La question de cabinet



ESQUISSES
DE
MŒURS POLITIQUES.

LA QUESTION DE CABINET.[1]

PERSONNAGES.

Le Vicomte C…
Le Général K…
M. Martin.
Le Marquis de ***
Henri de L…
Ernest M…
Le Président B…

Députés.

Un Ministre.
L’Abbé N…, journaliste.
Un Inconnu.
Madame B…
M. Durand.
Plusieurs députés.
Un Huissier de la chambre.
Domestiques, etc.


PREMIER TABLEAU.
Chez le vicomte C… Un cabinet gothique, meubles de la renaissance. Une bibliothèque dans le fond. Le portrait de M. Guizot sur un des panneaux ; celui du roi en face.

Scène PREMIÈRE.

LE VICOMTE, LE GÉNÉRAL.
LE VICOMTE.

(Il tient à la main la liste des députés et un crayon.) Calcul peu rassurant ! 170 voix certaines, 150 opposans déclarés et 60 douteux. Aurons-nous la majorité ? La situation est critique. On a posé la question de cabinet.

LE GÉNÉRAL.

Au diable vos questions de cabinet ! C’est à recommencer tous les jours.

LE VICOMTE.

Ce n’est pas au ministère actuel que vous pouvez faire ce reproche. Le résultat semblait certain.

LE GÉNÉRAL.

Fiez-vous-y ! la chambre est si capricieuse… Heureusement le ministre n’a pas perdu la tête ; il s’est opposé au vote, et nos amis se sont levés en masse malgré le président, qui ne fait jamais rien à propos. Cet ajournement nous donne le moyen de nous reconnaître. Hier soir, je n’aurais répondu de rien.

LE VICOMTE.

Il faut concerter notre action. J’ai suivi attentivement les impressions de la chambre et les mouvemens de nos amis.

LE GÉNÉRAL.

N’appelez pas ainsi les faux frères.

LE VICOMTE.

C’est surtout en politique que l’on a les trois sortes d’amis que vous savez : ceux qui nous aiment, ceux qui ne nous aiment point et ceux qui nous détestent. Nous-mêmes, tous les deux étroitement liés au ministère, nous le servons dans des sentimens différens : vous, par dévouement au roi, moi par affection pour des hommes dont j’ai toujours suivi la fortune.

LE GÉNÉRAL.

Depuis 1830, je n’ai jamais quitté les bancs ministériels ; les choses sont assez pleines de difficultés sans que les personnes s’en mêlent.

LE VICOMTE.

Sagesse trop rare !

LE GÉNÉRAL.

Quand vos amis sont ministres, car vous avez été dans l’opposition…

LE VICOMTE.

Il vous est bien arrivé aussi deux ou trois fois…

LE GÉNÉRAL.

C’était bien malgré moi. Aujourd’hui, nous-votons ensemble, voilà l’essentiel… Je ne puis croire que la chambre se prononce contre le ministère ; elle lui a donné tant de fois une majorité.

LE VICOMTE.

Compacte, si l’on compte les voix. Il faut bien voter blanc ou voter noir, il n’y a pas de boules grises ; mais, en-dehors du scrutin, quel pêle-mêle !

LE GÉNÉRAL.

Nos bancs sont les plus homogènes.

LE VICOMTE.

Dieu merci ! Mais encore cent voix au plus se donnent au ministère sans arrière-pensée et par goût.

LE GÉNÉRAL.

La raison, le devoir, lui assurent le reste.

LE VICOMTE.

La raison est bien froide, le devoir bien abstrait. Tant de gens veulent jouer à l’indépendance, tremblent devant leur collége électoral, et sont tout prêts à se passer la fantaisie d’une boule noire.

LE GÉNÉRAL.

Leur chef me répond de tout son monde.

LE VICOMTE.

Leur chef !… parce qu’il les réunit chez lui !… Il mesure son importance sur la capacité de son salon, et se croit le chef du parti parce qu’il en est l’amphitryon.

LE GÉNÉRAL.

Le corps de bataille ira bien.

LE VICOMTE.

J’y compte. Ils murmurent parfois : ils se permettent des propos ; de guerre lasse, ils nous reviennent toujours, faute de mieux…

LE GÉNÉRAL.

Ou crainte de pis.

LE VICOMTE.

Je redoute seulement nos amis qui nous détestent.

LE GÉNÉRAL.

L’aile gauche et l’aile droite.

LE VICOMTE.

Les uns nous accusent de ne pas faire assez, les autres de faire trop. Il en est qui, nommés par l’opposition, ont appuyé le cabinet et sentent le besoin de faire leur paix avec les électeurs : ils sont toujours prêts à nous échapper. Ailleurs, des importans qui veulent jouer un rôle croient que tout ministère dont ils ne font point partie est une insulte à leur mérite ; ils sont volés, s’ils ne sont pas ministres ; ils se parent de leur dévouement au parti pour flatter la majorité, de quelques votes contre le ministère pour flatter l’opposition, prennent de toutes mains, au pouvoir des cordons et des ambassades, aux journaux des éloges et de la popularité, et se composent une existence douce et brillante avec les profits de la complaisance et la gloire du désintéressement.

LE GÉNÉRAL.

Un grand danger rallierait tous les incertains…

LE VICOMTE.

Et même ceux qui ne font d’opposition qu’aux personnes ; mais le pays est calme, la prospérité règne, et chacun croit pouvoir suivre impunément son caprice.

LE GÉNÉRAL.

Il faut que le ministère parle haut et soit ferme ; nous l’aiderons à les mettre à la raison.

LE VICOMTE.

Mon cher général, permettez-moi de vous le dire, vous n’entendez pas bien encore notre régime parlementaire. Point de violence, surtout de votre part. Un aide-de-camp du roi ! vous nous feriez de belles affaires ! J’entends déjà les puritains de la gauche qui crient à la camarilla. L’Herbette jurerait qu’on va faire un 18 brumaire.

LE GÉNÉRAL.

Savez-vous bien que le 18 brumaire…

LE VICOMTE.

Général, ne touchons pas à une question sur laquelle nous ne serions pas d’accord.

LE GÉNÉRAL.

Trop de ménagemens encouragent la faiblesse.

LE VICOMTE.

Trop de raideur irrite les esprits ; il faut s’y prendre plus doucement.

LE GÉNÉRAL.

Dirigez-moi donc.

LE VICOMTE.

Trouvez-vous à la chambre de bonne heure, et engagez la conversation avec ceux dont vous doutez. Parlez peu de la question qui s’agite ; choisissez un terrain plus solide. Insistez sur les suites d’une crise ministérielle. Déjà la rente a baissé hier ; les actions de chemins de fer ont subi une dépression considérable… Revenez souvent sur les actions de chemins de fer… Aux esprits politiques ou qui croient l’être, montrez nos adversaires divisés, éparpillés, déconcertés ; faites sonner bien haut l’impossibilité de former un autre cabinet…

LE GÉNÉRAL.

Hier soir, dans le salon de la reine, j’ai vu un grand personnage radieux, et tout prêt, laissait-il entendre, à prendre la succession. Des députés du centre gauche annonçaient qu’en deux fois vingt-quatre heures un autre ministère…

LE VICOMTE.

Votre grand personnage est un comédien qui joue son rôle ou un présomptueux qui s’abuse ; quant aux députés du centre gauche, je voudrais bien les y voir… Mais il ne s’agit que de ce qu’il faut dire… Prenez le Journal des Débats de ce matin, votre thème est tout fait…


Scène II.

Les Précédents, M. MARTIN.
M. MARTIN.

Je vous gêne, mes chers collègues.

LE VICOMTE.

En aucune façon ; nous parlons de nos affaires, et vous n’êtes pas de trop.

M. MARTIN.

La partie est fortement engagée. Dans quelques heures…

LE GÉNÉRAL.

Dans quelques heures, l’opposition sera battue : en doutez-vous ?

M. MARTIN.

Je remarque beaucoup d’hésitation.

LE GÉNÉRAL.

Cela se dit toujours avant le vote ; mais au scrutin, notre vieille majorité se retrouve.

M. MARTIN.

Ne vous flattez pas trop.

LE VICOMTE, à part

Ces méfiances cachent quelque chose. Il était hier soir chez un de nos principaux adversaires. Voudrait-il nous fausser compagnie ? (Haut) Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu le comte ***

M. MARTIN.

J’ai passé hier la soirée chez lui. N’allez pas en prendre ombrage.

LE VICOMTE.

Quelle idée !

M. MARTIN.

Une circonstance étrangère à la politique nous a rapprochés. Le comte *** veut me marier.

LE VICOMTE.

(À part.) Ah ! monsieur le comte, vous vous chargez de l’établissement de nos amis. (Haut.) Je vous en fais bien mon compliment.

M. MARTIN.

La jeune personne est charmante.

LE GÉNÉRAL.

Vous la connaissez depuis long-temps.

M. MARTIN.

Je ne l’ai jamais vue.

LE VICOMTE.

Riche ?

M. MARTIN.

Vingt mille livres de rente par le contrat, et des espérances ; le père et la mère vivent encore et sont fort âgés.

LE GÉNÉRAL.

C’est magnifique… La famille vous désire ?

M. MARTIN.

La famille veut un député considéré à la chambre, en crédit, encore jeune.

LE VICOMTE.
Voilà qui est à merveille ; vous n’avez pas quarante ans, vous êtes de la commission du budget, le ministère n’a rien à vous refuser…
M. MARTIN.

Reste une difficulté. La mère ne veut pas se séparer de sa fille. La fille ne peut pas supporter la province, et j’y suis retenu par mes fonctions.

LE GÉNÉRAL.

Il faut venir à Paris.

M. MARTIN.

Précisément. On en a parlé au ministre des finances ; un siége à la cour des comptes, et tout était dit. Il a fait la sourde oreille. Je suis trop fier pour insister. Nous verrons plus tard.

LE GÉNÉRAL.

Nous ne l’entendons pas ainsi. J’en parlerai au roi.

LE VICOMTE, en riant.

Général, cela n’est pas constitutionnel.

LE GÉNÉRAL.

C’est ce que le roi dit lui-même à tous les solliciteurs, mais il vous… recommandera. Je ne sache pas que le régime parlementaire de ces messieurs s’y oppose.

M. MARTIN.

Je ne pensais pas à rien demander, je vous assure. C’est le comte *** qui en a eu l’idée ; il croit que, dans des circonstances données le succès serait certain.

LE VICOMTE.

(Bas au général.) II faut lui souffler cette négociation. (Haut.) Mon cher collègue, voulez-vous me charger de vos intérêts ?

M. MARTIN.

Ils ne peuvent pas être en de meilleures mains.

LE VICOMTE.

Je réponds du succès ; mais il faudra patienter un peu. Les vacances sont rares, les engagemens nombreux…

M. MARTIN.

Si je suis assuré de la bonne volonté du ministre…

LE VICOMTE.

Que le ministère vive, et la conclusion sera prompte. Cela dépend de vous et de vos amis.

M. MARTIN.

Je n’accepte pas…

LE VICOMTE.

Ce n’est pas une condition, mais un conseil. Un autre ministère vous imposerait de longs délais. Tout cabinet qui se forme plie sous le poids d’un lourd arriéré ; l’opposition n’a pour monnaie que des promesses. Avec le succès arrivent à la fois toutes les échéances : c’est le quart d’heure de Rabelais.

