La première République bolchéviste

La première République bolchéviste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 167-181).
LA PREMIÈRE
RÉPUBLIQUE BOLCHÉVISTE

Selon toute vraisemblance, le bolchevisme approche du terme de son éphémère existence. Ceux qui l’ont implanté en Russie et qui comptaient l’imposer à l’Europe d’abord, au reste du monde ensuite, déploient toute leur énergie pour retarder la fin de cette sinistre expérience, mais ils ne peuvent avoir d’illusions sur le sort de leurs idées économiques, financières et sociales. Fatalement, Lénine et Trotsky devaient échouer parce qu’ils ont voulu violenter la nature même de l’être humain. Le communisme a toujours été considéré comme une chimère. Or, les promoteurs du bolchevisme ont été tellement au delà du communisme qu’ils sombrent dans le sang, et que l’application de leurs doctrines restera pour l’humanité un de ses plus lamentables souvenirs.

On ne connaît qu’imparfaitement la part prise en Russie par les Orientaux, et surtout par les Chinois, au drame qui s’achève. Cependant, on ne saurait douter qu’elle ne soit importante. Si les Célestes ne jouent pas les premiers rôles, ils tiennent les seconds et il n’est pas téméraire de prétendre que leur actif concours prolonge la carrière du bolchevisme.

Ceux qui ont voyagé en Chine ou qui ont vécu à l’étranger dans l’intimité des Célestes ne sauraient s’en étonner. Ils savent, en effet, combien le communisme est cher aux fils de la République du Milieu qui le pratiquaient même sous leurs souverains les plus despotiques. Les Chinois, qui se trouvaient en Russie lorsque le bolchevisme y apparut, ne pouvaient donc que suivre avec intérêt cette application de théories qui leur étaient familières, et même y prendre volontiers une part active, s’ils y étaient conviés. En fait, les bolchevistes moscovites n’ont pas eu de collaborateurs plus fidèles, plus dévoués que les Célestes dont le nombre s’est d’ailleurs considérablement augmenté en Russie lorsque l’Extrême-Orient a eu connaissance de l’expérience qui se poursuivait dans ce pays.

Il doit certainement se trouver parmi ces Orientaux des hommes qui ont appartenu à la République de la Chetouga, créée vers le milieu du XIXe siècle en Mandchourie par les Khoungouses.

Cette République peut être considérée comme la première expérience bolcheviste que le monde ait connue. Lénine et Trotsky n’ont rien créé. Ils n’ont fait que s’inspirer, en les exagérant, des principes qui ont présidé à la fondation de la Fédération de la Chetouga, créée par des chercheurs d’or de Mandchourie, désireux de se réserver les bénéfices de leur lucrative industrie, que les mandarins de la cour de Pékin entendaient s’attribuer. Encore les créateurs de cette Fédération avaient-ils l’excuse d’agir sous l’empire de la nécessité, alors que rien ne justifiait l’entreprise néfaste des chefs du bolchevisme en Russie.

Lorsqu’à mon retour de Mandchourie, en 1905, la Société des Amis de l’Université me demandait de faire, à la Sorbonne, une conférence sur les Khoungouses, je ne me doutais guère qu’une douzaine d’années plus tard, une des plus grandes puissances européennes serait la proie d’illuminés sociaux dont les théories laisseraient bien loin derrière elles les principes communistes de la République de la Chetouga.


c’est vers le milieu du XIXe siècle que la cour de Pékin commença à se préoccuper des riches placers aurifères de la Mandchourie septentrionale. Cette région glacée était presque inconnue des Célestes eux-mêmes, lorsque des marchands mandchous apportèrent à Pékin des pépites d’or dont quelques-unes valaient jusqu’à 10 000 francs. Le gouvernement s’en émut et fit interroger les voyageurs qui durent indiquer les endroits où l’or se trouvait en aussi grande abondance.

On apprit ainsi qu’il existait, en Mandchourie, trois régions aurifères particulièrement riches. L’une d’elles était située dans le bassin de la Soungari, près de la frontière russe ; la seconde dans le massif du Tchan-bo-Chan, à l’endroit où il sépare la Soungari et le Yalou ; la troisième enfin sur les bords de la Chetouga, affluent de l’Amour.

