la personne du comte Prina, fut achevé à Pizzo dans la personne de Murat.

Avec Murat finit la seconde période de la révolution italienne, période sévère et glorieuse où la réflexion remplace l’enthousiasme et où les succès des armées de la péninsule donnent l’espérance de réaliser le projet de l’unité de l’Italie. Cependant le despotisme impérial avait amorti l’élan démocratique, la guerre avait épuisé toutes les forces : on demandait la paix, et les royalistes la promettaient. Si l’Autriche inspirait des craintes, l’attitude de lord Bentinck, la constitution sicilienne, l’influence de l’Angleterre, les promesses des princes italiens et celles des alliés, devaient rassurer les populations. D’ailleurs la dynastie de Napoléon ne pouvait survivre à Napoléon, il fallait de nouveaux rois à l’Italie ; aussi des révolutionnaires même demandaient à l’empereur d’Autriche des rois, n’importe lesquels. Le congrès de Vienne ne laissa pas la liberté du choix. Tous les princes légitimes rentrèrent en Italie sans exciter ni enthousiasme ni répugnance ; on les avait oubliés, et l’indifférence fut pour eux une amnistie.

III. — l’autriche et la restauration.

De 1814 à 1820, la révolution et la contre-révolution se développent en même temps. Bien que la contre-révolution ne fût point précisément dans la pensée de la sainte-alliance, la restauration de l’Autriche en Italie n’en était pas moins une violente réaction contre les idées libérales. Le premier soin de l’empereur François fut de détruire peu à peu les souvenirs de la France et du royaume d’Italie : Naples fut occupée par les troupes autrichiennes ; la Romagne et le Piémont se virent placés sous la surveillance du cabinet de Vienne. L’Angleterre retira ses troupes et cessa d’exercer son influence. Ainsi tous les états italiens tombèrent sous le protectorat officieux de la puissance autrichienne. Le roi Victor-Emmanuel, à peine rentré en Piémont, proclama par son premier édit que les états sardes étaient replacés dans la situation où ils se trouvaient en 1770. On feuilleta l’almanach royal, et on rendit leurs fonctions aux employés de 1796 en remplaçant par des royalistes zélés ceux qui étaient décédés. Gênes perdit sa liberté. En Toscane, on ferma les écoles d’arts, les monts de piété, on rétablit l’ancien régime et les vieilles lois de Léopold. Les partisans de Murat, le carbonarisme et l’occupation autrichienne donnèrent un caractère plus étrange à la réaction napolitaine. La sainte-alliance avait imposé à Ferdinand de respecter les bonapartistes, et Ferdinand s’efforçait de dénaturer peu à peu toutes les lois françaises, et d’affaiblir les bonapartistes qu’il était condamné à garder aux emplois. L’Angleterre avait imposé de vive force la constitution sicilienne : la constitution fut supprimée en 1816, et cette suppression entraîna avec elle la perte des garanties de l’ancien parlement sicilien. Ferdinand avait encouragé les carbonari, et le prince Canosa, nommé à la police de Naples en 1816, opposa aux carbonari une secte de royalistes exaltés, les calderari (chaudronniers) : on en vint aux mains, des massacres semblèrent imminens. Heureusement qu’une injonction des deux cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg réclama la destitution de Canosa : on évita ainsi les troubles, et le calme fut d’ailleurs assuré par la présence des troupes autrichiennes. Par le concordat de 1819, la cour de Naples rendit tout d’un coup à l’église sa censure, ses redevances, tous les droits abolis dans le royaume par le travail d’un siècle. Désormais l’influence du parti ultra-catholique devait peser sur tous les états italiens. Le gouvernement pontifical était rendu à ses tendances rétrogrades. Pie VII supprima le code français pour faire revivre les 84,000  lois en vigueur avant la révolution ; les anciens tribunaux ecclésiastiques remplacèrent la cour de cassation, les cardinaux succédèrent aux préfets : le monopole des prélats, l’inquisition, tout fut rétabli à peu de chose près, même la torture. Les brigands reparurent dans le royaume de Naples et dans la Romagne à la suite des gouvernemens légitimes ; le roi de Naples dut capituler avec la bande des Verdarelli (1817) ; le pontife ordonna en 1819 la démolition de la ville de Sonnino, et néanmoins les brigands continuèrent à défier les troupes pontificales.

Les passions révolutionnaires ne tardèrent pas à se réveiller en présence de la réaction absolutiste. Les violences de l’église avaient ramené le voltairianisme, les excès de l’aristocratie avaient ranimé dans la bourgeoisie la haine de la noblesse. Les révolutionnaires, après avoir protesté contre le joug de Napoléon, se voyaient soumis à la maison d’Autriche ; après avoir demandé des institutions libres, ils attendaient encore les promesses de 1814 ; après avoir réclamé la diminution des impôts, ils supportaient encore toutes les charges de la guerre au profit des classes privilégiées. Aigrie par de telles déceptions, la bourgeoisie se déclarait contre l’Autriche et les gouvernemens italiens. La censure, la police et la force armée lui défendaient toute manifestation politique, et les hommes les plus ardens se soulageaient de cette contrainte dans les séances des sociétés secrètes. Les bonapartistes et les carbonari, ennemis en 1814, maintenant enveloppés dans une même proscription, se donnaient la main sur tous les points de la Péninsule. Les carbonari, entraînés par les promesses des alliés dans la guerre contre Napoléon, se voyaient trop mystifiés pour ne pas chercher une vengeance, et leur propagande devenait franchement révolutionnaire. Les bonapartistes, après la bataille de Waterloo, avaient vu une scission s’opérer dans leur parti. Les uns avaient accepté la restauration ou pris leur retraite ; plusieurs étaient entrés dans l’armée autrichienne ; quelques-uns s’étaient condamnés à une sorte de mort politique. D’autres, qui étaient attachés plutôt à la pensée qu’à la personne de Napoléon, n’avaient hérité du gouvernement impérial que les principes de la révolution, l’expérience des affaires et les habitudes militaires. Ceux-ci se jetèrent dans les conspirations. Ils représentèrent au sein des sociétés secrètes le parti de l’indépendance italienne. À Milan, on les voit conspirer, dès 1815, pour relever le royaume d’Italie. À Lecce, dans le royaume de Naples, ils prennent les armes en 1817, au moment de l’évacuation des troupes autrichiennes. Dans la Haute-Italie et dans l’Italie centrale, les sociétés libérales des Adelchi et des Adelfi, enfantées, par le libéralisme bonapartiste, se multipliaient chaque jour, tandis que les loges maçonniques qui avaient appuyé Napoléon se tournaient contre les gouvernemens légitimes et surtout contre la cour de Rome, qui les persécutait.

En 1818, le carbonarisme avait pénétré dans toutes les classes du royaume de Naples ; dans les Calabres, des communes entières étaient organisées en ventes. En 1819, les ventes s’étendaient dans la Romagne, en Piémont, en Lombardie, enveloppaient Modène, embrassaient toute l’Italie. Plusieurs loges maçoniques, les bonapartistes révolutionnaires, les conspirateurs lombards de 1815, les adelchi, les adelfi, les apofasimeni, d’autres sociétés secrètes furent entraînées dans le mouvement du carbonarisme. Les carbonari purs ne pouvaient parler de liberté sans rappeler les idées napoléoniennes, et les affiliés bonapartistes ou partisans de l’indépendance italienne ne pouvaient agir sans faire appel à la liberté : les carbonari étaient à l’avant-garde, tandis que les bonapartistes n’étaient pas libres de choisir leur route ; seulement, par leur autorité, ils doublaient l’action des ventes. Ce fut alors la belle époque du carbonarisme, ce fut le moment des voyages mystérieux, des correspondances occultes, des conversions politiques, des avis effrayans donnés aux gouvernemens. On put juger à l’œuvre les sociétés secrètes, qui se montrèrent tour à tour imprudentes et puériles. De temps à autre, quelques sbires disparaissaient comme par enchantement, et ces essais devaient aboutir plus tard à l’assassinat de Besini, le chef de la police de Modène. Le prince royal de Sardaigne, le jour de ses noces, voyait arriver dans son palais une confrérie de capucins qui chantaient la prière des morts ; les bons pères, croyant, sur un faux avis, que la fiancée du prince était morte subitement, allaient porter la consternation au milieu d’une fête de la cour. Des négocians, également trompés, envoyaient au palais du drap noir pour les funérailles. Des plaisanteries non moins lugubres se répétaient sur d’autres points ; à Modène, des mains invisibles glissaient des proclamations révolutionnaires dans les gibernes de tous les soldats : mille symptômes jetaient l’alarme dans les cours d’Italie. La constitution espagnole était le mot d’ordre des révolutionnaires italiens. Le sens de ce mot variait dans les divers états : dans la Romagne, on voulait la suppression du gouvernement temporel de l’église ; à Gênes, la restauration de la république ; en Lombardie, l’expulsion des Autrichiens ; la Sicile et les Calabres en étaient à réaliser de nouveau le projet d’insurrection de 1812.