M. MARTIN.

Vous savez que j’ai toujours été des vôtres. Je n’ai besoin d’aucune considération personnelle pour persévérer.

LE VICOMTE, bas au général.

Le voilà lié pour le reste de la session.

M. MARTIN, à part.

Ouoi qu’il arrive, avec le comte ou avec eux, j’aurai la place, la dot et l’héritière.

LE VICOMTE.

Voyez vos amis ; notre cause est la vôtre à présent.

M. MARTIN.

Je cours à la salle des conférences, où j’en rencontrerai plusieurs. Adieu, messieurs, nous nous retrouverons à la séance. (Il sort.)


Scène III.

LE VICOMTE, LE GÉNÉRAL.
LE GÉNÉRAL.

Ils se ressemblent tous.

LE VICOMTE.

Nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi ; il faut prendre les hommes comme Dieu les a faits, avec leurs vices et leurs faiblesses.


Scène IV.

LES Mêmes, LE MINISTRE.
LE MINISTRE.

Eh bien ! mes chers amis, je vous savais ici, je viens voir…

LE VICOMTE.

Nous vous attendions.

LE GÉNÉRAL, au ministre.

Vous avez bien fait de demander l’ajournement de la discussion. Vous allez répondre à Billault ?

LE MINISTRE.

Non

LE GÉNÉRAL.

Vous annonciez des pièces nouvelles.

LE MINISTRE.

Vous avez mal entendu ; voyez le Moniteur.

LE VICOMTE, en riant.

Considérablement corrigé…

LE MINISTRE.

Et diminué… J’avais besoin de vingt-quatre heures… Je ne compte plus parler.

LE VICOMTE.

Je suis de l’avis de M. le ministre. S’il rouvre le débat, Barrot répliquera, d’autres encore, et nous voilà livrés à tous les hasards d’une improvisation qui peut tourner contre nous ; la tribune est si chanceuse.

LE MINISTRE.

Je viens de m’assurer que tout est en règle. Le travail des bourses est fait, les nouvelles succursales sont distribuées, toutes les poches sont pleines de secours pour les vieux militaires recommandés ; mais on se remue beaucoup : on nous attaque de tous côtés. Je sais bien ce que dit l’opposition ; mais nos amis, que nous reprochent-ils ?

LE GÉNÉRAL.

Ils se laissent prendre à tout le verbiage de la gauche, l’honneur national, le patriotisme…

LE MINISTRE.

Demandez-leur s’ils veulent la guerre.

LE GÉNÉRAL.

Ils disent qu’un peu plus de fermeté…

LE MINISTRE.

La guerre.

LE GÉNÉRAL.

Ils prétendent que résister quelquefois…

LE MINISTRE.

La guerre, toujours la guerre.

LE GÉNÉRAL.

Cependant…

LE MINISTRE.

Je vous comprends. Je n’y crois pas plus que vous ; mais l’argument est décisif, vous pouvez vous en rapporter à moi. Les hommes sont toujours les esclaves de leurs instincts les plus grossiers. Lisez l’histoire des gouvernemens représentatifs. Certaines gens ont la simplicité de se croire chefs de majorité : les majorités ont pour chefs, pour leaders, comme disent les Anglais, la peur, l’intérêt et la vanité. Qu’un gouvernement se mette à dos les poltrons, les ambitieux et les hommes d’argent, et je ne lui donne pas un an à vivre.

LE GÉNÉRAL.

Ce n’est pas à vous, monsieur le ministre, de nier la puissance de la parole.

LE MINISTRE.

Je ne le fais pas non plus. La tribune est l’honneur des gouvernemens libres. Elle captive les masses, qui sont généreuses et honnêtes, mais elle doit avoir pour auxiliaires les séductions individuelles. Il faut appeler les intérêts au secours des convictions. La politique se sert des mauvaises passions pour diriger les hommes, comme la médecine des poisons pour guérir les maladies. L’art consiste à donner à chacun sa dose.


LE VICOMTE.

Si la gauche vous entendait…

LE MINISTRE.

Je le lui dirais à elle-même ; quand les hommes seront tous désintéressés, prompts aux sacrifices, libres d’ambition, la tâche de l’homme d’état sera plus morale et peut-être moins facile. En attendant, ne nous payons pas d’illusions. Qu’avez-vous fait depuis hier ?

LE GÉNÉRAL.

Nous venons de voir Martin, qui hésitait. Il est tout-à-fait revenu.

LE VICOMTE.

Vous aurez à dire deux mots à votre collègue des finances…

LE MINISTRE.

Que veut-il ? Nous avons une direction générale vacante.

LE VICOMTE.

Elle est déjà promise à trois de mes amis.

LE MINISTRE.

Ce sera le quatrième. Cela ne grève pas le budget… Après le vote, nous lèverons nos comptes, ou distribuera les récompenses…

LE VICOMTE.

Les prix Monthyon de la politique.

LE GÉNÉRAL.

Il faut que vous parliez au gros *** qui nous boude.

LE MINISTRE.

C’est fait. Ces gens qui n’ont besoin de rien sont d’une vertu… Je l’ai fait venir, comme pour le consulter sur une grave complication extérieure… Je ne sais plus ce que j’ai inventé… Il m’a promis le secret. J’ai adopté gravement son avis, et je vous garantis qu’il ne votera pas contre un cabinet dont il est le conseiller intime.

LE VICOMTE.

Vous savez qu’il a un parent, un brave homme dont on ne sait que faire ? Il aurait bien envie d’en être débarrassé.

LE MINISTRE.

Je n’ai pas attendu qu’il m’en parlât. Je lui ai fait donner une mission. On l’envoie à Madagascar pour étudier le système pénitentiaire.

LE VICOMTE.

On a écrit à tous nos amis ; ils sont si négligens ! Je vous signale certain procureur général qui ne vient jamais les jours de vote. C’est l’affaire du garde-des-sceaux. Vous savez qui je veux désigner ?

LE MINISTRE.

Parfaitement. Il veut entrer à la cour de cassation. L’inamovibilité le rendrait exact, à nos dépens. S’il veut être directeur-général…

LE VICOMTE.

Et de cinq.

LE MINISTRE.

Mais je ne le ferai point inamovible ; je le connais. C’est un de ces hommes qui vous remercient d’une faveur par des hostilités, et qui prennent l’ingratitude pour de l’indépendance. Nos successeurs pourront lui faire ce cadeau. Aussi bien, je crois qu’il s’est mis en règle avec eux… Il en est plus d’un qui pactise avec l’ennemi… Je ne suis pas sans inquiétude. Je ne le dis qu’à vous.

LE VICOMTE.

Le succès est probable. Pourtant, je ne réponds de rien.

LE MINISTRE.

Au besoin, ne pourrions-nous pas trouver des voix chez nos adversaires ?

LE VICOMTE.

La gauche s’est réunie ce matin chez Barrot, et votera comme un seul homme.

LE MINISTRE.

Peut-être… Mais, je ne parle pas de la gauche ; on m’assure que dans l’extrême droite…

LE GÉNÉRAL.

Des carlistes qui ne reconnaissent pas le roi !

LE MINISTRE.

Il ne s’agit pas de leurs opinions, mais de leurs boules… Je me rappelle qu’un jour, peu après la révolution de juillet, Berryer, qui touche au banc des ministres et qui ne s’y asseoira jamais, s’il plaît à Dieu, se félicitait devant moi d’être le seul de son parti à la chambre. « Du moins, disait-il, il ne s’y fait rien sans mon aveu. S’il faut parler, se taire, voter, je parle, je me tais, je vote, et le parti entier a parlé, voté, s’est tu, comme j’ai voulu et sans division. » Ce temps n’est plus. On m’assure que le marquis de *** n’est pas inébranlable. Candidat à l’Académie des Inscriptions, il est venu m’apporter sa carte. J’ai un prétexte pour me présenter chez lui, je le verrai.

LE VICOMTE.

Il s’est jeté dans l’industrie. Son homme d’affaires est le mien. Je lui ferai parler.

LE GÉNÉRAL.

Nous avons condamné l’alliance des libéraux et des carlistes.

LE MINISTRE.

Qu’importe, si nous assurons notre majorité ? Ce que Vespasien disait des impôts, je le dis des majorités : il ne faut voir que le produit net. Le succès est la loi des hommes d’état, et le pouvoir leur vie. Nos adversaires n’y font pas tant de façons. Nous serions bien dupes… Je crois que nous pouvons espérer aussi quelques voix de l’extrême gauche. (Au vicomte.) Ceci vous regarde ; vous êtes le camarade de collége de Henri de L.…, l’un des plus ardens du parti radical. Il faut tâter le terrain.

LE VICOMTE.

Je m’en charge. L’idée est excellente. Déjà le National a parlé dans ce sens. J’en fais mon affaire.

LE MINISTRE.

Général, vous connaissez la femme du président B…

LE GÉNÉRAL.

Je la vois quelquefois ; elle est de mon département.

LE MINISTRE.

Allez sur-le-champ chez elle. On dit qu’elle mène la maison : son mari hésite ; il serait important de l’avoir.

LE GÉNÉRAL.

Faut-il lui proposer la direction générale ?

LE MINISTRE.

Vous allez révolter le vicomte…

LE GÉNÉRAL.

Pure plaisanterie. Comptez sur moi ; j’y vais à l’instant.

LE MINISTRE.

J’oubliais. (Au général.) Vous avez dû voir quelqu’un aux Tuileries ce matin. Vous comprenez.

LE GÉNÉRAL.

Il m’a fait un quolibet en passant. Ai-je deviné ?

LE MINISTRE.

C’est cela. Hier, pendant toute la séance, il a fait rire ses voisins de la gauche ; je vous promets qu’il nous épargnera aujourd’hui ses sarcasmes.

LE VICOMTE.

S’il pouvait parler pour nous, ce serait encore mieux.

LE MINISTRE.

Pourquoi pas ? Mais le temps nous presse. Je vais chez le marquis, et vous, messieurs, chez L… et chez B…, et n’oublions pas notre vieille maxime : aite-toi, le ciel t’aidera. (Ils sortent.)

DEUXIÈME TABLEAU.
Chez le marquis de ***. Une bibliothèque élégamment meublée. Deux fenêtres ouvertes sur un jardin. Le portrait de Henri V. Une vue d’Holyrood.

Scène PREMIÈRE.

LE MARQUIS seul.

(Il est assis devant un grand bureau et tient une lettre à la main.) C’est de mon homme d affaires. On m’a remis cette lettre hier au soir ; je n’ai pas encore eu le temps de l’ouvrir, et l’on nous appelle des gens de loisir ! (Il lit). « Monsieur le marquis, j’ai regretté de n’avoir point eu l’honneur de vous rencontrer ce matin à votre hôtel ; vous étiez déjà parti pour la chambre. Je voulais vous entretenir de plusieurs affaires importantes. Vos terrains du clos SaintLazare sont en hausse ; on dit que l’embarcadère du chemin de fer du nord sera placé tout auprès. Le Moniteur publiera demain l’ordonnance qui autorise la compagnie d’assurances où vous avez cent actions. J’ai pris 50,000 francs chez votre banquier pour payer le premier dividende. Ces actions sont déjà cotées à la Bourse avec primes. Agréez, etc. » Ce Durand est plein de zèle et d’intelligence ; il a un discernement ! Voilà plusieurs affaires excellentes qu’il me fait faire, et dans lesquelles j’ai intéressé tous mes amis… Je puis m’en rapporter entièrement à lui et me livrer à des travaux plus importans… (II dépose la lettre et prend un papier sur le bureau.) Je suis content de la fin de cet article. (Il lit.) « Ce gouvernement né dans le désordre périra par le désordre. Depuis cinquante ans, la France se débat en vain contre une loi fatale. La restauration avait tenté l’alliance de l’ordre et de la liberté. La licence a levé la tête ; les saines doctrines ont été foulées aux pieds. Puisse la Providence nous préserver des plus effroyables catastrophes ! » Journaliste et spéculateur ! qui me l’eût dit, il y a quinze ans, quand je déclamais contre la presse et l’industrie ? Mais M. de Châteaubriand a travaillé au Journal des Débats et tout le faubourg Saint-Germain prend des actions dans les chemins de fer. Pourquoi me montrer plus sévère que les autres ? Cependant cet article ne paraîtra pas sous mon nom ; je ne veux pas compromettre ma candidature à l’Institut.

