La presse allemande et l’entrevue des trois empereurs à Berlin

La presse allemande et l’entrevue des trois empereurs à Berlin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 102 (p. 257-285).
LA PRESSE ALLEMANDE
ET
L'ENTREVUE DES TROIS EMPEREURS


I

Le soir du 18 octobre 1813, lorsque le prince de Schwarzenberff Vint annoncer à l’empereur de Russie, à l’empereur d’Autriche et au roi de Prusse, réunis sur une colline aux environs de Leipzig, que l’effroyable lutte engagée depuis trois jours se terminait enfin par la victoire de leurs armes, les trois souverains descendirent de cheval et s’agenouillèrent pour rendre grâce à Dieu. L’empereur de Russie Alexandre Ier était une âme religieuse et un esprit chimérique ; c’est dans ce moment solennel, au bruit des derniers coups de canon, en face de ce champ de bataille où étaient couchés plus de cent mille morts et blessés, qu’il conçut l’idée de la sainte-alliance. Consacrer à Dieu l’amitié des trois puissances unies pour renverser le géant, faire de cette consécration le point de départ d’un monde nouveau, opposer ou plutôt substituer cette ère meilleure a celle que la révolution française avait promise à l’univers, enfin confier la magistrature suprême de l’Europe à trois souverains qui représentaient les trois églises de la chrétienté, c’était là un rêve qui devait séduire l’imagination de l’empereur orthodoxe. Cette idée vraiment russe ne pouvait d’ailleurs que trouver un bon accueil auprès de l’empereur d’Autriche François Ier et du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III. Elle ne se réalisa pourtant que deux années plus tard. Napoléon, au lendemain de Leipzig, était encore assez redoutable pour troubler les rêves de ses ennemis. Sur la route de Champaubert et de Montmirail, il y avait d’autres combinaisons à poursuivre. Même après la victoire, des intérêts plus pressans réclamaient les soins des souverains alliés. Les discussions du congrès de Vienne firent éclater entre les vainqueurs de tels dissentimens qu’une rupture paraissait inévitable. On eût vu alors tout autre chose qu’une sainte-alliance entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Le retour de l’île d’Elbe, la reprise de la guerre, la nécessité d’un suprême effort des trois souverains contre le perturbateur de l’Europe, enfin la journée de Waterloo et la chute définitive de l’empereur, tous ces prodigieux et terribles événemens de la période des cent jours assurèrent une séduction nouvelle à la mystique conception d’Alexandre Ier. C’est ainsi que la sainte-alliance, née d’une inspiration soudaine, le 18 octobre 1813, sur le champ de bataille de Leipzig, fut conclue et signée à Paris le 26 octobre 1815.

Ce souvenir s’est représenté en Allemagne à tous les esprits quand on a su que l’empereur de Russie et l’empereur d’Autriche devaient rendre visite dans Berlin même au nouvel empereur d’Allemagne. Un tel rapprochement ne souriait pas à tout le monde. S’il flattait les uns, il inquiétait les autres. C’était une promesse ou une menace, suivant le parti politique auquel on appartenait. Nous ne nions pas sur ce point la diversité des impressions ; nous constatons seulement que l’image lointaine évoquée par les circonstances, agréable ou fâcheuse, suivant le point de vue de chacun, obsédait tous les esprits ; Il y avait pourtant bien des raisons de l’écarter ; Les analogies qui avaient pu autoriser un instant cette assimilation n’étaient que superficielles et fortuites ; au fond, que de différences dans les situations réciproques ! L’expérience n’avait-elle pas montré depuis soixante ans ce que valent en politique des alliances de cette nature ? Les héritiers des souverains qui ont signé ce contrat n’ont-ils pas été divisés par les intérêts les plus graves ? Singulière alliance signée au nom de Dieu, consacrée à Dieu comme une offrande, bien plus destinée à devenir pour les imaginations du nord l’image terrestre de la très sainte trinité, et qui devait aboutir à Sadowa ! Les trois monarques avaient écrit ces mots dans l’acte signé à Paris le 26 septembre 1815 : « Nous nous obligeons à prendre la religion chrétienne pour règle de notre politique. À cette règle chacun de nous conformera et le gouvernement de son propre empire et ses rapports avec les deux autres. Tous les hommes, les princes surtout, doivent se traiter en frères. Nous devons nous considérer comme les pères de nos sujets. Nos états formeront à l’avenir les rameaux d’un même peuple chrétien ne reconnaissant qu’un maître, Dieu, à qui seul appartient toute gloire, toute puissance, et dont nous ne sommes que les ministres, » Un demi-siècle s’écoule ; supposez les trois signataires de cet acte extraordinaire revenus un instant dans cette Europe qu’ils croient avoir mise à l’abri des révolutions ; quel est le spectacle qui frappe leurs yeux ? La Prusse écrasant l’Autriche sous les yeux de la Russie indifférente ou satisfaite. Si l’on avait sérieusement examiné la condition nouvelle des principaux états de l’Europe, on aurait vu sans peine combien il était impossible, — je ne dis pas de constituer une autre sainte-alliance, mais seulement d’y songer. Les publicistes qui se sont décidés à faire cet examen n’ont eu que l’embarras du choix parmi tant de preuves péremptoires. La sainte-alliance de 1815 n’avait eu qu’une visée : détruire la révolution. Elle avait espéré d’abord la détruire en la remplaçant, ce qui est la seule manière de détruire ; elle avait espéré qu’une politique bienfaisante, une politique patriarcale ferait oublier à tous les peuples les promesses de 89, ces promesses qui avaient eus pour dernier résultat le bouleversement de l’Europe et d’épouvantables tueries. Quand elle fut obligée de s’avouer à elle-même que son espérance était une chimère, elle ne songea plus qu’à détruire la révolution purement et simplement, à la détruire sans la remplacer par quelque chose de meilleur, à la poursuivre partout, à l’extirper à jamais. C’est même par suite de cette résolution que la sainte-alliance accueillie d’abord comme une inspiration d’une âme religieuse et tendre, ne tarda guère à devenir odieuse à tous les peuples. Le congrès de Vérone marque le point culminant de cette transformation[1]. C’est la sainte-alliance qui étouffait partout les idées libérales, qui poursuivait comme des attentats les réclamations les plus légitimes, qui assimilait les chrétiens de la Turquie à de vulgaires démagogues et les condamnait pêle-mêle au nom des mêmes principes. La sainte-alliance ne reconnaissait que l’ancien ordre de choses, les institutions, consacrées par le temps, les trônes établis depuis des siècles ; à ce titre, elle voulait protéger le sultan contre les Grecs, comme elle protégeait les petits despotes italiens contre les carbonari. Intervenir partout où besoin était pour raffermir l’ancien régime et décourager les espérances libérales, intervenir par la diplomatie ou par les armes, par l’insinuation ou la menace, ce fut sa règle inflexible. Elle faisait la police politique de l’Europe. Elle prétendait guérir d’autorité ce qu’elle appelait la maladie du siècle, l’esprit de ; réforme et le goût des monarchies constitutionnelles A Naples, à Turin, à Madrid, comme à Francfort ou à Saint-Pétersbourg, elle veillait sur le mouvement des idées. Il est vrai qu’après avoir longtemps comprimé les aspirations du XIXe siècle, elle essuya plus d’un revers ; l’esprit nouveau emportait tous les obstacles. Les monarques alliés virent l’Angleterre en 1823, à propos de la guerre d’Espagne, poser résolument le principe de non-intervention, ce qui était en réalité un démenti formel au premier article de leur credo, et si la révolution de 1830 est demeurée populaire pendant plusieurs années et chez nous et en Europe, c’est qu’elle a été la plus éclatante défaite de la sainte-alliance. Malgré ces échecs, on peut dire que la sainte-alliance a maintenu, même en face de la révolution de 1830, même en face de la révolution de 1848, le dessein primitif, le principal dessein de son programme. Si elle n’a pas empêché l’établissement des monarchies constitutionnelles en Europe, elle a empêché que les changemens accomplis en France n’eussent leurs contre-coups au-delà de nos frontières. La France avait pu passer des Bourbons de la branche aînée aux Bourbons de la branche cadette, de ceux-ci à la république et de la république à l’empire, sans que les monarchies du reste de l’Europe fussent sérieusement ébranlées. À part la Belgique et l’Espagne, qui après 1830 avaient placé sur le trône des dynasties nouvelles, les anciennes familles souveraines avaient maintenu leurs droits. La légitimité, — c’était avant tout le drapeau de la sainte-alliance, — la légitimité n’avait pas subi d’atteinte.

Mais qu’est devenu tout cela depuis une quinzaine d’années ? La révolution a reparu sous une forme extraordinaire. Au lieu de la révolution par en bas, c’est la révolution par en haut. Qui dit révolution dans le langage de la sainte-alliance dit le mépris des droits séculaires, la suppression des trônes, la dépossession des familles souveraines, tous les bouleversemens que Napoléon Ier avait introduits dans l’Europe centrale au nom de la révolution française. La mission que s’était donnée la sainte-alliance consistait précisément à restaurer ces pouvoirs légitimes et à ne plus permettre qu’ils fussent amoindris. Eh bien ! ce que la sainte-alliance voulait restaurer et défendre, ce principe de la légitimité qu’elle se proposait de rendre inviolable, c’est une des puissances signataires du mystique traité de 1815 qui l’a foulé aux pieds avec une audace sans exemple. Un monarque légitime, le propre fils de celui qui avait contracté de si religieux engagemens au nom de la fraternité des rois et des peuples, renverse des trônes, détruit des souverainetés, subordonne et médiatise des princes dont le droit, au point de vue de la sainte-alliance, est égal au sien. Voilà ce qu’on peut appeler la révolution par en haut. Quand Napoléon Ier rendait et exécutait de pareilles sentences, c’était la révolution par en bas, puisque le conquérant, même couronné, agissait d’après les principes révolutionnaires. Invoquer la légitimité pour soi-même et y porter ailleurs de si terribles atteintes, c’est le spectacle que la Prusse de 1866 a donné à l’Europe monarchique. Et c’est chez elle, c’est à Berlin, c’est entre les mains du roi de Prusse, devenu empereur d’Allemagne, que l’empereur d’Autriche et l’empereur de Russie iraient signer le contrat d’une nouvelle sainte-alliance !

