Éditions Édouard Garand (p. 38-42).

IX

LA CITÉ AU TRAVAIL


Le tumulte qui s’était élevé sur la ville tandis que Mirabelle courait dans la nuit noire, était dû à la nouvelle, brusquement annoncée, que Maurice D’Aubières avait déserté la cause des Canadiens pour entrer dans le camp ennemi. Le coup avait été foudroyant. Néanmoins, avant de donner entièrement foi à cette nouvelle, on avait cherché le jeune chef, de tous côtés afin de le sommer de donner des explications. Mais Maurice étant demeuré introuvable, la colère populaire s’était déchaînée contre lui.

À l’instant où cette nouvelle commençait à se répandre, Lambruche surveillait un travail de barricade devant la Porte Sainte-Marie. Ce travail était accompli par les miliciens du capitaine. Des femmes, curieuses et avides de nouvelles, se mêlaient aux travailleurs. Elles les encourageaient par leurs paroles, elles leur apportaient de la nourriture, du vin, quelquefois un peu d’eau-de-vie.

À d’autres endroits, du côté du fleuve, on barrait de barricades ou d’autres espèces de défenses l’extrémité des rues Saint-Charles, Saint-Gabriel, Saint-Joseph, Saint-François et Saint-Pierre, de sorte que si l’ennemi réussissait à pénétrer dans les murs il aurait encore une forte besogne à faire avant de se voir tout à fait maître de la ville. D’autres bataillons et du peuple s’occupaient à d’autres points des fortifications de la cité. Des équipes allaient sur le bord du fleuve tirant des charrettes chargées de tonneaux, et l’on emplissait ces tonneaux d’eau qu’on allait ensuite vider dans les puits, toutes les fontaines, toutes les citernes au cas où la ville aurait à supporter un long siège, et aussi pour combattre les incendies que le bombardement des Américains pourraient allumer. Tout le monde travaillait avec la plus belle ardeur, et du train que la besogne avançait, on pouvait avoir l’espoir que le lendemain Montréal serait prête à recevoir le choc ennemi.

Parmi les femmes qui se trouvaient à la Porte Sainte-Marie, on reconnaissait de suite au ton de sa voix retentissante la mère Ledoux. Elle était là avec son homme. Celui-ci clouait des madriers en travers de la Porte. C’était sa dernière besogne, car toutes les portes de la ville se trouvaient à présent solidement barrées. La Porte du Marché avait reçu une application particulière, et par surcroît on y avait installé une grosse pièce de canon.

— Eh bien ! comme ça va là, disait la mère Ledoux avec contentement, c’est bien douteux que les Américains nous prennent. Hein ! Lambruche, qu’est-ce que tu en dis ?

— Oh ! moi, Mame Ledoux, ça m’est égal. Tout de même, je pense comme vous… Les Américains ne passeront pas !

Lambruche était accroupi contre le mur et fumait son calumet.

Les coups de marteau retentissaient, les voix des travailleurs s’appelaient, se commandaient ou se taquinaient. Car, tout en travaillant, on bavardait et l’on riait. Quelquefois survenait une femme avec une carafe.

— Eh bien ! les hommes, disait-elle, est-ce que ça vous ferait du mal de prendre un petit coup ?

La carafe circulait, chacun prenait sa petite lampée de vin, et la langue pétillait autant que la liqueur.

— Moi, reprenait la mère Ledoux, si j’étais de Lambruche, je courrais au canon de la Porte du Marché et je lancerais une bordée aux Américains là-bas de l’autre côté.

— Et qu’est-ce que ça ferait, je vous prie ? demanda le milicien. — Ça les embêterait en leur apprenant qu’on est pas figés sur nos paillasses.

— Oh ! sourit niaisement Lambruche, ils se doutent bien, Mame Ledoux, allez, qu’on n’est pas plus ronflards que béquillards !

— C’est sûr, intervint une autre commère, qu’ils savent qu’on n’est pas une race de couillons. Regarde-moi ces Indépendants… ça se laisserait mettre la corde au cou sans regimber, tellement la peur les rabat.

— Oui, mais je connais une femme, dit une autre commère, chez les Indépendants, qui me paraît bien trop brave…

— Ah ! oui, brave pour la mauvaise cause… s’écria une autre avec mépris.

— Ah ! ça, s’écria la mère Ledoux, allez-vous cesser votre ragot et parler plus clairement ? Voulez-vous parler de la Lady Sylvia ?

— Comme de juste.

— Eh bien ! brave ou pas, reprit la mère Ledoux, il faut se défier de celle-là, c’est une vipère. Ne savez-vous pas vous autres qu’elle est éprise tout plein du beau général Montgomery ?