UN LAQUAIS, en livrée.

M. l’abbé N… demande à voir monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Qu’il entre.


Scène II.

L’ABBÉ, LE MARQUIS.
LE MARQUIS.

Bonjour, mon cher abbé ; je travaille pour vous.

L’ABBÉ.

Ce sera une bonne fortune pour mes abonnés, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Je n’ai pas pu hier aller à notre conférence d’ouvriers. La chambre n’a fini qu’à sept heures, et je dînais en ville.

L’ABBÉ.

Monsieur le marquis a beaucoup perdu. Une leçon fort belle, des cantiques chantés d’une manière ravissante. Ces braves gens sont d’un recueillement qui me touche chaque jour davantage.

LE MARQUIS.

Je l’ai bipn regretté. J’aime à me trouver avec eux. Monsieur le curé a eu une bien bonne idée en ouvrant son église à ces exercices. Il y a profit pour la religion, pour les mœurs, et ce sont des appuis que nous attachons à la bonne cause.

L’ABBÉ.

Je viens vous demander des nouvelles du ministère.

LE MARQUIS.

Il est bien malade. Si vous étiez plus de ses amis, je vous engagerais à l’administrer.

L’ABBÉ.

J’espère bien que tous les royalistes s’entendront cette fois.

LE MARQUIS.

J’en doute : la division est dans nos rangs. Nous ne sommes pas trente, et nous ne savons pas nous accorder. Les avis diffèrent et sur le passé et sur l’avenir ; on ne s’entend pas davantage dans le présent. Les uns attendent tout du temps et des convictions publiques, les autres conspirent, rêvent encore la guerre civile et ne craindraient pas de s’aider de l’étranger. Sur un banc, on appelle le pouvoir absolu et l’on déteste toute constitution ; sur un autre, on imagine une démocratie royale, alliance étrange des élémens les plus disparates. Sous l’influence de ces opinions contraires, on vote pour et contre le ministère, au hasard et sans système.

L’ABBÉ.

Il faut consulter la nation : elle fera cesser ces divisions.

LE MARQUIS.

Ce n’est pas tout encore. La trahison…

L’ABBÉ.

Anathème aux traîtres !

LE MARQUIS.

Mon cher abbé, vous vous laissez emporter. L’Évangile défend de dire anathème.

L’ABBÉ.

J’ai tort ; mais je ne puis voir de sang-froid l’impiété dans le temple.

LE MARQUIS.

Je partage votre indignation contre de honteuses apostasies. Qu’on déserte notre cause pour un vil salaire, c’est méprisable. Vous devriez dénoncer ceux qui courent aux Tuileries pour gagner l’hermine, ceux qui trafiquent de leur vote pour des priviléges de théâtres.

L’ABBÉ.

Indignité ! Des théâtres…

LE MARQUIS.

Aimeriez-vous mieux qu’ils se vendissent pour des évêchés ?

L’ABBÉ.

La récompense est digne de l’action.

LE MARQUIS.

Cependant je demande grace pour les esprits sincères qui cèdent à d’honnêtes convictions, qui, sans renoncer à leurs principes, se lassent d’ébranler le pouvoir.

L’ABBÉ.

Est-ce que monsieur le marquis ne serait pas décidé à voter contre le ministère ?

LE MARQUIS.

Êtes-vous bien sûr qu’une crise ministérielle nous profite ?

L’ABBÉ.

Il faut prouver au pays que toute stabilité est impossible sous le régime actuel, et que tant que la nation n’aura pas été consultée…

LE MARQUIS.

Cette instabilité n’est que trop évidente. Est-ce à nous de la perpétuer ?

L’ABBÉ.

Ainsi, nous laisserons debout l’autel de Baal !

LE MARQUIS.

Eh ! mon Dieu, Baal n’a rien à faire en ceci. Très probablement, je voterai contre le ministère, si c’est lui que vous appelez de ce nom. Je ne me fais point son avocat. Je cherche, en dehors de toute question personnelle, les moyens les plus propres à assurer le triomphe de nos opinions.

L’ABBÉ.

Les plus prompts sont les meilleurs… Hâter la chute d’un régime odieux est un devoir. La nation se prononcera, elle retrouvera ses anciennes constitutions…

LE MARQUIS.

Dites tout simplement ses rois légitimes. C’est mon vœu comme le vôtre ; mais je ne consens point à tremper dans les désordres qui prépareraient leur retour.

L’ABBÉ, à part.

Il faiblit. Ne le laissons pas échapper. (Haut.) Il ne s’agit pas aujourd’hui de ces extrémités improbables. Ne cherchons point à devancer les décrets de la Providence ; songeons au présent.

LE MARQUIS.

À la bonne heure. Eh bien ! je me concerterai avec mes amis. Vous savez que j’agis au grand jour. Je ne suis pas un royaliste d’emprunt, légitimiste dans son arrondissement, ministériel à la chambre. Mais nous avons à compter avec les vanités et les prétentions : il y en a dans tous les partis ; le nôtre n’en est point exempt.

L’ABBÉ.

Je vous quitte, monsieur le marquis. Je vais dire ma messe et corriger les épreuves de mon journal ; vous m’excusez… Je compte toujours sur votre article. Ne me le faites pas trop attendre.

LE MARQUIS.
Vous l’aurez bientôt.
(L’abbé sort.)

Scène III.

LE MARQUIS, seul.

Toujours sur son dada, le pauvre abbé ! Il en serait bien embarrassé de ses assemblées de la nation, si on le prenait au mot ; ces journalistes ne s’occupent jamais du lendemain ; ils vont tout droit devant eux, poussant leur pointe, selon leur humeur ou les passions de leur public, et quand ils se sont fourré une idée dans la tête…

UN LAQUAIS.

M. Le ministre de…

LE MARQUIS.

Le ministre ! je vais au-devant de lui…


Scène IV.

LE MINISTRE, LE MARQUIS.
LE MINISTRE.

J’ai trouvé votre carte chez moi, monsieur le marquis, et je viens…

LE MARQUIS.

C’est le candidat à l’Académie qui a visité son juge.

LE MINISTRE, souriant.

Chacun des deux aujourd’hui désire la voix de l’autre.

LE MARQUIS.

Ma nomination dépend de votre excellence, mais le ministère…

LE MINISTRE.

Le ministère n’est point inquiet, c’est vrai ; il serait flatté seulement que sa majorité pût compter des voix comme les vôtres.

LE MARQUIS.

La discussion est engagée ; vous avez demandé qu’elle continuât aujourd’hui, nous vous écouterons. Mes amis attendent ; cependant M. Berryer…

LE MINISTRE.

Il a parlé avec talent et je ne m’étonne point de l’effet qu’il a produit ; pourtant j’ai peine à croire que vous le preniez pour guide.

LE MARQUIS.

C’est un orateur puissant ; il n’a jamais fléchi.

LE MINISTRE.

Je vais vous étonner : cette inflexibilité est ce que je lui reproche. Les chefs de parti y sont condamnés ; ils ont des engagemens personnels qu’ils traînent avec eux comme un boulet au pied. La vraie politique sait mieux se plier aux temps et aux évènemens. Vous avez trop d’expérience et de sagesse, monsieur le marquis, pour ne pas en convenir.

LE MARQUIS.

Vous voulez mettre mon amour-propre au service de votre cause.

LE MINISTRE.

Quand les grandes puissances ont reconnu la révolution de juillet, croyez-vous qu’elles ne cédassent point à la nécessite ? M. de Talleyrand exprimait la pensée de tous, lorsqu’il disait dans la conférence de Londres : « Je représente une révolution que nous n’avons ni souhaitée ni faite ; mais personne au monde ne peut empêcher qu’elle ne soit. » Moi qui vous parle, je n’ai pas approuvé toutes les concessions de la charte de 1830. Moi et mes amis, nous ne les trouvions ni prudentes ni opportunes ; nous nous sommes soumis. M. Barrot lui-même, dont nous honorons tous les deux le caractère et la loyauté, a proclamé à la tribune la loi des faits accomplis.

LE MARQUIS.

Nos souvenirs, nos sentimens, la reconnaissance, nous lient à la famille proscrite en 1830.

LE MINISTRE.

Monsieur le marquis, permettez-moi de vous faire une question. Si vous étiez Anglais et qu’un de vos aïeux eût servi le roi Jacques, tiendriez-vous encore pour les Stuarts ?

LE MARQUIS.

Quelle différence !

LE MINISTRE.

Celle du temps, et pas une autre. Le temps est le titre de la légitimité ; toute royauté descend de l’usurpation.

LE MARQUIS.

Nos petits-fils pourront faire leur choix.

LE MINISTRE.

Les amis de la vieille monarchie ont été plus pressés sous l’empire. La plupart, et des plus considérables, ont accepté le régime nouveau.

LE MARQUIS.

Ne se sont-ils point trompés ?

LE MINISTRE.

Non certainement. Il y a deux choses dans la conduite des partis : les sentimens et les principes. Ces deux mobiles ne sont pas toujours d’accord. Le cœur et la raison peuvent se contrarier ; le cœur fait des paladins ; la raison, des hommes d’état. Votre parti représente de grands principes : il serait coupable de les sacrifier à ses souvenirs, à ses attachemens personnels.

LE MARQUIS.

Nous ne sommes pas condamnés à cette alternative.

LE MINISTRE.

Je le nie. Quelle est en ce moment la conduite des légitimistes ? Leurs journaux font appel aux passions les plus insensées. Une alliance qui n’est un mystère pour personne rapproche des hommes que tout sépare. Nos archives judiciaires révèlent chaque jour cet indigne amalgame. N’ai-je pas raison de dire qu’on sacrifie les principes aux passions ?

LE MARQUIS.

Nous ne sommes pas responsables des fautes de quelques têtes ardentes. Ces écarts nous affligent.

LE MINISTRE.

Je veux qu’ils soient désapprouvés par ce qu’il y a d’honnête dans le parti ; mais à la chambre, monsieur le marquis, avec qui votez-vous ? Vous aimez l’ordre, vous avez une juste horreur des mouvemens populaires. Ces sentimens, qui les partage plus, du ministère que vous combattez ou de l’opposition qui a votre appui ?

LE MARQUIS.

Si l’opposition arrivait aux affaires, nous la combattrions plus vivement encore. En ce moment, nous votons avec elle, non pour elle.

LE MINISTRE.