Un journal autrichien, dont je n’ai fait ici que résumer les observations, s’écrie à ce sujet : « Est-ce que l’Autriche et la Russie pourraient jamais prendre part à une telle œuvre, elles que leurs traditions, leurs intérêts, je dis leurs intérêts les plus graves et les plus impérieux, des intérêts de vie ou de mort, obligent à représenter en Europe la politique conservatrice ? La Prusse a créé par la force un établissement d’une telle nouveauté et d’une telle nature qu’elle sera obligée de recourir à de nouvelles conquêtes pour le soutenir. C’est là une conséquence inévitable, et en vérité il suffit de jeter les yeux sur une carte d’Europe pour reconnaître que cette menace s’adresse d’abord, s’adresse principalement à l’Autriche et ensuite à la Russie. Ce n’est pas tout : cette nouvelle sainte-alliance serait en contradiction ouverte avec les principes de religion et de morale que l’ancienne sainte-alliance avait placés si haut, car elle devrait sanctionner les résultats d’une politique de conquête et d’usurpation, politique qui n’a jamais été considérée comme religieuse et morale. La sainte-alliance avait dit : La loi chrétienne sera l’étoile lumineuse qui guidera ma politique. Assurément ce n’était là qu’une phrase, car sous le régime de la sainte-alliance les protestans d’Autriche ne furent pas libres, les catholiques de Prusse subirent comme avant le joug de l’esprit protestant, et aux catholiques comme aux protestans de l’empire russe il ne fut rien accordé de plus que l’ancienne tolérance. Après tout, la sainte-alliance était conséquente avec elle-même ; dans les affaires de l’église comme dans celles de l’état, elle n’admettait aucune innovation, elle maintenait scrupuleusement l’ancien état de choses. Depuis cette époque, des améliorations se sont produites, mais seulement en Autriche, et seulement pour les protestans. Au contraire, en Autriche comme en Prusse, la situation des catholiques est devenue bien pire. Or on vient nous annoncer, on vient nous signifier aujourd’hui que le but principal de l’entrevue de Berlin est d’établir la souveraineté de l’état sur le for intérieur, de constituer la césaropapie, toutes choses contraires à la liberté de conscience et à cette loi du Christ : rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. »

Le journal ou plutôt le recueil hebdomadaire auquel j’emprunte cette page est un des plus sérieux organes de la presse politique en Autriche. Voilà certes un exposé assez clair. Les raisons qui devaient écarter tout rapprochement entre la sainte-alliance et le congrès impérial de Berlin sont aussi nombreuses que décisives. Il est évident que, si les empereurs de Russie, d’Autriche et d’Allemagne se sont réunis en 1872, ce n’est pas pour préparer quoi que ce soit d’analogue à ce que leurs prédécesseurs ont fait en 1815. N’importe ; on publia tout, les souvenirs de Sadowa s’effacèrent un instant devant les souvenirs de Leipzig, bien des gens furent persuadés qu’une nouvelle sainte-alliance allait prétendre au gouvernement de l’Europe. L’ardeur même avec laquelle une partie de la presse allemande rejetait ces conjectures indiquait assez combien l’image subitement évoquée avait obsédé les intelligences.

Quand on s’aperçut pourtant que cette manière de voir était inadmissible, on essaya de deviner quel était le but du congrès. Les imaginations avaient beau jeu pour se donner carrière. La situation de l’Europe est telle qu’un événement comme celui-là devait faire travailler tous les esprits. Chacun jugeait la chose suivant son intérêt, chacun aimait à se persuader qu’il y avait là quelque combinaison profitable à sa cause. En un mot, c’était une occasion pour tous les partis de manifester leurs espérances ou leurs craintes. Étudiées à ce point de vue, les explications de la presse allemande offrent un caractère instructif. Quand nous parcourions, au moment de l’entrevue, les principaux journaux de l’Allemagne, ceux-là surtout qui, se préoccupant des idées générales, s’appliquent à chercher la philosophie des faits, il nous semblait voir se dérouler sous nos yeux un tableau de l’Europe centrale et des questions qui l’agitent. Ce sont les traits les plus importans de ce tableau que nous voudrions rassembler ici ; nous nous occupons beaucoup moins de l’entrevue elle-même que des appréciations dont elle a été l’objet et des conjectures qu’elle a fait naître. Le point de départ de notre sujet est à Berlin ; le sujet même est plutôt à Leipzig et à Francfort, à Munich et à Vienne, à Prague et à Pesth. Comment savoir avec une parfaite exactitude ce qui s’est passé entre les trois monarques et même entre leurs ministres ? Il est clair qu’il faut y renoncer. Nous y renonçons sans trop de peine, ayant en vue une étude toute différente. Que les renseignemens donnés par la presse allemande soient plus ou moins dignes de foi, ce n’est pas là notre principal souci ; nous ne cherchons pas de nouvelles, nous voulons seulement profiter de ces rumeurs, de ces conjectures en divers sens, de ces explications contradictoires pour en faire jaillir quelque lumière sur la situation présente de l’Europe.

II

On a déjà vu la première idée qui s’est produite à l’annonce de l’entrevue des trois empereurs, ce souvenir confus de la sainte-Alliance, la pensée bizarre que les trois monarques, par cela seul qu’ils étaient les héritiers des trois signataires de l’acte de 1815, et comme si tout n’était pas changé entre eux de fond en comble, allaient se concerter pour gouverner l’Europe. Un examen attentif ayant écarté cette chimère, on se demanda quelle avait été tout d’abord l’inspiration du cabinet de Berlin, si les empereurs de Russie et d’Autriche avaient été invités en même temps, si l’un et l’autre avaient dû accepter cette invitation avec des sentimens pareils.

À ces questions, un journal viennois fait une réponse d’une netteté singulière. Ce journal, un des recueils politiques les plus estimables de l’Autriche, est intitulé la Réforme. J’ai déjà eu l’occasion, il y a quelques années, à propos des luttes de la Bohème contre le dualisme austro-hongrois, de signaler le rare mérite du rédacteur en chef de la Réforme, M. Franz, Schuselka ; depuis les désastres de la France, M. Schuselka s’est acquis de nouveaux titres à l’estime de tous les esprits indépendans. Il n’a pas craint de rompre en visière à ses compatriotes. Les Allemands de l’Autriche, éblouis par les victoires de la Prusse, se laissent attirer ou plutôt se précipitent aveuglément vers l’empire d’Allemagne ; M. Franz Schuselka est fidèle à l’Autriche. Allemand d’origine, de langue, de culture, il est dévoué avant tout à cette monarchie autrichienne que tant de périls menacent, et qui pourrait rendre, si elle se relevait, de si grands services à l’indépendance de l’Europe. Il cherche ardemment par quelle voie elle pourra se sauver. Le système actuel du dualisme lui paraît une cause de ruine ; il l’attaque sans relâche et lui porte de terribles coups. Les passions prusso-germaniques lui font horreur, il ne manque pas une occasion de les flétrir. Intrépide en face des Allemands fanatisés, il a montré un courage plus grand encore ; il est impartial pour les Français. Au mois de septembre 1870, au moment où les Prussiens commençaient le siège de Paris, la Réforme publiait un article sur les sympathies qui s’attachaient en Europe à l’une ou à l’autre des puissances belligérantes, et il établissait que presque dans toute l’Europe les peuples faisaient des vœux pour nous, tant les Prussiens excitaient de répulsion. On n’était pas fâché de voir nos vanités punies, notre orgueil humilié ; mais voir la France, la nation humaine et généreuse entre toutes, écrasée par la Prusse au point de ne plus pouvoir tenir sa place dans le monde, non, non, disait la Réforme ; on n’y peut consentir ! « La France, dût-elle succomber en ce suprême effort, dût-elle subir la paix que lui dictera le vainqueur, restera toujours grande et puissante ; bien plus, des malheurs mêmes de cette guerre elle sortira purifiée et moralement plus forte[2]. » Un journal qui parlait ainsi le 29 septembre 1870, au moment où commençait la résistance de Paris, un journal qui nous témoignait de telles sympathies à l’heure où nous nous croyions abandonnés du monde entier, n’a pas seulement droit à nos remercîmens, il mérite la confiance que commandent toujours la droiture et l’impartialité. Dans cet examen de la presse allemande, je m’attacherai donc de préférence aux renseignemens et aux considérations politiques de la Réforme. Que je m’appuie sur elle ou que je la contredise, je serai sûr de me fier à un bon guide ou de combattre un loyal adversaire.

Voici donc ce que la Réforme répondait sans hésiter aux questions qui tenaient l’esprit public en suspens ; elle écrivait le 12 septembre dernier : « Aujourd’hui le monde entier s’occupe des fêtes de Berlin ; dans quelques jours, personne n’en parlera, et tout cela aura disparu sans laisser de trace. L’histoire sérieuse aura grand-peine à mentionner seulement cette pompeuse entrevue. L’apparence est brillante, la réalité n’est rien. Oui, que cette conférence ait pour but d’importantes conversations politiques, comme disent les uns, des traités même, comme d’autres le prétendent, c’est une apparence et pas autre chose. En réalité, il ne s’est agi d’abord et avant tout que de procurer un nouveau triomphe à la Prusse, c’est-à-dire à la maison de Hohenzollern. C’est en vue de ce triomphe que l’empereur Guillaume Ier a invité l’empereur d’Autriche à venir le voir à Berlin. Le fait seul de cette invitation était le premier acte du triomphe que la Prusse se préparait aux dépens de l’Autriche, car cela signifiait manifestement : on sera péniblement affecté à Vienne de notre invitation, mais on ne pourra pas la refuser. L’observateur impartial est obligé de dire que cette invitation a été une offense. »

C’est surtout à la presse austro-hongroise, c’est aux journaux de Vienne et de Pesth, de nous renseigner sur l’effet produit en Autriche par cette invitation extraordinaire. L’avis si franchement exprimé par M. Schuselka est-il conforme au sentiment de ses confrères ? Il s’en faut bien. Les journaux qui soutiennent le dualisme austro-hongrois sont placés à un tout autre point de vue que le rédacteur de la Réforme. Allemands et Hongrois, dans le système actuel de la monarchie autrichienne, sont les ennemis irréconciliables des Slaves ; séparés eux-mêmes autrefois par des haines séculaires, ils se sont réunis pour opprimer des peuples qui représentent la moitié de l’empire. Les Allemands de la Cisleithanie étouffent les Tchèques de Bohême et les Polonais de la Gallicie, comme les Magyars de la Transleithanie étouffent la voix des Slaves du sud, Croates et Transylvains. Quand M. de Beust imagina le partage de la monarchie entre les Allemands de l’archiduché et les Magyars de la Hongrie, on crut que c’était le commencement d’une organisation fédérale qui, donnant satisfaction à tous les droits, transformerait l’Autriche pour la sauver. Aujourd’hui que les Allemands d’une part, les Hongrois de l’autre, prétendent faire de cet arrangement la loi définitive de l’empire et résistent avec injure à toute idée de fédération, les Slaves, poussés à bout, ont toujours involontairement les yeux tournés vers la Russie. On peut dire qu’il y a là un danger de mort pour la monarchie autrichienne. Selon le tour que prendront ces luttes intestines, il peut en sortir du soir au lendemain des événemens qui disloqueront l’empire. Une question capitale surtout, ce sont les tentations que l’Allemagne et la Russie, chacune de son côté, offriraient à l’Autriche. Suivant les circonstances, une moitié de l’Autriche peut tendre vers l’Allemagne, tandis que l’autre moitié tendrait vers la Russie. C’est précisément ce qui a lieu en ce moment même, et l’on devine aisément quelles émotions devait produire dans un pays si agité une nouvelle conçue en ces termes : sur l’invitation de l’empereur d’Allemagne, l’empereur d’Autriche va se rendre à Berlin.

