La question de l’analyse par les non-médecins
LA QUESTION DE L’ANALYSE
PAR LES NON-MÉDECINS[1].
Si je veux me faire comprendre, il me faut maintenant vous communiquer quelques fragments d’une doctrine psychologique qui, hors les cercles analytiques, n’est pas connue ou pas estimée. De cette théorie découlera aisément et ce que nous attendons du malade et par quels chemins nous parvenons à notre but. Je vais vous l’exposer dogmatiquement, comme si elle était déjà un système achevé. Mais n’allez pas croire qu’elle soit née ainsi tout équipée, comme il advient aux systèmes philosophiques. Nous l’avons développée lentement, peu à peu, nous en avons dû conquérir péniblement chaque parcelle ; nous n’avons cessé de la modifier au contact constant de l’observation jusqu’à ce qu’elle ait enfin acquis la forme sous laquelle elle nous paraît suffire à nos desseins. J’aurais dû, voici peu d’années, exprimer cette doctrine en d’autres termes. Je ne puis, bien entendu, vous affirmer que l’expression formelle de la doctrine à l’heure qu’il est en demeurera définitive. Vous le savez, la science n’est pas une révélation, il lui manque, longtemps encore après ses débuts, la certitude, l’immutabilité, l’infaillibilité, dont la pensée humaine est si avide. Mais telle qu’elle est, elle est pourtant tout ce que nous pouvons avoir. N’oubliez pas que notre science est très jeune — à peine aussi vieille que le siècle ! — et qu’elle travaille avec la matière peut-être la plus ardue qui puisse s’offrir à l’investigation humaine : ainsi vous pourrez vous mettre dans l’état d’esprit nécessaire à la compréhension de ce que je vais vous dire. Cependant interrompez-moi chaque fois que vous ne pourrez me suivre ou que vous désirerez de plus amples éclaircissements.
« Je vous interromps avant même que vous ne commenciez. Vous dites vouloir m’exposer une nouvelle psychologie, mais il me semble que la psychologie n’est pas une science nouvelle. Il y en a assez, de psychologie et de psychologues, et j’ai entendu dire pendant mes études que de grandes choses dans ce domaine ont déjà été accomplies. »
Et je n’entends pas discuter leur valeur. Mais y regardez-vous de plus près, vous serez contraint d’attribuer ces grands accomplissements plutôt à la physiologie des sensations. Car la science de la vie psychique ne pouvait se développer, entravée qu’elle était par une seule mais essentielle méconnaissance. Qu’embrasse-t-elle aujourd’hui, telle que l’enseigne l’Ecole ? En dehors de ces très intéressants points de vue physiologiques sur les sensations, rien qu’une liste de divisions et de définitions de ce qui se passe dans notre âme, divisions et définitions qui, grâce au langage usuel, sont devenues le bien commun de tous les lettrés. Cela ne suffit évidemment pas pour comprendre notre vie psychique. Avez-vous remarqué que chaque philosophe, écrivain, historien ou biographe s’arrange une psychologie à lui, nous propose ses hypothèses à lui sur les rapports et le but des actes psychiques, hypothèses plus ou moins séduisantes mais toutes également douteuses ? On manque évidemment ici d’une base commune. De là découle aussi qu’en psychologie on soit si irrespectueux et qu’on ne reconnaisse aucune autorité. Chacun peut ici « braconner » à son aise. Mettez-vous une question de physique ou de chimie sur le tapis, tout le monde se taira qui ne se sait pas en possession de « connaissances techniques ». Mais avancez-vous une assertion psychologique, préparez-vous à être jugé et contredit par n’importe qui. Sans doute n’y a-t-il pas dans ce domaine de « connaissances techniques ». Chacun a donc sa vie psychique, et c’est pourquoi chacun se tient pour un psychologue. Mais cela ne me semble pas un titre suffisant. On raconte qu’une personne se présente un jour comme « bonne d’enfants » ; on lui demande si elle s’entend à élever les enfants. Bien sûr, répond-elle, puisque j’ai été moi-même en mon temps petite enfant.