Ainsi, tout ministère qui se formera hors de vos rangs vous aura pour adversaires ? Savez-vous quel nom je donne à cette conduite ? Je l’appelle une abdication. Vous poursuivez une chimère. Je ne connais d’opinion vraie que celle qui acquiert, conserve ou rend le pouvoir et l’influence.

LE MARQUIS.

L’avenir nous appartient.

LE MINISTRE.

Pouvez-vous en répondre ? Tous les partis rêvent l’avenir, Dieu seul en dispose. Renoncez à ces illusions d’émigrés. On nie la solidité de l’établissement fondé en juillet. Cette royauté qu’on disait si frêle, qui devait renouveler l’éclair des cent jours, elle dure, elle prospère, en dépit de tous les pronostics de ses ennemis. Soyez-en sûr, monsieur le marquis, vos amis ont tort de bouder. Qu’ils se joignent aux nôtres ; nous leur faciliterons l’entrée des conseils généraux, de la chambre même ; nous l’avons déjà fait… En ce moment, une direction générale est vacante…

LE MARQUIS.

Fi donc !

LE MINISTRE.

Ils se préparent des regrets. Mais je veux que personnellement ils se tiennent, ainsi que vous, en dehors des affaires : avez-vous le droit d’étendre cet ostracisme volontaire à la génération qui vous suit ? Le gouvernement est prêt à l’accueillir. Le conseil d’état, l’administration, la diplomatie, lui sont ouverts. Qu’elle y vienne servir le pays et suivre l’exemple de ses pères.

LE MARQUIS.

C’est une amnistie que vous nous proposez.

LE MINISTRE.

Non. C’est votre place dans la grande famille nationale.

LE MARQUIS.

Vos amis eux-mêmes nous repousseront.

LE MINISTRE.

Nous vous défendrons contre eux.

LE MARQUIS.

Nos opinions seront livrées au mépris.

LE MINISTRE.

L’opposition les traite-t-elle avec tant de déférence ? Venez à nous ; le gouvernement trouvera dans votre concours une force qui lui manque. Vous vous plaignez du débordement des esprits ; aidez-nous donc à les contenir. Nous avons beaucoup fait pour la religion, nous ferons plus encore. Nous lui donnerons des représentans officiels dans la pairie, dans le conseil d’état… Vous serez la digue que nous opposerons au flot populaire.

LE MARQUIS.

Quelle sera notre place dans votre gouvernement de bourgeois et de parvenus ?

LE MINISTRE.

La plus considérable de toutes. Vous pouvez y jouer le rôle de cette aristocratie anglaise qui a porté si haut la gloire de la Grande-Bretagne. Vous serez les tories de notre jeune monarchie, le vrai parti conservateur. Le pays, après tant d’agitations, inquiet, découragé, las de vaines expériences, ne demande que le repos. C’est à vous d’asseoir la paix publique sur des bases durables. Une grande place vous est offerte. Pour moi, ce parti serait celui de mes préférences, s’il se constituait loyalement. J’ai cru un instant que M. de Lamartine songeait à en prendre le commandement ; je lui portais presque envie. Tout l’y appelait ; il a préféré une gloire moins solide. À son défaut, les chefs ne vous manqueraient point.

LE MARQUIS.

Monsieur le ministre, le temps vous donnera raison peut-être ; quant à moi, je demande à réfléchir.

LE MINISTRE.

Je m’en rapporte entièrement à votre bon sens, à votre loyauté, et je vous prie d’y songer un peu quand vous mettrez aujourd’hui votre main dans l’urne. Nous en reparlerons plus d’une fois à l’Académie.

LE MARQUIS.

Je pourrais espérer…

LE MINISTRE.

Ma voix et celle de mes amis. Je veux le premier donner l’exemple des rapprochemens. Vous viendrez bientôt à la séance ?

LE MARQUIS.
Je vous suis dans un instant.
(Le ministre sort.)
LE MARQUIS, seul.

Si je n’avais à écouter que mon inspiration personnelle, je céderais à ses conseils ; mais un homme politique est-il jamais libre ? Il subit le joug des engagemens de partis, des influences extérieures, de la presse. Je ne veux point me séparer de mes amis. Ah ! s’ils pouvaient m’entendre.


Scène V.

LE MARQUIS, M. DURAND
M. DURAND.

J’entre sans me faire annoncer, monsieur le marquis ; je sais que vous allez sortir. Un mot seulement ; ma lettre d’hier soir pourrait vous tromper, j’ai voulu vous avertir. Je viens de passer devant Tortoni. L’agitation est extrême. Les bruits de changement de ministère ont jeté l’alarme. On dit que le baron R… se flatte d’obtenir alors que le chemin du nord aboutisse à l’embarcadère de la compagnie de Saint-Germain. La rente est en baisse.

LE MARQUIS.

Je vous remercie bien, mon cher Durand. Du reste, vous savez que mon vote sera toujours indépendant de toute considération intéressée.

M. DURAND.

Je connais trop monsieur le marquis pour en douter.

LE MARQUIS, se parlant à lui-même.

Ce changement de ministère, que nous regardons d’un œil si indifférent, aurait de graves conséquences. Combien de fortunes dérangées ! quel aliment pour l’agiotage !

M. DURAND, à part.

Le vicomte C… avait raison. Il est troublé…

LE MARQUIS, continuant

Ce n’est pas pour moi, certainement… que m’importe la hausse ou la baisse de quelques valeurs industrielles ?… mais ceux qui ont suivi mes conseils, à qui j’ai fait prendre des actions… ils me reprocheront… (à Durand.) Vous avez bien fait de me tenir au courant.

M. DURAND.

Monsieur le marquis n’a pas d’ordre à me donner ?

LE MARQUIS.
Pas en ce moment ; bien obligé.
(Durand sort.)
LE MARQUIS seul.
(Il se promène dans une grande préoccupation, puis il va prendre sur son bureau le papier dont il a fait lecture et le déchire.)

Tout considéré, je ne sais pas si le ministère aura ma voix ; mais l’abbé n’aura pas mon article.

TROISIÈME TABLEAU.
Chez M. Henri de L… Une salle de billard, entourée de canapés. Des armes accrochées au mur. Le buste de Lafayerte au fond.

Scène PREMIÈRE.

UN DOMESTIQUE, UN INCONNU.
(L’inconnu entre le chapeau sur la tête. Il a une longue barbe et des moustaches.)
L’INCONNU.

M. Henri de L… est-il chez lui ?

LE DOMESTIQUE.

Non, il est au bois.

L’INCONNU.

Au bois ?

LE DOMESTIQUE.

Il est allé se promener à cheval avec un de ses amis au bois de Boulogne.

L’INCONNU.

Il paraît qu’il en prend à son aise. Doit-il bientôt revenir ?

LE DOMESTIQUE.

Je l’attends.

L’INCONNU.

Alors je reste.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur ne reçoit pas aujourd’hui.

L’INCONNU.

Il me recevra, moi.

LE DOMESTIQUE.

Je ne sais pas s’il en aura le temps ; il faut qu’il aille à la chambre.

L’INCONNU.

Il ira plus tard, j’ai besoin de lui parler.

LE DOMESTIQUE.

Qui aurai-je l’honneur de lui annoncer ?

L’INCONNU.

Mon nom ne lui apprendrait rien.

LE DOMESTIQUE.

Je l’entends, voici ces messieurs qui rentrent.


Scène II.

LES Mêmes, HENRI DE L…, ERNEST M.
Henri, au domestique.

Quel est cet homme ? Je vous avais dit…

LE DOMESTIQUE.

Il n’a pas-voulu m’écouter, monsieur. (Le domestique sort.)

HENRI, à l’inconnu.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

L’INCONNU.

Citoyen, je viens vous apporter les plaintes des patriotes sur la conduite de la chambre. Nous ne savons pas pérorer, nous autres, mais nous savons agir, et toutes ces discussions qui ne mènent à rien nous fatiguent et nous déplaisent.

HENRI.

C’est par ces discussions que la cause démocratique triomphera.

L’INCONNU.

Il y a long-temps qu’on nous dit cela. On se moque de nous. Que faites-vous pour le peuple ?

HENRI.

Nous défendons ses droits.

L’INCONNU.

Belle défense vraiment ! Les pauvres sont livrés à l’exploitation des riches, les ouvriers à la tyrannie des maîtres. Il faut que vous le sachiez bien, messieurs, car dans vos hôtels, au milieu du luxe, vous ne pouvez pas vous faire une idée de ces souffrances. Le bourgeois s’est emparé de tout ; il a les jouissances, et le peuple les misères. Qui a fait la révolution de juillet, dites ? Le peuple. Qui se bat en Afrique et défend la France, quand elle a besoin de bras ? Le peuple encore. Le peuple est tout. Il a pour lui nombre, la force et le droit. Prenez garde que la patience ne lui échappe.

HENRI.

Personne ne désire plus que moi que vos justes plaintes soient entendues.

L’INCONNU.

Il faut que la chambre mette un terme à ce régime de déceptions et de priviléges.

HENRI.

Vous savez bien que nous n’avons pas la majorité.

L’INCONNU.

Si la chambre ne veut pas nous entendre, nous nous passerons d’elle.

HENRI.

Que voulez-vous dire ?

L’INCONNU.

Vous me comprenez bien. Nous renverserons le gouvernement : ce ne sera pas le premier.

HENRI.

Gardez-vous de ces tentatives. Vous êtes les plus faibles ; les lois sont sévères. Le pourvoir, par ses gendarmes et ses tribunaux, aura bientôt raison de vous.

L’INCONNU.

On disait aussi cela en 1830 et nous n’avons pas été les plus faibles. Si l’on nous y force, nous nous remettrons à l’œuvre, et cette fois nous ne serons pas si dupes, nous ne permettrons pas les escamotages.

HENRI.

Attendez tout du temps. Nos doctrines sont en progrès ; l’avenir est à nous.

L’INCONNU.

L’avenir, toujours l’avenir ! c’est le présent qui nous touche. Vous en parlez bien à votre aise !

HENRI.

Ma voix vous a-t-elle jamais manqué ?

L’INCONNU.

Nous y voilà. Vous croyez tout fini quand vous avez fait un discours à la chambre et que vos journaux vous ont applaudi. Ce ne sont pas des phrases qu’il nous faut. J’ai à vous entretenir d’objets plus positifs. (Il regarde autour de lui avec un air inquiet.) Puis-je parler devant monsieur ?

HENRI.

Il est mon collègue à la chambre et vote comme moi.

L’INCONNU, avec mystère.

Nous avons formé une société qui a juré la perte de cet infâme gouvernement. Il a cru nous arrêter avec sa loi des associations. Ah ! bien oui, on s’en soucie comme de cela, de sa loi ! Nos affiliés sont répandus dans les ateliers, dans les corps d’ouvriers. Nous avons notre mot d’ordre, nos règlemens intérieurs, des armes. Quand le moment sera venu, nous descendrons dans la rue. Je viens vous proposer d’être des nôtres.

HENRI.

Jamais. Je ne conspire point ; je défends mes principes au grand jour. Les lois mauvaises, je les combats ; les fautes du pouvoir, je les flétris.

L’INCONNU.

(À part.) Il a peur. Il ne vaut pas mieux que les autres. (Haut.) Pardon, je croyais vous rendre service en vous proposant de défendre notre cause. Je suis fâché de vous avoir fait perdre votre temps.

HENRI.