— Ah ! bien, il ne manquerait plus que ça !

— C’est pourtant bien la vérité, assura la mère Ledoux, moi j’en sais long là-dessus.

— Moi, fit une autre femme, qui m’étais imaginée qu’elle en tenait pour le Cardel…

— Ça prouve, reprit la mère Ledoux avec importance, que vous voyez pas clair. Voyons, c’est pourtant bien simple : si la Sylvia aimait le Cardel, quelle affaire aurait-elle à ouvrir les portes de la ville au général américain ?

— Tiens ! c’est vrai !… firent les femmes en chœur.

La mère Ledoux sourit avec triomphe et orgueil.

— Voyez-vous, mes amies, poursuivit-elle, j’ai deviné ça de suite. Ça regardait mal cette histoire d’Américains. Oui, mais à la tête des Américains, il y a le beau général, et remarquez que Lady Sylvia est veuve, jeune et pas laide du tout. Alors ça se tire tout seul… Hein ! Lambruche ?

— C’est bien possible, Mme  Ledoux, répliqua Lambruche en baillant. Et puis, moi, ça m’est bien égal. Je vais dire comme cette femme : j’aime mieux marcher dans mes sabots que dans les souliers de l’autre ! Oui, je vous assure que ça m’est bien égal.

— Oh ! toi, Lambruche, c’est certain que tu ne sortiras pas de tes sabots pour prendre femme, je pense bien que tu es truffé pour la vie.

— Ah ! oui, et embaumé, riposta Lambruche… De sorte que ces histoires entre lui et elle, et elle et lui, ça me laisse debout.

Des femmes éclatèrent de rire.

— Tu parles comme ça, Lambruche, reprit la mère Ledoux, mais s’il fallait que la belle Lady Sylvia te tourne un œil un tant soit peu malin seulement, ça te renverserait peut-être bien comme d’autres, et même peut-être plus fort que d’autres.

Les rires fusaient, les saillies défilaient, les bons mots ricochaient, lorsqu’une clameur retentit non loin qui fit sursauter tout le monde.

— Allons ! qu’est-ce qui se passe par là ! fit Lambruche en s’étirant.

Mais déjà le père Ledoux courait à l’endroit d’où partait le chahut.

On avait cessé le travail, le bavardage s’était tu et tous les regards s’interrogeaient avec inquiétude.

Deux falots, accrochés au rempart, éclairaient diffusément cette scène, où les personnages ne se voyaient qu’imparfaitement.

Quelques minutes plus tard un homme accourait de plus loin dans l’obscurité et criait à tue-tête :

— Ohé ! les amis… D’Aubières nous a trahis !… Il s’est vendu aux Anglais !

Lambruche bondit comme un ressort longtemps tendu, se rua en avant et se jeta à la gorge de l’homme qui venait de clamer ses paroles.

— Ah ! canaille !… rugit le capitaine en étranglant l’homme. Vas-tu répéter ça encore ?

Mais aussitôt il desserra son étreinte et disait, surpris :

— Comment… c’est donc vous, père Ledoux ?

— Hein ! si c’est moi ? répondit l’ouvrier. Vous le voyez bien, vous avez failli m’éteindre le souffle.

— Mais ce que vous avez crié ?…

Tout le monde se pressait avidement et anxieusement autour des deux hommes.

— Dame, j’ai crié ce que j’ai entendu et ce que tout le monde crie par là-bas !

Mais Lambruche n’écoutait plus.

— Dix hommes ! clamait-il d’une voix de tonnerre.

Dix miliciens, armés, vinrent se ranger près de lui.

— Suivez-moi ! commanda le capitaine.

Et au pas de course, il s’élança avec ses hommes vers le centre de la cité.

Oui, de toutes parts on annonçait la désertion de Maurice D’Aubières.

Mais lui D’Aubières, où était-il ? se demandait Lambruche qui demeurait sceptique.

Il conduisit ses hommes vers la Place du Marché où pétillaient les flammes d’un énorme brasier, duquel s’échappaient des nuées d’étincelles qu’emportait le vent dans l’espace. La place était encombrée d’hommes, de femmes et d’enfants agités.

Çà et là, Lambruche put reconnaître des lieutenants de Maurice et à chacun d’eux il s’informait du jeune homme. Personne ne l’avait vu. Les lieutenants, inquiets, ne savaient trop que penser. Mais Lambruche les rassura.

Toujours suivi de ses miliciens, il traversa le marché. Il tressaillit soudain en découvrant devant l’église paroissiale une silhouette de femme qui, nettement éclairée par les flammes du bûcher, demeurait immobile et regardait la foule du peuple.

Lambruche la reconnut, c’était Mirabelle qui venait de sortir du temple.

