La première salle Favart et l’Opéra-Comique/15

Heugel (no 34p. 1-2).

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

QUATRIÈME PARTIE

ii
(Suite et fin.)

Cependant, les derniers travaux touchaient à leur fin. Le vendredi 8 mai, l’Opéra-Comique affichait, pour la première fois depuis sa fermeture à la place de la Bourse, et il annonçait sa réouverture et l’inauguration de la nouvelle salle pour le lundi 11. Mais tout n’était pas encore prêt, et l’on dut informer le public que la solennité était remise au 14. C’est la veille de ce jour, le mercredi 13, que le préfet de police faisait au théâtre sa visite administrative et que, après un examen minutieux, il recevait officiellement la salle, qui, dès lors, pouvait appeler à elle les spectateurs. Ce n’est pourtant que le samedi 16, qu’eut enfin lieu l’inauguration. Elle se fit par une représentation du Pré aux Clercs, donnée au profit des pauvres du deuxième arrondissement, qui était alors celui dont dépendait l’Opéra-Comique. Chose assez singulière : malgré une fermeture qui durant quinze jours avait privé le public d’un théâtre qu’il a toujours eu en grande affection, malgré l’attrait que pouvait lui offrir la vue d’une nouvelle salle, celle-ci était peu garnie à cette représentation d’ouverture. On pourrait croire avec quelque raison que l’élévation excessive du prix des places, qui avait été maladroitement doublé pour la circonstance, avait refroidi l’empressement de nombre de spectateurs ; mais le lendemain, qui pourtant était un dimanche, et où les prix étaient rétablis à leur cours normal, ne fut pas plus heureux. C’est un journal spécial, le Moniteur des Théâtres, qui nous le fait savoir en ces termes :

« La représentation d’ouverture de la salle Favart a eu lieu samedi par le Pré aux Clercs. La représentation était au bénéfice des indigents du deuxième arrondissement. Elle n’a pas attiré autant de spectateurs qu’on l’espérait, mais elle n’en a pas moins été remarquable. On a applaudi généralement au choix de l’œuvre d’Herold pour inaugurer le nouveau temple que possède aujourd’hui la capitale[1]. Dimanche, le spectacle se composait de la Perruche, cette amusante folie dans laquelle Chollet et Mlle Prévost savent occuper la scène avec tant d’esprit et de bonheur, et de Carline. Bien que ce spectacle fût attrayant, il y avait peu de monde dans la salle. »


Toutefois, le public ne se fit pas longtemps prier pour reprendre le chemin de la salle Favart et de l’Opéra-Comique, de cet Opéra-Comique qui lui était cher et qu’il retrouvait enfin dans un théâtre et dans un milieu dignes de lui, après l’avoir vu exilé successivement à Feydeau, puis à Ventadour, puis à la Bourse, tandis que la salle qui avait été construite pour lui soixante ans auparavant avait abrité tour à tour l’Opéra, l’Odéon, le Théâtre-Italien et nombre de troupes étrangères. Sur les ruines de cette salle, dévorée par les flammes en une nuit d’hiver, on lui avait élevé une nouvelle demeure (qui devait, hélas ! subir le même sort), et ses spectateurs ordinaires n’allaient pas tarder à lui revenir, nombreux et fidèles, attirés par une excellente administration dont les efforts intelligents allaient, après tant d’années difficiles, lui rendre une existence brillante et prospère.

La troupe de l’Opéra-Comique, au moment où Crosnier prenait possession de la nouvelle salle construite par ses soins, était ainsi composée :

MM. Chollet. Mmes Damoreau.
MM. Moreau-Sainti. Mmes Rossi-Caccia.
MM. Roger. Mmes Eugénie Garcia.
MM. Couderc. Mmes Anna Thillon.
MM. Masset. Mmes Boulanger.
MM. Mocker. Mmes Darcier.
MM. Euzet. Mmes Zoé Prévost.
MM. Botelli. Mmes Henri Potier.
MM. Emon. Mmes Félix Melotte.
MM. Sainte-Foy. Mmes Berthault.
MM. Daudé. Mmes Blanchard.
MM. Henri. Mmes Lestage.
MM. Ricquier.
MM. Grignon.
MM. Haussard.
MM. Duchenet.
MM. Victor.
MM. Palianti.