Je voudrais vous détourner d’un projet qui vous perdra. C’est un ami qui vous parle ; écoutez mes conseils.

L’INCONNU.

Je n’en ai pas besoin, merci. Puisque c’est là tout ce qu’il faut attendre de vous, je vous salue. Mes amis sauront à quoi s’en tenir. (Il s’éloigne.)

ERNEST M…

(Il s’approche de l’inconnu et lui parle à l’oreille.) Demain matin, avant onze heures, je vous attendrai.

L’INCONNU, en sortant.

À la bonne heure, celui-là a l’air d’un bon enfant.


Scène III.

ERNEST M…, HENRI DE L…
HENRI.

Vous lui avez donné rendez-vous ?

ERNEST.

Oui. On ne sait pas ce qui peut arriver. Il ne faut pas se brouiller avec ces gens-là. À certains jours donnés, on peut en avoir besoin.

HENRI.

Prenez garde.

ERNEST.

Je n’écris jamais.

HENRI.

Si c’était un mouchard.

ERNEST.

Il serait plus attrapé que moi.

HENRI.

Ces patriotes de la rue m’inspirent une répugnance ! Ils sont grossiers, malpropres.

ERNEST.

Mais, mon cher, un chef du parti radical…

HENRI.

Je plaide leur cause, je soutiens leurs principes ; je ne suis pas obligé de leur donner la main. Il faudrait bientôt les embrasser.

ERNEST.

Il y a d’illustres exemples… Vous êtes un patriote amateur.

HENRI.

J’appartiens de bonne foi au parti que j’ai embrassé ; c’est le plus brillant de tous. J’ai pris sérieusement en main les intérêts des classes les plus nombreuses contre le despotisme des riches.

ERNEST.

C’est de l’abnégation, quand on a soixante mille livres de rentes.

HENRI.

Vous faites toujours la guerre à mon patrimoine.

ERNEST.

Fâchez-vous donc ! Je voudrais bien être exposé au même reproche.

HENRI.

Il y a des gens qui s’endorment dans l’opulence, qui dépensent leur vie dans les plaisirs, à la chasse, aux courses, au jockey-club. Misérable et stérile existence ! Mais occuper de soi l’opinion, se constituer l’avocat d’un peuple presque entier, obtenir les applaudissemens de la foule, je ne connais pas de plus noble jouissance. Aucune gloire ne surpasse celle d’un homme comme O’Connell.

ERNEST.

Il parle à des masses, à la clarté du soleil, mais votre tribune…

HENRI.

Ne m’en parlez pas. J’ai eu bien des efforts à faire pour ne pas y échouer tout-à-fait.

ERNEST.

Pour moi, cette tribune me terrifie ; cette assemblée incrédule et rieuse me glace. Ils accueillent avec des ricanemens tous les sentimens élevés et généreux ; ils nous les refoulent au fond du cœur. Personne n’a leur confiance. De guerre lasse, j’ai fini par y renoncer.

HENRI.

Vous êtes né pour l’action.

ERNEST.

Comme vous pour la parole, et cette disposition diverse a déterminé notre rôle respectif. Siégeant tous les deux sur les mêmes bancs et votant presque toujours ensemble, nous appartenons pourtant à des principes, je dirais presque à des religions politiques différentes. Vous attendez tout de la discussion, et la discussion à moi m’inspire peu de confiance. Vous préparez, j’aiderai à exécuter.

HENRI.

Je désire que ce soit le plus tard possible. Je ne souhaite pas une révolution : ma situation me plaît ; j’attends l’avenir avec patience.

ERNEST.

Vous le pouvez.

HENRI.

Vous ne comprenez pas. J’avoue que je préfère l’opposition au pouvoir. Une influence réelle sans responsabilité, de la popularité, la faculté de choisir son jour et son sujet : le pouvoir n’offre aucun de ces avantages.

ERNEST.

Il en a de bien supérieurs. De l’opposition au gouvernement, il y a toute la distance de la critique à l’art. Qui peut considérer sans envie la position d’un ministre, d’un chef de gouvernement quelconque ? Il commande aux hommes ; il attache son nom aux destinées de son pays. Il peut appliquer ses théories, réaliser ses projets, réformer les institutions et les lois. J’aime mieux être Pitt que Fox.

HENRI.

Mon cher ami, une seule chose m’étonne, c’est qu’au lieu d’appartenir à l’opposition radicale, vous ne soyez pas ministre ou au moins ministériel en attendant. Vous n’avez pas pris le chemin le plus court.

ERNEST.

Eh ! je m’en suis moi-même étonné quelquefois ; mais sommes-nous toujours libres dans nos choix ? La moitié de nos collègues siègent par hasard plus que par goût sur les bancs qu’ils occupent. On cède aux influences de famille ; on est ministériel par besoin, opposant par humeur. Une fois enrôlé dans un parti, on y reste par fidélité, par habitude, par mauvaise honte. Certains députés ne sont ministériels que parce que leur concurrent aux élections ne l’était pas ; on a vu des candidats s’offrir le même jour à l’opposition dans un collège, au ministère dans un autre. Cela n’est pas bien glorieux et n’atteste pas des convictions énergiques ; mais notre pays est ainsi fait : quand je réfléchis à cette mollesse universelle, à cet effacement des caractères, il me prend parfois d’amers découragemens. J’ai vu Carrel en proie à cette maladie de l’ame quelque temps avant sa mort.

HENRI.

Jouissons du présent, nous avons la popularité.

ERNEST.

C’est le pouvoir qu’il nous faut.

HENRI.

Serions-nous en état de gouverner les autres, quand nous ne sommes pas maîtres de notre propre parti ? Aujourd’hui même, nous allons nous diviser ; on dit que plusieurs des nôtres sont décidés à voter pour le cabinet…

ERNEST.

Ils m’ont expliqué cela. Ce n’est pas par amour pour lui, mais par aversion pour ceux qui le remplaceraient…

HENRI.

C’est de l’opposition par prévoyance ; ils s’y prennent de bonne heure.


Scène IV.

Les Mêmes, LE VICOMTE.
HENRI.

Ah ! voilà C… qui vient nous demander nos voix.

LE VICOMTE.

Vous pourriez dire plus vrai que vous ne pensez.

HENRI.

La plaisanterie est bonne, et la proposition d’un nouveau genre.

LE VICOMTE.

Écoute, mon cher ami, veux-tu parier que je te fais voter pour le ministère ?

HENRI.

Il a toujours aimé les paradoxes.

LE VICOMTE.

Non ; j’ai la prétention d’être un esprit juste et pratique.

ERNEST.

Je tiens la gageure. Vous serez bien fin si vous attrapez ma boule.

LE VICOMTE.

Promettez-moi seulement de ne pas mettre des boules noires pour gagner votre pari.

ERNEST.

Notre conscience…

LE VICOMTE.

C’est vrai, je n’y pensais pas… écoutez-moi donc… je suppose…

HENRI, l’interrompant.

Si nous fumions un cigare.

ERNEST.

Il a raison.

HENRI, au vicomte.

N’as-tu pas peur de te compromettre ?

LE VICOMTE, d’un ton solennel.

J’ai vu M. de Villèle priser dans la tabatière de Benjamin Constant.

HENRI, appehant son domestique.

Jean, des cigares… tu sais, de ceux que le vicomte Siméon m’a procurés.

LE VICOMTE.

Ah ! je vous y prends. Dites qu’on ne fait rien pour l’opposition.

HENRI.

J’en conviens, j’ai du crédit… à la manufacture des tabacs.

(Ils se mettent à fumer.)
LE VICOMTE.

Or, donc, je fais une supposition qui ne vous engage à rien, ni vous, ni moi. Je me suppose un des vôtres, et je raisonne en conséquence. Nous sommes les ennemis du gouvernement de juillet. Tout ce qui peut lui nuire, nous avons résolu de le faire, et nous appelons sa chute de tous nos vœux.

ERNEST.

Cependant…

LE VICOMTE, continuant.

Nous ne le disons pas par prudence. Il ne faut pas se compromettre, et nous ferions peur à bien des gens ; nous gémissons même publiquement sur ses fautes. Nous pleurons sur sa prochaine destruction ; mais, au fond du cœur, nous sommes tout consolés d’avance.

ERNEST, à Henri.

Nous pouvons lui accorder ce premier point, mais c’est une véritable concession.

HENRI.

II faut être généreux.

LE VICOMTE.

Cela posé, quelle est la question ? Elle se réduit à des termes bien simples. Est-il bon que le ministère acutel soit conservé ? Or, le ministère actuel est détestable.

HENRI.

Nous serions de bien mauvaise foi si nous te le contestions.

LE VICOMTE.

Il est impopulaire. L’opinion publique s’est prononcée unanimement contre lui. À l’étranger, il traîne la France dans la boue ; il a condamné notre diplomatie à reculer partout et toujours, et nous a fait descendre au rang de puissance secondaire.

ERNEST.

Bravo, vous parlez à merveille.

LE VICOMTE.

Je n’ai pas encore tout dit. Vous voyez que je fais les choses en conscience. À l’intérieur, il se joue de toutes les libertés. Il applique les lois avec partialité et violence. Il sème la corruption. Toutes les consciences sont soulevées contre la direction immorale qu’il imprime aux affaires publiques.

HENRI.

Vicomte, mon ami, vous lisez le National.

LE VICOMTE.

Oui, et il m’amuse beaucoup. Mais les interruptions sont défendues… Voilà donc mon second point. Maintenant, nous croyons qu’un autre ministère vaudrait mieux.

ERNEST.

Non ; ils se ressemblent tous.

LE VICOMTE.

Laissez-moi parler. Je suis arrivé au point le plus délicat de ma harangue Voulez-vous qu’un autre ministère ne vaille pas mieux ? je vous l’accorde ; vous voyez qu’à mon tour je suis généreux… Il ne sera pas moins détestable ; mais, vous le savez par expérience, tout ministère nouveau est un répit donné à l’opinion ; c’est un relai, selon l’expression de quelqu’un que je ne nommerai pas à des personnages aussi irrévérencieux que vous. Le passé est oublié, il est soldé comme dirait mon ami M. Jacques Lefebvre (je dis mon ami et non pas le nôtre). C’est à recommencer sur nouveaux frais. L’arriéré de fautes commises et de colères amassées est perdu : c’est une vraie banqueroute. Nous pouvons bien encore jeter les hauts cris, mais nous n’avons plus devant nous aucun visage à souffleter. Je vous le demande, messieurs, que gagnons-nous à un changement de ministère ? Il nous a fait perdre du terrain, à moins que les successeurs ne soient encore plus ennemis de nos libertés, plus disposés à avilir la France, et cela est de toute impossibilité, n’est-il pas vrai ? J’ai dit.

HENRI.

Mon cher ami, il est impossible de parler mieux. Tu as été si éloquent, que je ne veux pas prendre une résolution immédiate. (En riant.) Tu m’as fasciné. Nous allons tous à la chambre, et nous nous engageons à te dire la couleur de nos boules. Si le ministère a nos voix, tu gagnes le pari.

LE VICOMTE.

J’aurais mieux aimé savoir tout de suite.

ERNEST.

Ah n’abusez point. Du reste, mon cher collègue, personne n’attaque le ministère mieux que vous.

LE VICOMTE, en riant.
J’aime le paradoxe.
(Ils sortent.)
QUATRIÈME TABLEAU.
Chez le président B… Une chambre d’hôtel garni, mal meublée. Des papiers, des livres confusément jetés sur les meubles, avec des châles et des chapeaux de femme.