— Ah ! Mademoiselle, vous devez savoir mieux que les autres vous ? Est-ce vrai ce qu’on dit ?

Mirabelle regarda le capitaine d’une façon bizarre, comme si cet homme lui eût été inconnu. Puis, avec un ton d’indifférence :

— Allez voir, répondit-elle, chez Lady Sylvia, si c’est vrai !

Lambruche exécuta un haut-le-corps.

Il approcha son visage maigre et hâlé du visage blanc comme cire de la jeune fille et gronda :

— Ah ! ça, vous ne reconnaissez donc pas Lambruche ?

— Lambruche ! fit la jeune fille en tressaillant.

Un moment, elle regarda le capitaine sans parler. Puis :

— Vous n’êtes donc pas avec lui ? demanda-t-elle avec un sourire amer.

— Moi ! s’écria le capitaine avec étonnement. Mais non… j’étais aux barricades… Je faisais avancer la besogne… quand tout à coup j’ai entendu crier…

— Vous étiez aux barricades… aux barricades ! fit la jeune fille avec surprise. Quoi ! ajouta-t-elle, voulez-vous empêcher les Américains d’entrer ?

— Tonnerre de Dieu ! jura Lambruche bouleversé par l’étrange physionomie de Mirabelle… si je veux empêcher les Américains ! Mais je ne travaille que pour ça…

— Et Maurice ? interrogea Mirabelle.

— Je ne crois pas ce qu’on dit, répliqua rudement Lambruche. Il y a là de la canaillerie que je veux découvrir.

— Eh bien ! allez chez Lady Sylvia, D’Aubières est là !

— Et vous ? interrogea Lambruche, interdit.

— Moi !…

Elle ricana sourdement.

— Moi ! reprit-elle. Que voulez-vous que je fasse à présent qu’il n’y a plus que des traîtres et des lâches !

Elle quitta brusquement le capitaine, s’élança vers une ruelle et disparut.

Lambruche demeura un moment étonné et pensif. Puis, jetant un ordre bref à ses miliciens, il prit sa course vers la demeure de Lady Sylvia. Et tout en courant il grommelait entre ses dents :

— Je veux savoir… je saurai…

Dix minutes plus tard il arrêtait sa petite troupe devant la maison toujours silencieuse et sombre de Lady Sylvia.

— Maintenant, mes amis, attention ! commanda Lambruche. Silence, surtout !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En dépit de toutes les tactiques de la séduction, Lady Sylvia n’avait pas réussi à corrompre D’Aubières après l’avoir pris entièrement dans ses filets. Le jeune chef avait en effet réussi, avec l’énergie qui trempait son caractère, à se soustraire au poison distillé par cette comédienne. Il s’était tout à coup levé, disant :

— Madame, je vous en prie, donnez-moi ma liberté !

— Soyez à moi ! cria Lady Sylvia avec colère. Alors, je vous donnerai votre liberté.

— Madame, vous le savez, je ne m’appartiens plus.

— Certes, puisque vous m’appartenez, ricana avec une ironie cruelle la jeune hyène.

— N’oubliez pas, Madame, que, si je le voulais, je pourrais fort bien reprendre ma liberté… Qui m’en empêcherait ?

— Moi ! répondit froidement la jeune femme.

Maurice se mit à rire.

Le tumulte qui à nouveau s’élevait par la ville apportait ses échos jusqu’à ces deux personnages. Maurice reprit :

— Entendez-vous, Madame ? On a découvert un complot contre notre parti, ma disparition a été signalée, on se doute que je suis tombé dans un traquenard et l’on me cherche. Tout à l’heure, Madame, prenez-y garde ! trois ou quatre bataillons de mes volontaires assiégeront votre maison.

À son tour Lady Sylvia partit de rire.

— Mon cher ami, dit-elle, ne souhaitez pas que des bataillons de vos volontaires viennent à ma maison, car s’ils venaient, ce serait pour vous mettre à mort.

— Vous êtes folle, Madame ! s’écria Maurice avec un commencement d’impatience et de révolte.

— Folle d’amour ? Peut-être, Maurice D’Aubières ! Mais je suis assez sensée pour reconnaître que ces clameurs du peuple sont des imprécations contre vous, car ce peuple vient d’apprendre que vous l’avez déserté et trahi.

— Ah ! ah ! ah ! se mit à rire lourdement D’Aubières, je me doutais de cette infamie. Madame, vous êtes admirable. L’affaire, décidément, est fort bien agencée. Eh bien ! s’il en est ainsi, j’exige que vous me rendiez de suite ma liberté, car je veux aller me défendre et vous dénoncer !

— Vous ne sortirez pas !

— Non ?