« Et vous prétendez avoir découvert cette « base commune » de la vie de l’âme, qui échappa à tous les psychologues, en observant des malades ? »
Je ne crois pas que cette origine ôte de leur valeur à nos constatations. L’embryologie, par exemple, ne mériterait aucun crédit, si elle ne pouvait sans peine éclairer l’étiologie des malformations de naissance. Mais je vous ai donc parlé de gens dont les pensées marchent toutes seules, de telle sorte qu’ils se voient contraints à ruminer sans fin des problèmes qui leur sont terriblement indifférents. Pensez-vous que la psychologie d’école ait jamais fourni le moindre apport à l’éclaircissement d’une semblable anomalie ? Et enfin il nous arrive à tous que notre pensée, pendant la nuit, suive ses propres voies et crée des choses qu’ensuite nous ne comprenons pas, qui nous semblent étranges et douées d’une ressemblance suspecte avec certaines productions pathologiques. Je veux parler de nos rêves. Le peuple n’a jamais abandonné cette croyance que les rêves aient un sens, une valeur, signifient quelque chose. Ce sens des rêves, la psychologie de l’école n’a jamais pu le fournir. Elle n’a su quoi faire du rêve ; les quelques explications qu’elle en hasarda furent non-psychologiques : ramener le rêve à des excitations sensorielles, ou bien à un sommeil plus ou moins profond des diverses parties du cerveau, etc. Mais on est en droit de dire qu’une psychologie qui ne sait pas expliquer le rêve n’est pas utilisable pour l’intelligence de la vie psychique normale et ne peut prétendre à s’appeler une science.
« Vous devenez agressif : vous devez avoir touché un point sensible. J’ai, en effet, entendu dire que l’on attache, dans l’analyse, une grande importance aux rêves, qu’on les interprète, qu’on découvre en eux le souvenir d’événements réels, etc. Mais aussi que l’interprétation des rêves est livrée au bon plaisir de l’analyste, et que les analystes eux-mêmes n’en ont pas fini encore avec les différends sur la manière d’interpréter les rêves et le droit d’en tirer des conclusions. En serait-il ainsi, vous feriez mieux de ne pas souligner d’un trait si épais la supériorité de l’analyse sur la psychologie classique. »
Vous dites là des choses fort justes. Il est exact que l’interprétation des rêves a acquis, dans la théorie comme dans la pratique de l’analyse, une importance incomparable. Et si je parais agressif, ce n’est que pour me défendre. Mais quand je pense à tout l’esclandre que certains analystes ont fait à propos de l’interprétation des rêves, je pourrais désespérer et donner raison à l’exclamation pessimiste de notre grand satirique Nestroy : « Tout progrès n’est jamais qu’à demi aussi grand qu’il parut d’abord ! » Cependant avez-vous jamais vu les hommes faire autre chose qu’embrouiller et défigurer tout ce qui leur tombe sous la main ? Un peu de prudence et de maîtrise de soi suffisent à éviter la plupart des dangers de l’interprétation des rêves. Mais pensez-vous que nous arrivions jamais à l’exposé que j’ai à vous faire, si nous nous laissons ainsi détourner de notre sujet ?
« Oui : vous voulez m’exposer les bases fondamentales de la nouvelle psychologie, si je vous ai bien compris. »
Je ne voulais pas commencer par là. J’avais l’intention de vous faire voir quelle conception, au cours des études analytiques, nous nous sommes formée de la structure de l’appareil psychique.
« Puis-je demander ce que vous appelez « appareil psychique » et avec quoi il est construit ? »
Vous verrez bientôt clairement ce qu’est l’appareil psychique. Mais ne demandez pas, je vous en prie, de quoi il est bâti ! Cela est sans intérêt psychologique, et reste à la psychologie aussi indifférent qu’à l’optique de savoir si les parois du télescope sont en métal ou en carton. Nous laisserons de côté « l’essence » des choses pour ne nous occuper que de leur situation dans « l’espace ». Nous nous représentons l’appareil inconnu qui sert à accomplir les opérations de l’âme en vérité comme un instrument, fait de l’ajustage de diverses parties — que nous dénommons « instances ». À chacune est attribuée une fonction particulière, elles ont entre elles un rapport spatial constant, c’est-à-dire le rapport spatial « en avant ou en arrière » — « superficiel ou profond » n’exprime pour nous d’abord que la régulière succession des fonctions. Me fais-je encore comprendre ?