La propagande révolutionnaire des sociétés secrètes et le mouvement contre-révolutionnaire des gouvernemens devaient amener une catastrophe. En 1813, la révolution italienne avait été encouragée par l’Espagne ; en 1820, elle fut encore provoquée par l’insurrection espagnole. Un jour, quelques régimens napolitains casernés à Nola désertent pour se joindre aux carbonari de Foggia et d’Avelino ; les Calabres se déclarent pour la constitution. Le général Pepe, très influent parmi les carbonari des Calabres, quitte Naples pour éviter une arrestation, et il entraîne avec lui le général Napoletani, un régiment de cavalerie, et quelques troupes d’infanterie. Le général Carascosa, chargé par la cour d’arrêter le mouvement, parlemente, temporise, et n’agit pas : il fraternisait avec les bonapartistes. Sur ces entrefaites, quatre carbonari se présentent au palais royal de Naples à une heure après minuit ; ils demandent à parler au roi, et ils lui intiment d’accorder la constitution espagnole, lui laissant deux heures de réflexion, la montre à la main. Le lendemain, la révolution était accomplie ; le 1er octobre 1820, le roi Ferdinand IV prêtait serment à la constitution ; le général Pepe, et les autres personnages de l’armée qui avaient provoqué ou accepté le mouvement, furent remerciés à la cour pour le grand service qu’ils venaient de rendre au pays. On convoquait le parlement : toutes les villes envoyaient à Naples leurs députés ; l’élan des provinces était unanime. Girgenti et Palerme seules faisaient exception, et demandaient un parlement sicilien. À Palerme, où les fonctionnaires napolitains résistaient à ces réclamations fédéralistes, le peuple se souleva, tua le prince de la Cattolica, se jeta sur l’artillerie, massacra les troupes napolitaines, et se rendit maître de la ville. Les prêtres et les moines combattaient avec les ouvriers et les citoyens ; on les voyait monter la garde le fusil sur l’épaule, sans quitter leurs habits ecclésiastiques. Le moine Valmica, nommé colonel, portait les épaulettes sur sa robe de capucin.

Palerme ordonna immédiatement l’armement des guérillas, et un emprunt de 2 millions et demi. Ainsi, l’impulsion était donnée : Palerme voulait son parlement de 1813 ; d’un autre côté, Ponte-Corvo et Benevento s’agitaient dans les États Romains. Malheureusement la propagande ne pouvait pas soulever Parme, Modène, la Toscane, les quatre Légations : en Lombardie, le comte Confalonieri ne pouvait pas non plus réunir assez de forces pour s’insurger. Le Piémont fut seul à répondre à l’appel, quatre mois plus tard, quand les Autrichiens marchaient déjà sur Naples. En Piémont, les carbonari et les bonapartistes avaient un point de ralliement ; le prince de Savoie-Carignan, de la maison cadette, s’entourait de tous les représentans de la fédération italienne ; il avait accepté le rôle de libérateur de l’Italie, et les fils des conspirations de Gênes et de Milan se réunissaient entre ses mains. La révolution d’Espagne, celle de Naples, l’occasion qui se présentait de tomber sur les derrières de l’armée impériale engagée dans la Basse-Italie, la haine contre l’Autriche, le besoin de forcer le gouvernement piémontais à donner des garanties, tout concourait à soulever les esprits. Le général autrichien Bubna insistait auprès de la cour de Turin pour occuper quelques places fortes du Piémont, et la nécessité d’éviter une seconde occupation autrichienne ne laissait pas le choix entre l’action et l’inaction. Le 11 janvier, il se formait à Turin des rassemblemens d’étudians, et la garde royale les sabrait dans les salles de l’Université : l’irritation augmentait, et le mot d’ordre était donné. Tout à coup le prince de Carignan hésite, recule : le mouvement fut contremandé ; mais il était trop tard. Le 10 février, Alexandrie s’insurge ; le régiment de Gênes, les carbonari et les étudians s’unissent et proclament le royaume d’Italie. Asti, Pignerol, d’autres villes se soulèvent aux cris de guerre à l’Autriche, vive la constitution. Turin est entraîné par un coup de main qui livre la forteresse aux fédérés. Pendant quelques heures, le peuple était resté indifférent ; les fédérés et l’armée étaient en présence, personne n’osait engager le combat, et la ville assistait en silence à ce spectacle. À une heure après midi, trois coups de canon de la citadelle annoncèrent que la garnison fraternisait avec les carbonari, et la population se décida pour la révolution. Le prince de Carignan, député par la cour à la citadelle pour rétablir l’ordre, retourna vers le roi ; il le somma d’accorder la constitution d’Espagne, et de déclarer la guerre à l’Autriche. Le roi abdiqua en faveur de son frère, Charles-Félix, et comme le nouveau roi était absent, on confia la régence au prince de Carignan. Ce fut là le dernier succès de la révolution.

Quelle étaient les forces des insurgés ? À Palerme seulement, la révolution avait le caractère d’un mouvement populaire ; mais ce mouvement était dirigé contre le parlement napolitain. À Naples, la révolution était un coup de main des carbonari secondés par les bonapartistes. Les premiers, inconnus, sans représentation officielle, vrais conspirateurs du moyen-âge, se trouvèrent isolés devant le peuple comme les républicains de 1799. Les bonapartistes revinrent au pouvoir appuyés sur les idées de Murat. Ils gouvernèrent comme si la guerre n’eût pas été imminente et comme s’ils ne se fussent pas trouvés à la tête d’une insurrection. L’Italie centrale et la Lombardie ne comptaient pas ; l’insurrection piémontaise avait pour chef le prince de Carignan, qui l’acceptait malgré lui, et, par une de ces bizarreries qu’on rencontre à chaque pas sur la terre italienne, Gênes et Turin ne conspiraient ensemble que dans le but de se séparer après la victoire.

Après un premier moment de trouble, les absolutistes n’eurent pas de peine à reprendre l’avantage. Le roi de Naples se servit des bonapartistes napolitains, séduits par ses démonstrations libérales, pour réduire Palerme, contenir les carbonari, arrêter la propagande dans le royaume, et obtenir du parlement la mission de plaider au congrès de Laybach la cause de l’insurrection napolitaine. À Laybach, la sainte alliance, avec l’adhésion de Louis XVIII et de l’Angleterre, chargea l’Autriche de combattre la révolution italienne. L’armée impériale, forte de quarante-deux mille hommes, commandée par le général Frimont, marcha sur Naples en ramenant Ferdinand IV dans ses états. Ce fut alors que l’insurrection napolitaine, réduite à combattre pour se défendre, put comprendre quelles étaient ses forces. Le peuple napolitain aimait mieux voir Ferdinand IV persécuter des libéraux que de se battre contre les Autrichiens pour une constitution : il s’expliqua à sa manière. Conduit à la guerre malgré lui, en présence de l’ennemi, il reçut les proclamations de Ferdinand IV, qui lui demandait d’accueillir les Autrichiens comme des frères. Les désertions se multiplièrent au point que le général Pepe crut devoir quitter une forte position pour hâter le combat. On se battit à Rieti ; la déroute fut complète. Le général Carascosa n’eut pas un meilleur sort : on assure que les soldats déchargeaient leurs fusils sur les officiers qui voulaient les retenir sous les drapeaux. Vaincue à Naples, la révolution se réfugia à Messine, où le général Roussaroll proclamait la république et prenait le titre de général en chef de Sicile et des Calabres. Roussaroll tenta un débarquement dans les Calabres, et on lui défendit de mettre pied à terre ; il retourna à Messine, et on lui défendit de rentrer dans la ville en braquant le canon sur ses troupes. L’armée autrichienne occupa bientôt tout le royaume.