La loi chinoise réservant au Fils du Ciel le produit des mines d’or, le gouvernement de Pékin recruta partout des mineurs pour les envoyer en Mandchourie. Des milliers de travailleurs chinois quittèrent ainsi leur pays. Les mandarins, chargés de diriger la nouvelle exploitation, établirent dans les régions aurifères des magasins de vivres et d’outils, édifièrent de vastes casernes dont il reste encore des ruines, créèrent des routes à travers les montagnes et les forêts pour faciliter le ravitaillement des mineurs, mais ne purent, malgré leurs efforts, assurer un service régulier de vivres.

Des famines terribles décimèrent les ouvriers, qu’éprouvait déjà le climat de cette région, torride l’été, glacial l’hiver. A peine vêtus, mal traités, éloignés de leurs familles qu’ils n’avaient aucune espérance de revoir, ces malheureux se laissèrent aller au désespoir. Beaucoup se suicidèrent. Les plus courageux s’enfuirent dans les forêts voisines, bravant la peine capitale qui attendait les déserteurs lorsqu’ils étaient repris, ou que la faim les ramenait aux mines. Ce furent les premiers Khoungouses.

L’existence de ces malheureux était singulièrement dure dans les montagnes. Sans vivres, sans vêtements, sans abris, ils devaient vivre des maigres ressources que la forêt leur offrait. Il leur fallait, en outre, se défendre contre les attaques des bêtes féroces qui pullulent dans cette région. Beaucoup d’entre eux devinrent la proie des loups, des ours, des panthères et surtout des tigres qui attaquent les indigènes jusque dans leurs villages.

Cependant, le nombre des Khoungouses augmentait avec rapidité, en dépit de leur misérable sort. Les mineurs désertaient les placers par centaines, sans que les mandarins, chargés de l’exploitation des terrains aurifères, pussent songer à les poursuivre dans les forêts. Pour les remplacer, ils réclamaient sans cesse de nouveaux ouvriers à Pékin. Mais ce qui se passait sur les placers avait fini par être connu jusqu’en Chine, malgré la distance. Personne ne voulait plus se rendre en Mandchourie, et le gouvernement chinois se vit dans la nécessité de ramasser les mendiants, les vagabonds, pour les expédier aux mines. Il y envoya même des condamnés de droit commun. A peine arrivés, ces gens sans aveu s’empressaient de fuir, malgré l’étroite surveillance dont ils étaient l’objet : il y eut bientôt dans les montagnes des milliers de déserteurs qui se groupèrent suivant leurs affinités. Or, les premiers venus avaient découvert dans les forêts des gisements aurifères qu’ils se mirent à exploiter pour leur propre compte. Des négociants chinois et russes surent vite que ces proscrits avaient de l’or en abondance. Malgré les dangers auxquels ils s’exposaient en négociant avec les Khoungouses qui se trouvaient hors la loi, ils nouèrent secrètement des relations avec eux, et, en échange de leur or, ils leur apportèrent des vivres, des vêtements, des outils et des armes. Le sort de ces réfugiés devint ainsi moins précaire.

A peine eurent-ils cessé de souffrir de la faim qu’ils songèrent à s’organiser et à former des associations, adaptées aux conditions d’existence que leur imposait le pays où ils vivaient.

Il y avait parmi eux des hommes appartenant aux plus hautes classes de la société chinoise. Depuis longtemps, le gouvernement céleste internait dans la Mandchourie septentrionale, à Tsitsikar, les mandarins disgraciés pour raisons politiques, en particulier ceux qui étaient affiliés à ces sociétés secrètes que la Cour considérait comme dangereuses pour la sécurité de l’État. Un certain nombre de ces déportés s’étaient enfuis de Tsitsikar et étaient venus chercher un refuge au milieu des Khoungouses. Ces derniers, qui se rendaient compte de la supériorité intellectuelle des nouveaux venus, les mirent à leur tête et les chargèrent d’établir les règles des associations sans lesquelles des Chinois qui se respectent ne sauraient vivre.