« Difficilement. Peut-être comprendrai-je plus tard, mais voilà certes une singulière anatomie de l’âme, dont l’équivalent ne se rencontre pas dans les sciences naturelles ! ».
Que voulez-vous, c’est une hypothèse comme il y en a tant dans les sciences. Les premières de toutes ont toujours été assez grossières. « Open to revision » peut-on en dire. Je trouve superflu de me servir de la locution devenue si populaire « comme si ». La valeur d’une telle « fiction » — ainsi que l’appellerait le philosophe Weininger — dépend ce qu’on en peut faire.
Et je poursuis : Restant sur le terrain de la sagesse courante, nous reconnaissons dans l’homme une organisation psychique intercalée entre, d’une part, ses excitations sensorielles et la perception de ses besoins corporels, d’autre part, ses actions motrices ; organisation servant d’intermédiaire entre les deux en vue d’un but bien défini. Nous appelons cette organisation son « moi ». Voilà qui n’est pas nouveau, chacun de nous fait cette hypothèse sans être philosophe, et quelques-uns même bien qu’ils le soient. Mais nous ne croyons pas avoir ainsi épuisé la description de l’appareil psychique. En plus de ce « moi », nous reconnaissons un autre territoire psychique, plus étendu, plus vaste, plus obscur que le « moi », et ce territoire nous l’appelons le « soi ». La relation existant entre le « moi » et le « soi » est ce qui va nous occuper d’abord.
Vous allez sans doute trouver mauvais que nous ayons choisi, pour désigner nos deux instances ou provinces psychiques, des mots courants au lieu de vocables grecs sonores. Mais nous aimons, nous autres psychanalystes, rester en contact avec la façon de penser populaire et préférons rendre utilisables à la science ses notions que les rejeter. Nous n’y avons aucun mérite, nous sommes contraints d’agir ainsi, parce que nos doctrines doivent être comprises par nos malades, souvent très intelligents mais pas toujours versés dans les humanités. Le « soi » impersonnel correspond directement à certaines manières de parler de l’homme normal. « Cela m’a fait tressaillir, dit-on, quelque chose en moi, à ce moment, était plus fort que moi ». « C’était plus fort que moi. »[2].
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Chirico | |
En psychologie, nous ne pouvons décrire qu’à l’aide de comparaisons. Ce n’est pas spécial à la psychologie, il en est ainsi ailleurs. Mais nous devons sans cesse changer de comparaisons : aucune ne nous suffit longtemps. Si donc je veux vous rendre sensible la relation entre le moi et le soi, je vous prierai de vous représenter le « moi » comme une sorte de façade du « soi », un premier plan, — ou bien la couche externe, l’écorce de celui-ci. Tenons-nous-en à cette dernière comparaison. Nous le savons : les couches corticales en général sont redevables de leurs qualités spéciales à l’influence modificatrice du milieu extérieur auquel elles sont contiguës. Représentons-nous les choses ainsi : le « moi » serait la couche, — modifiée par l’influence du monde extérieur, de la réalité — de l’appareil psychique, du « soi ». Vous voyez combien, dans la psychanalyse, nous prenons au sérieux les notions spatiales. Pour nous le « moi » est vraiment le plus superficiel, le « soi » le plus profond, bien entendu considérés du dehors. Le « moi » a une situation intermédiaire entre la réalité et le « soi », qui est proprement le psychique.