La tâche de réduire le Piémont, confiée au comte Bubna et à une armée de douze mille hommes, ne fut pas accomplie moins aisément. La nouvelle de la débandade de Rieti consterna le parti libéral piémontais. Le nouveau roi rejetait la constitution ; son refus avait refroidi la junte de Turin, et le prince de Carignan, qui avait été entraîné malgré lui, restait dans l’inaction. Santa-Rosa et ses amis partirent d’Alexandrie pour le presser de déclarer la guerre à l’Autriche. Il ne voulut pas les recevoir ; puis, les voyant soutenus par l’opinion, Carignan nomma Santa-Rosa au ministère de la guerre, et dans la nuit il consomma sa trahison en quittant Turin pour se réfugier au quartier-général du comte Bubna. Santa-Rosa se trouva alors seul responsable de la révolution piémontaise. Le sort de Naples, la débandade de Rieti, la volte-face de Carignan, tout tournait contre lui ; les carabiniers de Turin menaçaient de se soulever ; une partie de l’armée piémontaise, cantonnée à Novare et commandée par le général Latour, se joignait aux régimens autrichiens du comte Bubna ; enfin les succès de l’Autriche, le calme de la Lombardie, l’attitude de la sainte-alliance, ne laissaient plus d’espoir. Jamais situation plus déplorable n’avait été léguée à un ministre. Il fallait d’abord ranimer le courage de la junte. Santa-Rosa promit l’appui de la France et de la Lombardie. On refusa de croire à cette téméraire assurance. La cause du Piémont étant désespérée, Santa-Rosa aurait voulu accepter la médiation de la Russie, que le chargé d’affaires du czar présentait comme favorable : cette médiation fut repoussée avec énergie par les carbonari d’Alexandrie. Pour contenir les carabiniers de Turin, le ministre de l’insurrection était réduit à faire venir à la hâte de Savoie deux régimens dévoués à la révolution, au risque de provoquer une collision dans les rues entre les soldats du gouvernement et ceux de la propagande. Enfin il fit partir les généraux Ferrero, Marzoni et Saint-Marsan, pour combattre à Novare l’armée austro-piémontaise de Bubna et de Latour, et le 9 avril l’armée constitutionnelle était en déroute, vaincue par le nombre, après avoir fait bonne contenance pendant quelques heures. Latour rentra dans Turin avec les régimens Piémontais. Alexandrie et les autres places furent occupées par les troupes du comte Bubna. Santa-Rosa, dont une plume éloquente a retracé dans cette Revue même la vie errante et agitée[1], fut le seul parmi ses compatriotes qui sut donner à l’échauffourée piémontaise les allures d’une révolution.

Ainsi l’insurrection des Calabres avait provoqué la révolte de Naples, et cette révolte prématurée faisait éclater l’imprévoyance et la faiblesse des insurgés. Le soulèvement de Naples hâtait le mouvement du Piémont, qui, cette fois encore, éclatait avant l’heure et ne trouvait aucun appui dans la Lombardie. La Lombardie, ayant manqué l’œuvre, laissait pleine liberté aux Autrichiens, et l’Italie centrale, malgré ses ventes de carbonari et ses griefs contre les gouvernemens, ne sortait pas de l’inaction. Naples et le Piémont se trouvaient seuls, aux deux extrémités de l’Italie, en face de l’Autriche, soutenue par la sainte-alliance, par l’Angleterre, et aidée d’un subside de 36 millions payés par le gouvernement français. Le triomphe de l’Autriche ne pouvait être douteux ; la cour de Vienne profita de l’indécision des Lombards, de la faiblesse du Piémont, de la déroute des Napolitains, du calme de l’Italie centrale, et la révolution, anéantie dans le Piémont, à Naples, en Sicile, fut indéfiniment ajournée dans le reste de la Péninsule. Cette révolution dissipa beaucoup d’illusions et montra les faits sous leur vrai jour ; elle fit surtout comprendre combien l’Autriche était forte en présence des partis politiques de l’Italie. Les carbonari avaient compté sur l’appui de la France, et ils voyaient l’Autriche, soutenue par le concours de toutes les puissances, imposer son patronage aux princes italiens. Les libéraux n’avaient vu dans la restauration du clergé, de la noblesse et des anciennes cours, qu’une situation transitoire imposée par la guerre et dont il était facile de sortir par l’insurrection ; partout ils se trouvèrent en présence de l’armée autrichienne, peu redoutable sur le champ de bataille, mais irrésistible en présence d’une population mécontente qu’il suffisait de surveiller et de contenir. Personne n’avait cru, avant cette crise déplorable, à la force et à l’habileté du gouvernement autrichien ; on avait accueilli avec le plus profond dédain ses fonctionnaires, aveugles exécuteurs d’instructions dictées à Vienne ; on avait insulté les soldats, les sentinelles, et parodié leur langage. On croyait le gouvernement de l’Autriche incapable d’un acte de vigueur. Les conspirateurs étaient pleins de confiance dans leurs propres forces, pleins de mépris pour leurs ennemis. En 1821, il se trouva tout à coup que les carbonari ne pouvaient pas soulever un seul village du royaume lombardo-vénitien ; arrêtés, condamnés, envoyés au Spielberg, ils ne voyaient pas une émeute témoigner de l’indignation publique ; entourés de sympathies, ils ne voyaient pas un bras se lever pour les défendre. Même inertie dans les autres états, à Naples, en Piémont, malgré les proscriptions qui pesaient sur les révolutionnaires et malgré l’insulte de l’occupation militaire de l’Autriche : une fois l’insurrection dispersée, le pays était resté calme. Quelle était donc la puissance invisible qui contenait cette Italie si agitée dans les dernières années de l’empire ? Ce n’était pas la puissance des princes italiens, tous également menacés, également incapables de se maintenir ; ce n’était pas la force de l’aristocratie italienne, qui avait perdu son influence ; ce n’était pas l’église, dont le prestige avait disparu ; ce n’était pas non plus la force matérielle de l’armée autrichienne, qui ne surpassait pas le chiffre de quatre-vingt mille hommes : c’était la pensée du congrès de Vienne, représentée par l’Autriche, qui résistait également à la révolution et à la contre-révolution. La cour de Vienne avait compris à merveille qu’il fallait éviter les troubles à tout prix et qu’une seule émeute dans une ville lombarde compromettrait son autorité aux yeux des princes et des peuples de l’Italie. Elle se plaça entre l’aristocratie et les révolutionnaires, empêchant toutes les violences, prévenant tous les excès. Loin de relever les priviléges de la noblesse lombardo-vénitienne, elle les sacrifia, en admettant dans le code civil tous les résultats de la révolution. Le clergé italien penchait vers l’ultra-catholicisme ; l’Autriche le contint avec fermeté. En toute conquête, le principal danger pour le vainqueur est dans l’insolence des fonctionnaires et de l’armée d’occupation. Or l’armée autrichienne, composée de serfs et courbée sous une brutale discipline, est assurément la première milice du monde en temps de paix, et jamais elle n’a provoqué les populations. Quant aux fonctionnaires, le rôle de tout employé autrichien est si limité, si humble, il y a tant d’appels dans l’administration et dans les tribunaux, que, malgré le secret des procédures judiciaires, malgré l’absence de toute publicité, la bureaucratie autrichienne, soumise à cette chambre aulique qui a fait son apprentissage en combattant la féodalité de l’empire germanique, est certes la plus sûre garantie de bonne administration que puisse offrir un gouvernement absolu. L’Autriche avait ainsi identifié sa cause avec tous les intérêts de la paix, et en même temps qu’elle imposait aux nobles le respect des faits accomplis, elle prévenait de nouvelles tentatives libérales en proscrivant les principes de la révolution. Les deux élémens de trouble, les prétentions aristocratiques, les doctrines des libéraux, étaient ainsi également combattus. La libre concurrence était interdite dans l’armée, dans l’administration ; toutes les municipalités étaient asservies au point que pas une commune dans le royaume lombardo-vénitien ne pouvait prendre l’initiative révolutionnaire. La littérature fut dédaignée, la pensée méprisée, l’enseignement réduit à un apprentissage mécanique. Les avocats, qui, à Milan et à Venise, avaient pris une part active aux évènemens politiques, n’étaient plus que des avoués ou plutôt des fonctionnaires nommés par le gouvernement[2].

On ne pouvait mieux prévenir les tentatives du libéralisme : l’Autriche lui ôtait ses chefs au barreau, son influence dans l’enseignement, son initiative dans les municipalités ; elle lui ôtait même sa force vis-à-vis des classes pauvres en assurant un certain bien-être à la population, et ses griefs vis-à-vis des classes élevées en contenant le clergé et la noblesse. Le libéralisme, ainsi désarmé, n’était plus qu’une sorte d’enthousiasme poétique mêlé de folie. À l’exaltation révolutionnaire, devenue impuissante, l’Autriche opposait le flegme administratif de ses fonctionnaires et les baïonnettes d’une armée de serfs allemands. Sa police faisait le reste. Elle défendait les associations, quel qu’en fût le prétexte ; elle défendait les voyages aux hommes qui pouvaient jouer un rôle politique ; elle contrôlait toutes les polices italiennes de manière à être la mieux informée dans l’intérêt de tous les princes. Un tel système, appliqué avec persévérance, devait assurer à la longue le triomphe de la domination autrichienne. Encore aujourd’hui le cabinet de Vienne poursuit sa lutte contre les principes révolutionnaires avec une habileté qui ne se dément pas. Des tracasseries, des persécutions incessantes, font peser sur l’Italie une terreur préventive qui démoralise le parti libéral et pervertit l’opinion. Parler politique dans un salon de Milan ou de Venise, c’est commettre une grande inconvenance ; demander les nouvelles du jour, c’est de l’indiscrétion ; médire du gouvernement, c’est se compromettre ; il est des mots qu’on ne prononce qu’à l’oreille des intimes, et on se garde même des intimes. — Mon fils, me disait un Lombard avec satisfaction, mon fils est studieux et prudent ; il n’a pas un ami.