Dans le Pays du Milieu, il n’existe pas un seul indigène qui ne fasse partie d’une, voire de plusieurs sociétés, chargées de lui venir en aide dans la vie. Le gouvernement n’étant pas assez fort pour protéger ses trop nombreux sujets, il a bien fallu que ceux-ci se prêtassent mutuellement assistance. Lorsque les Chinois se trouvent hors de leur patrie, ils éprouvent encore plus vivement le besoin de s’unir et de s’organiser en groupes. C’est ainsi que dans les pays où les Célestes ont émigré, notamment en Indo-Chine, à Singapore, au Siam, etc., ils ont formé de puissantes congrégations avec lesquelles les autorités locales sont souvent obligées de compter.

Les proscrits de Mandchourie créèrent pareillement des fédérations dont les chefs étaient chargés de protéger la vie de chacun et de procurer à la communauté tout ce qui était nécessaire à l’existence de ses membres.

La plus connue est la petite République, qui s’établit non loin de la frontière russe, sur les bords de la Chetouga, affluent de l’Amour, et qui est peut-être la plus curieuse expérience communiste qui ait jamais été tentée avant celle qui se poursuit en Russie. Ses membres, qui s’étaient délibérément placés hors la société chinoise, consentirent à faire partie d’une communauté beaucoup plus étroite, beaucoup plus sévère, dans laquelle chaque individu n’était plus qu’une simple unité, un rouage de la machine sociale. Tout était commun : les moyens de production et le produit du travail de chacun. Personne n’avait le droit de posséder quelque chose en propre. Tenter de s’approprier une parcelle de l’or que l’on avait extrait, était un délit puni sévèrement par les lois que s’était imposées la fédération. Dérober à la communauté une partie du temps que chacun lui devait était également un crime, mais ce crime n’avait pas besoin d’être puni par la loi, car le coupable se châtiait lui-même : le travail des membres de la communauté était, en effet, rémunéré, non en argent, mais en bons de crédit, qui, seuls, permettaient d’obtenir des magasins de l’association la délivrance des diverses choses dont chacun avait besoin.

Ceux qui travaillaient peu ne pouvaient se procurer que le strict nécessaire, de quoi ne pas mourir de faim et de froid. Ceux qui ne voulaient rien faire se voyaient impitoyablement refuser tout secours. Les bons ouvriers pouvaient, au contraire, obtenir tout ce qui existait dans les dépôts.

Les agitateurs russes, Lénine, Trotsky, auraient pu aller prendre de salutaires leçons auprès de la République de la Chetouga. Ils auraient constaté que, dans ce milieu, le communisme ne consistait pas à faire vivre les individus aux dépens de l’État et à favoriser la paresse de ceux qui voulaient être bien nourris, bien vêtus et jouir de l’existence sans s’imposer le moindre effort pour le bien de tous. La République de la Chetouga exigeait de ses membres le maximum de labeur dont chacun était capable. Chez ces hommes rudes, constamment aux prises avec les difficultés de l’existence, personne ne pouvait s’affranchir de la loi du travail. La charité elle-même était chose inconnue. Celui que la maladie condamnait à l’inaction ne pouvait espérer aucune assistance. S’il était économe, s’il avait su mettre en réserve un certain nombre de bons de crédit, il pouvait attendre pendant quelques mois le retour de sa santé. Et encore n’avait-il pas le droit de rester trop longtemps dans l’inaction : les bons de crédit n’étaient valables que pendant un an, à dater de leur délivrance. Passé ce délai, leur valeur était acquise à la caisse de la République. Les malades, qui avaient épuisé leurs bons ou qui n’avaient rien épargné sur le fruit de leur travail, devaient se résigner à attendre la mort dans leur hutte.

Ces impitoyables mesures avaient été édictées par un comité de vingt-cinq membres, issu du suffrage universel. C’était en quelque sorte un corps législatif, chargé d’élaborer les lois qui devaient gouverner la fédération.