— Vous seriez tué sur le seuil de ma porte !

— Par vous ?

— Non… par des hommes de Cardel !

— Des hommes payés par vous ?

— Non ! Non ! Maurice D’Aubières… je dis que je t’aime, et c’est pourquoi je ne veux pas que tu meures.

À la fin, Maurice commençait à croire que l’amour de cette femme était vraiment sincère.

— Si vous m’aimez, Madame, et ne voulez pas que je meure, donnez-m’en une preuve !

— Quelle preuve voulez-vous, Maurice ? Votre liberté, peut-être ?

— Justement !

— Soit, répondit gravement la jeune femme, je vous promets cette liberté. Mais tout à l’heure… car à présent, si je vous laissais sortir, je le répète, vous iriez à la mort…

Tout à coup Maurice tressaillit et murmura :

— Madame, écoutez, je vous prie !

Tous deux firent silence, et Lady Sylvia, à son tour, tressaillit et pâlit. Un bruit de voix et d’armes heurtées s’était fait entendre devant la maison. Mais ce bruit n’avait pas duré. Maurice écoutait encore, haletant.

Soudain, le marteau de la porte retentit lourdement.

La jeune femme saisit vivement une main de Maurice et souffla avec énervement et inquiétude :

— Venez ! Venez, Maurice… c’est Cardel accompagné de gens armés. S’il vous voit ici, alors que vous devriez être en votre prison, il vous tuera malgré tout ce que je pourrai tenter pour vous protéger. Venez, pour l’amour du Ciel !

D’Aubières voulut résister.

— Pour Dieu, Monsieur ! que n’avez-vous confiance en moi ? Je vous rendrai votre liberté tantôt… après le danger… De grâce…

Sa voix défaillante, fut couverte par un fracas terrible devant la porte de la maison.

— Maurice, cria désespérément la belle femme… on brise ma porte ! Je vous dis que c’est Cardel ! Oh ! venez… venez…

Le jeune homme, troublé, et croyant que Cardel venait peut-être pour le faire tuer, suivit cette fois Lady Sylvia. Elle le reconduisit à la chambre où il avait été prisonnier durant une heure.

— Encore une fois, Madame, dit le jeune homme avant de s’aventurer volontairement dans la chambre, vous me promettez…

— Je vous promets… je vous jure… souffla Lady Sylvia.

Elle le poussa dans la chambre et referma vivement la porte. Puis, fébrilement, elle fouilla son corsage, tira une petite clef et fit jouer la serrure du cadenas.

Tout à coup, derrière elle, une voix narquoise prononça :

— Pardon Madame ! Mais je vous prie de m’enfermer aussi dans cette chambre !

La jeune femme jeta un faible cri, se retourna d’une pièce et se trouva face à face avec Lambruche qui souriait niaisement.

— Lambruche !… Oh ! Lambruche… s’écria follement, éperdument Lady Sylvia.

— Pour vous servir, Madame, répliqua ironiquement le milicien, une fois que vous aurez fait tomber ce cadenas et ouvert cette porte !

La jeune femme ne voyait que le capitaine. Il était là seul. Les miliciens, dont elle ignorait la présence dans sa maison, étaient demeurés en bas sur l’ordre de leur officier. Lambruche demeurait debout devant la jeune femme, bras ballants et toujours dans sa posture nonchalante. Lady Sylvia, obéissant à son tempérament impétueux, tira promptement son stylet et en leva la lame contre la gorge du capitaine. Celui-ci, non moins promptement, saisit le poignet de la jeune femme et le serra à le briser. Le stylet tomba.

— Madame, dit froidement Lambruche, je regrette de serrer ainsi si fragile main… Mais que voulez-vous ? on a sa peau à sauver comme les autres !

Puis, sans façon, il arracha de la main gauche de la jeune femme la clef du cadenas. Lady Sylvia lui lança un regard farouche et terrible.

— Descendez, Madame, commanda le capitaine, je n’ai nul besoin de vos services !

Et, sans plus, Lambruche ouvrit le cadenas et poussa la porte.

— Lambruche ! cria Maurice avec joie.

— Monsieur !…

D’Aubières se jeta dans les bras de son ami.

— Allons, Monsieur, dit ce dernier ému, venez… le chemin est libre !

— Oh ! Lambruche… que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?…

— Vous le saurez, Monsieur !

— Et Mirabelle… Mirabelle ?

— Vous le saurez, Monsieur ! Venez, le temps presse !

Lady Sylvia avait disparu.

Les deux hommes descendirent au rez-de-chaussée.

Dans le vestiaire les volontaires du capitaine attendaient paisiblement.

— Allons, en marche ! commanda Lambruche. Nous allons chez le père Ledoux !…