Les Hongrois et les Allemands de l’Autriche en poussaient des cris de joie ; les journaux du comte Andrassy triomphaient. On sait que le comte Andrassy, l’habile homme d’état magyar, est chargé aujourd’hui de faire fonctionner ce système du dualisme imaginé en 1867 par M. le comte de Beust et M. Franz Deak. Exécuteur fidèle du plan politique des Hongrois, M. le comte Andrassy est l’adversaire résolu des Slaves d’Autriche ; il est obligé par conséquent de surveiller de très près la politique russe, toujours tentée de prendre les Slaves sous son patronage, ou du moins toujours soupçonnée de céder à une tentation si naturelle. Si l’entrevue de l’empereur François-Joseph avec l’empereur Guillaume Ier annonçait une alliance entre l’Autriche et l’Allemagne, le comte Andrassy pouvait être rassuré pour longtemps ; le gouvernement austro-hongrois se trouvait en mesure de dédaigner l’opposition des Slaves sans rien craindre du cabinet de Saint-Pétersbourg. En un mot, l’entrevue des deux empereurs était une victoire pour les Allemands et les Hongrois de l’Autriche, elle était un échec et un échec très-menaçant pour les Slaves. Il fallait voir avec quel enthousiasme la presse magyare saluait ce grand événement. C’était à M. le comte Andrassy qu’en revenait tout l’honneur. C’était lui qui avait préparé les voies, qui avait suggéré à M. de Bismarck l’idée de cette alliance, qui l’avait rendue possible et saurait la rendre bienfaisante. N’était-ce pas déjà un bienfait que d’avoir découragé les Slaves ? et comment pouvait-on les décourager d’une manière plus efficace qu’en s’assurant contre eux l’appui du nouvel empire d’Allemagne ? Ainsi parlaient les journaux de la Transleithanie, c’est-à-dire de cette Autriche hongroise où les Croates et les Esclavons sont opprimés par les Hongrois. Dans la Cisleithanie, c’est-à-dire dans l’Autriche allemande, où les Tchèques et les Polonais sont opprimés par les Allemands, la même haine des Slaves excitait les mêmes clameurs. Vainement quelques esprits élevés, et parmi eux le rédacteur de la Réforme, s’efforçaient-ils d’avertir ces politiques aveugles. Vainement leur criaient-ils : « Prenez garde ! vous croyez servir l’Autriche, vous préparez sa ruine. Vous, Hongrois, à force d’être injustes pour les Slaves, à force de leur fermer toute issue, de leur enlever toute espérance, vous en faites bon gré mal gré des Russes, 16 millions de Russes au cœur de l’Autriche. Et vous, Allemands de la Cisleithanie, me sentez-vous pas que votre haine des Slaves vous est un piège ? ne sentez-vous pas qu’en courant ainsi, les bras ouverts, au-devant de ces Prussiens qui vous ont écrasés il y a six ans, vous détruisez vous-mêmes votre dignité, cette force que rien ne remplace ? » Tout cela était inutile ; ni les remontrances de l’honneur, ni les conseils de l’intérêt ne pouvaient les amener à vaincre leur passion. Une seule idée les animait : étouffer les Slaves, les faire disparaître comme peuple, les obliger à se fondre dans les deux races dominantes, les contraindre à devenir, ceux-ci des Allemands et ceux-là des Hongrois. L’invitation adressée à l’empereur François-Joseph par l’empereur Guillaume Ier leur paraissait l’annonce d’une alliance avec l’Allemagne prussienne ; ils la saluaient, Allemands et Hongrois, comme la défaite définitive des Slaves.

Y avait-il quelque chose de vrai dans ces interprétations ? Les Hongrois et les Allemands de l’Autriche avaient-ils raison de pousser des cris de triomphe ? les Slaves avaient-ils sujet de considérer l’avenir avec inquiétude ? En d’autres termes, l’invitation impériale venue de Berlin renfermait-elle la signification qui a si vivement agité tous les partis, de Pesth à Vienne et de Prague à Trieste ? Il est bien difficile de répondre à ces questions. Ce sont là les secrets du cabinet de Berlin. Nous avons déjà dit que, loin de prétendre apporter ici des renseignemens sur des choses qui nous échappent, nous cherchions surtout ce qui est matière à observation et à réflexion, c’est-à-dire l’impression produite par l’événement dont il s’agit et l’idée qu’on s’en faisait. Ce serait pourtant montrer trop de scrupule que de ne pas mentionner au moins l’opinion la plus répandue sur ce point. Or on croit fermement à Vienne et ailleurs que de projet primitif de M. de Bismarck consistait à préparer urne alliance entre l’Allemagne et l’Autriche. On ajoute que M. de Bismarck, mettant à profit la haine des Austro-Allemands et des Austro-Hongrois pour les Slaves, espérait entraîner l’Autriche dans une guerre contre la Russie. Eût-il été difficile à un homme tel que lui de faire briller aux yeux de l’Autriche les avantages de cette guerre ? Insister sur le danger perpétuel que causent à la monarchie des Habsbourg ces 16 millions de Slaves revendiquant leurs droits, prouver que l’occasion serait bonne d’en finir, montrer d’avance la Russie vaincue, amoindrie, et destituée pour longtemps de ce protectorat des Slaves du sud qui la rend si redoutable à l’Autriche et à la Turquie, tout cela eût été un jeu pour le chancelier de l’empire d’Allemagne. Il est bien entendu que l’empire d’Allemagne avait aussi sa part de bénéfices dans une telle entreprise, M. de Bismarck n’était pas inspiré seulement par le désir fraternel de sauver l’Autriche, Supposez que cette combinaison ait été réellement faite, on devine aisément quelle place devaient y trouver les plans ultérieurs de M. de Bismarck. La Russie vaincue aurait été. contrainte de se laisser arracher ses provinces allemandes, la Courlande, l’Esthonie, la Livonie. — Provinces allemandes, ai-je dit ? Oui, allemandes d’origine, de langage, mais profondément russes de cœur et d’âme, aussi russes que l’Alsace et la Lorraine sont françaises. Après cela, que serait devenue l’Autriche ? Les Allemands de l’archiduché n’eussent-ils pas été attirés de plus en plus par la fascination de l’empire germanique ? Les Slaves de Bohême et de Croatie n’eussent-ils pas été pour l’empire germanique un moyen de désintéresser la Russie ? Le panslavisme, de façon ou d’autre, eût été la conséquence inévitable du pangermanisme. De cette réunion de peuples qui composent l’empire des Habsbourg, et qui, sous des institutions libres fortement établies, auraient pu former une fédération monarchique si puissante, la Hongrie seule serait restée debout, l’Autriche eût disparu de la carte.

Il est probable que les Hongrois, malgré la haine aveugle qu’ils portent aux populations slaves, n’auraient pas tardé à comprendre dans quel abîme une telle politique les eût précipités. Après avoir prêté l’oreille aux propositions de M. de Bismarck, M. le comte Jules Andrassy se serait-il tout à coup ravisé ? Est-ce lui qui aurait demandé à M. de Bismarck que l’empereur de Russie assistât aussi à l’entrevue de Berlin ? Est-ce l’empereur d’Autriche qui aurait personnellement exprimé ce désir ? ou bien enfin est-ce l’empereur de Russie en personne qui, soupçonnant de son côté l’ambition insatiable de la Prusse et flairant un danger à Berlin, se serait, comme on l’a dit, invité lui-même ?

Ces différentes conjectures ont été discutées par la presse allemande avec une vivacité singulière[3]. En Autriche, les partis les plus soupçonnés d’avoir désiré ardemment une alliance avec l’Allemagne contre la Russie étaient aussi les plus empressés à soutenir qu’ils avaient obtenu de M. de Bismarck l’invitation du tsar. Il y a en effet, pour les Austro-Allemands comme pour les Austro-Hongrois, deux moyens de décourager les Slaves d’Autriche : vaincre la Russie et l’empêcher de rien pouvoir en faveur des Tchèques et des Croates, ou bien se l’attacher par une alliance et la détourner de rien vouloir. Le premier plan ayant offert de très graves dangers, on s’est rabattu sur le second. C’est ainsi que les journaux du comte Andrassy le félicitaient d’avoir contribué à faire inviter le tsar Alexandre II, — c’est ainsi que, dans les deux parties de l’Autriche, Hongrois et Allemands se disputaient pour ainsi dire l’honneur de cette victoire diplomatique.

Nous en étions là de notre étude, nous cherchions ce qu’il fallait admettre ou rejeter parmi tant de conjectures inquiétantes, nous nous demandions s’il n’y avait pas dans le nombre quelques rêves de malade comme en peut provoquer la situation fiévreuse de l’Europe, quand des indications d’un autre ordre vinrent éclairer notre route. Ayant eu l’occasion de rencontrer un homme d’état autrichien, aujourd’hui retiré de la scène politique, mais toujours très attentif à ce qui s’y passe, je l’interrogeai à ce sujet, et j’obtins des informations très logiquement déduites. Je les donne comme je les ai reçues. On verra qu’elles confirment et expliquent ce qui précède, on verra surtout qu’elles révèlent la fin de ce singulier épisode.