Scène PREMIÈRE.

MADAME B…, seule.

Si j’avais su, mon mari ne serait point député. Je ne puis m’habituer à cette vie d’isolement et d’ennui. Autrefois, quand il avait présidé son tribunal, six heures par semaine, il était tout à fait libre. Il pouvait s’occuper de ses enfans… de moi. À présent, du matin au soir, entièrement absorbé : les séances de la chambre, des commissions, des réunions politiques. S’il rentre, il est distrait, il s’empare d’un journal, d’une brochure ; il m’écoute à peine, il bâille, et finit toujours par s’endormir dans son fauteuil… Et dans quelle auberge nous a-t-il logés ! Au lieu de ma petite maison, de mon jardin, de mes fleurs, de cet asile de paix où je vivais en famille, le troisième étage d’un hôtel garni, une rue bruyante, pas un domestique, aucuns soins et ce désert de Paris, où les meilleurs amis passent des années sans se voir, où l’intérêt et la vanité font et rompent toutes les liaisons ! Ah ! ma province, que je te regrette ! (On frappe à la porte.) Encore quelqu’un, et personne pour introduire. Entrez !


Scène II.

MADAME B…, LE GÉNÉRAL K…
LE GÉNÉRAL.

Mille pardons, madame ; on m’avait dit en bas que M. le président B… était chez lui. Je ne me serais pas permis de me présenter chez vous de si bonne heure.

MADAME B…

Général, je suis charmée de ce malentendu, et votre visite n’a rien d’indiscret. Nous autres provinciales, c’est ainsi que vous nous appelez à Paris, nous sommes visibles de bonne heure. Vos dames de Paris ne se montrent pas si tôt. Ce sont des soleils qui se lèvent tard.

LE GÉNÉRAL.

Le monde, les soirées, les bals…

MADAME B…

Cette excuse manque aux pauvres femmes de députés.

LE GÉNÉRAL.

Permettez-moi, madame, de réclamer au nom de l’hospitalité parisienne. La reine a déjà donné plusieurs bals.

MADAME B…
Une fois, j’y ai été invitée. Malheureusement une indisposition…
LE GÉNÉRAL.

Plusieurs ministres, le préfet de la Seine, réunissent chez eux le monde le plus brillant, et la chambre y est dignement représentée.

MADAME B…

Vous me l’apprenez.

LE GÉNÉRAL.

Comment ! M. le président n’a pas été invité !…

MADAME B…

Il a le tort de ne s’être pas jeté à la tête du ministère…

LE GÉNÉRAL.

Vous interprétez mal… M. B… se sera tenu éloigné… Il ne vous aura point présentée… D’ailleurs, est-ce qu’il est de l’opposition ?

MADAME B…

Non pas précisément. Il veut, dit-il, rester indépendant. Il vote sur chaque question selon sa conscience. Il étudie la chambre, il observe…

LE GÉNÉRAL.

On commence toujours ainsi. Tout député nouveau se révolte contre le joug des partis ; une session suffit pour montrer qu’on n’est quelque chose qu’en s’associant à quelqu’un. Le président se corrigera ; mais, puisqu’il néglige vos plaisirs, permettez-moi, madame, d’y songer à sa place. Je veux vous faire inviter à toutes les soirées des Tuileries.

MADAME B…

Ah ! général, que de bonté… Mais si l’opinion de mon mari…

LE GÉNÉRAL.

Le bal est de tous les partis. Aux Tuileries, opposans et ministériels obtiennent le même accueil. Les salons de la reine sont un pays neutre où la politique n’a point accès. M. B… votera selon sa fantaisie ; mais vous, madame, je veux que vous soyez avec nous. Conspirons ensemble contre l’indocilité de M. le président ; aidez-moi à le guérir de ses irrésolutions.

MADAME B…, sans lui répondre.

Vous croyez, général, que vous pourrez m’obtenir une invitation ?…

LE GÉNÉRAL.

Si je le crois ! j’en réponds…

MADAME B…

Même pour les soirées privilégiées ?

LE GÉNÉRAL.

Même pour les soirées privilégiées.

MADAME B…

Il y a déjà long-temps que M. B… me paraît faire fausse route ; mais je lui parlerai… ; nous le ramènerons…

LE GÉNÉRAL.
Le succès est assuré, si vous voulez bien vous en donner la peine… Je vous quitte… une affaire m’appelle, mais je reviendrai bientôt. Je veux aussi entretenir M. B… Veuillez agréer mes hommages respectueux.
(Il sort.)

Scène III.

MADAME B…, seule.

Une invitation à toutes les soirées des Tuileries, même aux concerts privilégiés ! Le général est bien aimable… Il pourra sans doute aussi me faire inviter à l’Hôtel de Ville… Bon gré, mal gré, M. B… sera obligé de m’accompagner… Avec toutes ses hésitations, il aurait fini par m’enfermer tout l’hiver dans ce tombeau… Il ne sait se décider à rien ; il trouve toujours vingt raisons pour prendre une résolution et autant pour s’en abstenir.


Scène IV.

MADAME B…, LE PRÉSIDENT B…
LE PRÉSIDENT.

Quel métier ! voilà quatre heures que je passe dans les bureaux des ministères à faire les affaires de mon arrondissement ! Toutes les communes demandent des écoles, tous les hospices des secours ; on s’adresse au député, on le met en mouvement. On l’oblige à tendre la main à tous les ministres, et puis on veut qu’il soit indépendant !

MADAME B…

Le général K… sort d’ici ; il va revenir. Il veut causer avec vous de la chambre, de la séance d’aujourd’hui.

LE PRÉSIDENT.

Encore un qui veut m’enrôler. Ils me persécutent de tous côtés : votez pour le ministère, votez pour l’opposition ; soyez de la droite, de la gauche, du centre gauche. Des invitations à dîner, des poignées de main, des complimens. On ne sait à qui entendre… C’est un véritable embauchage.

MADAME B…

Votre choix doit être arrêté, depuis que vous étudiez les partis, comme vous dites…

LE PRÉSIDENT.

Franchement, plus j’observe et plus j’hésite ; je ne suis pas décidé.

MADAME B…

Comment ! vous n’avez pas pu découvrir encore…

LE PRÉSIDENT.

Pour en juger, suivez-moi dans mes pérégrinations politiques… Vous savez que j’ai été nommé par l’opposition…

MADAME B…

C’est-à-dire que sans nos deux familles vous ne passiez point. Les trois quarts des électeurs ne connaissaient pas votre opinion, pas plus…

LE PRÉSIDENT.

Pas plus que moi, voulez-vous dire ?

MADAME B…

Je dis que vous êtes tout-à-fait libre de voter comme vous voudrez : on a nommé le président et non l’homme politique.

LE PRÉSIDENT.

C’est un peu vrai ; mais enfin j’ai été désigné comme opposant, et le Siècle m’a appuyé. En arrivant à Paris, je me suis trouvé naturellement en rapport avec les députés de la gauche, et j’ai fait mon début dans leur réunion ; elle n’a point démenti ce qu’on m’en avait promis. Les députés qui la composent sont pleins de patriotisme et de vertu ; des intentions droites, du désintéressement, un éloignement profond pour la ruse et la corruption. Leur chef a l’estime de tous les partis ; son talent est aussi élevé que son caractère.

MADAME B…, avec dépit.

Ces qualités sont faites pour vous attirer ; que ne vous donnez-vous à ces messieurs !…

LE PRÉSIDENT.

Je ne dis pas non, mais je ne suis pas décidé ; j’éprouve des doutes. L’amour de l’indépendance donne à ces hommes l’horreur de la règle. Ils se proccupent trop de l’opinion extérieure. J’ai vu les décisions emportées par quelques esprits plus ardens que sages. On regrettait le soir la résolution prise le matin, et les conseils les plus politiques étaient rarement les plus écoutés… Je ne suis pas satisfait.

MADAME B…

Ce n’est que votre première halte ; continuons.

LE PRÉSIDENT.

J’ai voulu voir et comparer ; on m’a conduit à une réunion du centre gauche. Un homme y règne presque sans partage, seul il a parlé ; tous les autres, même les plus habiles, semblaient accepter avec empressement cette domination absolue. Aussi, quelle séduction ! Il a tout ensemble de l’originalité et du sens, de la grace et de la force ; il est impérieux et d’humeur facile, prolixe et précis, sérieux et amusant. Je n’ai jamais entendu personne avec plus de plaisir, d’intérêt et de profit. La moitié des membres présens compte parmi les plus distingués de la chambre ; plusieurs ont été ministres les opinions qui prévalaient sont les miennes.

MADAME B…

Que voulez-vous de plus ?

LE PRÉSIDENT.

Laissez-moi achever. Le lendemain, j’en causais avec un de mes voisins à la chambre. Vous avez assisté en effet, me dit-il, à une réunion du centre gauche ; mais ce n’est pas la bonne, nous en avons fondé une autre qui représente bien mieux cette opinion. Si vous voulez, je vous y mènerai ce soir. Cette offre piquait ma curiosité, j’acceptai. La réunion était peu nombreuse. Un des membres les plus respectés de la chambre, un de ses jouteurs les plus puissans, occupait le fauteuil de la présidence. Il parla peu, mais avec force et conviction. On y soutint les mêmes opinions, on y prit les mêmes résolutions que dans la réunion de la veille, et je ne comprenais point que des esprits qui s’accordaient si bien eussent pu se diviser. J’ai appris depuis que le pouvoir trop exclusif de l’orateur que j’avais entendu à la première réunion avait fait ombrage à quelques caractères inquiets, et qu’au lieu de le soutenir ou de le contenir, selon le besoin, ils avaient mieux aimé fuir la discussion, qui est l’ame des partis, et planter leur tente ailleurs, avec quelques amis qui ne se rapprochaient d’eux et ne se distinguaient du reste que par leurs défiances.

MADAME B…

Choisissez entre les deux réunions…

LE PRÉSIDENT.

J’y penche, mais je ne suis pas décidé ; ce fractionnement m’inquiète, j’ai peur de perdre pied ; je crains que le flot ne m’emporte, si je me jette dans une mer si troublée.

MADAME B…

Tous ces jugemens sont des exclusions. Comme-vous ne voulez être ni carliste ni républicain, entrez dans le parti ministériel.

LE PRÉSIDENT.

J’ai peu de penchant pour lui ; il n’a point de principes. Il veut conserver, dit-il, mais conserver est un intérêt et non un principe. C’est un composé de tous les hommes usés et blasés ; pas une opinion, pas un régime qui ne lui ait fourni son contingent : des signataires du compte-rendu et des défenseurs de l’état de siége, des bonapartistes et des humanitaires, des légitimistes et des républicains. La vie n’y est point ; on dirait un lieu de passage où tous les dévouemens épuisés viennent attendre qu’on les envoie au palais du Luxembourg, comme au champ du repos. Ce parti n’a point de jeunesse…

MADAME B…

On m’a assuré qu’au dernier bal costumé de l’ambassade d’Angleterre un quadrille de bergers était conduit par un de ces messieurs. L’autre jour, à l’Opéra, on m’a montré une loge qui en était pleine ; les plus belles barbes…

LE PRÉSIDENT.

