La réforme des études au xvie siècle, analyse d’un article de M. Gaston Boissier (Revue des Deux Mondes)

La réforme des études au xvie siècle, analyse d’un article de M. Gaston Boissier (Revue des Deux Mondes)
Revue pédagogique, premier semestre 1883 (p. 61-64).

La réforme des études au xvie siècle, par Gaston Boissier (Revue des Deux-Mondes, n° du 1er décembre 1882). — Dans cet article, consacré à une étude sur Claude Baduel, le fondateur de l’université de Nîmes, en 1539, et sur Marc-Antoine Muret, l’un des maîtres de Montaigne au collège de Guyenne, devenu ensuite professeur à l’université de Rome, M. Gaston Boissier expose, avec le talent qu’on lui connaît, ce qu’a été le mouvement scolaire né de la Renaissance et de la Réforme. Bien qu’il soit conduit, par le caractère des personnages qu’il nous présente, à s’occuper surtout des humanités ou de l’enseignement des littératures anciennes, M. G. Boissier a écrit des pages fort intéressantes sur les méthodes d’enseignement en général, et sur le régime des universités au moyen âge. Ainsi, après nous avoir tracé l’emploi du temps d’un écolier au collège de Montaigu, de 4 heures du matin à 8 ou 9 heures du soir, selon la saison, il nous montre les abus des disputes de la scolastique, et nous fait apprécier la portée du changement qui s’opéra dans les études au xvie siècle, et qui remplaça une discipline aride et toute mécanique par une large culture de l’esprit.

« L’enseignement, dans l’université de Paris, consistait, dit M. Boissier, à lire avec le maître un livre qui faisait autorité et à en tirer des propositions sur lesquelles on instituait ensuite des disputes. L’habitude s’étant établie de lire toujours le même livre, et de procéder de la même manière dans la discussion des principes, le maître, qui n’avait rien de nouveau à imaginer, se contentait de dicter des cahiers où toutes les discussions étaient indiquées. Les cahiers, comme il arrive toujours, avaient fini par rendre le professeur inutile. Aussi avait-il cessé d’enseigner ; il ne s’occupait plus qu’à présider les exercices solennels pour la collation des grades. Quant à l’enseignement, il ne se faisait guère que par les discussions des condisciples entre eux ou avec des bacheliers peu exercés. La Renaissance rendit au maître toute son importance. Pour exprimer l’impression qu’on éprouve en face d’un texte et la faire partager aux élèves, pour interpréter un grand écrivain, pour saisir et expliquer toutes les nuances de la pensée, il faut un homme instruit. exercé, et qui, devant ses écoliers, paie de sa personne. Le rôle des maîtres se trouve donc changé, comme le sujet de leurs leçons. Ainsi se constitua l’enseignement nouveau, et telles furent les principales réformes que la Renaissance inaugura dans l’éducation de la jeunesse. Si l’on me permet d’employer la façon de parler d’aujourd’hui, je dirai, pour les résumer en une phrase, que c’est l’enseignement secondaire qui prend le pas sur l’enseignement supérieur. »

Ne reconnaît-on pas, dans ce maître du moyen âge qui répète toujours le même livre, dicte des cahiers, l’ancêtre trop écouté, trop fidèlement suivi de certains de nos instituteurs ou même de nos professeurs d’école normale ? Pour eux, l’esprit était un vase qu’il s’agissait de remplir plutôt qu’une source d’où il fallait faire jaillir des eaux vives.

M. Boissier montre admirablement que ce qui sembla n’être d’abord qu’un changement de méthode aboutit à une révolution dont toute la société se ressentit. L’enseignement de l’Université ne fut plus seulement une préparation pour les clercs, pour ceux qui prétendaient à la situation privilégiée que l’Église faisait à ses serviteurs ; il s’adressa à tout le monde et par suite devint attrayant et facile. Ramus, qui est l’apôtre des réformes nouvelles, se préoccupe « d’oster du chemin des arts libéraux les espines, les cailloux, et tous empeschemens et retardemens des esprits, de faire la voye droite et plaine pour parvenir plus aisément, non seulement à l’intelligence, mais à la pratique et à l’usage des arts libéraux. » Tous les bons esprits sont conviés à apprendre, et il fait pour eux une grammaire française publiée en français et non en latin : grande nouveauté ! Ce qui, au moyen âge, était une sèche analyse de Priscien et de Donat, devient avec la Renaissance « une éducation générale, vivante, humaine ». Il se forme une classe d’hommes éclairés, actifs, libéraux, ayant le sentiment de leurs droits et de leurs devoirs, et c’est par eux qu’au siècle suivant la France deviendra si grande.

