La première salle Favart et l’Opéra-Comique/13

Heugel (p. 1-2).

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

QUATRIÈME PARTIE

ii
(Suite)

La Revue et Gazette faisait preuve en la circonstance d’un optimisme peut-être un peu bien robuste. Elle comptait en tout cas sans les habituelles lenteurs administratives, avec lesquelles il faut toujours compter en France. Ce qui est certain, c’est que cinq mois s’écoulèrent encore avant que les Chambres fussent à nouveau saisies de la question. Il y en avait alors juste dix-huit que la salle Favart n’existait plus. Enfin, dans sa séance du 20 juillet, la Chambre des députés était appelée à se prononcer sur le nouveau projet de loi qui lui était présenté à ce sujet par M. Duchâtel, ministre de l’intérieur, et dont le rapporteur était M. Vitet, qui concluait à l’adoption. Mais il ne s’agissait nullement dans ce projet de MM. Cerfberr et Crosnier ou d’une proposition quelconque faite par eux, et celui-ci avait simplement trait à la mise en adjudication de la reconstruction de la salle Favart. Je ne crois pas superflu d’en reproduire le texte très bref. Le voici :

Article premier. — Le ministre de l’intérieur est autorisé à mettre en adjudication, avec publicité et concurrence, la reconstruction de la salle Favart, pour y établir l’Opéra-Comique, sous les conditions et les clauses du cahier des charges annexé à la présente loi. Le rabais portera sur la durée de la jouissance à concéder à l’adjudicataire.

Art. 2. — À l’expiration du terme fixé par l’adjudication, la salle reconstruite et ses dépendances feront retour à l’État.

Art. 3. — L’adjudicataire pourra employer les matériaux provenant de l’ancienne salle. Il recevra, en outre, une somme de 300.000 francs, égale à l’indemnité versée au Trésor par la compagnie d’assurances du Phénix pour le sinistre de l’ancienne salle, et qui demeure définitivement acquise à l’État. Cette somme sera payée à l’adjudicataire après la réception des travaux.

Art. 4. — Pour subvenir à la dépense énoncée en l’article précédent, il est ouvert au ministre de l’intérieur, sur l’exercice 1840, un crédit extraordinaire de 300.000 francs.

Art. 5. — L’autorisation donnée par la présente loi cessera de plein droit si, dans les trois mois à partir de sa promulgation, l’adjudication définitive n’a pas eu lieu.

Le texte est clair. Il s’agissait de la reconstruction de la salle Favart, étant bien entendu que c’était « pour y établir l’Opéra-Comique ». Ceci en dépit des protestations de la compagnie Boursault, propriétaire de la salle Ventadour, qui prétendait toujours que le privilège de ce théâtre était attaché à cette salle et par conséquent lui appartenait. Cette compagnie s’était même pourvue à ce sujet devant le conseil d’État, qui avait mis ses prétentions à néant. C’est ce qu’expliqua à la Chambre le rapporteur du projet de loi, M. Vitet ; c’est ce qu’établissait d’ailleurs l’exposé des motifs de ce projet, en faisant remarquer en outre qu’il s’agissait uniquement de l’adjudication des travaux de construction de la nouvelle salle, et en ajoutant : « L’intérêt de l’État ne sera pas compromis, car nous n’adjugerons pas, avec l’entreprise de la construction, le privilège de l’exploitation théâtrale. »

La discussion s’engagea donc à la Chambre, et l’on y vit prendre part, avec le ministre de l’intérieur et le garde des sceaux (M. Teste), M. Vitet, rapporteur, et MM. de Vatry, de Laborde, Berryer, Mauguin, Berger, de Marmier, Vatout et Bignon. Les articles furent adoptés successivement, mais lorsqu’arriva le vote sur l’ensemble de la loi, on s’aperçut qu’il n’y avait que 203 votants et que l’assemblée n’était pas en nombre. Le scrutin fut donc annulé et reporté à l’ouverture de la séance du 22 juillet. Cette fois, le projet fut adopté par 153 voix contre 80.