Les princes italiens, faibles et violens, ne pouvaient se passer de la protection de l’Autriche, et celle-ci, en les modérant, en les dirigeant, doublait à la fois son crédit et sa puissance. Le roi de Naples, en rentrant dans ses états après la défaite des révolutionnaires, signait une centaine de condamnations capitales et replaçait Canosa au ministère de la police ; toutes les persécutions étaient autorisées contre les carbonari ; on les exilait en masse. En présence de ces excès, le cabinet de Vienne resta fidèle à son rôle ; ici encore il avait à combattre la révolution et la contre-révolution. C’est le général Frimont qui faisait des remontrances à la cour, c’est l’empereur d’Autriche qui recommandait la clémence. Le roi Ferdinand voulut persévérer dans son système d’intimidation, et alors il fut convenu que l’occupation autrichienne durerait trois ans. L’année suivante (1822), on fusillait neuf Siciliens ; il y avait 16,000 personnes dans les prisons de la Sicile ; les conspirations se multipliaient sous le régime de Ferdinand. La sainte-alliance fit alors destituer Canosa une seconde fois, et imposa un nouveau ministère au roi. Malgré les remontrances de l’Autriche, les procès de la révolution duraient encore à Naples en 1824 ; les conspirations se renouvelaient, et le gouvernement ne songeait pas à licencier les troupes napolitaines qui avaient fait la révolution. Aussi l’armée impériale dut-elle différer son départ. Quand l’évacuation commença, en 1826, le roi nommait deux commissions militaires en permanence pour juger les crimes de haute trahison. L’évacuation des troupes fut terminée en 1827, et le roi n’eut rien de plus pressé que de congédier en même temps la garde nationale. La police ne tarda pas à découvrir un nouveau complot, et fit vingt-six arrestations sans trouver aucune preuve après un procès de deux ans. Enfin, en 1828, quand le royaume était libre et tranquille, la cour gouvernait encore par les moyens de la terreur. Des conspirateurs profitèrent du mécontentement causé par la maladresse du gouvernement, et la révolution de 1821 fit sa dernière tentative, que le ministre de la police étouffa par les exécutions de Bosco. Les trois frères Capozzoli, anciens propriétaires dans les deux communes de Bosco et de Monteforte, se soutenaient dans les montagnes en faisant de temps à autre quelques incursions dans la province. Ils entretenaient des relations avec les habitans des deux communes, et un jour le curé de Bosco, qu’ils avaient séduit, proclama la constitution dans l’église. Bosco, Centola, Camerata, Licusati, Rocca-Gloriosa, se soulevèrent ; le mouvement s’arrêta à San-Giovanni-a-Piro. C’était là une émeute de village assez innocente. Del Carreto, actuellement ministre de la police à Naples, fit exécuter vingt individus, en condamna quinze à perpétuité, quarante-trois à terme : les biens des accusés furent confisqués, Bosco fut rasé, et on éleva une colonne sur le lieu du supplice pour perpétuer les souvenirs de la terreur dans les communes qui avaient pris part à l’insurrection.

Quant aux autres états italiens, plus ou moins soumis à l’influence de l’Autriche, ils prenaient tous des mesures contre la propagande. Dans la Haute-Italie, le carbonarisme était complètement anéanti par les trente-quatre condamnations du tribunal extraordinaire de Venise, par l’expulsion des réfugiés italiens de la Suisse (1823), et par la cruelle réaction du Piémont. Cependant le nouveau roi Charles-Félix accordait des réformes (1822), et au bout d’un an l’évacuation des Autrichiens s’effectuait sans troubles. Dans l’Italie centrale, la propagande révolutionnaire fut contenue par les répressions de la Toscane (1821), par le supplice de l’abbé Andréoli de Modène, et par la réaction modénaise de 1826. Le duc promit à cette époque une amnistie pleine et entière à tous les francs-maçons, ainsi qu’aux carbonari qui dénonceraient les projets des ventes, les noms de leurs complices, et feraient une confession générale de leurs péchés politiques et de ceux de leurs amis. C’était là un jubilé politique pour faire suite au jubilé de l’église de 1825. La délation était recommandée par les prêtres dans les chaires et dans le confessionnal ; de graves châtimens menaçaient les coupables qui se seraient méfiés de la clémence du prince. Les uns acceptèrent, les autres refusèrent, tout fut révélé, de sorte que les uns perdirent l’honneur, les autres la liberté ; le jubilé du duc de Modène fut une trahison universelle.

Ainsi, de 1821 à 1830, le système autrichien, approuvé au congrès de Vérone, triomphe dans toute l’Italie, excepté dans les États Romains : moins rude en Lombardie, à Venise et en Toscane, il est appliqué avec un surcroît de terreur chez les autres princes italiens, que la faiblesse entraîne à la violence. Au fond, les mouvemens de 1820 se réduisaient à des émeutes militaires qui échouaient en passant des casernes à la place publique. La bourgeoisie applaudissait sans agir, le peuple était plus qu’indifférent. La France appuyait l’Autriche, l’exemple de l’Espagne ne pouvait rien sur les masses, et la seconde insurrection italienne avait moins de succès que la seconde insurrection espagnole. Le parti bonapartiste ou national, vaincu à Macerata en 1815, était humilié à Rieti et à Novare en 1821 ; le parti démocratique, trompé dans les Calabres, à Gênes et à Milan en 1814, était vaincu avec Roussaroll à Messine en 1821 ; dans le centre et au sud de l’Italie, le carbonarisme survivait à la réaction, mais il était réduit à l’impuissance la plus absolue.

IV. — la cour de Rome et la révolution de juillet.

L’influence du système autrichien expirait aux confins des États Romains ; là, point de réformes, point de concessions ; le gouvernement pontifical était la contre-révolution complète, et c’est sur ce nouveau terrain que devait se poursuivre la révolution italienne, sous le coup des évènemens de juillet. Le pape, en 1814, n’avait rien accepté du gouvernement napoléonien, si ce n’est les impôts, qu’il percevait à sa manière, avec la perte de 30 pour 100. Pour combattre la révolution, il n’avait pas même les ressources de l’absolutisme ; pouvait-il assurer le bien-être à un pays où régnait le monopole des prélats ? Des troupes incapables de contenir les brigands auraient-elles pu combattre les insurrections ? À défaut de toute autre ressource, le pape fit appel aux ultras du saint-siége, à la dévotion, aux hommes des sociétés catholiques, aux complices de la conspiration théocratico-antinapoléonienne ; bref, il opposa le sanfédisme au carbonarisme.

La secte des sanfédistes rêvait depuis long-temps la domination temporelle de l’église sur toute l’Italie et la propagation de la foi dans le monde. À son origine, elle se recrutait dans la haute aristocratie et se composait de cardinaux, d’évêques, d’ambassadeurs italiens, de jésuites, d’inquisiteurs. En rapport, sous Napoléon, avec les carbonari, la secte se tourna, en 1815, contre les libéraux, et en 1821 elle ouvrit ses rangs aux classes moyennes, pour exciter par cet intermédiaire le peuple contre les bonapartistes et les carbonari. De là un double mouvement de sociétés secrètes dans toutes les villes de la Romagne ; les sanfédistes se réunissaient chez les dévots et les curés, les carbonari chez des nobles, chez des négocians, des propriétaires, Pie VII, après avoir lancé de nombreux anathèmes contre les partisans de Bonaparte et les carbonari, pouvait mourir avec la consolation d’avoir tout préparé pour la guerre civile. Léon XII (1823) poussa plus loin la réaction ; il se posa en réformateur. Pendant son règne, on vit reparaître le latin dans les tribunaux, les curies et les écoles ; une touchante sollicitude pour les brigands rendit le droit d’asile à quelques églises ; les juifs, persécutés, durent émigrer ; le commerce fut écrasé d’impôts. C’était partout un redoublement de tyrannie théocratique et féodale. Les sanfédistes, officieusement encouragés, s’exaltaient, par conséquent les libéraux s’agitaient ; la dévotion attira les pèlerins des sociétés catholiques à Rome, et le carbonarisme y envoya ses pèlerins blancs. Il avait ses ermites, il faisait circuler ses épîtres de Saint Paul aux Romains. Dans les quatre Légations, les querelles éclatèrent bientôt entre les sanfédistes et les carbonari ; à Frosinone, l’anarchie était complétée par la présence des brigands, qui s’accordaient avec les communes ; à Rome, la vie du pontife était menacée par une conspiration. Le supplice de Montanari, les folles cruautés du cardinal Pallotta à Frosinone, les édits du cardinal Rivarola, dictateur dans les quatre Légations, voilà les moyens avec lesquels Léon XII lutta contre le mouvement révolutionnaire.