Oui, d’après le récit qui m’a été fait, c’est bien le comte Jules Andrassy, le successeur de M. de Beust, qui a eu la première pensée de l’entrevue, laquelle n’intéressait d’abord que deux empereurs au lieu de trois. Le comte Andrassy, justement alarmé des périls qui menacent la monarchie autrichienne, plus spécialement préoccupé toutefois des périls de sa patrie particulière, c’est-à-dire de la Hongrie, a raisonné de la manière suivante. — « Ministre autrichien, mais surtout homme d’état hongrois, j’aperçois dans un avenir prochain deux grands ennemis possibles, deux ennemis redoutables pour les intérêts que je défends, l’Allemagne et la Russie. La politique nous conseille de les diviser en nous alliant avec l’un contre l’autre. Empire d’Allemagne ou empire de Russie, lequel des deux a le moins d’intérêt à nous nuire ? Évidemment c’est l’empire d’Allemagne. De deux choses l’une : ou bien M. de Bismarck jugera prudent de conserver l’empire austro-hongrois comme un tampon entre l’Allemagne et la Russie, ou bien il en convoitera la partie allemande. Dans le premier cas, il laisserait subsister l’Autriche tout entière ; dans le second cas, c’est-à-dire en mettant les choses au pire, il aurait intérêt à maintenir au moins la Hongrie pour empêcher la Russie de s’étendre jusqu’au port de Fiume, à quelques lieues de Trieste. Au contraire, la Russie est intéressée à la suppression totale de l’Autriche-Hongrie, car dans la dislocation de l’empire des Habsbourg non-seulement elle nous prendrait les provinces slaves du nord et de l’est, comme l’Allemagne nous prendrait les provinces allemandes du nord-ouest, mais elle voudrait absorber la Hongrie afin de tendre la main aux Esclavons, aux Illyriens, à tous les Slaves du sud, et de s’établir sur l’Adriatique. L’Allemagne ne consentira jamais à ce voisinage. Nous avons donc, nous, Hongrie, le même intérêt que l’Allemagne sur ce point ; c’est à l’Allemagne que nous devons offrir notre alliance. Les deux empires se garantiront réciproquement leurs possessions actuelles. L’Allemagne y gagnera l’assurance de ne pas être inquiétée par l’alliance possible de la Russie et de la France, surtout si elle trouve une occasion d’attaquer la Russie avant que la France ait achevé de réparer ses ruines ; l’Autriche-Hongrie y gagnera une sécurité qui lui manque aujourd’hui, elle n’aura plus à redouter ni le panslavisme ni le pangermanisme, elle pourra se livrer tout entière à œuvre de sa consolidation intérieure. »

Ces idées, soumises au prince de Bismarck par le comte Andrassy, auraient été accueillies avec une joie secrète ; M. de Bismarck en effet voyait plus loin que son interlocuteur, et découvrait dans cette combinaison beaucoup d’autres avantages que le ministre hongrois n’avait pas soupçonnés. Il y avait là pour le grand joueur d’échecs une occasion de faire coup double, et même quelque chose de plus. Son plan fut bien vite combiné : s’unir à l’Autriche contre la Russie, infliger à la Russie des défaites assez graves pour la mettre hors d’état de rien entreprendre pendant bien des années, telle était la première partie du programme. M. de Bismarck détruisait ainsi d’avance la possibilité d’une alliance franco-russe. L’Autriche y trouvait son compte en haine de la Russie, comme l’Allemagne en haine de la France. Seulement M. Andrassy avait eu tort de ne pas prévoir la suite de l’aventure. Le programme avait un second point : une fois la Russie hors de cause, M. de Bismarck était libre de partager l’Autriche selon ses propres vues sans avoir à compter avec personne. On s’étonne parfois que ce partage de l’Autriche ne soit pas encore opéré, la malheureuse Autriche étant ce qu’elle est aujourd’hui. Quoi de plus facile, à ce qu’il semble ? L’Allemagne prendrait les provinces allemandes, qui déjà réclament cette annexion ; la Russie prendrait les provinces slaves, qui n’opposeraient pas une bien vive résistance ; la Hongrie resterait seule, formant un état libre. Eh bien ! non ; cela est impossible. La Hongrie disparaîtra si l’Autriche disparaît, la Hongrie sera dévorée par la Russie, car la Russie, réclamant tous les Slaves d’Autriche, ira nécessairement jusqu’à l’Adriatique. C’est précisément ce que redoute M. de Bismarck. Voilà pourquoi il voudrait mettre la Russie hors de combat et partager l’Autriche à lui seul. L’Allemagne recueillerait la partie allemande de l’Autriche ; l’autre partie, la partie slave et hongroise, formerait un royaume qui pourrait être donné à un prince de Hohenzollern et placé sous le protectorat du nouvel empire.

C’est ainsi que les deux ministres, M. le comte Andrassy avec une imprudence aveugle, M. de Bismarck avec une habileté effrayante, se seraient mis d’accord pour amener une entrevue de leurs souverains. Ce n’étaient là toutefois que des conceptions de ministres ; le difficile était de les faire accepter aux maîtres. L’empereur d’Allemagne et l’empereur de Russie sont unis par des liens étroits de famille et d’amitié personnelle. Comment obtenir de Guillaume Ier qu’il déclarât la guerre à Alexandre II ? De quel prétexte couvrir à ses yeux ce plan machiavélique ? Au nom de quel grief, à l’aide de quel sophisme l’engager en de si violentes entreprises ? D’autre part, entre l’empereur d’Allemagne et l’empereur d’Autriche, il n’y a depuis la journée de Sadowa que des souvenirs embarrassans et amers. Comment décider François-Joseph à faire une visite solennelle à Guillaume Ier ? Comment demander au vaincu d’aller saluer le vainqueur au milieu de sa cour ? Sous l’impression de ces répugnances, l’empereur d’Autriche a bien pu, en réponse à l’invitation allemande, exprimer le désir de rencontrer à Berlin l’empereur de Russie. Il évitait ainsi la douleur de paraître s’humilier devant le conquérant ; il se rendait à un congrès de souverains, à une réunion de princes revêtus d’un même titre ; la démarche, si pénible qu’elle fût, ne ressemblait plus à un acte de vassalité. De son côté, l’empereur de Russie, soupçonnant sans doute quelque péril, a pu se faire inviter directement par l’empereur d’Allemagne. Voilà comment les sentimens personnels des souverains ont déjoué les calculs des ministres. La dignité de François-Joseph ne lui a pas permis de se rendre seul à Berlin ; l’amitié de Guillaume Ier pour Alexandre II l’a empêché d’accepter les vues de M. de Bismarck. C’est donc M. de Bismarck qui a eu le dessous dans toute cette affaire, — résultat heureux pour la Russie, dont la fortune a échappé aux plus gravés échecs, heureux surtout pour l’Autriche, que l’imprudence du comte Jules Andrassy exposait aux dernières catastrophes. On a remarqué à Berlin, parait-il, que M. de Bismarck, pendant le congrès impérial, se tenait volontiers à l’écart, dans une attitude presque chagrine, et comme s’il assistait à un spectacle qui ne le regardait pas.

À ces renseignemens d’un homme très initié aux choses de l’Autriche, j’ajoute une remarque fort curieuse : précisément à l’heure où se terminait l’épisode : que nous venons de raconter, vers les derniers jours du mois d’août, les journaux officiels et officieux de l’empire d’Allemagne opérèrent tout à coup une volte-face qui semble confirmer notre récit. Jusque-là, ces journaux ne s’occupaient en rien de la France ; ce n’est pas de la France qu’il pouvait être question à propos de l’entrevue des empereurs, la France avait reçu l’assurance officielle des sentimens pacifiques qui animaient les souverains du nord, et, comme elle a besoin de paix avant tout, elle se trouvait hors de cause. Le congrès de Berlin n’avait pas à s’occuper d’elle, elle n’avait pas à s’inquiéter du congrès de Berlin. Telle était la situation, tel était le mot d’ordre, lorsque tout à coup ces mêmes journaux commencèrent une campagne contre la France. On s’inquiétait de voir ses finances se relever, ses forces militaires se réorganiser ; on lui demandait compte de cette reprise énergique, on voulait savoir dans quelle vue elle augmentait son armée. Là-dessus certains publicistes prenaient feu, et aux interrogations curieuses succédaient les dénonciations hostiles. Que signifiait ce tapage ? Assurément le succès de l’emprunt avait bien pu irriter ces passions allemandes, toujours prêtes à se déchaîner contre nous ; mais ici l’explication ne suffit pas. Il y avait déjà plusieurs semaines que le résultat prodigieux de l’emprunt avait été examiné, discuté, commenté dans tous les sens par la presse des deux mondes, lorsque se produisit chez les journaux de l’empire d’Allemagne le revirement subit dont nous parlons. De très bons esprits en ont conclu que ces colères soudaines étaient des colères factices, qu’elles tenaient à une cause qu’on ne pouvait avouer, et cette cause à leur avis, n’était la nécessité pour M. de Bismarck de masquer l’échec de son plan de campagne. « Nous ayons essayé, se disait-on, de nouer une alliance avec l’Autriche pour faire la guerre à la Russie ; nous avons échoué. L’empereur de Russie assistera au congrès où devaient être prises les résolutions qui le concernent. Hâtons-nous d’attacher à l’entrevue des trois empereurs une signification toute spéciale. Faisons croire qu’il s’agit de maintenir l’ordre européen contre la France, soit que la France ait l’intention de se dégager par les armes du traité qu’elle subit, soit qu’elle n’ait pas la force de dominer la ; démagogie qui la menace. En Allemagne et en Europe, beaucoup de gens vont crier à la sainte-alliance. Les libéraux de la Bavière et du Wurtemberg s’inquiéteront, et ce n’est pas chose à dédaigner dans ces pays, où déjà les catholiques sont contre nous. N’importe ; laissons-les crier. L’essentiel, pour le moment, c’est d’effacer les impressions de ceux qui ont deviné notre plan et l’ont empêché de réussir. »

Nous ne donnons pas ces conclusions comme acquises à l’histoire ; seulement, si nous comparons les conjectures diverses, si nous combinons entre eux les récits et les jugemens contradictoires de la presse germanique, nous avouons que cet exposé des faits offre une grande vraisemblance. Dans tous les cas, les controverses dont nous avons indiqué le résumé ont l’avantage de mettre en lumière plusieurs des questions qui agitent les Allemands et les Slaves. Elles nous montrent que, si en Bavière et dans le Wurtemberg la dureté du joug prussien a fait éclater des symptômes de résistance, les Allemands de l’Autriche, éblouis, aveuglés, incapables de voir ce joug, qu’ils maudiraient plus tard, n’aperçoivent qu’une chose : l’Allemagne, l’empire d’Allemagne, l’unité de l’Allemagne reconstituée par la Prusse !