« Je ne vous demande pas encore comment on peut savoir tout cela. Dites-moi d’abord à quoi sert cette distinction entre un « moi » et un « soi », ce qui vous y contraint ? »
Votre question me montre dans quelle direction poursuivre. Ce qu’il importe en effet avant tout de savoir, c’est que le « moi » et le « soi » divergent fort et en bien des points l’un de l’autre ; d’autres règles président dans le « moi » ou le « soi » aux actes psychiques ; le « moi » vise d’autres buts et par d’autres moyens. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, mais vous contenterez-vous d’une nouvelle comparaison et d’un nouvel exemple ? Pensez aux différences existant entre le front et l’arrière, telles qu’elles s’étaient établies pendant la guerre. Alors nous ne nous étonnions pas qu’au front bien des choses se passassent autrement qu’à l’arrière, et qu’à l’arrière bien d’autres fussent permises qu’au front il fallait interdire. L’influence déterminante était naturellement la proximité de l’ennemi : pour la vie psychique, c’est la proximité du monde extérieur. Dehors — étranger — ennemi — furent une fois synonymes. Maintenant venons-en à l’exemple : dans le « soi », pas de conflits ; les contradictions, les contraires voient leurs termes voisiner sans en être troublés, des compromis viennent souvent accommoder les choses. En de tels cas, le « moi » eut été en proie à un conflit qu’il eut fallu résoudre, et la solution ne peut être que l’abandon d’une aspiration au profit d’une autre. Le « moi » est une organisation qui se distingue par une remarquable tendance à l’unité, à la synthèse ; ce caractère manque au « soi », — celui-ci est, pour ainsi dire, incohérent, décousu, chacune de ses aspirations y poursuit son but propre et sans égard aux autres.
« Et s’il existe un « arrière » psychique d’une telle importance, comment me ferez-vous croire qu’il passa inaperçu jusqu’à l’avènement de l’analyse ? »
Voilà que nous revenons à l’une de vos questions précédentes. La psychologie s’était fermé l’accès au domaine du « soi » en s’en tenant à une hypothèse qui paraît d’abord assez plausible, mais qu’on ne peut pourtant soutenir. À savoir, que tous les actes psychiques sont conscients, que la « conscience » est le signe distinctif du psychique, et que, y eut-il dans notre cerveau des opérations inconscientes, celles-ci ne méritent pas le nom d’actes psychiques et n’ont rien à voir avec la psychologie.
« Cela va de soi, me semble-t-il ».
Oui, c’est ce que pensent aussi les psychologues, mais il n’en est pas moins facile de montrer que cela est faux, qu’une telle séparation est tout à fait impropre. La plus superficielle observation de soi-même montre que l’on peut avoir des idées subites qui n’ont pu surgir sans que rien les prépare. Mais, de ces états préparatoires de votre pensée, qui ont dû pourtant être aussi de nature psychique, vous ne percevez rien : seul le résultat émerge tout fait dans votre conscience. Ce n’est qu’après coup et en de rares occasions que ces stades préparatoires de la pensée peuvent être, par la conscience, comme « reconstruits ».
« Sans doute l’attention était-elle détournée, ce qui empêcha de remarquer sur le moment ces stades préparatoires ».
Faux-fuyant ! Vous n’y échapperez pas : c’est un fait qu’en vous peuvent se passer des actes d’ordre psychique, souvent fort compliqués, desquels votre conscience ne perçoit rien, desquels vous ne savez rien. Ou bien êtes-vous prêt à recourir à l’hypothèse « qu’un peu plus ou un peu moins » de votre « attention » suffise pour changer un acte non-psychique en un acte psychique ? D’ailleurs à quoi bon cette discussion ? Il y a des expériences d’hypnotisme qui démontrent l’existence de pareilles pensées inconscientes d’une manière irréfutable pour quiconque veut bien voir.
Le cadavre exquis | |
« Je ne veux pas vous contredire, mais je crois vous comprendre enfin. Ce que vous nommez le « moi », c’est la conscience, et votre « soi » est ce qu’on nomme le « subconscient », qui fait en ce moment tant parler de lui ! Mais pourquoi la mascarade de ces noms nouveaux ? »
Ce n’est pas une mascarade : les autres noms sont inutilisables. Et n’essayez pas de m’offrir de la littérature en place de science. Quelqu’un parle-t-il de processus subconscients, je ne sais s’il les entend au sens topique : ce qui réside dans l’âme au-dessous du conscient, — ou bien au sens qualitatif : une autre conscience, souterraine pour ainsi dire. Sans doute mon interlocuteur n’y voit-il pas lui-même très clair. La seule distinction admissible est celle entre conscient et inconscient. Mais on ferait une erreur grosse de conséquences si l’on croyait que cette division entre « conscient » et « inconscient » coïncidât avec celle entre « moi » et « soi ». Sans doute, ce serait merveilleux que ce fut aussi simple ; notre théorie aurait alors beau jeu. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Tout ce qui se passe dans le « soi » est et demeure inconscient : voila qui seul est certain, et que les processus se déroulant dans le « moi » peuvent devenir conscients, et eux seuls. Mais ils ne le sont pas tous, pas toujours, pas nécessairement, et de grandes parties du « moi » peuvent durablement rester inconscientes.