Le gouvernement de Rivarola, dans la Romagne, mérite de fixer notre attention ; il a ouvert une nouvelle période dans l’histoire de ce pays. Les carbonari et les sanfédistes des basses classes de Faenza prenaient le nom de chiens et de chats pour exprimer leurs antipathies, et se battaient tous les soirs dans les rues à coups de couteau ; les assassinats se multipliaient. Rivarola commença par défendre aux habitans de sortir le soir sans lanternes allumées, sous peine de sept ans de galères : un coup de vent qui éteignait la lumière jetait ainsi les honnêtes gens entre les mains de la police. Il va sans dire que la police de Faenza, pleine de tendresse pour les chats, ne sévissait que contre les chiens, et les querelles continuaient. Alors Rivarola imagina de fondre les deux partis au moyen de vingt mariages : il proposa vingt dots, se fit entremetteur de mariages, et il célébra les noces des chiens et des chats avec la plus grande solennité Au bout de quelque temps, la prime des dots fut dissipée en orgies, les vingt couples se séparèrent à coups de poings, et les deux partis étaient plus exaspérés que jamais. C’était bien pis à Ravenne. La sentence de juillet 1825 du cardinal Rivarola proclamait en toutes lettres que la ville, depuis quelques années, était déchirée par les partis. Le cardinal, afin de la pacifier, condamna d’un seul coup tous les carbonari, c’est-à-dire, 30 nobles, 156 propriétaire et négocians, 2 prêtres, 74 employés, 38 militaires, 62 médecins, avocats, ingénieurs, etc, 246 ouvriers ; en tout, 508 personnes. Deux individus furent exécutés, quelques centaines envoyés aux galères, les autres soumis à la plus stricte surveillance de la police. Parmi les obligations imposées aux derniers, on trouve celles de transmettre tous les mois à la police un certificat de confession signé par un confesseur approuvé, et de communier tous les ans, après trois jours de retraite dans un lieu indiqué par l’évêque, sous peine de trois ans de travaux forcés. Après avoir sévi, Rivarola publia une amnistie. Voici l’amnistie du cardinal, interprète des douces dispositions du cœur paternel de Léon XII. On pardonne aux carbonari qui n’ont pas été remarqués (c’est-à-dire à ceux qu’on n’avait pas découverts) ; on excepte de ce pardon tous ceux qui seraient gravement soupçonnés, ou que l’on découvrirait mandans ou mandataires, ou auteurs spontanés des faits déjà accomplis ; on excepte également les complices connus ou inconnus des troubles qui ont donné lieu aux procès encore pendans de Pesaro et de Rome. — Afin de pourvoir dans l’avenir au maintien du bon ordre, d’après les facultés gracieusement accordées par sa sainteté, le cardinal ordonne dans le même édit d’amnistie la mort de tous les libéraux convaincus du crime de non-révélation, etc. Enfin il recommande aux autorités d’être inexorables, leur donnant le pouvoir de condamner d’après la simple vérification du fait, per inquisitionem. Ainsi, pour le bon ordre et par un trait lumineux de clémence, la police pouvait signer des arrêts de mort sans aucune forme de procès, et les quatre Légations étaient soumises au régime de la terreur.

On conçoit qu’au milieu d’un pays si cruellement persécuté, la vie de Rivarola fût en danger. En 1828, un coup de pistolet tiré contre lui blesse à ses côtés un prêtre qui se trouvait dans sa voiture. La fureur du cardinal ne connut dès-lors plus de bornes : les arrestations furent multipliées à tel point qu’il fallut transformer en prisons de vieux couvens et de vastes palais. Tous les carbonari suspects furent saisis, chargés de chaînes, privés de tout secours ; les juges faisaient pendre cinq personnes en une fois. L’alarme fut jetée au sein même de la population innocente, et on émigrait pour fuir le gouvernement de Rivarola. Léon XII avait été chasseur dans sa jeunesse : les Romains disaient qu’après avoir chassé les animaux, il chassait les hommes.

Pie VIII montra moins d’intelligence politique encore que Léon XII. Comme ses prédécesseurs, il tenta la réforme du gouvernement, et il publia un tarif de douane si ruineux, que des cardinaux et des évêques refusèrent de le faire exécuter. Le saint-père dépouilla le port d’Ancône de ses franchises, et cet édit souleva un mécontentement si profond, qu’il fallut le révoquer au bout de trois jours. On touchait à 1830, et le gouvernement pontifical n’avait rien fait ni pour prévenir un soulèvement, ni pour fortifier le pouvoir ; le sanfédisme, institué pour étouffer les libéraux, ne faisait que les provoquer par ses violences contre-révolutionnaires.

La révolution de juillet releva les espérances des patriotes ; le principe de la non-intervention dissolvait la sainte-alliance, séparait l’Italie de l’Autriche, réduisait au néant le patronage de la cour de Vienne et laissait les princes à leurs propres forces. Que pouvait devenir le gouvernement pontifical ? Cette fois, la tentative de 1821 devait se renouveler dans l’Italie centrale, et l’interrègne du conclave la favorisa dans les derniers jours de 1830. Le duc de Modène, effrayé de son isolement, tendait la main aux carbonari, conspirait avec Ciro Menotti ; on l’annonçait comme un libérateur, et sans doute il aurait mieux aimé régner constitutionnellement sur l’Italie centrale que de perdre son modeste duché par excès de fidélité à l’absolutisme et à l’Autriche. Cet épisode n’eut aucune suite ; bientôt Ciro Menotti se vit trahi par le duc, et lorsqu’il se soulevait le 3 février, à la tête de trente conspirateurs, il était canonné, enveloppé par les troupes ducales. Le 4 février 1831, la révolution, préparée par les carbonari, éclate à Bologne, se propage avec la rapidité de la foudre dans les Légations, dans les Marches, dans l’Ombrie ; vingt villes s’insurgent. Le duc de Modène s’enfuit à Mantoue avec un escadron de cavalerie, il emmène Ciro Menotti prisonnier ; le 6 février, la révolution atteint Modène ; le 14, elle éclate à Parme, et la duchesse se retire à Plaisance. On s’attendait à une insurrection de la Toscane, du royaume de Naples et du Piémont. Malheureusement la révolution n’était forte qu’à Bologne et dans les quatre Légations ; l’unique pensée du ministère révolutionnaire de Bologne, présidé par l’avocat Vicini, fut de s’appuyer exclusivement sur le principe de la non-intervention au-delà des limites de la Romagne. Le gouvernement provisoire ne songea donc pas à agiter la Toscane ; il envoya, au contraire, un ambassadeur pour entretenir de bonnes relations avec le grand-duc ; il refusa de secourir Modène attaquée par les Autrichiens, car, disait-il, la cause des Modenais n’est pas la nôtre : il ne voulut pas même se jeter sur Rome ; à son avis, Rome formait un état séparé de l’ancienne république de Bologne. Enfin il ne voulut intervenir nulle part, il arrêta la propagande, il amortit l’élan des campagnes en renvoyant les paysans qui offraient leurs bras, il contint les jeunes gens qui frémissaient d’impatience, il désarma le général Zucchi, qui arrivait avec sept cents Modenais pourchassés par les Autrichiens, et il ne songea pas même à fortifier Ancône, comme s’il s’était héroïquement décidé à ne pas se défende. À l’approche de l’armée autrichienne, forte de douze mille hommes, on se rallia autour de Zucchi : il était trop tard. À Rimini, les insurgés acceptèrent le combat avec courage, mais le ministre de la guerre ordonnait presque aussitôt le désarmement définitif. Pendant les quarante jours de la crise de 1831, le cardinal Bernetti ordonnait au cardinal Benvenuti de lancer les sanfédistes sur le gouvernement provisoire, et de prêcher le massacre des libéraux. La lettre ayant été interceptée, on avait emprisonné Benvenuti. Le gouvernement provisoire, réfugié à Ancône, capitula avec le prisonnier et se rendit ainsi au représentant du sanfédisme et du brigandage pontifical. La capitulation fut violée, comme on pouvait le prévoir, et une partie des insurgés fut écrouée dans les prisons de Venise.