Ainsi à propos de ce seul point : quelle a été la pensée première du cabinet de Berlin en provoquant cette entrevue ? comment ont été faites les invitations ? les deux empereurs d’Autriche et de Russie ont-ils été invités en même temps ou l’un après l’autre ? — à propos de ce seul point, nous avons vu les questions en suspens, les intérêts en jeu, les passions toutes prêtes. Ces renseignemens ont bien leur valeur historique. Voulez-vous cependant résumer tout cela dans une conclusion plus précise ou du moins le réduire à ce qui paraît certain ? Je conclurais volontiers comme la Réforme. Selon M. Franz Schuselka, la pensée primitive est plus simple. Il peut y avoir du vrai, beaucoup de vrai dans les plans relatifs à la Russie ; le prince de Bismarck a pu faire entrer en ses calculs les espérances du comte Andrassy, le comte Andrassy a pu compter sur les hardiesses du prince de Bismarck ; ce sont choses particulières aux deux chanceliers, simples ébauches d’idées qui pouvaient aboutir ou ne point laisser de traces. Quant à la pensée primitive, celle du personnage prépondérant, l’empereur d’Allemagne, voici manifestement ce qu’elle a été. Guillaume Ier a voulu deux choses : premièrement, faire reconnaître solennellement le nouvel empire d’Allemagne par l’héritier des souverains qui ont possédé pendant des siècles l’ancien empire. d’Allemagne ; deuxièmement, avertir la France qu’il n’y avait rien à tenter pour elle du côté de l’Autriche, qu’elle devait renoncer à tout espoir d’alliance avec les vaincus de Sadowa, devenus les soutiens du vainqueur.

Ce plan a-t-il réussi ? La Réforme répond sans hésiter : — non, ce plan n’a pas réussi. La Prusse est allée trop vite. Elle a blessé l’empereur d’Autriche. François-Joseph ne pouvait refuser l’invitation de l’empereur d’Allemagne, mais il est impossible qu’il ne l’ait pas considérée comme une offense. Dignement, courageusement il a bu le calice ; il s’est rendu à Berlin. Remarquez toutefois qu’il s’y est rendu seul ; l’empereur d’Allemagne désirait ardemment que l’impératrice d’Autriche accompagnât l’empereur. La signification de cette démarche eût été bien autrement favorable au nouvel empire ; l’idée d’une entrevue purement politique, l’idée d’une contrainte morale silencieusement subie aurait aussitôt disparu. On n’a pu l’obtenir ; l’impératrice d’Autriche n’a pas accompagné l’empereur. Quant à l’autre partie du programme, l’avertissement donné à la France de ne plus avoir à compter désormais sur les sympathies de l’Autriche, il est clair que ce second point dépendait absolument du premier. Une alliance durable entre l’Allemagne et l’Autriche serait assurément une difficulté très grave pour la France le jour où la France se serait assez relevée de ses ruines, assez débarrassée de ses périls intérieurs, pour songer à reprendre dans le monde la place qui lui est due ; mais si cette alliance n’est qu’apparente, si elle laisse subsister des ressentimens amers, qu’importent les démonstrations de Berlin ?

On parle des hommages particuliers rendus par le peuple berlinois à l’empereur François-Joseph, on dit qu’il y a eu là de véritables transports d’enthousiasme ; l’empereur François-Joseph n’a-t-il pas dû se demander si ces manifestations ne s’adressaient pas au représentant des Allemands de l’Autriche beaucoup plus qu’au chef de la monarchie autrichienne ? N’a-t-il pas dû se rappeler que neuf années auparavant il avait fait en Allemagne une visite bien différente de celle-là ? C’était au mois d’août 1863. Tous les souverains de la confédération germanique étaient réunis à Francfort-sur-le-Mein, dans l’antique ville libre où se célébrait autrefois le couronnement des empereurs ; François-Joseph, l’héritier des Habsbourg, les y avait convoqués pour délibérer avec eux sur l’organisation d’une nouvelle Allemagne. Un seul, le roi de Prusse Guillaume Ier, avait formellement refusé de se rendre à l’invitation de l’empereur d’Autriche. En vain l’empereur avait-il insisté pour que le roi se fit représenter au moins par un membre de sa famille, si des raisons de santé ne lui permettaient pas de faire le voyage ; cette seconde invitation fut déclinée comme la première[4]. Il avait donc fallu se passer du roi de Prusse dans ce congrès de Francfort, et maintenant l’empereur d’Autriche, exclu de la confédération, exclu de l’Allemagne, s’en venait trouver à Berlin ce même roi de Prusse Guillaume Pr, empereur d’Allemagne ! La politique a beau faire fléchir les caractères les plus fermes sous des nécessités impérieuses, l’humanité finit toujours par réclamer ses droits. La Réforme a raison de le dire, une invitation comme celle-là, une invitation faite en de telles circonstances et dans une telle vue a dû être considérée comme une offense. Ce n’est pas l’amitié qui doit sortir de là. L’avenir est donc réservé en ce qui concerne les alliances futures de la monarchie autrichienne.


III

Nous avons parlé de la pensée première de l’entrevue des empereurs ; arrivons à l’entrevue elle-même, je veux dire aux interprétations qu’elle a provoquées, aux intentions qu’en toi prête, aux conséquences qu’on lui attribue.

Un sentiment qui paraît unanime, c’est que le premier résultat de ce congrès impérial sera l’affermissement de la paix européenne ; assurances officielles, assurances officieuses, sont d’accord sur ce point. Les chancelleries ont fait cette promesse au monde, les publicistes les plus autorisés la répètent avec joie. La paix, n’en doutez pas, est assurée pour longtemps. Pas de question qui soit de nature à troubler le repos de l’Europe, pas de difficulté qui ne puisse être écartée par l’union des trois empereurs. Les trois empereurs veulent la paix, ils sauront la maintenir. — Qu’en savez-vous ? répond avec un hardi bon sens le publiciste que nous avons plusieurs fois cité. Les trois empereurs peuvent désirer sincèrement la paix ; ils ne sont pas maîtres des événemens. Les voilà d’accord aujourd’hui ; qui donc leur assure un lendemain pareil ? Est-ce que ces rencontres solennelles de princes souverains sont un gage infaillible de durée pour les bonnes dispositions qu’on y apporte ? Est-ce que l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse n’avaient pas eu de longs entretiens aux bains. de Gastein peu de temps avant la campagne de 1866 ? Est-ce que le roi de Prusse n’avait pas été reçu aux Tuileries trois ans avant la guerre de 1870 ? Il n’y a là aucune espèce de gage. Admettons que les trois empereurs, loyaux et fidèles amis en ce moment, soient animés du plus vif désir de maintenir ces bons rapports ; tel événement imprévu, sans compter ceux qu’on prévoit trop bien, peut tout à coup faire naître pour chacun d’eux des intérêts opposés et à chacun d’eux par conséquent imposer des devoirs contraires. En supposant même que l’amitié personnelle des trois monarques ne dût pas être mise à cette épreuve, n’y a-t-il pas lieu de se demander ce que deviendraient ces rapports d’amitié eu égard au reste de l’Europe ? La politique n’échappe pas aux conditions de l’humanité ; la raison d’état ne supprime pas les sentimens individuels. Politiquement et même humainement, l’empereur François-Joseph a pu se résigner à son sort, il a pu étouffer en lui tout ressentiment, écarter toute idée de vengeance contre son heureux rival ; croit-on pour cela qu’il fût jamais disposé à prendre les armes pour prêter appui au souverain qui l’a dépossédé ? Se figure-t-on l’empereur d’Autriche allant en guerre pour défendre cet empire d’Allemagne d’où on l’a exclu ? Tout cela est contraire aux conditions humaines. Le même raisonnement s’applique à l’empereur de Russie, bien qu’à un moindre degré, et en tenant compte des différences qui sautent aux yeux. Admettre que la Russie a pu voir sans déplaisir le prodigieux élan de la Prusse, ce serait méconnaître la nature humaine. Jusqu’à ces dernières années, la Prusse gardait vis-à-vis de la Russie une attitude modeste, l’altitude presque soumise, non pas d’une vassale assurément, mais d’une protégée reconnaissante, et tout à coup la voilà au premier rang des puissances européennes ! Ni politiquement, ni humainement, l’empire de Russie ne se sentira désormais enclin à tirer l’épée pour soutenir une grandeur qui l’offusque. Ainsi, malgré toutes les protestations échangées à Berlin, la pensée se refuse à croire que l’empereur d’Allemagne puisse jamais trouver un appui soit chez l’empereur de Russie, soit chez l’empereur d’Autriche, dans le cas où il aurait besoin d’eux pour se maintenir à la hauteur où l’ont élevé ses conquêtes. Il n’y a pas d’amitié personnelle qui tienne contre les raisons et les sentimens dont nous venons de parler. L’empereur d’Allemagne, dans l’état où est aujourd’hui l’Europe, ne peut compter sur aucune alliance.