Ce n’était pas tout, et il fallait maintenant l’assentiment de la Chambre des pairs. C’est dans sa séance du 1er août, présidée par le comte Portalis, que celle-ci fut saisie du projet. Ici nous trouvons surtout deux orateurs opposants, aussi dédaigneux du genre de l’opéra-comique que nos wagnériens actuels, et parfaitement indifférents de l’avenir de la musique française. Ces deux sceptiques en matière d’art étaient deux nobles gentilhommes, le comte de la Riboisière et le comte de Sparre, qui traitaient cette question avec un détachement complet, la jugeant sans doute indigne des délibérations d’une assemblée dont ils faisaient le plus bel ornement. Leurs arguments furent pourtant insuffisants à convaincre leurs collègues, et finalement la loi fut votée par 62 voix contre 44. On touchait au dénouement.

Une fois adoptée par les deux Chambres, la loi fut promulguée le 7 août, et il est juste de dire qu’on ne perdit pas de temps pour lui faire rendre ses effets, car dès les premiers jours de septembre l’adjudication avait eu lieu. La Revue et Gazette des Théâtres en faisait ainsi connaître le résultat dans son numéro du 8 :

« La reconstruction de la salle Favart a été adjugée à M. Cerfberr, qui ne demandait qu’une jouissance de 39 ans et 8 mois. Son concurrent, M. Dubrujeaud, exigeait une jouissance de 48 ans. Les travaux doivent être terminés au 1er avril 1840. Un incident s’était présenté : M. le duc et Mme la duchesse de Marmier ont protesté contre l’adjudication comme ayant à réclamer aux droits de M. le duc de Choiseul, leur auteur, la propriété et la jouissance d’une loge et de ses dépendances dans la salle Favart. Communication de cette protestation avait été faite à tous les enchérisseurs, et M. le ministre de l’intérieur avait décidé, par un arrêté, qu’il serait passé outre à l’adjudication, attendu que tous les droits des tiers sont garantis par l’article 13 du cahier des charges. Cet article 13 est en effet ainsi conçu : « L’adjudicataire s’engage à supporter tous les droits réels, charges et servitudes qui peuvent grever la salle Favart et le magasin de Louvois, et il sera personnellement responsable de toutes celles qu’il pourrait laisser créer sur lesdits immeubles. »


Cerfberr, nous l’avons vu déjà, était l’associé de Crosnier dans la direction de l’Opéra-Comique, et tous deux étaient prêts, en cas de rejet de la loi de reconstruction, à élever un autre théâtre sur un autre emplacement que celui de la salle Favart. Tous leurs plans étaient donc évidemment préparés, et ils pouvaient aller vite en besogne. Outre que l’intérêt de leur entreprise les y engageait, celle-ci se trouvant fort mal logée dans la salle de la Bourse, ils y étaient obligés par la location de cette salle et qui pouvait les mettre en demeure de l’évacuer à un moment donné. C’est ce qui motivait cette note, que publiait le Moniteur universel dans son numéro du 22 novembre : — « Le Vaudeville a loué pour cinquante années, qui commenceront le 1er mai prochain, la salle où s’exploite actuellement l’Opéra-Comique. De son côté, M. Cerfberr, adjudicataire de la reconstruction de la salle Favart, s’est obligé de livrer la nouvelle salle au directeur de l’Opéra-Comique pour le 1er mai. Le commencement du cinquième mois de l’année 1840 verra donc s’opérer le déménagement de deux de nos principaux théâtres. La reconstruction de la salle Favart marche avec activité. »

On remarquera que l’entrepreneur avait à peine huit mois pour accomplir son œuvre, puisque l’adjudication avait été prononcée au commencement de septembre 1839, et que la salle devait être prête le 1er mai suivant. Il vint pourtant à bout de sa tâche, puisqu’on ne vit se produire qu’un retard insignifiant de quelques jours, et c’est ce qui démontre l’éclatante supériorité de l’initiative privée sur le travail de l’État, être formaliste, paperassier et confit en routine, qui ne peut accomplir un travail quelconque qu’à la condition d’y mettre dix fois le temps nécessaire. Qu’on voie ce qui se produit aujourd’hui même pour la reconstruction de cette même salle Favart, et que l’on calcule le temps qu’il aura fallu, depuis le premier coup de pioche, pour la mener à bien ! Or, dès le milieu de mars 1840, on pouvait prévoir que tout serait prêt pour l’époque fixée, ou à bien peu près, et un journal l’annonçait en ces termes : — « Les travaux de la nouvelle salle de l’Opéra-Comique avancent avec une grande rapidité. Le titre brille en lettres d’or sur le fronton, qui est achevé. Tous les murs ont été grattés et blanchis à l’extérieur. La scène est entièrement couverte ; la salle ne tardera par à l’être également. Quant aux travaux d’intérieur, les plus importants étant achevés, il y a espoir que le théâtre sera prêt pour l’époque fixée par les marchés. » [1].