Grégoire XVI venait à peine de monter sur le trône quand il apprit la révolte de Bologne : son premier mouvement fut d’appeler les Autrichiens et d’exciter les sanfédistes. Le cabinet français profita de l’alliance anglaise pour exiger la retraite des Autrichiens : l’Autriche demandait à son tour à la diplomatie d’étouffer la révolution dans les États Romains. On tomba d’accord sur ce point ; la question réduite à ces termes n’étant plus qu’une affaire diplomatique, il ne restait qu’à arrêter les mesures anti-révolutionnaires, et de concession en concession la France et l’Angleterre étaient amenées à demander au gouvernement pontifical de rentrer dans le système autrichien, à l’exemple des autres états de l’Italie. On vit alors les cinq cours signer d’un accord unanime un mémorandum par lequel elles réclamaient de Grégoire XVI les réformes administratives nécessaires pour apaiser le libéralisme. Le congrès de Vienne n’aurait pas agi autrement, et sous une apparence plus libérale, c’étaient encore les vues du congrès de Laybach sur Naples ; mais la contre-révolution avait jeté de si profondes racines dans les États Romains, le gouvernement pontifical se trouvait tellement séparé de tous les gouvernemens modernes, que la diplomatie, presque à son insu, donnait par cet acte raison aux révoltés, et son mémorandum ne conduisait à rien moins qu’à une sécularisation du saint-siége. Grégoire XVI accorda tout : la libre élection des conseils municipaux, l’institution des conseils provinciaux, de nouveaux codes, la réforme des tribunaux, de l’administration, des finances, l’admission des séculiers dans les hauts emplois, dans le conseil d’état ; en un mot, le nouveau pape, d’après ses propres expressions, promettait une ère nouvelle à ses sujets. Au départ des Autrichiens, les promesses étaient formellement rétractées (5 juillet 1831) ; les libéraux se soulevaient une seconde fois, et de son côté le sanfédisme prenait les armes pour les contenir. Le cardinal Albani marcha à la tête des bandes pontificales et battit les libéraux à Césène ; ses soldats saccagèrent la ville, violèrent les femmes, pillèrent les églises. À Forli, les troupes du cardinal ne rencontrèrent aucune résistance, et cependant elles commirent des assassinats de sang-froid. On craignait de nouveaux massacres à Ravenne et à Bologne ; ce fut alors que la bourgeoisie bolonaise accueillit avec joie les Autrichiens, qui revenaient pour une seconde occupation et empêchaient au moins les assassinats. La France riposta par l’occupation d’Ancône ; mais ici encore, malgré l’hostilité diplomatique de Paris et de Vienne, le langage libéral de Casimir Périer se conciliait au fond avec la pensée du cabinet autrichien. Quelle fut la conduite du gouvernement pontifical ? Sous les yeux de l’ambassadeur de France, du général Cubières, de toute la diplomatie, des généraux autrichiens, le saint père, tout en promettant des réformes, donna libre essor à la pollitique sanfédiste de ses prédécesseurs. Le cardinal Albani commença les procès de Bologne ; les juifs d’Ancône durent payer 600,000 francs pour avoir vu avec plaisir la révolution de 1831 ; les habitans de Bologne et d’Ancône qui demandaient par une pétition l’accomplissement des promesses faites par le pape à la diplomatie furent excommuniés par sa sainteté. Rivarola était dépassé. Les sanfédistes, enrégimentés par les prêtres de Faenza, dirigés par le duc de Modène et par Canosa, l’ancien ministre de la police de Naples, se montrèrent au grand jour, étalant une devise, des médailles à l’effigie du duc de Modène et du saint père, des lettres-patentes au nom de la congrégation apostolique, des priviléges, des indulgences et des promesses d’argent. Ils prêtaient serment d’élever le trône et l’autel sur les os des infames libéraux, et de les exterminer sans pitié pour les cris des enfans et les larmes des vieillards et des femmes[3]. Les désordres commis par ces brigands passaient toutes les limites, et la cour de Rome, régularisant l’anarchie, organisait les sanfédistes en corps de volontaires, auxquels on accordait une solde assurée et de nouveaux priviléges. C’étaient les volontaires qui, en 1834, ensanglantaient les rues de Faenza, Imola, Lugo : la population invoquait contre ces violences la protection des tribunaux ; le cardinal Bernetti donnait l’ordre aux présidens des tribunaux de protéger les volontaires, et les tribunaux obéissaient.

Le résultat de l’intervention franco-autrichienne dans la Romagne fut, à l’intérieur, de faire sortir le sanfédisme et le carbonarisme des sociétés secrètes pour mettre ces deux tendances ouvertement en présence ; à l’extérieur, de montrer la différence qui existe entre la politique du saint-siége et celle des états modernes. Sans doute il y a des conseils municipaux dans la Romagne, on a fondé des conseils provinciaux pour satisfaire la diplomatie ; mais le gouvernement nomme les conseillers, et il se sert précisément de ces conseils provinciaux pour aggraver l’impôt et pressurer les communes. La dette publique augmente tous les ans, la sûreté personnelle est menacée par l’inquisition, par les évêques, par la police et par les carabiniers ; le désordre et la confusion règnent dans les tribunaux, les peines sont toujours arbitraires, et la guerre civile est toujours imminente.

La révolution de la Romagne a modifié par contre-coup la situation de tous les partis italiens. Une scission s’est manifestée dans le parti royaliste. Pendant la restauration, il était aveuglément soumis à l’Autriche : l’occupation d’Ancône a rendu difficiles ces franches interventions de 1821, créé un nouveau centre révolutionnaire en Italie, ouvert une sorte de procès à la papauté devant l’Europe. Ce ne sont là, pour l’Autriche, que des embarras diplomatiques, compensés par la chance d’une nouvelle conquête ou par un accroissement d’influence sur le saint-siége. Cependant, à mesure que le désordre des États Romains a promis de nouveaux avantages à la cour de Vienne, tous les princes Italiens se sont rapprochés de la cour de Rome : que deviendraient-ils, si l’Autriche possédait une troisième province dans les quatre Légations ? Par un mouvement analogue, tandis que les sanfédistes, sous la restauration hostiles à l’empereur, adoptaient en 1831 les couleurs de l’Autriche, toutes les sociétés catholiques de la Haute-Italie s’opposaient fortement à l’influence autrichienne : que deviendraient-elles, si l’Autriche était toute puissante dans les États Romains ? Aussi Modène, Parme, Naples, le Piémont, même la Toscane, sont de plus en plus entrés dans le système guelfe. En 1839, le cabinet de Vienne proposait pour la troisième fois de légaliser son protectorat par une confédération austro-italienne, et, comme en 1819 et en 1825, il échouait, surtout par la résistance de la cour guelfe de Turin. Les princes ont prodigué les faveurs au parti guelfe dans le but d’opposer la dévotion à la révolution, de remplacer les baïonnettes absentes par un renfort de jésuites ; on voudrait se passer de l’Autriche et invoquer la ressource nationale de l’ultra-catholicisme. En cas de malheur, l’appui de l’Autriche reste d’ailleurs assuré car la cour de Vienne est intéressée, condamnée même à secourir ses alliés pour éviter la révolution dans ses provinces. Quel besoin a-t-on de se ménager son intervention par une condescendance gênante ? Les faveurs accordées au parti guelfe et ultra-catholique ont porté leurs fruits. En Piémont, le clergé reconnaissant correspond, par l’entremise de plusieurs évêques, avec le chef de la police de Turin, et le tient au courant de l’état des consciences. Pendant la restauration, l’hostilité du parti guelfe contre l’Autriche était occulte et gouvernementale ; aujourd’hui, elle est ouverte et nationale. Le système autrichien se trouve ainsi affaibli par la résistance religieuse, par le foyer révolutionnaire de la Romagne, par l’atteinte diplomatique de l’occupation d’Ancône, par l’effet de la double révolution de la Grèce et de l’Espagne, tandis que l’opposition qu’il rencontre dans les provinces slaves diminue sa force militaire et détruit lentement la fidélité de son armée.

Le parti national, sous la restauration, était bonapartiste ou militaire ; depuis 1831, il a perdu toutes ses velléités belliqueuses, et il est devenu réformiste. C’est lui qui dirigeait la révolution de l’Italie centrale, se fiant exclusivement au principe de la non-intervention : quand il fut abandonné, il passa de l’extrême confiance à l’extrême découragement. On l’accusa dans toute l’Italie d’avoir trahi la cause de la révolution par son incapacité : bientôt justifié par l’impuissance du parti démocratique, il s’est relevé depuis 1834. Ne pouvant pas espérer une insurrection, il contemple en silence, avec un naïf orgueil, les deux armées nationales de Naples et du Piémont ; ne pouvant pas espérer des constitutions octroyées par des princes italiens, il se tourne vers l’industrie, le commerce, la littérature. On l’a vu encourager les études classiques, prodiguer les sympathies aux hommes de lettres, s’exposer dans les dangers du choléra-morbus, s’intéresser aux chemins de fer comme à une œuvre politique. Les congrès scientifiques italiens tiennent à ce mouvement réformiste. Subissant l’empire de l’opinion, le gouvernement piémontais accordait des codes, améliorait la situation de la Sardaigne (1836-37), protégeait une littérature terne, officielle, inoffensive, d’où sortent cependant, par un hasard exceptionnel, les travaux philologiques et scientifiques de MM. Plana, Peyron, Gorresio, Gazzera. Le duc de Modène et le roi de Naples ont accueilli des savans ; l’Autriche elle-même renouvelait en 1838 l’institut de Milan, et fondait l’institut de Venise. Pourquoi les princes s’opposeraient-ils aux réformistes ? Le libéralisme est tenu en laisse par ces lentes et pacifiques innovations ; il dépense une violente énergie en de petites choses et oublie les soulèvemens. Au reste, les réformistes prêchent contre l’émeute, et se contentent de détester l’Autriche ; ils voudraient se rapprocher à tout prix des princes italiens, et ne demandent qu’à les voir indépendans de la cour de Vienne ; mais le clergé et la noblesse entraînent sans cesse l’absolutisme italien à de nouvelles violences, et les réformistes, malgré leurs aspirations vers un despotisme national et éclairé, malgré leur modération éprouvée en 1831, malgré toutes leurs idées pacifiques et bourgeoises, sont jetés sans cesse dans les conspirations. Néanmoins, si le parti se dissolvait à force de se rapprocher des gouvernemens, il se reconstituait, d’un autre côté, par une nouvelle génération de conspirateurs, plus jeune, plus ferme, instruite par l’échec de 1831, prête également à défendre ou à prévenir, selon que l’exigerait la prudence, une insurrection constitutionnelle. Ce parti a renouvelé depuis 1831 le carbonarisme, il a réformé ses principes, ses grades et ses emblèmes.