Cette argumentation vigoureuse renferme un détail que nous avons laissé de côté afin de ne pas interrompre la suite du raisonnement. Quel est ce danger que l’auteur prévoit pour l’empire d’Allemagne ? A quel propos mentionne-t-il le cas où Guillaume Ier aurait besoin du secours de l’Autriche ou de la Russie ? Il le dit très nettement ; ce danger, c’est la France. En vain le gouvernement de la république française est-il uniquement occupé de guérir nos blessures, en vain tous les esprits sages ont-ils imposé silence à leurs colères patriotiques, en vain ces récriminations et ces injures, aussi contraires à la dignité qu’à la politique, ont-elles disparu de la controverse ; les représentans les plus sérieux de l’opinion à l’étranger ne peuvent admettre que l’organisation actuelle de l’Europe soit définitive. Il y a là un symptôme à noter. Qu’une certaine presse allemande, tout enfiévrée de haine, affecte de ne pas croire à notre sincère désir de prolonger une paix dont nous avons tant besoin, rien de plus naturel. Le jeu qu’elle joue est facile à comprendre. Les hommes qui nourrissent de mauvais desseins contre la France ne seraient pas fâchés d’avoir un prétexte pour consommer sa ruine avant qu’elle eût pu se relever. Ce qui est frappant ici, c’est que le sentiment du publiciste n’a rien de malveillant à notre égard. Il ne nous attribue pas des pensées imprudentes, il se garde bien de nous adresser des excitations périlleuses ; il examine simplement la situation actuelle de l’Europe, et il lui paraît impossible que cette situation se consolide. Bornons-nous à noter ce point en passant et reprenons la suite de la discussion.

Le publiciste de la Réforme a déjà fait voir l’impossibilité d’une alliance effective entre l’empereur d’Allemagne et ses augustes hôtes. Il poursuit maintenant sa démonstration, il passe en revue les sujets déterminés auxquels pourrait s’appliquer une action en commun de la part des trois empires. Des journaux prussiens ont dit que les trois empereurs se réunissaient à Berlin pour se garantir mutuellement leurs possessions actuelles, et tous les journaux de l’Allemagne ont répété cette déclaration. Faut-il la répéter à notre tour ? Non certes. Il suffit d’un examen tant soit peu attentif pour comprendre à quel point elle est inadmissible. De qui donc serait venue cette pensée ? L’attribuer au cabinet de Berlin, ce serait bien peu connaître la Prusse. La Prusse est trop fière depuis ses conquêtes pour en demander la garantie à qui que ce soit. On aurait beau déguiser la chose sous les formules les plus complaisantes, il faudrait toujours arriver à ceci : la Prusse demandant la garantie de ses conquêtes à la Russie, qui en est jalouse, et à l’Autriche, qui en est victime ! Un victorieux de la veille n’avoue pas si vite et si clairement qu’il doute lui-même de la durée de son œuvre. D’autre part, la Prusse est à la fois trop prévoyante et trop économe de ses ressources pour s’engager à maintenir l’intégrité territoriale de ses voisins. L’intégrité de la Russie, passe encore, puisque nul danger ne la menace ; mais l’intégrité de l’Autriche, dont la situation est si précaire ! Ce n’est donc pas la Prusse qui aurait eu l’initiative de ce projet. Croit-on que la Russie l’aurait prise ? Autant dire que sa fierté est morte, et qu’après avoir longtemps accordé une espèce de protection à la Prusse, elle se résigne désormais au rôle de protégée. Il faudrait ajouter qu’elle renie toutes les traditions de sa politique, qu’elle renonce au long espoir et aux visées lointaines, qu’elle se renferme dans le cercle des situations nouvellement créées par la Prusse, enfin que son principal souci désormais, au lieu d’être la perspective éblouissante de l’Orient, serait le maintien des conquêtes. mal assurées de la Prusse et des possessions chancelantes de l’Autriche. Quant à l’Autriche, que ses périls intérieurs obligent à une circonspection particulière, ce n’est pas sa fierté peut-être, c’est assurément sa prudence qui lui aurait interdit une conception de ce genre. « Malheur à l’Autriche, s’écrie M. Schuselka, s’il arrivait un jour que la Prusse eût à lui garantir son territoire ! Garantie prussienne, invasion prussienne, ce serait tout un. La Russie en 1849 a noblement sauvé l’empire des Habsbourg ; si la Prusse avait à remplir le même office, elle ne montrerait pas la même noblesse. »

Après avoir affirmé que ce projet de garantie réciproque était absolument impossible, le hardi publiciste viennois termine par ces paroles : « On ne pourrait traiter à Berlin qu’une seule question de garantie, non pas question de garantie réciproque, mais question de garantie spéciale adressée à la Prusse. Le gouvernement de la Prusse a été un tel perturbateur et destructeur de l’ordre légitime des états, il a été un tel usurpateur de la propriété d’autrui, que l’Autriche et la Russie auraient bien le droit, qu’elles auraient même à certains égards le devoir d’exiger caution de la Prusse, afin d’être assurées qu’elle n’a pas la volonté de poursuivre sa politique de violence, sa politique de bouleversement et de conquête. Ces garanties devraient concerner d’abord les provinces allemandes de l’empire d’Autriche et les provinces baltiques de l’empire de Russie. » L’éloquente ironie de ce langage prouve que tous les Allemands autrichiens ne se prosternent pas devant le droit de la force. La pensée est fière, et le coup porte haut. Certes on n’a pas traité, on n’a pu songer à traiter une pareille question dans l’entrevue de Berlin ; qui oserait dire pourtant que les paroles du publiciste ne se soient pas présentées plus d’une fois à l’esprit du tsar et de l’empereur d’Autriche ?

Une idée plus singulière encore que celle des garanties réciproques s’est produite dans une partie de la presse allemande. Il y a une école en Allemagne qui est impatiente de compléter les victoires de 1870 par l’abaissement du catholicisme. Cette école ayant décidé que la race latine doit disparaître devant la race germanique a décidé en même temps que l’église catholique doit partout céder la place aux églises protestantes. Au sud de l’Allemagne aussi bien que dans le nord, en Autriche comme en Prusse, le parti qui se dit libéral sacrifie sans hésiter la liberté de conscience afin d’assurer la prépondérance du germanisme. Il applaudit à l’expédition de M. de Bismarck contre les jésuites, il pousse le gouvernement à des mesures de rigueur contre les évêques ultramontains. Naturellement aux yeux de ces ennemis enragés du monde latin, les trois empereurs n’avaient rien de plus pressé à faire que de se liguer pour la destruction du catholicisme. O clairvoyance merveilleuse ! le monde est en proie à d’affreuses maladies morales, l’idée du devoir disparaît, les consciences s’affaissent, l’égoïsme est partout, et trois grands souverains, les yeux ouverts sur cette société défaillante, conspireraient la ruine d’une église à qui ses adversaires même ne refusent pas l’honneur d’être la plus grande école de respect ! J’admire en vérité avec quel sérieux des hommes d’esprit se sont donné la peine de réfuter ces billevesées. Non, disent-ils gravement, vous voyez bien que cela est impossible. Supposé qu’il s’agit seulement de faire la guerre aux ultramontains, les convenances ne permettraient pas à des souverains de s’en mêler personnellement ; ce sont là de ces besognes qu’on abandonne aux ministres. Ne sait-on pas que l’empereur d’Allemagne est, de sa personne, bien autrement réservé que ses ministres dans les affaires ecclésiastiques ? Ne sait-on pas que le tsar est préoccupé du désir de renouer ses relations avec Pie IX ? Quant à l’empereur catholique d’Autriche, à qui donc fera-t-on croire qu’il est capable de conspirer contre sa propre église avec l’empereur protestant et l’empereur schismatique ? Qu’on n’essaie pas de refaire la sainte-alliance, fort bien ; mais faire une sainte-alliance en sens contraire, la sainte-alliance de l’irréligion et de la persécution, est-ce possible ? L’idée est si monstrueuse que la langue se refuse à l’exprimer ; il y a là des accouplemens de mots qui révoltent le bon sens. — Ainsi raisonne l’honnête publiciste de la Réforme, et, comme si ce raisonnement ne le rassurait pas, comme si ces réflexions, dont le seul défaut est d’être trop vraies, n’écartaient pas suffisamment l’idée de cette conjuration impossible, il s’écrie : « Après tout, si l’on conclut à Berlin une anti-sainte-alliance, une ligue impie et funeste contre la liberté de l’église, cette ligue est condamnée d’avance au plus misérable fiasco, car il y a quelqu’un dans les choses de l’église qui est plus puissant que tous les empereurs et tous les rois, c’est Dieu, à qui seul appartient le gouvernement des consciences. »

C’est seulement une partie de la presse qui avait attribué aux trois empereurs des projets hostiles à l’ultramontanisme ; il était plus naturel de penser que les dangers de l’ordre social dans l’Europe entière attireraient leur attention. L’ennemi des gouvernemens, quels qu’ils soient, l’ennemi de l’ordre et de la liberté, l’ennemi de tous les droits et le perturbateur de tous les devoirs, c’est l’esprit de révolution qui, ne sachant plus où porter ses coups dans une société fondée sur la justice, s’attaque à la société elle-même. Ne serait-ce pas à l’organe de cet esprit de ruine, ne serait-ce pas à l’Internationale que l’empereur d’Allemagne a pensé quand il a réuni à Berlin ses augustes hôtes ? Presque tous les publicistes allemands ont donné cette explication comme certaine. L’écrivain viennois que nous avons déjà cité ne saurait se ranger à cet avis. Qu’il ait dû être question de l’internationale dans les entretiens des trois monarques, assurément cela n’est pas douteux ; mais que le congrès impérial ait eu lieu principalement en vue de cette affaire, rien n’est moins probable. Au fond de ces questions sociales, exploitées par de criminelles passions, il y a des problèmes dignes de l’attention la plus sérieuse. Ce sont choses à examiner de près et à traiter l’une après l’autre. Il y faut des enquêtes sincères, des rapports approfondis, des résolutions prudentes. On ne supprimera jamais les vagues aspirations du socialisme ; on en diminuera peu à peu le péril au moyen d’améliorations successives. C’est la tâche de chaque jour imposée à tous les gouvernemens. S’imaginer qu’on résoudra de pareilles difficultés dans une réunion de souverains, au milieu des fêtes, au milieu des parades militaires, c’est une prétention qui fera sourire les hommes d’état. Une telle idée n’a pu venir qu’à ces publicistes, enivrés de la fortune de la Prusse, qui voient déjà l’empire d’Allemagne dictant la loi à l’univers.