Vous ne me comprenez point ; je parle de l’esprit, qui anime le parti, et non des hommes qui le composent. Les plus jeunes sont quelquefois les plus entichés d’antiques préjugés. J’en ai remarqué plusieurs qui ont déjà tout le scepticisme de la vieillesse sans en avoir la rude expérience, et je ne connais rien de plus triste. Ils font les roués ; ils affectent un dédain profond pour toute idée libérale ; ils se croient de profonds diplomates parce qu’ils se rient de tout. Je ne me soucie guère de ces alliés ; cependant…

MADAME B…

Cependant ?

LE PRÉSIDENT.

Je ne suis pas décidé… Je trouverais là une force que je désire. Le parti ministériel est compacte, puissant… Tout considéré, je continuerai à me tenir en dehors de tout engagement, et je voterai selon mon inspiration.

MADAME B…

Prenez-y garde ; je n’entends rien à tout cela, mais je doute que vos collègues voient avec plaisir ces chassez-croisez perpétuels. Dans toutes les réunions où vous avez passé, on a pris votre présence pour une adhésion. Vos dissidences vous seront imputées à trahison ; vous finirez par blesser tout le monde. Passez-moi une comparaison de femme. Il me semble voir ces coquettes qui font des avances à tous les hommes et ne s’attachent à aucun. C’est un jeu qui finit toujours mal. Mais voici quelqu’un qui vous éclairera bien mieux que moi.


Scène V.

LES Précédens, LE GÉNÉRAL.
LE GÉNÉRAL.

Enfin, je vous trouve, mon cher président.

LE PRÉSIDENT.

Je suis très flatté, général…

LE GÉNÉRAL.

Je voulais causer avec vous avant la séance. Le vote sera décisif ; l’existence du ministère y est engagée.

LE PRÉSIDENT.

Mon opinion n’est-pas encore faite ; j’attends la suite du débat. Je ne suis pas décidé.

LE GÉNÉRAL.

C’est votre droit ; mais, permettez-moi de vous le dire, ces questions doivent être résolues par des idées générales. Un homme politique se propose un but principal, auquel il subordonne toutes les considérations secondaires.

LE PRÉSIDENT.

Il n’y a donc plus qu’à fermer la chambre, à se classer en ministériels et en opposans, et à déposer, une fois pour toutes, une boule noire ou blanche.

LE GÉNÉRAL.

N’exagérons rien. À Dieu ne plaise que je veuille attenter à votre liberté d’examen ! mais, si chacun se mettait comme vous à voter isolément et à sa fantaisie, il n’y aurait plus de partis, plus de chambres, plus de gouvernement représentatif.

LE PRÉSIDENT.

Il y aurait des consciences honnêtes qui s’éclaireraient par la discussion.

LE GÉNÉRAL.

Vous êtes bien nouveau dans la chambre, mon cher collègue, et vous me le prouvez. Permettez à un de vos anciens de vous donner quelques conseils, et croyez qu’ils ne sont inspirés que par l’intérêt que je vous porte.

LE PRÉSIDENT.

Je les écouterai toujours avec reconnaissance.

LE GÉNÉRAL.

Parlons à cœur ouvert et sans détours. Les journaux ne nous entendent pas, et nous pouvons tout dire. Vous ne comptez pas sans doute rester toujours président d’un tribunal ; la magistrature vous offre une large carrière, de nombreux degrés à franchir.

LE PRÉSIDENT.

Je ne sacrifierai jamais mon devoir à mon avancement.

LE GÉNÉRAL.

C’est ainsi que je l’entends, et la loyauté de votre caractère rend d’autant plus importante la décision que vous allez prendre. Vous avez évité jusqu’ici de vous enrôler dans aucun parti, mais vous sentirez bientôt la fausseté de cette position. Aujourd’hui même le vote sur la question ministérielle vous classera malgré vous. J’aurais voulu que vous fussiez des nôtres.

LE PRÉSIDENT.

Si l’affection personnelle pouvait déterminer une si grave résolution, je ne me séparerais jamais de vous.

LE GÉNÉRAL.

Pas de sentiment ; il n’en faut point faire dans la politique. Vous préferez l’opposition, j’y consens. Cela séduit un homme nouveau. Appuyer le pouvoir n’est pas populaire dans ce pays-ci : je n’ai rien à dire ; mais au moins vous ne voudrez certainement vous attacher qu’à un parti qui ait de l’avenir. Vous n’entendez pas vous condamner à l’opposition pour toute la vie, vous n’êtes pas un brouillon.

LE PRÉSIDENT.

Je serai heureux le jour où un ministère selon mes opinions pourra obtenir mon appui.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! examinons la question à ce point de vue. Vous avez assisté aux réunions de la gauche, parlons-en d’abord. Je n’ai rien à dire contre ses membres ; mais ce parti manque de ce qui donne et fait conserver le pouvoir. Il n’a pas l’esprit de gouvernement. Toute autorité lui est à charge. Il prend toutes les questions par le côté étroit. Si les factions menacent la constitution, il ne trouve pas un mot pour la venger de ces attaques. Si le préfet de police arrête sans droit un forçat libéré, il n’a pas assez d’éloquence pour réclamer en faveur de cette victime de l’arbitraire. La gauche pourra faire une alliance accidentelle avec le pouvoir ; elle ne l’aura jamais ; elle se ferait de l’opposition à elle-même.

LE PRÉSIDENT.

Ces jugemens sont trop absolus. Le passé proteste contre vos accusations. Des hommes nouveaux sont entrés dans la gauche, et y apportent de la science, des lumières, l’expérience des affaires.

LE GÉNÉRAL.

Vous voulez parler de la jeune gauche ; ceux qui sont désignés sous ce nom ne me rassurent pas encore. Esprits dogmatiques, imitateurs de l’étranger, doctrinaires à leur façon, ils entendent la liberté d’enseignement comme l’archevêque de Malines et les franchises municipales comme le peuple de Philadelphie. Les pouvoirs publics qu’ils élèveraient ne seraient qu’un château de cartes que jetterait par terre le plus léger souffle des factions.

LE PRÉSIDENT.

Aucune de ces critiques ne saurait atteindre le centre gauche. Il a ce que vous appelez l’esprit de gouvernement ; il comprend les nécessités du pouvoir, il aime la liberté, et il renferme des hommes que vous avez probablement appuyés de votre vote, quand ils étaient aux attaires.

LE GÉNÉRAL.

Certainement, et, s’ils y revenaient, ils auraient encore ma voix. Je n’ai rien à retirer des éloges que vous en faites ; mais il manque au centre gauche des qualités sans lesquelles aucun parti politique ne peut grandir et triompher, je veux dire l’union et la persévérance. Comprenez-vous qu’un parti qui, en faisant un faisceau de tous ses membres, n’aurait pas encore la majorité, se fractionne et permette à la discorde d’entrer dans ses rangs ? Si les opinions différaient, je trouverais cela tout naturel ; mais on s’entend sur toutes les bases générales de la politique, et on se divise sur les personnes. C’est de la folie. Grace à cette division, j’aperçois encore des individus, la plupart fort distingués pour le caractère et le talent, je ne vois pas un parti politique ; je trouve des ministres pour faire un appoint, je ne trouve pas un ministère.

LE PRÉSIDENT.

Les circonstances rapprocheraient les hommes. La faveur publique est au centre gauche ; la France partage les opinions de ce parti.

LE GÉNÉRAL.

Je sais qu’on a dit, sous la restauration, que la France était centre gauche, et le mot a fait fortune. Pourtant, dites-le-moi, quels sont les efforts du centre gauche pour entretenir ces sympathies, pour conquérir le pouvoir ? Il compte dans ses rangs des orateurs, des publicistes, des philosophes, des administrateurs. Par quels travaux politiques se signalent-ils ? On pourait les voir dans toutes les discussions tenir une place importante ; ils s’en abstiennent. À peine quelques rares apparitions à la tribune les rappellent au pays. Les uns s’endorment dans une indolente oisiveté ; d’autres, plus actifs, préparent des livres, écrivent dans les journaux, se livrent à des études solitaires. Qu’arrive-t-il ? On les accuse d’intrigues, on suppose qu’ils préfèrent les cabales de couloirs aux luttes de la tribune. La réputation du parti en est atteinte.

LE PRÉSIDENT.

Vous conviendrez que ces reproches ne sont pas bien graves ; ils n’affectent ni l’esprit ni le caractère.

LE GÉNÉRAL.

Ils portent sur la conduite, et l’esprit de conduite est, pour les partis comme pour les individus, la première condition du succès.

LE PRÉSIDENT.

Les torts que vous imputez au centre gauche peuvent se réparer.

LE GÉNÉRAL.

J’en conviens : l’avenir du centre gauche est dans ses mains, il n’a qu’à s’entendre et à vouloir ; mais quand s’effaceront de tristes dissentimens, quand se réveillera l’énergie qui sommeille ?… Nul ne saurait le dire, et, en attendant, je vous engage à y réfléchir. Permettez-moi un dernier mot, et n’en soyez pas blessé. Du vote d’aujourd’hui dépend peut-être toute votre carrière. Si vous vous jetez dans l’opposition, vous ne voudrez pas accepter les faveurs du ministère ; vous le voudriez, qu’on ne vous le permettrait pas. Les partis sont jaloux et exigeans. Si vous venez avec nous, vous pouvez honorablement suivre votre destinée. C’est dans la chambre que se font les choix pour les hauts emplois de la magistrature. La cour de cassation s’y recrute. Le roi connaît déjà votre nom et vos services passés. Je ne suis chargé de faire ni promesse, ni menace, mais je vous devais cet avertissement.

LE PRÉSIDENT.

Les considérations personnelles ne régleront pas mon choix. Je ne suis pas encore décidé.

LE GÉNÉRAL.

Il est des intérêts qu’on peut écouter sans honte ; mais je ne veux pas insister davantage. Adieu, et, quoi qu’il arrive, comptez toujours sur moi.

LE PRÉSIDENT.

Je vous retrouverai bientôt.

(Le générat s’approche de Mme B., qui est restée à broder auprès d’une table.)
LE GÉNÉRAL, à Mme B.

Je ne vous oublie point, madame.

MADAME B…, bas, en montrant le président.

Vous serez content, général. Je réponds de lui.

CINQUIÈME TABLEAU.
Dans la salle de marbre de la chambre des députés ; au fond, la statue du roi. Sur les côtés, les statues de Casimir Périer, Foy, Mirabeau et Bailly. Deux portes adjacentes conduisent dans la salle des séances.

Scène PREMIÈRE.

DEUX DÉPUTÉS de l’opposition.
PREMIER DÉPUTÉ.

Mauvaise séance ; hier, les choses allaient si bien. Nos orateurs avaient triomphé, et les ministres ne savaient plus où donner de la tête ; il fallait les voir sur leurs bancs, confus, décontenancés : leur audace ordinaire avait disparu.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Aujourd’hui, pas un des nôtres n’a bien parlé. Les armes sont aussi journalières à la tribune que sur les champs de bataille. L’impatience m’a fait quitter la séance… J’ai fui un discours assommant.

PREMIER DÉPUTÉ.

C’est un de nos amis.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Voilà ce qui me désole. De quoi se mêle-t-il ? Comment ne point comprendre que ce n’est point là sa place ? Il s’impose à la chambre pour répéter tout ce qui a déjà été dit. Il fallait laisser voter.

PREMIER DÉPUTÉ.