Il élisait, tous les trois ans, deux Présidents placés à la tête de la République dont ils dirigeaient les affaires et nommait deux juges dont le rôle était aisé. En effet, presque tous les délits étaient punis de mort et l’exécution suivait immédiatement le jugement. Trois hauts fonctionnaires étaient chargés, le premier d’approvisionner les magasins en vivres, en outils et en vêtements, le second de répartir le travail entre tous les membres de la communauté et de surveiller l’exploitation des gisements aurifères, le troisième d’écouler à l’étranger, et généralement en Chine, en Corée ou en Sibérie, l’or amoncelé dans les entrepôts de l’association.

Ces dernières fonctions étaient fort délicates. On les confiait le plus souvent à un des mandarins déportés qui étaient venus rejoindre les Khoungouses. Grâce à sa connaissance du personnel administratif de la Chine, celui-ci parvenait facilement à se créer des intelligences parmi les mandarins chargés d’administrer les provinces mandchoues. Avec leur complicité, achetée à prix d’or, il expédiait le métal précieux qui circulait au mépris des sévères règlements édictés par le Gouvernement de Pékin contre les trafiquants d’or. Au retour, les convois apportaient sous l’œil bienveillant des intègres mandarins chinois tout ce qui était nécessaire à l’existence des citoyens de la République de la Chetouga. Personne n’ignorait, à la Cour céleste, le trafic auquel se livraient les fonctionnaires de la Mandchourie et la source des scandaleuses fortunes qui s’édifiaient si rapidement dans cette région. Les hauts personnages ne s’en préoccupaient que pour solliciter leur nomination à un poste de gouverneur d’une des provinces mandchoues, afin de pouvoir bénéficier de l’industrie des Khoungouses.

D’aucuns prétendent, non sans vraisemblance, que les fonctionnaires russes de la Sibérie orientale n’étaient pas non plus insensibles aux lourdes barres d’or dont les gratifiaient les proscrits de la Chetouga, lorsque leurs chariots franchissaient la frontière. Un accord intervenu entre la Cour de Pékin et le gouvernement russe interdisait cependant l’entrée sur le territoire sibérien des convois khoungouses transportant le métal précieux.

Parmi les groupements que formèrent les proscrits des terrains aurifères de la Mandchourie, la fédération de la Chetouga était assurément le mieux constitué. La perfection, et en même temps la simplicité de son organisation, lui avaient permis d’acquérir un développement vraiment extraordinaire dans une région dépourvue de toutes ressources. Il est vrai qu’elle n’a jamais compté plus de vingt-cinq à trente mille membres. Une plus nombreuse population eût nécessité des rouages administratifs complexes et n’eût pas permis d’obtenir avec un organisme rudimentaire une prospérité aussi grande que celle dont les chefs de la Chetouga se faisaient gloire.

Outre le génie de leur race, outre leurs instincts qui, depuis bien des siècles, éloignent les Célestes de la vie individuelle et les poussent à s’associer, les proscrits des placers mandchous se trouvaient dans l’absolue nécessité de pratiquer le communisme. Le pays où il leur fallait vivre ne permettait pas d’autre organisation sociale. Les individus isolés étaient fatalement condamnés à mourir de misère dans cette sinistre région où ils ne pouvaient se procurer ni vivres ni vêtements. L’or lui-même qu’ils réussissaient à recueillir ne leur était d’aucun secours, étant donné qu’il n’existait pour eux aucune possibilité de l’échanger sur place contre des vivres et contre des vêtements.


Les fugitifs devenant de plus en plus nombreux, il arriva un jour où tous les gisements aurifères, dont l’exploitation fasait vivre ces proscrits, furent occupés. Les premiers venus n’étaient nullement disposés à céder la moindre parcelle de leur domaine. Qu’allaient donc devenir les derniers arrivés, dénués de tout ? Allaient-ils être réduits à faire la chasse aux tigres et aux ours avec les couteaux et les pioches qui constituaient leurs seules armes ? C’était la mort à brève échéance. A la vérité, la perte n’eût pas été bien grande, car tous étaient des voleurs ou des criminels que le gouvernement chinois avait tirés de leur prison pour les envoyer aux mines, les ouvriers libres refusant de se rendre en Mandchourie. Comme ces malheureux paraissaient décidés à entrer en lutte avec les premiers Khoungouses, ceux-ci consentirent à leur fournir tout ce qui leur était indispensable pour trois mois. Mais ils affirmèrent en même temps qu’après ce délai, ils résisteraient, même par la force, à de nouvelles exigences.