L’accès à la conscience d’un processus psychique est une chose compliquée. Je ne puis m’empêcher de vous exposer — a nouveau sur le mode dogmatique — ce que nous en pensons. Vous vous le rappelez le « moi » est la couche externe, périphérique, du « soi ». Or nous croyons qu’à la surface la plus externe de ce « moi » se trouve une « instance » particulière, directement tournée vers le monde extérieur, un système, un organe, par l’excitation exclusive duquel le phénomène appelé conscience peut naître. Cet organe peut aussi bien être stimulé du dehors, en recevant à l’aide des organes sensoriels les excitations émanant du monde extérieur — que du dedans, en prenant connaissance, d’abord des sensations résidant dans le « soi » et ensuite des processus en cours dans le « moi ».
« Cela devient de pire en pire, et je comprends de moins en moins. Vous m’avez donc invité à une petite conférence sur cette question : les non-médecins peuvent-ils entreprendre eux aussi des cures analytiques ? À quoi bon alors ce découpage en quatre de théories osées, obscures, de la justesse desquelles vous ne pouvez donc pas me convaincre ? »
Je le sais, je ne peux pas vous convaincre. Cela est hors de ma possibilité et, par suite, de mon dessein. Quand nous donnons à nos élèves un enseignement théorique en psychanalyse, nous pouvons observer combien cela leur fait d’abord peu d’effet. Ils accueillent les doctrines analytiques avec la même froideur que les autres abstractions dont ils furent nourris. Quelques-uns voudraient peut-être être convaincus, mais rien n’indique qu’ils le soient. Aussi demandons-nous que quiconque veut exercer l’analyse sur d’autres, se soumette d’abord lui-même à une analyse. Ce n’est qu’au cours de cette auto-analyse (comme on l’appelle à tort), et en éprouvant réellement dans leur propre corps — plus justement dans leur propre âme — les processus dont l’analyse soutient l’existence, que nos élèves acquièrent les convictions qui les guideront plus tard comme analystes. Comment puis-je alors m’attendre à vous convaincre de la justesse de nos théories, vous, l’auditeur impartial à qui je ne puis présenter qu’une exposition incomplète, tronquée, par suite sans clarté, et à qui manque la confirmation de votre expérience propre ?
Je poursuis un autre but. La question n’est pas ici de discuter si l’analyse est chose intelligente ou absurde, si elle a raison dans ce qu’elle avance ou si elle tombe dans de grossières erreurs. Je déroule nos théories devant vous, parce que c’est le meilleur moyen pour vous faire voir quelles idées constituent le corps, l’analyse, de quelles prémisses elle part quand elle commence à s’occuper d’un malade, et comment elle s’y prend. Ainsi une lumière très vive sera projetée sur la question de l’analyse par les non-médecins. Mais rassurez-vous ! Si vous m’avez suivi jusqu’ici, vous avez supporté le pire, ce qui suivra vous semblera facile. Mais laissez-moi maintenant reprendre haleine.
« J’attends que vous déduisiez, des théories de la psychanalyse, comment se représenter la genèse d’une affection nerveuse ? »
Je m’y essaierai. Il nous faut alors étudier notre « moi » et notre « soi » d’un point de vue nouveau : le dynamique, c’est-à-dire en ayant égard aux forces qui se jouent à l’intérieur de ceux-ci et entre eux. Jusqu’à présent nous nous sommes donc contentés de décrire l’appareil psychique.