Ah bien ! oui. De nos bancs, tous les bras lui faisaient signe de retourner à sa place ; toutes les voix lui criaient de se taire ; il n’a voulu rien voir, rien entendre. Les centres, qui assistaient à nos angoisses, le pressaient de parler ; ils savaient bien ce qu’ils faisaient.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

On devrait au moins écouter ses amis ; malheureusement il n’y a pas de discipline. Chacun tire de son côté : l’extrême gauche vient brocher sur le tout avec ses discours, qui font peur à la majorité ; les centres ont une bien autre tactique : ils restent cloués sur leurs bancs, et laissent défiler nos orateurs sans leur répondre. Toute leur éloquence se compose de deux mots et de sept lettres : « aux voix ! aux voix ! » De cette façon, ils ne se compromettent pas. Quant à nous, si nous continuons ainsi, nous serons toujours battus. (On entend un grand bruit de voix, des cris, des éclats de rire, et la sonnette du président.)

PREMIER DÉPUTÉ.

Voilà qu’il se fait huer. Il l’a bien mérité. Les centres se seront impatientés et auront demandé la clôture.

UN HUISSIER, traversant la salle.

Le scrutin est ouvert, messieurs ; vous êtes invités à voter.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Nos propres amis nous créent chaque jour des difficultés. On vient encore de déposer une proposition sur laquelle aucun de nous n’a été consulté, et qui va nous gêner beaucoup.

PREMIER DÉPUTÉ.

Il faut la faire retirer.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Obtenez cela d’un bel esprit qui veut y attacher son nom ! Songe-t-il au parti, à la question ? Il veut faire du bruit.

PREMIER DÉPUTÉ.

Toujours le défaut de discipline… Aujourd’hui pourtant j’ai confiance. Beaucoup de membres des centres nous ont promis leurs voix : ils sont fatigués du ministère ; ils veulent en finir.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Je m’y connais, et j’y ai été pris plus d’une fois. Notre forme de gouvernement a d’étranges retours : qui sait où seront l’influence et la faveur dans quelques minutes ? Le chef de l’opposition aujourd’hui sera peut-être premier ministre demain. La prudence du père de famille dirige et contient l’homme politique ; on donne sa parole à la gauche, sa boule au ministère : cela satisfait à tout. Quelques-uns promettent de bonne foi ; mais au moment décisif leur cœur faiblit.

PREMIER DÉPUTÉ.

Je viens de voir des députés qui n’étaient pas hier à la séance.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Le ministère a convoqué le ban et l’arrière-ban. Le télégraphe ne s’est pas arrêté depuis trois jours. Un député de Bordeaux, qui s’était sauvé pour faire l’école buissonnière, a trouvé en descendant de la malle-poste l’ordre de repartir sur-le-champ ; il n’a pas seulement eu le temps de se raser.


Scène II.

Les Mêmes. (Un troisième Député de l’opposition vient se mêler à la conversation.)
TROISIÈME DÉPUTÉ.

Le scrutin avance et il nous manque bien des nôtres ; on leur a pourtant écrit. I… est encore à la cour de cassation, A… à l’Académie des Sciences ; ils n’arriveront pas à temps.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

T… préside les assises à Chartres ; c’est un tour du garde-des-sceaux.

TROISIÈME DÉPUTÉ.

Voilà ce que c’est que les fonctionnaires publics !

PREMIER DÉPUTÉ.

Taisez-vous, puritain. Si le ministère tombe, vous pourrez bien grossir cette liste impure.

TROISIÈME DÉPUTÉ.

Je vous jure…

PREMIER DÉPUTÉ.

Il ne faut jamais jurer de rien.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Hav… a pris un cabriolet et est allé chercher ce pauvre Br… qui est à la mort, mais qui a exigé qu’on le prévînt. Il viendra, quoi qu’on fasse. Quel dévouement ! C’est toujours le vieux soldat de l’empire.

PREMIER DÉPUTÉ.

J’espère bien que Hav… a voté avant de partir.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Je crois bien.

PREMIER DÉPUTÉ.

Vous vous rappelez ce qui est arrivé au marquis de M… lors du vote de la loi de la disjonction, il était allé, sans déposer sa boule, chercher Mag… qui était malade. Il le prend au lit, lui laisse à peine le temps de s’habiller, le pousse dans une voiture de place, promet 10 francs au cocher, et le ramène en triomphe. Quelle joie ! c’étaient deux voix pour le ministère… Il apprend, en traversant le pont, que la loi était rejetée à une voix de majorité !

TROISIÈME DÉPUTÉ.

Avez-vous remarqué le général K… et le vicomte C… ? Comme ils se démènent ! Depuis le commencement de la séance, ils courent sur tous les bancs, ils parlent à l’oreille à ceux des leurs qu’ils rencontrent. La journée coûtera cher au ministère, en cas de succès. Si j’étais des centres, je voterais contre le cabinet, rien que par économie.

UN HUISSIER.

Le scrutin va être fermé ; ceux de MM. les députés qui n’ont pas voté…

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Allons voter. Surtout ne vous trompez pas.

PREMIER DÉPUTÉ.
Ne craignez rien. C’est une boule noire qu’il faut, et je n’en mets jamais d’autre.
(Ils rentrent dans la salle des séances.)

Scène III.

DEUX DÉPUTÉS des centres, puis le VICOMTE C…

Les ministres ont peur.

PREMIER DÉPUTÉ.
DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Ils ont bien tort ; le résultat est certain.

PREMIER DÉPUTÉ.

Je n’ai pas encore voté.

LE VICOMTE, qui a entendu ces mots, s’approche.

Vous n’avez pas encore voté, mon cher collègue ? Allez bien vite.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Nous avons le temps. On n’a pas commencé le réappel. (S’adressant au vicomte.) Dites-moi, vous êtes bien sûr que l’on présentera la loi des chemins de fer ?

LE VICOMTE.

Il y a deux choses dont je suis sûr et que je vous affirme : la première, c’est que le ministère présentera la loi ; la seconde, c’est que, si le ministère est renversé, il ne faut pas songer de toute la session à un kilomètre de chemin de fer.

PREMIER DÉPUTÉ.

La ligne de Lyon est comprise dans le projet ?

LE VICOMTE.

La ligne de Lyon y est comprise.

PREMIER DÉPUTÉ.

C’est tout ce qu’il me faut. Que voulez-vous ? je n’ai eu qu’une voix de majorité aux dernières élections, et je dois prendre mes précautions. Si je rapporte un chemin de fer à mon arrondissement, l’opposition elle-même sera pour moi.

LE VICOMTE.
Allez donc voter, allez donc voter ! vous laisserez fermer le scrutin !
(Le premier député sort.)

Scène IV.

LE DÉPUTÉ MINISTÉRIEL, LE VICOMTE.
UN HUISSIER.

Le scrutin est fermé.

LE DÉPUTÉ.

Nous allons savoir bientôt à quoi nous en tenir.

LE VICOMTE.

Comment a voté *** ? Vous l’a-t-on dit ?

LE DÉPUTÉ.

Contre nous.

LE VICOMTE.

Je l’avais prédit : on n’a pas voulu donner une préfecture à son fils. Les ministres ont parfois d’étranges caprices ; ils passent toute l’année à faire des nominations selon les besoins de la politique, et dans les occasions importantes ils reculent. C’était un mauvais choix, mais on en a fait bien d’autres. La poltronnerie nous perd.

LE DÉPUTÉ.

Nous avons eu la voix de ***.

LE VICOMTE.

Êtes-vous sur ? L’opposition comptait sur lui.

LE DÉPUTÉ.

Justement, il s’était compromis avec elle, et on lui a fait comprendre…

LE VICOMTE.

Je doute encore… Je l’ai vu déposer sa boule ; il a enfoncé son bras jusqu’au coude.

LE DÉPUTÉ.

Il m’a dit qu’il avait voté pour le ministère.

LE VICOMTE.

Je doute plus que jamais.

LE DÉPUTÉ.

C’est de l’entêtement.

LE VICOMTE.

Non ; c’est de l’expérience. Aux scrutins des bureaux, il a toujours deux bulletins écrits dans les poches de son gilet, l’un pour l’opposition, l’autre pour le ministère. Il vous conduit mystérieusement dans un coin, vous montre le bulletin qui doit vous plaire et vous promet de le déposer. Que fait-il ensuite ? Je ne réponds point qu’il le sache lui-même.

(On entend la sonnette du président ; puis un grand silence.)
LE VICOMTE.

On va proclamer le résultat du scrutin ; allons entendre…

(Tous les députés rentrent dans la salle et en sortent presque aussitôt dans une grande agitation.)

Scène V ET DERNIÈRE.

Tous les Personnages précédens.
M. MARTIN.

220 voix contre 170. Il s’en est fallu de bien peu que nous ne fussions encore 221. 50 voix de majorité pour le ministère ; on peut marcher avec cela.

LE VICOMTE, s’approchant de M. Martin.

J’ai parlé au ministre des finances, mon cher collègue. Votre affaire est convenue. La première place est donnée depuis long-temps à un journaliste ; la seconde était promise à un pair de France, vous l’aurez.

M. MARTIN.

Je n’ai pas attendu cette assurance…

LE VICOMTE.

J’en suis bien sûr. Vous voyez que nous savons nous souvenir de nos amis.

M. MARTIN (à part).

J’ai bien fait. Le comte me paraît hors de combat pour quelque temps.

LE MARQUIS DE ***, s’approchant du ministre.

Votre excellence pourra-t-elle me recevoir demain ?

LE MINISTRE.

Je serai à votre disposition toute la matinée… Vous avez pris les devans, monsieur le marquis ; j’ai contracté une dette qui sera acquittée exactement.

LE MARQUIS.

Je n’ai suivi que la voix de ma conscience.

HENRI DE L…, au vicomte.

Mon cher ami, tu as gagné ton pari.

LE VICOMTE.

Je te l’avais bien dit. Ce n’était pas tant un paradoxe.

LE GÉNÉRAL, s’approchant du président B…

Voulez-vous bien, mon cher président, vous charger de ce billet pour Mme B… ? Vous pouvez le lire ; c’est une invitation au concert des Tuileries pour mercredi prochain.

LE PRÉSIDENT.

Je vous remercie pour elle. Vous allez la rendre bien heureuse ; mais, entre nous, vous lui devez bien quelque chose.

LE GÉNÉRAL.

Je n’en veux pas savoir davantage. Croyez-moi, restez avec nous ; vous verrez que je ne vous ai pas si mal conseillé.

LE PRÉSIDENT.

Je ne suis pas décidé.

UN DÉPUTÉ, parlant très haut dans un groupe.

Quelle infamie ! Nous avons été trahis de tous les côtés : les carlistes ont voté pour le ministère, et les radicaux lui ont donné des voix ! On a trafiqué des consciences. Dieu sait tout ce qui s’est fait depuis vingt-quatre heures ! Nous dénoncerons ces indignités à l’opinion ; nous publierons la liste des votans.

LE-VICOMTE, s’approchant du groupe.

Mon cher collègue… vous ne savez jamais être battu… Vous criez à la corruption ; moi, je crois à l’autorité des bonnes raisons. Si, depuis hier, les choses vous paraissent avoir changé de face, c’est que, depuis hier, il s’est passé une nuit, et, comme vous savez :

la nuit porte conseil.
  1. Voyez dans la livraison du 15 octobre 1842, la Matinée d’un ministre.