Quand on parcourt les discussions de la presse allemande à propos de l’entrevue des empereurs, on est frappé d’un symptôme qui mérite d’être noté ; il y a deux courans très distincts dans les idées que les publicistes allemands se font des victoires de la Prusse et de la mission du nouvel empire. Les uns, attachés à la tradition, voudraient que l’empire de 1871 fût relié à l’antique empire disparu en 1806. Les autres, plus hardis, rejettent ces souvenirs du passé ; le nouvel empire, disent-ils, marque l’avènement d’un monde nouveau. Le premier groupe exprime une pensée qui semble d’accord avec les sentimens personnels de Guillaume Ier et de la plus grande partie de la noblesse prussienne ; le second serait plutôt l’organe de M. de Bismarck. Une polémique fort curieuse du mois d’août dernier a donné un corps à ces dissentimens. On sait que l’ancien empire d’Allemagne possédait tout un trésor d’insignes qui, transmis de dynastie en dynastie à travers les siècles, était devenu l’apanage des Habsbourg. C’était le trône, le sceptre, la couronne, le globe, la main de justice et le manteau impérial, ce que le poète Henri Heine, en ses fantaisies irrévérencieuses, appelle le bric-à-brac du moyen âge. Ces reliques vénérables, dont quelques-unes, assure-t-on, remontent aux premiers temps de l’empire, c’est-à-dire à un millier d’années, étaient autrefois une des curiosités de la ville de Francfort. Pendant les guerres de la république, à l’époque du siège de Mayence, en 1796, elles furent transportées à Vienne. Il paraît qu’elles y sont restées, même depuis que les Habsbourg ont perdu l’empire d’Allemagne. Le dernier empereur d’Allemagne, François II, devenu en 1806 le premier empereur d’Autriche sous le nom de François Ier, aurait dû rendre à Francfort ces insignes dont il n’avait que le dépôt ; mais Francfort en 1806 faisait partie de la confédération du Rhin, placée sous le protectorat de Napoléon ; pouvait-on lui confier le trésor du vieil empire allemand ? Asile pour asile, Vienne valait mieux que Francfort. Vienne conserva donc, quoique sans titre, le gothique appareil des Othon et des Barberousse. Il semble même qu’elle y ait pris goût, comme si elle réservait ainsi les chances de l’avenir. En 1848, au moment où fut convoqué le parlement de Francfort chargé de constituer l’unité de l’Allemagne, les députés viennois voulaient absolument rapporter à la vieille ville impériale le trésor du vieil empire. M. le comte de Fickelmont, ministre des affaires étrangères, et son altesse l’archiduc Jean, déjà désigné pour les fonctions de lieutenant de l’empire, en attendant le vote du parlement, eurent toutes les peines du monde à contenir les représentans autrichiens, férus de cette magnifique idée. Enfin, après cette guerre de 1866 qui a exclu l’Autriche de l’Allemagne, il était clair que l’Autriche n’avait plus ni droit ni titre qui l’autorisât à garder le trésor de l’empire germanique. Elle le garda pourtant sans que personne réclamât. Bref, il semblait que ce fût là une question abandonnée, lorsque tout à coup, au mois d’août 1872, les impériaux de Berlin prirent feu pour la revendication des insignes.

Il faut résumer la querelle en peu de mots. Une dépêche télégraphique, envoyée de Prusse aux journaux de Vienne, annonça un beau jour que l’empereur François-Joseph, en se rendant à Berlin, remettrait lui-même à l’empereur Guillaume les précieux objets dont le dépôt ne pouvait plus rester entre les mains de l’Autriche. Ceux qui donnaient la nouvelle de cette résolution en faisaient honneur, bien entendu, au bon goût de l’empereur François-Joseph. L’insinuation n’eut point de succès ; la nouvelle fut immédiatement démentie. Là-dessus, vifs débats dans les journaux de Berlin, contestation du droit de l’Autriche, appel au gouvernement de l’empire. La Correspondance provinciale, organe de M. de Bismarck, trouve ce zèle déplacé, et fait savoir d’un ton bref que la nouvelle dynastie impériale n’attache aucune importance à la possession de ces insignes. La discussion continue plus vive, plus pressante ; des brochures viennent seconder les journaux. M. le comte Stillfried publie un travail intitulé les Attributs du nouvel empire d’Allemagne, où la question est étudiée sous toutes ses faces. Évidemment l’Autriche a tort. Est-ce une raison pour faire de cela une difficulté au moment où l’empereur François-Joseph accepte l’invitation de l’empereur Guillaume ? « Non, certes, — répond la Correspondance provinciale, s’appuyant sur l’étude du comte Stillfried, — non, certes, lorsque l’empereur Guillaume, dans un de ses discours, a dit que la dignité impériale, après une interruption de soixante ans, était restaurée en Allemagne, il n’a pas voulu dire que le nouvel empire d’Allemagne était la continuation du saint-empire romain de la nation allemande. » Il est difficile de ne pas voir ici un avertissement de M. de Bismarck à son auguste maître ; il explique, il corrige les imprudentes paroles de l’empereur. « Et M. de Bismarck a raison, reprend avec sa franche ironie le journal autrichien la Réforme. Être le chef du saint-empire romain, ce serait déjà chose malaisée pour un prince protestant ; mais ce serait absolument impossible à l’ami du roi d’Italie, du roi qui a mis la main sur l’héritage de saint Pierre. »

La Correspondance provinciale, répondant à ceux qui voudraient continuer le saint-empire et en reprendre les insignes, déclare, il est vrai, de la façon la plus nette « qu’il n’a jamais été question dans les cercles politiques sérieux de revendiquer les joyaux de l’ancien empire pour l’usage de l’empire nouveau ; » il faut pourtant donner satisfaction à ceux qui contestent le droit de l’Autriche, et la Correspondance ajoute : « Le trésor dont il s’agit appartient à l’empire, il n’a donc plus de propriétaire légitime depuis l’année 1806, et personne ne peut le regarder comme sien, personne, pas même le nouvel empire d’Allemagne. » Ainsi voilà un trésor sans maître et qui ne doit plus en avoir. Ceux qui pouvaient seuls le posséder légitimement sont morts ; il n’y a plus qu’à le ranger dans une nécropole. Ces sortes de choses appartiennent à la cité des souvenirs. Telle est la sentence du chancelier, et la conclusion de ce singulier procès. — Réjouissons-nous ! s’écrie la Nouvelle presse libre, journal publié à Vienne, mais prussien d’esprit beaucoup plus qu’autrichien ; l’empereur Guillaume ne veut pas que la question des insignes devienne une cause de conflit entre l’Allemagne et l’Autriche. — Réjouissons-nous ! reprend la Réforme, la Prusse nous laisse les insignes impériaux, elle ne nous prend que l’empire !

Pour nous, qui cherchons surtout la signification la plus vraisemblable de l’entrevue des empereurs à Berlin, quelle conclusion tirer de cet incident ? Tout simplement celle-ci : les Allemands pourront discuter longtemps sur la mission de la nouvelle Allemagne ; c’est affaire à eux. La question de savoir si l’empire de 1871 doit être le renouvellement de l’ancien empire ou l’inauguration d’un monde nouveau pourra mettre aux prises les hobereaux et les libéraux, les politiques de cour et les savans d’université. Ce débat ne nous regarde point. Quant à l’empereur Guillaume Ier, dans un cas comme dans l’autre, que ce soit l’idée de la tradition qui l’emporte ou bien l’idée de l’innovation, son intérêt personnel, sa préoccupation personnelle a été manifestement de faire consacrer l’empire des Hohenzollern par l’héritier des Habsbourg. Une seule visite, la visite solennelle de l’empereur François-Joseph, avait bien autrement de valeur à ses yeux que la couronne et le sceptre, et la main de justice, et la bulle d’or, et le manteau, et toute la garde-robe du vieil empire.

IV

Ainsi tout nous ramène à la conclusion que nous avons déjà énoncée, d’accord avec la meilleure partie de la presse allemande, au début de ce travail. Nous avons écarté la première idée qui s’était présentée aux esprits, l’idée d’une nouvelle sainte-alliance formée par les héritiers des souverains qui avaient conclu celle de 1815 ; nous avons débrouillé les conjectures si diverses auxquelles ont donné lieu les invitations parties de Berlin ; enfin nous avons discuté l’un après l’autre les cas déterminés qui pouvaient être l’objet d’une action en commun de la part des trois empereurs. Chacune de ces études affermit en nous la même conviction : l’empereur Guillaume n’a eu qu’une visée incontestable, il a voulu obtenir de l’empereur François-Joseph une visite solennelle qui fût, aux yeux du monde, la reconnaissance de l’empire des Hohenzollern par l’héritier dépossédé de l’empire des Habsbourg. Comment ne pas ajouter avec la Réforme : « Une telle invitation, à laquelle la politique ne permettait pas de se soustraire, n’a pu être acceptée qu’avec un profond sentiment d’amertume ; elle a consacré le triomphe du vainqueur ; il n’en sortira aucune alliance sincère ! »

Les publicistes allemands auraient voulu découvrir dans les motifs de l’entrevue de Berlin quelque chose de bien plus considérable. Si l’on démontre que tel ou tel plan imaginé par eux est contraire à toute vraisemblance, ils se rejettent sur les généralités. Les uns, dans leur exaltation, croient déjà voir Berlin devenue la capitale du monde ; Vienne et Saint-Pétersbourg ne sont que ses satellites. L’empire qui s’y élève sera forcément un empire d’un ordre intellectuel supérieur, une sorte de césarisme hégélien, qui transformera les destinées du genre humain. Les autres, plus modestes, se bornent à célébrer la paix européenne assurée à jamais par l’amitié des trois puissans monarques. Tous d’ailleurs, amis du passé ou rêveurs de je ne sais quel avenir, s’unissent dans un même enthousiasme. La nouvelle carte d’Europe leur donne des éblouissemens, la statistique les enivre. « Le continent européen, dit le Messager de la frontière, embrasse une étendue de 181, 700 lieues carrées et renferme 296 millions d’habitans ; dans ce chiffre total, il y a 121, 500 lieues carrées et 147 millions d’habitans pour les trois empires d’Allemagne, de Russie et d’Autriche. Les trois empires peuvent mettre sur pied plus de 3 millions de soldats et imposer la paix à l’Europe. » Après cela viennent les dénombremens homériques, la revue des princes, des maréchaux, des brillans états-majors qui accompagnent les trois souverains, une contre-partie d’Erfürt. « Fort bien, répond la Réforme de Vienne ; mais suffit-il de citer les puissances qui prennent part aux fêtes militaires de Berlin ? Comptons, s’il vous plaît, celles qui n’y figurent pas. » Ici, les paroles sont trop intéressantes ; je ne veux plus résumer, il faut citer le texte même.