Cette troupe remarquable allait s’augmenter, dans le courant de l’année, de trois jeunes femmes charmantes sortant du Conservatoire, Mlle Descot, qui débuta au mois d’août, Mlle Henry le 30 octobre, et Mlle Révilly le 10 décembre. Si les deux premières n’ont guère laissé de traces de leur passage, la dernière a fourni à l’Opéra-Comique une des carrières non seulement les plus distinguées, mais les plus longues qu’on y puisse enregistrer, car cette carrière ne s’est pas prolongée pendant moins de trente-cinq ans[2].

Avec un personnel aussi brillant que celui que je viens de rappeler, avec un orchestre excellent dirigé par un chef tel que Girard, que secondaient Henri Potier comme chez du chant et Génot comme chef des chœurs, avec les nouvelles œuvres qu’il tenait en réserve et qui étaient signées des noms d’Auber, Halévy, Adolphe Adams, Ambroise Thomas, Grisar, Clapisson, l’Opéra-Comique, définitivement reconstitué, logé somptueusement et enfin dans ses meubles, pouvait affronter résolument l’avenir et l’envisager sans crainte. Cet avenir promettait d’être brillant, et il le fut presque constamment jusqu’au jour où un nouveau désastre, plus terrible et plus cruellement dramatique que le premier, vint une seconde fois détruire cette pauvre salle Favart que nous avons tant de peine, après tantôt dix années, à voir relever de nouveau.

J’ai voulu, dans ces pages, retracer tout à la fois et le second chapitre de son existence pendant tout le temps que l’Opéra-Comique s’en est trouvé éloigné par les circonstances, et l’histoire même de l’Opéra-Comique durant cette période si troublée, si difficile, parfois si douloureuse de sa longue carrière. À défaut d’autre mérite, je crois que ce double récit est aussi exact et aussi complet qu’il était possible de le faire.

fin
Arthur Pougin.

  1. Le Pré aux Clercs, dont la distribution avait été renouvelée pour la circonstance, était joué par Roger (Mergy), Moreau-Sainti (Comminges), Mocker (Cantarelli), Henri (Girot), et Mme Rossi (Isabelle), Zoé Prévost (Marguerite) et Henri Potier (Nicette).
  2. Mlle Clarisse Henry, dont on vient de lire le nom, était une chanteuse fort aimable, et, comme femme, douée d’une rare beauté. Son histoire est touchante. Devenue peu de temps après ses débuts l’épouse de son camarade Sainte-Foy, l’excellent trial, elle quitta presque aussitôt la scène, mais prit l’habitude d’accompagner son mari chaque soir au théâtre, pour l’aider à s’habiller. Un jour, sous un prétexte quelconque, celui-ci lui dit : « Tu ne viendras pas ce soir avec mois », et jamais il ne remit les pieds chez lui. Dès le lendemain il était en ménage avec une autre de ses camarades, Mlle T… Point de bruit, point de scandale, aucune réclamation de la part de la pauvre jeune femme abandonnée, qui d’ailleurs espérait toujours le retour de l’infidèle. Plus tard un notaire intervint et obtint à l’amiable, de Sainte-Foy, qu’il ferait à sa femme une pension, laquelle ne fut jamais payée. Mme Sainte-Foy, restée seule ainsi, vécut alors avec sa sœur, Mlle Laure Henry, chanteuse tout comme elle. Toutes deux donnaient des leçons, toutes deux entrèrent dans les chœurs de la Société des concerts, menant une existence aussi modeste que tranquille. L’une et l’autre se retirèrent de la Société des concerts en 1870, et avec le reliquat qui leur en revenait, elles achetèrent à Barbizon une maisonnette où elles s’installèrent définitivement et où, – fait touchant – Mme Sainte-Foy aménagea une chambre destinée à son mari, en disant que s’il revenait jamais il serait toujours le bien reçu et accueilli à bras ouverts. Lui, pendant ce temps, partait, toujours avec Mlle T… (qu’il faisait passer pour sa femme et qui portait son nom) pour la Russie, où il n’obtint point de succès et d’où il revint s’échouer aux Folies-Dramatiques, où il ne fut pas plus heureux. On sait qu’il mourut à Neuilly le 1er avril 1877. Quant à sa femme, qui excusa toujours sa conduite envers elle en la mettant sur le compte d’une étonnante faiblesse de caractère, elle est morte à Barbizon au mois de janvier 1896.