Éditions Édouard Garand (p. 8-10).

II

L’INVASION


Le congrès de Philadelphie, tenu le 10 mai de cette même année 1775, avait résolu la guerre à outrance contre les armées royalistes dont la principale, sous le commandement de Gage, occupait la ville de Boston. Au cours de cette campagne les rebelles américains réussirent à remporter plusieurs victoires qui leur donnèrent, une confiance illimitée en leurs forces militaires ; et fiers de ces succès, décidés plus que jamais à se détacher complètement du régime britannique, ils décidèrent de prendre le Canada et de soumettre sa population à leurs lois. Leurs propagandes antérieures avaient déjà troublé bien des esprits au Canada, entre autres ceux des classes agricole et ouvrière. Les artisans canadiens, surtout, croyaient atteindre sous le régime révolutionnaire à une grande prospérité, et ils étaient fascinés par les promesses des Américains qui les assuraient d’une politique d’indépendance. D’un autre côté le clergé canadien, la noblesse et la bourgeoisie, sachant quels risques on courait à confier ses intérêts matériels et sociaux à des bandes révolutionnaires affectant un puritanisme outré et niant toute religion et croyance en Dieu, s’unissaient pour prêcher la loyauté à l’Angleterre et le soutien de sa cause afin, par là, de sauvegarder plus sûrement les droits et privilèges actuellement acquis à la race canadienne. Une effervescence désordonnée mettait le pays en fièvre, et il arriva que le peuple des campagnes préféra demeurer neutre : s’il avait une grande sympathie pour l’Angleterre, et sentait l’opportunité de défendre sa cause, il lui répugnait d’un autre côté de prendre les armes contre les Américains qui, par leurs bulletins de propagandes, lui assuraient le respect de sa propriété, de ses coutumes, de sa langue, de ses autels.

En de telles circonstances le gouvernement du Canada se trouvait dans une situation bien difficile et il ne laissait pas que d’être perplexe devant les menaces d’invasion des insurgés américains. À vrai dire, le gouvernement était sans troupes : quelque six cents hommes seulement composaient sa force armée régulière. Il est vrai aussi que les seigneurs canadiens avaient offert leurs services à la tête de leurs censitaires, et que nombre de bourgeois des villes comptaient muer en miliciens les artisans. Mais lorsque les seigneurs firent l’appel de leurs gens, les paysans, pour la plupart, se déclarèrent neutres. Seuls quelques centaines d’ouvriers consentirent à se laisser enrégimenter. Ces forces groupées ensemble n’eussent représenté qu’un bien mince effectif devant les nombreux régiments que les Américains enrôlaient sous leurs drapeaux. On fit appel aux Sauvages, mais l’on ne put obtenir qu’un faible concours de la nation iroquoise qui avait quelques griefs contre les colons de l’Atlantique. Bref, le gouvernement Carleton put difficilement réunir deux mille hommes pour la plupart miliciens et sauvages, qu’il dut éparpiller par bandes inoffensives entre Québec et la frontière.

Ce que voyant, Carleton proclama la loi militaire, et bon gré mal gré le pays dut se préparer à repousser les Américains. Mais déjà ceux-ci avaient franchi la frontière et s’étaient emparés de tous les postes importants du lac Champlain. Déjà aussi, alors qu’on avait à peine commencé l’organisation de la défense, les milices américaines se trouvaient devant le fort Saint-Jean qui était, pour ainsi dire, la première porte ouvrant sur Montréal. Ces milices américaines, fortes de trois mille hommes étaient commandées par le valeureux Richard Montgomery. Si encore Carleton n’eût eu à combattre que cette troupe… Mais on savait qu’une colonne américaine, sous les ordres du colonel Arnold, marchait contre Québec, par les Monts Alléghanys. D’autres forces insurgées menaçaient le pays par les Grands Lacs. C’est alors que le gouverneur Carleton constata l’insuffisance de ses troupes.

Il crut comprendre que la menace la plus immédiate venait de la colonne de Montgomery, et doutant du succès d’Arnold dans sa marche hasardeuse par les Apalaches il résolut d’abandonner temporairement Québec pour courir au secours de Montréal d’où il dirigeait les opérations militaires. Mais peut-être avait-il compté sans la chute aussi rapide du Fort Saint-Jean qui, après un siège de 45 jours, se rendit à l’ennemi.

On était alors au trois novembre.