« Pourvu que cela ne redevienne pas aussi incompréhensible ! »
J’espère que non. Vous vous y reconnaîtrez bientôt. Ainsi, nous admettons que les forces dont l’action met en mouvement l’appareil psychique sont engendrées par les organes du corps et expriment les grands besoins corporels. Vous vous souvenez des paroles de notre poète-philosophe[3] : la faim et l’amour. D’ailleurs un couple de forces imposantes ! Nous appelons ces besoins corporels, en tant qu’ils sont incitations à l’activité psychique : instincts[4], un mot que bien des langues modernes nous envient. Ces instincts emplissent le « soi », toute l’énergie existant dans le « soi », dirons-nous en abrégé, en émane. Les forces à l’intérieur du « moi » n’ont pas non plus d’autre origine, elles dérivent de celles contenues dans le « soi ». Et que veulent ces instincts ? La satisfaction, c’est-à-dire que se produisent des situations dans lesquelles les besoins corporels puissent s’éteindre. La chute de la tension du désir est ressentie, par l’organe de notre perception consciente, comme un plaisir ; une croissance de cette même tension bientôt comme un déplaisir. De ces oscillations naît la suite des sensations « plaisir-déplaisir » qui règle l’activité de tout l’appareil psychique. Nous appelons cela « la souveraineté du principe du plaisir ».
Des états insupportables prennent naissance quand les aspirations instinctives du « soi » ne trouvent pas à se satisfaire. L’expérience montre bientôt que de telles satisfactions ne peuvent être obtenues qu’à l’aide du monde extérieur. C’est alors que la partie du « soi » tournée vers le monde extérieur, le « moi », entre en fonction. Si toute la force motrice qui fait se mouvoir le vaisseau est fournie par le « soi », le « moi » est en quelque sorte celui qui assume la manœuvre du gouvernail, sans laquelle aucun but ne peut être atteint. Les instincts du « soi » aspirent à des satisfactions immédiates, brutales, et n’obtiennent ainsi rien, ou bien même se causent un dommage sensible. Il échoit maintenant pour tâche au « moi » de parer à ces échecs, d’agir comme intermédiaire entre les prétentions du « soi » et les oppositions que celui-ci rencontre de la part du monde réel extérieur. Le « moi » déploie son activité dans deux directions. D’une part il observe, grâce aux organes des sens, du système de la conscience, le monde extérieur, afin de saisir l’occasion propice à une satisfaction exempte de périls ; d’autre part il agit sur le « soi », tient en bride les passions de celui-ci, incite les instincts à ajourner leur satisfaction ; même, quand cela est nécessaire, il leur fait modifier les buts auxquels ils tendent ou les abandonner contre des dédommagements. En imposant ce joug aux élans du « soi », le « moi » remplace le principe du plaisir, primitivement seul en vigueur, par le « principe » dit « du réel » qui certes poursuit le même but final, mais en tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. Plus tard, le « moi » s’aperçoit qu’il existe, pour s’assurer la satisfaction, un autre moyen que l’adaptation, dont nous avons parlé, au monde extérieur. On peut, en effet, agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d’activité devient alors le suprême accomplissement du « moi » ; l’esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s’incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur : cet esprit de décision est tout l’art de vivre.
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« Et comment le « soi » se laisse-t-il ainsi commander par le « moi », puisque, si je vous ai bien compris, il est, des deux, le plus fort ? »
Oui, cela va bien, tant que le « moi » est en possession de son organisation totale, de toute sa puissance d’agir, tant qu’il a accès à toutes les régions du « soi » et y peut exercer son influence. Il n’existe donc entre le « moi » et le « soi » pas d’hostilité naturelle, ils font partie d’un même tout et, dans l’état de santé, il n’y a pas lieu pratiquement de les distinguer.
« J’entends. Mais je ne vois pas, dans cette relation idéale, la plus petite place pour un trouble maladif ».
Vous avez raison : tant que le « moi », dans ses rapports avec le « soi », répond à ces exigences idéales, il n’y a aucun trouble nerveux. La porte d’entrée de la maladie se trouve là où on ne la soupçonnerait pas, bien que quiconque connaît la pathologie générale ne puisse s’étonner de le voir confirmer ici : les évolutions et les différenciations les plus importantes sont justement celles qui portent en elles-mêmes le germe du mal, de la carence de la fonction.
« Vous devenez trop savant, je ne vous comprends plus ».