Le parti démocratique a été relevé tout d’un coup par la révolution de juillet. C’est avec effort que le gouvernement provisoire de Bologne pouvait le contenir ; la jeunesse de l’Italie centrale demandait à grands cris la propagande et le combat. Après la reddition d’Ancône, elle cherchait à organiser une insurrection républicaine dans les sociétés secrètes. Buonarotti, l’ami de Babeuf, vivait encore, et il fonda en Toscane la société des Vrais Italiens ; à la Saint-Jean de 1831, on tentait déjà le soulèvement de Florence. La police toscane, stimulée par le duc de Modène, arrêtait plusieurs suspects ; les conspirateurs usaient de représailles en jetant des sbires dans l’Arno et en donnant des sérénades aux détenus politiques ; les arrestations se multipliaient, l’Anthologie de Florence fut supprimée : enfin le grand-duc céda à l’opinion, et le calme se rétablit. En 1832, M. Mazzini fonde la jeune Italie. La propagande s’étend rapidement en Piémont, à Gênes, en Lombardie, à Naples ; mais le roi Charles-Albert arrête le mouvement par les douze exécutions de 1833, et l’expédition de Savoie l’anéantit en 1834. En même temps les fils du général Roussaroll, le dernier qui eût résisté parmi les révolutionnaires de 1821, attentent à la vie du roi de Naples ; Ricci est exécuté à Modène ; l’Autriche envoie de nouveaux conspirateurs au Spielberg. Trois ans après l’expédition de Savoie, au moment du choléra-morbus, Penne se soulève dans le royaume de Naples, Syracuse en Sicile : on passe par les armes cinquante-cinq personnes à Syracuse, et le roi profite de l’émeute pour fondre ensemble les deux gouvernemens de Naples et de Sicile. L’unité administrative pouvait être un bienfait, on en fit un fléau : on avait à désarmer la révolution en civilisant la Sicile, qui ne possède ni routes, ni instruction primaire, ni agriculture, ni commerce, et on ne songea qu’à profiter de l’incorporation de l’île pour augmenter les impôts. Il en résultait que cette terre sicilienne si fertile, et où le peuple meurt de faim, redevenait un foyer révolutionnaire. Les Calabres mécontentes se prêtaient de leur côté à la propagande, et les révolutionnaires exaltés cherchaient à ressusciter l’ancienne alliance insurrectionnelle de 1812 entre les Calabres et la Sicile. Cette fois, la Romagne venait ajouter un troisième centre révolutionnaire à l’alliance ; impatiente du combat depuis la double évacuation franco-autrichienne (1838), elle était libre d’agir. Faible sur les trois points des Calabres, de la Sicile et de la Romagne, le parti pouvait se trouver fort par l’insurrection combinée des trois pays : la haine de la Sicile pour Naples, des Calabres pour le gouvernement du roi Ferdinand, des Romagnols pour la cour de Rome, la nécessité impérieuse d’une réforme, voilà les élémens qu’une conspiration active, persévérante, déterminée à tout et pourtant impuissante à pénétrer dans les masses, s’efforça d’exploiter. Cette conspiration se forma en 1840, à l’instant même où l’on apprit que l’Europe provoquait la France à la guerre. De 1831 à 1840, les exaltés et les modérés s’étaient séparés : les uns se réunissaient dans le carbonarisme réformé, les autres composaient les bandes de la jeune Italie, des amis des peuples, des vengeurs du peuple. L’espoir d’une guerre rapprocha les deux partis. La jeune Italie portait la propagande à bord de la flotte autrichienne, dans les troupes impériales ; les comités de Malte et de Londres redoublaient d’efforts ; le parti démocratique avait des compagnies volantes sur tous les points de l’Italie. D’un autre côté, le parti modéré, c’est-à-dire tous les Siciliens qui se souvenaient de la constitution de 1813, les Calabrais disposés à renouveler la tentative de 1821, les Romagnols décidés à revenir sur celle de 1831, se préparaient à l’action : ici les forces tenaient aux intérêts même du sol ; la propagande du parti modéré, moins aventureuse que celle du parti démocratique, était plus sûre et beaucoup plus redoutable. En 1841, Aquila se révolte inopinément, et ce malentendu ne fait que jeter cent trente-neuf accusés devant une commission militaire, qui en condamne cinquante-six et en fait fusiller quatre. Cependant la révolte conçue au moment du traité du 15 juillet devait éclater en 1843. On sait qu’au moment de l’action les Calabres restèrent immobiles. Dès-lors le parti modéré tout entier se retira de la conspiration, et le parti démocratique, réduit à ses compagnies volantes, se trouva dans l’impossibilité d’agir. Les plus hardis (bien que M. Mazzini lui-même voulût les contenir) marchèrent au combat : ils ne rencontrèrent que le martyre. Cette année, les commissions militaires de Naples et de Bologne ont déjà condamné cent soixante personnes et ordonné vingt et une exécutions. Le nom des frères Bandiera s’ajoutait, il y a quelques mois, au martyrologe de la liberté italienne. Les procès sont ouverts à Venise. Nous devons respecter les victimes, nous devons respecter aussi le secret de cette conspiration, qui s’étendait depuis Venise jusqu’en Sicile ; mais on ne peut s’empêcher de reconnaître dans cette dernière crise l’adresse et la fermeté du parti modéré : uni, compact, il agissait comme s’il avait des chambres et des électeurs. Son chef dans la Romagne préparait l’insurrection, et quand il se vit abandonné par les Cababrais, il prévint, en la contremandant, un immense désastre. Il avait poussé à la révolte un peuple irrité, et il le contenait avec non moins de bonheur, appuyé sur les ressources même de la conspiration, pour réserver les forces révolutionnaires. Le gouvernement pontifical en a été réduit à ordonner un massacre dans le bas peuple, et à témoigner naïvement toute sa frayeur sur l’étendue du danger qu’il venait de courir, tandis qu’il devait, en réalité, la tranquillité publique aux libéraux. Le mouvement contremandé de 1843 a été la plus vaste conspiration italienne depuis 1821, le chef-d’œuvre des sociétés secrètes, le dernier effort de l’alliance des modérés et des exaltés, la plus habile manœuvre de cette opposition occulte et permanente qui essaie ses forces depuis 1814 en Italie. La persuasion intime et profonde que toutes les ressources de la modération ont été épuisées en 1821 et en 1831, qu’il faut un combat, que le temps des transactions est passé, qu’il faut imiter la république française, voilà ce qui atteste encore aujourd’hui dans le parti démocratique italien l’influence persistante des traditions de 1793 et de 1830. D’un autre côté, la conviction non moins intime et profonde que les moyens extrêmes de la démocratie n’ont pas de force en Italie, qu’ils ne peuvent pas soulever les masses, qu’il faut chercher un point d’appui dans la diplomatie, qu’il faut ajourner la conquête de la liberté pour obtenir avant tout l’indépendance du pays, telle est aujourd’hui la profession de foi du parti modéré, qui résume les traditions de la ligue noire, de la société des Rayons, du carbonarisme et du bonapartisme. Ce parti voudrait se rapprocher de la cour de Turin ; il n’a jamais oublié que le fils d’Eugène Beauharnais est à la cour de Saint-Pétersbourg.