« Et d’abord la France n’y est pas représentée. Ah ! nous le savons bien, on croit aujourd’hui pouvoir ignorer absolument la France, on croit qu’il n’en faut pas tenir compte. On s’abuse, on se trompe et d’une façon dangereuse. La France avant peu se sera relevée assez vigoureusement pour avoir le droit d’exiger comme autrefois que sa parole soit entendue dans toutes les affaires importantes. Plus on combine d’arrangemens, plus on fait d’innovations sans se soucier de la France, avec la pensée hostile et arrogante qu’elle n’a plus le droit de parler dans les conseils de la grande politique, plus haut et plus puissamment retentira un jour son veto. L’Angleterre non plus n’a pas de représentant au congrès impérial de Berlin. On dit bien, il est vrai, que l’Angleterre s’est désintéressée des affaires du continent ; elle les examine pourtant avec une attention pénétrante et les soumet à une critique précise. L’Angleterre, il y a un demi-siècle, a marché d’accord avec l’ancienne sainte-alliance jusqu’au jour où Castlereagh, le ministre réactionnaire, se coupa la gorge avec son canif. L’Angleterre d’aujourd’hui, bien loin de se mettre au service d’une sainte-alliance nouvelle, lui fera opposition de la manière la plus décidée. L’Angleterre a sa place dans la pentarchie, comme on dit, dans le concert des cinq grandes puissances dirigeantes ; elle n’admettra jamais une triarchie composée de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Russie, et dont la direction serait à Berlin. L’Italie non plus n’est pas représentée au congrès des empereurs. C’est un fait caractéristique. Victor-Emmanuel est pourtant l’allié de Guillaume Ier en même temps qu’il est l’ami très loyal de l’Autriche ; de plus, une des questions principales dont on doit s’occuper à Berlin est une question de vie ou de mort pour l’Italie, nous parlons de la question romaine, et Victor-Emmanuel, le nouveau roi national, n’assiste pas au congrès ! Tout cela est de nature à faire réfléchir. Et les rois de l’Allemagne du midi sont-ils allés au congrès princier de Berlin ? Non. Permis de railler là-dessus aux Prussiens et à tous les partisans de l’Allemagne prussienne ; mais l’amertume de ces railleries montre qu’il y a des points très noirs dans le ciel momentanément si radieux de la fortune des Hohenzollern.

« Si l’on pense à tous les autres états qui ne sont pas représentés à Berlin, il est impossible de ne pas trouver parfaitement ridicule la prétention de ceux qui ont déclaré que le congrès dont il s’agit est un congrès princier européen, et qu’il y serait pris des résolutions obligatoires pour l’Europe entière. D’autant plus ridicule est cette prétention que les peuples ne sont pas représentés à Berlin, et que tous, sauf une parie de la nation allemande, considèrent avec défiance ces négociations accomplies au milieu des parades et des démonstrations militaires. »


Il n’y a donc rien d’inquiétant ni pour nous ni pour l’Europe dans l’entrevue, de Berlin ; il n’y a rien de rassurant non plus ni pour l’Europe ni pour nous, car nul ne peut répondre, malgré tant de promesses de paix, que l’état actuel de l’Europe présente des conditions de durée. La seule chose à dire, c’est que pour les états les plus menacés, l’Autriche et la France, le plus grand péril n’est pas au dehors, le plus grand péril est au dedans. Le péril de l’Autriche, on l’a vu, c’est ce dualisme allemand-hongrois qui détruit l’idée de la grande association autrichienne, qui tient 16 millions de Slaves en dehors du droit politique, qui peut les pousser au désespoir et disloquer l’empire. Le péril de la France, c’est l’incertitude de nos destinées et la menace croissante du radicalisme.

Il est évident qu’on a dû souvent parler de la France au congrès de Berlin. Dans quel sens ? On le devine. L’empereur de Russie et l’empereur d’Autriche n’ont certainement dissimulé ni leurs sympathies ni leurs appréhensions. Lorsque l’ambassadeur de France à Berlin, accompagné du personnel de l’ambassade, est allé présenter ses hommages à l’empereur Alexandre II, l’empereur a exprimé des sentimens qui peuvent se résumer en ces termes : « Je ne serais pas venu à Berlin si on avait dû y prendre des résolutions hostiles à la France. Nous faisons des vœux pour que la France se relève ; mais si elle se perd elle-même, si elle s’abandonne aux passions subversives, si elle tombe aux mains du radicalisme, notre bienveillance sera paralysée ; nous ne pourrons plus qu’assister aux événemens. » Assister aux événemens, c’est laisser passer la justice de Dieu, quelles que soient les mains à qui sera remis le glaive. Et plus viles seraient les mains, plus cruel serait le châtiment. L’empereur d’Autriche avait bien des raisons pour ne pas tenir un pareil langage. Si menacé lui-même, en proie à des difficultés bien différentes des nôtres, mais également terribles, il n’a pu parler d’une façon aussi précise ; comment douter cependant qu’il ait partagé cette manière de voir ? C’est le mot de la situation pour l’Autriche comme pour la Russie : nous ne pourrons qu’assister aux événemens.

Faisons donc en sorte que les événemens tournent à notre honneur et concourent au relèvement de la France. Si critique que soit la situation, il dépend encore de nous de prévenir toutes les catastrophes. Que les honnêtes gens ne renoncent pas à se défendre, que l’abstention soit flétrie comme une trahison, que l’assemblée nationale veille au salut de tous. Il ne faut pas voir les choses pires qu’elles ne sont et se résigner lâchement à l’idée que tout est perdu. Gardons-nous cependant des pensées trop confiantes. Ni pusillanimité ni forfanterie ; ni pessimisme ni optimisme ! Le danger est grand, la victoire n’est pas au-dessus de nos forces. L’essentiel est de regarder la réalité en face, nettement, virilement, sans illusion comme sans défaillance.

Notre devoir, à nous qui étudions l’Allemagne, est de fournir à notre pays des renseignemens vrais, dussent ces renseignemens lui déplaire. C’est pourquoi nous lui disons : Ne comptez plus sur le prestige des idées de progrès, des principes de rénovation politique et sociale, que la France a gardé si longtemps avant et après 89. Ne comptez plus sur la sympathie des peuples. Il n’y a plus de révolution à faire, et ce que veut l’Europe, l’Europe des peuples comme l’Europe des gouvernemens, c’est l’ordre, un ordre durable, assurant la transmission légale du pouvoir et condamnant à l’impuissance l’esprit démagogique. Tant que la France n’aura pas donné ces gages à la société européenne, n’espérez pas que l’Autriche et la Russie puissent vous tendre la main malgré leurs griefs secrets contre l’Allemagne ; ce serait une politique d’enfans. Compter sur l’Allemagne du midi serait plus puéril encore. Les états de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, auraient beau nourrir (ce qui n’est vrai qu’à demi) des ressentimens amers contre la Prusse, le jour d’une lutte avec la France ils ne verraient que le drapeau allemand. Quand nous disions autrefois qu’à l’heure de la querelle suprême entre la Prusse et l’Autriche la victoire serait du côté de la Prusse, on nous reprochait de ne pas servir les intérêts de la France. Servaient-ils leur pays, ceux qui le berçaient d’illusions ? J’affirme que nous le servions en lui donnant des informations exactes ; c’était aux politiques à tracer leurs plans en conséquence. Aujourd’hui nos avertissemens sont bien autrement graves. Il y a en Allemagne, en Russie, en Autriche, des esprits sérieux qui nous apprécient, et j’ai pris plaisir à montrer l’indépendance d’un éminent publiciste autrichien, M. Franz Schuselka. Ne l’oublions pas cependant, l’élite seule parle ainsi, et cette élite n’est pas nombreuse. Au fond, tout ce qui est Allemand, même en Autriche, ne songe qu’à consommer notre ruine. On nous épie, on guette nos fautes, on prévoit et on appelle nos bouleversemens intérieurs, on se prépare à en profiter. Si l’entrevue des trois empereurs n’aggrave pas cette situation, elle n’y apporte aucun remède. Notre ennemi le plus redoutable n’est pas au-delà de nos frontières. Tout dépend de nous et de nous seuls. C’est aux Français de sauver la France.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Chateaubriand a écrit deux volumes tout exprès pour expliquer son rôle d’ambassadeur au congrès de Vérone et pour justifier sa guerre d’Espagne, comme il dit. On sait qu’il était ministre des affaires étrangères en 1823 et que la responsabilité de cette guerre lui appartient. À ce propos, il s’efforce de réfuter les reproches irrités de M. Duvergier de Hauranne, les protestations éloquentes du général Foy, la noble philosophie politique du duc de Broglie, les pages vigoureuses d’Armand Carrel. Il a beau dire qu’il ne s’excuse pas de la guerre d’Espagne, le grand événement de sa vie, on voit que ce souvenir l’obsède. Il désire qu’on sache à quelles vues élevées, à quelles inspirations patriotiques il a obéi en prenant cette décision hasardeuse. Il tient surtout à prouver qu’il n’a pas été l’huissier à verges de la sainte-alliance. Voyez Congrès de Vérone, t. II, p. 290, — Mémoires d’outre-tombe, t. VII, p. 455.
  2. « Wenn auch Frankreich gänslich unterliegt und sich den Frieden diktiren lassen muss, so wird es doch gross und mächtig bleiben, ja aus dem Unglück dieses Krieges geläutert und moralisch gekräfligt hervorgehen. » — Die Reform, 29 septembre 1870. Voyez l’article intitulé die Sympathien für Frankreich.
  3. Un recueil prussien, le Messager de la frontière, dans sa livraison du 6 septembre 1872, affirme que ce sont là des inventions françaises ; on voit par les débats résumés ci-dessus que ces conjectures avaient occupé la presse allemande longtemps avant de pénétrer chez nous.
  4. Le roi de Prusse se trouvait alors aux bains de Gastein, dans le Tyrol. Ces faits sont racontés avec précision dans l’histoire de M. Edouard Arndt, Geschichte der Jahre 1860 bis 1867, Leipzig 1868 ; 2 vol. — Voyez premier volume, p. 14.