M. Gaston Boissier se trouve amené, par le récit des difficultés qui assaillirent Baduel dans l’administration du Collège des arts à Nîmes, à examiner la question, si souvent débattue, de la part à faire aux pouvoirs locaux dans la direction des établissements d’instruction publique. Les lettres patentes qui avaient fondé l’université nîmoise disaient qu’elle élirait ses officiers et se gouvernerait elle-même. Baduel fit créer un conseil composé de citoyens lettrés, nommés gymnasiarques, qui, avec les professeurs des diverses classes, devait décider de ce qui se rapportait à la discipline et aux études. Mais cela n’assura pas la bonne harmonie dans le collège. Les choix portaient quelquefois, pour le professorat, sur des brouillons vaniteux qui introduisaient la discorde dans la compagnie. Les coups d’épée se mêlaient aux coups de langue, et on comprend ce que devenaient alors les études. « Les bons citoyens gémissaient, dit M. Boissier, les brouillons se partageaient entre les deux rivaux, les procès naissaient les uns des autres. Il me semble qu’une leçon se dégage de cette histoire : lorsqu’on voit quels désordres peuvent se produire quand l’éducation est tout à fait abandonnée aux particuliers et aux villes, on devient moins défavorable au système qui la met dans la main de l’État. »

Une des choses qui durent frapper le plus les esprits, c’est que le recteur Baduel ne resta pas célibataire, comme c’était la règle alors pour les fonctions de l’enseignement ; non seulement il se maria, mais il publia en outre une brochure pour exciter ses collègues à suivre son exemple. Dans l’ancienne université de Paris, la faculté de médecine était la seule qui n’imposât pas le célibat à ses membres. Pour la faculté des arts, il était de règle, et, « quand la règle disparut, dit M. Boissier, le préjugé resta. Au xviie et au xviiie siècle, les grands universitaires, comme Rollin, ne se marièrent pas, et les gens qui, en 1808, essayèrent de fonder l’Université nouvelle en y conservant autant que possible l’esprit des anciennes universités, insinuèrent dans les statuts l’article suivant : « Les proviseurs et censeurs des lycées, les principaux et régents des collèges, ainsi que les maîtres d’études de ces écoles, seront astreints au célibat et à la vie commune. » Une prescription pareille, au lendemain de la Révolution, semble fort singulière et ne pouvait durer longtemps. »

Marc-Antoine Muret, le second personnage étudié par M. Boissier, nous est, malgré sa haute réputation d’éloquence et le théâtre éclatant où il fut placé, beaucoup moins sympathique que l’honnête recteur de l’université de Nîmes. À Bordeaux où il débute, puis à Paris et à Toulouse, Muret mène une vie fort dissipée et se trouve mêlé à plus d’un scandale. Obligé de quitter la France, il passe en Italie et, à Venise comme à Rome, il ne montre pas des mœurs plus honnêtes. Cependant il arrive dans la capitale du monde catholique à la plus haute position : il est non seulement l’orateur officiel des grandes occasions, mais encore le rédacteur des dépêches les plus délicates de la chancellerie romaine. C’est à ce titre qu’il fut appelé par le pape Grégoire XIII à faire, en présence de l’ambassadeur français, l’éloge de la Saint-Barthélemy. « Ce n’est pas qu’il fût an fanatique, dit M. Boissier ; je me figure qu’il n’avait de passion que pour les lettres et que le reste le touchait peu. Mais ces indifférents sont sujets à des colères terribles, quand ils soupçonnent qu’on veut troubler cette bienheureuse tranquillité qui leur est si précieuse… C’est ainsi que Muret fut amené à écrire ce discours, qui est une honte pour sa mémoire. »

Pour l’enseignement, Muret avait une qualité essentielle : il aimait son état avec passion. Tandis que beaucoup de ses collègues ne faisaient leurs leçons qu’à contre-cœur, regrettant les loisirs de leur cabinet où ils composaient de beaux ouvrages, Muret était heureux de se trouver au milieu d’une ardente jeunesse, et c’est avec une véritable allégresse qu’il remontait dans sa chaire après quatre mois de vacances. Ce n’est pas qu’il eût toujours à se louer de ses auditeurs ; bien souvent il dut supporter les sifflets et les injures d’étudiants paresseux, et souvent, surtout dans sa vieillesse, il fut obligé de se retirer sans pouvoir faire sa leçon. Dans son zèle et par attachement pour les élèves studieux, il remplaça quelquefois son cours public par des conférences particulières dans sa propre maison, d’où les mauvais élèves se trouvaient naturellement exclus.

Une autre difficulté de Muret à Rome, c’est que son enseignement n’y était point libre. Sous prétexte d’en assurer l’orthodoxie, une congrégation de cardinaux y maintenait les méthodes les plus surannées. « La défense d’innover s’étendait à tout, dit M. Boissier, et la routine était aussi sacrée que le dogme. » On ne lui laissait pas expliquer les dialogues de Platon ou les traités d’Aristote, la plupart de ses auditeurs ne sachant pas le grec, et, pour le latin, il lui était recommandé de s’en tenir à Cicéron et de ne point passer à Tacite. D’un caractère facile, Muret céda tout en maugréant, et il lui fut ainsi permis d’enseigner à Rome, pendant vingt ans, sans avoir aucune mauvaise affaire avec un pouvoir ombrageux.

M. Boissier, en nous racontant les luttes suscitées par les idées nouvelles, fait très justement remarquer l’habileté que montrèrent les jésuites pour attirer à eux la bourgeoisie. Dans leur Ratio studiorum, ils firent d’habiles concessions aux études littéraires telles que les inauguraient les humanistes de la Réforme, mais ils maintinrent tout le reste. Ils évitèrent les fautes qu’ils voyaient commettre autour d’eux et opposèrent à la turbulence des universités la discipline de leurs maisons. « En prenant à leurs adversaires la principale raison de leurs succès, ils conservèrent à l’Église catholique les classes moyennes qu’elle était entrain de perdre. »