Les Américains, maîtres d’une clef importante, et ayant désarmé la garnison du Fort, c’est-à-dire près de six cents combattants sur lesquels le pays ne pouvaient plus compter se divisèrent en deux colonnes, l’une marchant du côté de Sorel et Trois-Rivières, l’autre contre la ville de Montréal et conduite par Montgomery en personne.

Jusque-là le pays avait espéré de refouler les envahisseurs, et cet espoir s’était attaché aux esprits depuis l’événement militaire survenu au mois de septembre de cette même année sur l’Île de Montréal.

On sait que le colonel américain Allen avait réussi avec une faible troupe à aborder l’Île de Montréal. Le major anglais Garden et quelques centaines de Canadiens s’étaient jetés contre les américains à la Longue-Pointe. Mais Garden, ayant mal pris ses dispositions, avait été repoussé dans les murs de la cité. Allen de son côté, ne se croyant pas assez fort pour attaquer la ville, et ses forces, du reste ayant été affaiblies par cet engagement prématuré, avait paru abandonner son entreprise en quittant l’Île de Montréal. On avait mis cette retraite inespérée de l’ennemi sur le compte du découragement, et alors l’espoir avait remonté à son niveau dans l’esprit des défenseurs du pays.

La prise du Fort Saint-Jean par Montgomery arriva comme un coup de foudre, et le trouble aussitôt envahit tout le pays.

Le onze novembre au matin la nouvelle circula par la cité de Montréal que les Américains, avec une armée dont on exagérait le nombre et l’importance, s’approchaient pour tenter attaque par trois côtés à la fois. À ce moment, le gouverneur Carleton se trouvait dans les murs de la ville. Voyant qu’il n’avait pas les forces nécessaires pour supporter avec succès l’attaque ennemie, apprenant en outre que le colonel Arnold approchait de Québec par le Sud, il résolut de sauver d’abord la Capitale. Il confia le sort de la cité à une faible garnison, dont une bonne partie était gagnée aux Américains, et aux citadins qui, pensait-il, feraient tout en leur pouvoir pour défendre leur ville, avec ses officiers et soldats amenés de Québec il s’embarqua sur des navires qui avaient reçu ordre d’appareiller sur le Lac Saint-Louis et cingla vers Québec.

Bien que le départ de Carleton ne fut pas précisément une désertion, l’événement avait dérouté les calculs des citoyens de la ville et diminué leur confiance. Ceux-là qui favorisaient la révolution américaine et en appelaient le régime sur le pays, tous d’origine anglaise pour la plupart, se réjouirent grandement, et déjà ils avaient hâte de tendre leurs mains aux envahisseurs. Mais il n’en était pas de même des Canadiens, car pour ces derniers c’étaient leur ville et leur patrie qui se trouvaient pour ainsi dire livrées à un ennemi qu’ils ne désiraient nullement. Tous braves et courageux qu’ils étaient, ils se crurent devant l’inévitable et d’un cœur meurtri acceptèrent l’infortune. C’était le complet découragement et à la plus grande joie des partisans des insurgés américains. Mais à cette époque, heureusement, comme à la nôtre d’ailleurs, fermentait dans le pays une jeunesse patriotique et ardente. Montréal comptait plusieurs jeunes hommes de la bourgeoisie et de l’ancienne noblesse française qui réagirent avec vigueur. Un mot d’ordre fut lancé dans le peuple, et la défection s’arrêta tout à coup, sur le point qu’elle avait été de devenir générale et funeste. Or, ces jeunes hommes, en qui battaient un cœur toujours français et un amour inaltérable pour la patrie canadienne, avaient clamé :

— Canadiens ! Canadiens !… défendons coûte que coûte nos foyers et nos temples ! Si nous sommes de vrais hommes, montrons-le à l’univers entier !

Ah oui ! de vrais hommes, il y en avait…

L’enthousiasme reprit le dessus, le sang avait parlé, le cœur battu comme aux jours des grands combats et des belles victoires. Et alors Montréal s’était tout à coup sentie armée pour le combat !

Voilà comment nous avons trouvé au chapitre précédent de ce peuple canadien si exubérant et si plein de confiance, qui demandait des armes pour combattre les Américains. Dès maintenant nous allons assister à l’âpre lutte que se livrèrent les partis adverses : c’est-à-dire le parti qui soutenait la cause de l’Angleterre et celui qui optait pour le régime américain.