Je dois reprendre d’un peu plus loin. Le petit être qui vient de naître est, n’est-ce pas, une très pauvre et impuissante petite chose au regard du monde extérieur tout-puissant et plein d’actions destructrices. Un être primitif, n’ayant pas encore développé un « moi » organisé, est exposé à tous ces traumatismes. Il ne vit que pour la satisfaction « aveugle » de ses instincts, ce qui souvent cause sa perte. La différenciation d’un « moi » est avant tout un progrès en faveur de la conservation vitale. Bien entendu, quand l’être périt, il ne tire aucun profit de son expérience, mais, survit-il à un traumatisme, il se tiendra en garde contre l’approche de situations analogues et signalera le danger par une répétition abrégée des impressions vécues lors du premier traumatisme : par un « affect » d’angoisse.
Cette réaction au péril amène une tentative de fuite, condition de salut jusqu’au jour où l’être, devenu assez fort, pourra faire face aux dangers épars dans le monde extérieur de façon active, peut-être même en prenant l’offensive.
« Cela nous entraîne bien loin de ce que vous aviez promis de me dire ».
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SECOND MESSAGE | Yves Tanguy |
Vous ne vous doutez pas combien je suis près de tenir ma promesse. Même chez les êtres qui auront plus tard un « moi » organisé à la hauteur de sa tâche, le « moi » dans l’enfance est faible et peu différencié du « soi ». Maintenant figurez-vous ce qui arrivera quand ce « moi »sans force sera en butte à une aspiration instinctive du « soi », à laquelle il voudrait bien résister, devinant que la satisfaction en serait dangereuse, capable d’amener une situation traumatique, un heurt avec le monde extérieur, mais cela sans avoir encore la force de dominer cette aspiration instinctive. Le « moi » traite le péril intérieur émané de l’instinct comme s’il était péril extérieur ; il tente de prendre la fuite, il se retire de cette région du « soi » et l’abandonne à son sort après lui avoir supprimé tous les apports que d’ordinaire il met à la disposition des émois de l’instinct. Nous disons alors que le « moi » entreprend un refoulement, de cette aspiration instinctive. Cela a pour résultat immédiat de parer au danger, mais on ne confond pas impunément ce qui est interne et ce qui est externe. On ne peut pas se fuir. En refoulant, le « moi » obéit au principe du plaisir, que sa tâche habituelle est de modifier : il doit donc en porter la peine. La peine en sera que le « moi » aura ainsi durablement restreint son royaume.
L’aspiration instinctive refoulée est maintenant isolée, abandonnée à elle-même, inaccessible, mais aussi impossible à influencer. Elle suivra désormais ses propres voies. Le « moi » ne pourra en général plus, même lorsqu’il se sera fortifié, lever le refoulement ; sa synthèse est détruite, une partie du « soi » demeure au « moi » terrain défendu. L’aspiration instinctive isolée, de son côté, ne reste pas non plus oisive, elle trouve à se dédommager de la satisfaction normale qui lui est refusée, engendre des rejetons psychiques qui la représentent, elle se met en rapport avec d’autres processus psychiques qu’elle dérobe à leur tour au « moi » de par son influence, et enfin fait irruption dans le « moi » et dans la conscience sous une forme d’« ersatz » déformée et méconnaissable, bref, élabore ce qu’on appelle un « symptôme ».
Nous embrassons maintenant d’un coup d’œil ce qui constitue un trouble « nerveux » d’une part, un « moi » entravé dans sa synthèse, sans influence sur une partie du « soi », devant renoncer à exercer une part de son activité afin d’éviter un heurt nouveau avec ce qui est refoulé, s’épuisant dans un vain combat contre les symptômes, rejetons des aspirations refoulées ; d’autre part, un « soi », au sein duquel des instincts isolés se sont rendus indépendants, poursuivent leurs buts à eux sans égard aux intérêts généraux de l’être, et n’obéissent plus qu’aux lois de la psychologie primitive qui commandent dans les profondeurs du « soi ». Voyons-nous les choses de haut, alors la genèse des névroses nous apparaît sous cette formule simple : le « moi » a tenté d’étouffer certaines parties du « soi » d’une manière impropre, il y a échoué et le « soi » se venge. La névrose est donc la conséquence d’un conflit entre le « moi » et le « soi », conflit auquel le « moi » prend part — un examen approfondi le démontre — parce qu’il ne peut absolument pas renoncer à sa subordination aux réalités du monde extérieur. L’opposition est entre le monde extérieur et le « soi » et puisque le « moi », fidèle en cela à son essence intime, prend parti pour le monde extérieur, il entre en conflit avec son « soi ». Mais prenez-y bien garde : ce n’est pas le fait de ce conflit qui conditionne la maladie — de tels conflits entre réalité et « soi » sont inévitables et l’un des devoirs constants du « moi » est de s’y entremettre — ce qui cause le mal est ceci : le « moi » se sert, pour résoudre le conflit, d’un moyen insuffisant, le refoulement. Mais la cause en est que le « moi », quand cette tâche s’offrit à lui, était peu développé et sans force. Tous les refoulements décisifs ont en effet lieu dans la première enfance.