L’architecte (Théodore Charpentier) et l’entrepreneur ne perdaient donc pas leur temps. Il est probable qu’ils étaient stimulés et serrés de près par Crosnier, homme fort actif lui-même, très expert en affaires et qui ne plaisantait pas avec les obligations qu’on prenait envers lui. Peut-être n’est-il pas sans quelque intérêt de rappeler ce que fut ce personnage, dont l’habileté fut telle qu’après une période si désastreuse pour l’Opéra-Comique il sut rendre à ce théâtre son lustre et sa splendeur, et pendant onze années lui faire connaître une fortune qui depuis si longtemps l’avait abandonné. L’existence est singulière d’ailleurs de cet homme, qui, parti des rangs les plus infimes de l’échelle sociale, devint auteur dramatique, fut successivement directeur de la Porte-Saint-Martin, de l’Opéra-Comique et de l’Opéra, et mourut propriétaire opulent, président du conseil général d’Indre-et-Loire, député au Corps législatif et commandeur de la Légion d’honneur.

Le vrai nom de François-Louis Crosnier était Croisneu. Il était né à Versailles, le 12 mai 1792, sans doute de simples ouvrier, puisqu’en 1824, alors qu’il était déjà côté comme auteur aux théâtres des boulevards, ses parents devenaient concierges de l’Opéra. (On sait que lorsqu’il devint lui-même, en 1854, directeur de ce théâtre, sa mère, veuve et fort vieille, refusa obstinément de quitter sa loge, rendez-vous alors de tous les artistes et surtout des danseuses, qui l’appelaient familièrement « maman Crosnier ».) À partir des environs de 8120, Crosnier fit jouer, toujours avec l’aide de collaborateurs (Saint-Hilaire, Jouslin de Lasalle et autres), de nombreux mélodrames à la Gaîté et à la Porte-Saint-Martin : le Meurtrier, le Solitaire, Minuit, le Contrebandier, le Mauvais Sujet, l’Étrangère, l’École du scandale, la Fille du musicien, le Caissier, le Monstre et le Magicien, etc. Le 30 janvier 1830, à la suite de la débâcle du baron de Montgenet, il prenait la direction de la Porte-Saint-Martin, dont il avait été un instant l’administrateur, et c’est lui qui, entre autres pièces, monta à ce théâtre Antony, Marion Delorme, Richard d’Arlington, la Tour de Nesle, Perinet Leclerc, avec une troupe qui avait à sa tête deux artistes dont les noms sont restés justement fameux dans les annales du romantisme théâtral, Bocage et Marie Dorval.

Cette direction, exceptionnellement fructueuse, fut la source de la fortune de Crosnier, qui cependant, au bout de deux ou trois ans, passa la main à Harel, non sans y trouver son compte, et tout en demeurant titulaire du privilège du théâtre. C’est peu de temps après qu’il sollicitait et obtenait, ainsi que nous l’avons vu, celui de l’Opéra-Comique, où son administration, pour être plus longue, ne fut pas moins heureuse. Il resta à la tête de ce dernier jusqu’en 1845, époque où, à beaux deniers comptants, il la céda à Basset. Devenu en 1852 député officiel de l’Empire pour le département d’Indres-et-Loire (où il fut réélu en 1857 et 1863), il était nomé, le 11 novembre 1854, directeur de l’Opéra pour le compte de la maison de l’Empereur, fonctions qu’il se voyait obligé de résigner au bout de dix-huit mois, aux derniers jours de juin 1856, à la suite d’un différend grave avec Achille Fould, ministre d’État[2]. C’est alors que, pour pallier sa disgrâce, le souverain lui octroyait la cravate de commandeur de la Légion d’honneur. Crosnier, dont la première femme était couturière, avait épousé en secondes noces la veuve de l’illustre Broussais. Il mourut en septembre 1867.

(À suivre.)

Arthur Pougin.

  1. Moniteur des Théâtres, 14 mars 1840.
  2. Alphons Royer dit, dans sa piètre Histoire de l’Opéra : « Le 1er juillet 1856 on venait me chercher à l’Odéon, que je dirigeais depuis trois ans, et on me donnait (bien malgré moi) la succession de Crosnier, tombé en disgrâce à la suite d’une violente altercation avec M. Fould. »