Ainsi le congrès de Vienne triomphait, en 1814, de l’Italie libérale, et la révolution protestait, en 1821, par les soulèvemens militaires de Naples et du Piémont. Le congrès de Laybach dispersait les soulèvemens, et, dix ans plus tard, ils se reproduisaient dans la Romagne. Le mémorandum des cinq cours rentrait d’une manière détournée dans le système du congrès de Vienne, et aujourd’hui une conspiration invisible, plane sur toute l’Italie, depuis Venise et Bologne jusqu’en Sicile. Un guerillero hardi, une émeute à Cosenza, une bande dans la Romagne, ne sont pas des évènemens ; ce sont des symptômes. L’exaspération conduit quelques jeunes gens au martyre, et malheureusement les causes de l’exaspération subsistent. Le système autrichien a pu vaincre jusqu’à ce jour la révolution, parce qu’elle n’était pas dans les masses, parce qu’elle pouvait se concilier passagèrement avec l’administration de Joseph II, parce que le mouvement spontané des peuples ne conduisait qu’à la publication des codes. L’Autriche, en 1814, a donc publié des codes, et les révolutionnaires qui demandaient plus, faibles, isolés comme en 1791, étaient forcés de se cacher comme en 1796. Plus tard, ils obéissaient à l’impulsion étrangère de la seconde insurrection espagnole et des journées de juillet. Par là, les mouvemens des Italiens se réduisaient à des insurrections artificielles élaborées dans les comités secrets ; quand ils se déclaraient, ils ne faisaient que démasquer des conspirateurs, et l’inquisition italienne, fortifiée par la gendarmerie impériale, renouvelait en 1831 les sacrifices de 1799. La révolution ne devenait populaire et partant redoutable que dans la Romagne, qui réclame des codes et des lois modernes. Toutefois la publication d’un code ne peut pas être la dernière conquête de la révolution en Italie : le code conduit à des institutions libres, et le bien-être qui en résulte favorise les tendances libérales ; mais la révolution ne peut être admise dans les intérêts sans se produire dans les idées. C’est pourquoi, en Italie, les sociétés sécrètes se renouvellent avec les générations ; il faut chaque jour des sacrifices sanglans pour les contenir ; l’Autriche ne peut garder le juste milieu, elle doit prêter ses forces à la contre-révolution, elle a dû revenir sur le libéralisme de Joseph II ; son système s’use : on gouverne par la terreur, et la terreur n’a rien résolu. Après des efforts multipliés, les deux partis de la révolution et de la contre-révolution sont encore en présence. La contre-révolution se personnifie surtout dans le gouvernement temporel de l’église, dans les jésuites qui envahissent la Haute-Italie, dans les royalistes du Piémont, de Modène, qui se rapprochent tous les jours du gouvernement pontifical. Invariable dans ses allures, la contre-révolution compte toute une série de tristes souvenirs : les massacres de Vérone, de Lugo, les assassinats des briganti, les pillages de l’armée chrétienne du Piémont, les excès de Fra Diavolo, de Mammone, la vie de Ferdinand IV, de Caroline d’Autriche, de Canosa, du duc de Modène, de Ruffo, les capitulations violées de Saint-Elme et d’Ancône. Elle agit par la police, par les sanfédistes, par les commissions militaires, se maintient à force d’exécutions ; elle a brûlé à Palerme, par la main du bourreau, le code Napoléon, et quatre fois elle a appelé les armées de l’Autriche sur tous les points de l’Italie. La révolution s’est personnifiée à son tour dans les mille victimes que le parti libéral a données à l’exil, à la prison, à l’échafaud ; elle ne peut oublier ni l’uniformité des lois italiennes, bienfait du règne de Napoléon, ni la promesse du royaume d’Italie ; elle se souvient aussi des républiques du directoire. La contre-révolution a désarmé les citoyens, armé les populaces, favorisé l’espionnage, ranimé en Italie les mœurs impures de la décadence. La révolution a protégé l’agriculture, le commerce, l’industrie, la pensée ; depuis 1814, elle a gagné à sa cause la littérature tout entière : le talent, quelle que soit la forme sous laquelle il se manifeste, est considéré aujourd’hui comme une espérance du parti libéral. L’opinion trahit ses inquiétudes par une vague attente d’évènemens imprévus ; on s’aperçoit que dans la péninsule rien n’est assis. Dès 1831, la fièvre révolutionnaire avait gagné toute l’Italie supérieure, et aujourd’hui encore on ne saurait jouer ni Guillaume Tell à Milan, ni la Norma à Palerme, ni la Vestale à Rome, sans que le public y découvre des allusions sanglantes pour les cours absolutistes. Si on représente à Turin le Philippe Visconti, on y voit un hommage à l’ancienne indépendance de la Lombardie ; Si Manzoni écrit les Fiancés, on y cherche à tout prix la satire de la cour de Vienne ; si M. Amari donne l’histoire des Vêpres siciliennes, il est contraint de se réfugier en France, car son travail de simple érudit acquiert en Sicile le sens d’un pamphlet incendiaire. La lutte des deux partis a divisé jusqu’aux villes italiennes. La révolution a établi ses foyers à Gênes, impatiente de secouer le joug du Piémont ; à Alexandrie, le centre des insurgés de 1821 et de 1832 ; à Brescia, gagnée au carbonarisme en 1821 ; à Bologne, la première à l’attaque en 1796 et en 1831 ; dans les Calabres, toujours prêtes à l’émeute ; à Palerme, admirable dans l’élan de 1821. On peut considérer comme les centres de la contre-révolution Turin, le siége du gouvernement piémontais ; Naples, la ville des lazzaroni, tous royalistes ; Messine, heureuse de ses priviléges et hostile à Palerme ; Vérone, qui insultait en 1821 les prisonniers du Spielberg ; Lugo, la cité de la ligue théocratico-antinapoléonienne ; Faenza, le centre du sanfédisme ; Rome enfin, la ville des papes. On le voit, l’Italie est livrée à des causes d’agitations toujours renaissantes. En présence d’une telle situation, ce n’est point la violence qui peut affermir les gouvernemens de la péninsule : l’intelligence des besoins des populations, une sollicitude active pour leur bien-être, donneraient à ces gouvernemens une force qu’ils ont trop négligée. Pour être justes, nous devons reconnaître que le cabinet de Naples est entré, depuis quelques années, dans une voie d’améliorations matérielles et de sages réformes administratives.

Assurément, si l’on considère l’Italie au point vue diplomatique, on n’y trouvera qu’une seule question, celle de la Romagne. Le gouvernement pontifical a donné son adhésion au mémorandum et l’a violé sur tous les points, de l’aveu même de l’ambassadeur anglais. Grégoire XVI n’a accordé aucune liberté, aucune garantie, aucun soulagement, et il a épuisé toutes les ressources de la théocratie. Il avait promis à la diplomatie de déraciner la révolution par les réformes, et il la contient par les fusillades ; il avait promis une ère nouvelle à ses sujets, et il les pousse à la guerre civile. Le gouvernement pontifical, réduit au monopole des prélats, forcé de multiplier les emprunts, soutenu tour à tour par les baïonnettes de l’Autriche, des Suisses et des volontaires, et compromet la sécurité de tous les princes italiens. La violation du mémorandum de 1831, voilà la question italienne telle que peut la poser la diplomatie, et cette question, ainsi envisagée, paraît insoluble. Appliquer le mémorandum, réformer le gouvernement pontifical, c’est le séculariser, c’est le détruire. Est-il un gouvernement qui propose de séculariser la papauté ? Peut-on imposer au pape deux chambres et des ministres responsables ? Non ; avec les données actuelles de la politique, il n’y a pas de solution possible au problème italien. Il faut s’élever plus haut et se demander, non pas si on peut éteindre un foyer d’agitations dans la Romagne, mais si l’Italie peut sortir d’un état violent qui ne dure que par la terreur. Il ne faut pas prétendre supprimer la révolution ; il s’agit de la satisfaire dans ce qu’elle a de légitime, et cette tâche ne peut être accomplie ni par la France ni par l’Autriche : elle doit l’être par l’Italie elle-même. Le parti libéral au-delà des monts a donné assez de sang pour réclamer sa place dans le mouvement nouveau de l’Europe. Quel que soit l’avenir de la péninsule, on peut dès à présent reconnaître que l’avantage doit rester aux principes que ce parti a défendus au prix de tant de sacrifices. C’est à cette conclusion que nous a conduits l’histoire des tentatives révolutionnaires au-delà des Alpes ; c’est à cette conclusion que nous serons ramenés encore en interrogeant une autre fois la littérature politique de l’Italie.


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  1. Voyez l’article de M. Cousin, sur Santa-Rosa, dans la livraison du 1er mars 1840.
  2. L’avocat, sous le régime autrichien, n’exerce ni l’influence de la parole, car la parole lui est interdite en public, ni celle du patriotisme, puisqu’il ne doit pas se compromettre, s’il veut une nomination, ni même l’influence de la probité civique, car, pour avancer, il doit se déplacer de ville en ville, comme un juge, et quitter successivement les lieux qui ont pu l’apprécier.
  3. « Senza avere compassione delle grida de’ fanciulli de’ pianti de’ vecchi e delle donne. » Nous copions une formule imprimée.