« Quels curieux détours ! Je suis votre conseil, je ne critique pas, vous voulez donc seulement me montrer ce que la psychanalyse pense de la genèse des névroses, afin d’y rattacher ce qu’elle entreprend pour les guérir. J’aurais plusieurs questions à poser, j’en poserai quelques-unes plus tard. Je serai d’abord tenté de suivre vos traces, de tenter à mon tour une construction hypothétique, une théorie. Vous avez exposé la relation Monde extérieur — Moi — Soi et établi, comme condition essentielle des névroses, ceci : le « moi », restant dans la dépendance du monde extérieur, entre en conflit avec le « soi ». Le cas contraire ne serait-il pas concevable ? dans un tel conflit le « moi » se laissant entraîner par le « soi » et renonçant à considérer d’aucune façon le monde extérieur ? Qu’arrive-t-il alors ? Je ne suis qu’un profane, mais d’après les idées que je me fais sur la nature d’une maladie mentale, une telle décision du « moi » en pourrait bien être la condition. L’essentiel d’une maladie mentale semble donc être qu’on se détourne ainsi de la réalité. »
Oui, j’y ai pensé moi-même, et je le crois juste, bien que la démonstration de cette idée exige la mise en discussion de rapports fort enchevêtrés. Névrose et psychose sont évidemment apparentées de très près et doivent cependant, en quelque point essentiel, diverger. Ce point pourrait bien être le parti que prend le « moi » en un tel conflit. Et le « soi », dans les deux cas, garderait son caractère d’aveugle inflexibilité.
« Poursuivez, je vous en prie. Quelles indications donne votre théorie pour le traitement des névroses ? »
Notre but thérapeutique est maintenant aisé à déterminer. Nous voulons reconstituer le « moi », le délivrer de ses entraves, lui rendre la maîtrise du « soi », perdue pour lui par suite de ses précoces refoulements. C’est dans ce but seul que nous pratiquons l’analyse, toute notre technique converge vers ce but. Il nous faut rechercher les refoulements anciens, incitant le « moi » à les corriger, grâce à notre aide, et à résoudre ses conflits autrement et mieux qu’en tentant de prendre devant eux la fuite. Comme ces refoulements ont eu lieu de très bonne heure dans l’enfance, le travail analytique nous ramène à ce temps. Les situations ayant provoqué ces très anciens conflits sont le plus souvent oubliées, le chemin nous y ramenant nous est montré par les symptômes, rêves et associations libres du malade, que nous devons d’ailleurs d’abord interpréter, traduire, ceci parce que, sous l’empire de la psychologie du « soi », elles ont revêtu des formes insolites, heurtant notre raison. Les idées subites, les pensées et souvenirs que le patient ne nous communique pas sans une lutte intérieure nous permettent de supposer qu’ils sont de quelque manière apparentés au « refoulé », ou bien en sont des rejetons. Quand nous incitons le malade à s’élever au-dessus de ses propres résistances et à tout nous communiquer, nous éduquons son « moi » à surmonter ses tendances à prendre la fuite et lui apprenons à supporter l’approche du « refoulé ». Enfin, quand il est parvenu à reproduire dans son souvenir la situation ayant donné lieu au refoulement, son obéissance est brillamment récompensée ! La différence des temps est toute en sa faveur : les choses devant lesquelles le « moi » infantile, épouvanté, avait fui, apparaissent souvent au « moi » adulte et fortifié comme un simple jeu d’enfant.