Pour subsister, les nouveaux venus mirent le pays en coupe réglée. En raison de leur passé, le pillage n’était pas fait pour les effrayer. Ils se groupèrent en bandes qui, bientôt, terrorisèrent toute la Mandchourie, Toutefois, soit par reconnaissance, soit par crainte, ils ne s’attaquèrent jamais aux chercheurs d’or dont l’assistance les avait sauvés de la mort au moment de leur fuite. S’ils rencontraient sur les routes des convois appartenant à ceux-ci, ils les laissaient passer sans prélever de dime sur leur précieux chargement, alors qu’ils pillaient sans vergogne les chariots transportant les bagages des mandarins, voire des gouverneurs chinois.

Au début, leurs exploits furent presque timides. Encore peu nombreux, mal organisés, manquant souvent de vivres, à peine armés de mauvais sabres, ils n’attaquaient guère que les passants isolés et sans défense ; souvent ils se contentaient d’explorer les poches des voyageurs ou de leur enlever leurs bagages à l’exemple des membres de la célèbre Sia-Lu-Hoei, c’est-à-dire de l’association des voleurs en détail, bien connue en Chine depuis des siècles. Ils se rendaient dans les foires et dans les marchés, où, au milieu de la foule, ils avaient toutes facilités pour exercer leurs talents sur une vaste échelle. Malheur au marchand qui se séparait de sa sacoche, ne fût-ce qu’un instant ! Il avait bien des chances de ne plus la revoir. Quant à celui qui la conservait soigneusement attachée à sa ceinture, il lui arrivait fréquemment de n’en plus retrouver que la poignée : un adroit Khoungouse avait habilement subtilisé la sacoche. La seule ressource de la victime était de s’enquérir de la demeure du représentant des brigands dans la ville : ceux-ci possédaient en effet partout des correspondants, chargés de leurs relations avec le public. Si le volé n’était pas trop maladroit, il réussissait le plus souvent à rentrer en possession de son bien, moyennant une remise qui ne dépassait guère la moitié de la somme soustraite. Quand il s’agissait de bagages ou de marchandises que les Khoungouses s’étaient appropriés, il suffisait d’ordinaire de payer une rançon représentant 50 pour 100 de leur valeur pour les retrouver chez le représentant des brigands.

Rarement les victimes des Khoungouses s’adressaient à la gendarmerie pour se faire rendre ce qui leur avait été soustrait. Les gendarmes, dont le nom Ma Kouai signifie « cavaliers qui fendent l’air, » — probablement parce qu’ils sont toujours à pied et que leur lenteur est proverbiale, — se faisaient volontiers les complices des brigands. Lorsqu’un indigène était aux prises avec les Khoungouses et qu’il appelait à son secours, les Ma Kouai s’empressaient d’accourir, s’ils étaient dans le voisinage. Mais au lieu de protéger le malheureux qui les implorait, ils se joignaient aux brigands pour le dépouiller et prendre leur part du butin ainsi conquis. Aussi les gens volés avaient-ils plutôt recours aux représentants des Khoungouses qui étaient des voleurs relativement honnêtes, puisqu’ils restituaient une partie de leurs larcins alors qu’ils pouvaient tout garder. Nous serions parfois bien aises de voir leurs confrères d’Europe agir avec autant de délicatesse !

Les Khoungouses assommaient bien de temps en temps quelques voyageurs qui avaient le mauvais goût de vouloir résister à leurs exigences, mais ces accidents étaient rares. Au surplus, les autorités s’en inquiétaient fort peu, car il s’agissait de petites gens dont la vie était sans grande importance.

Peu à peu cependant, ces nouvelles fédérations devinrent puissantes grâce à l’arrivée de nouveaux déserteurs, grâce surtout à leur lucrative industrie. Leur organisation était calquée sur celle des chercheurs d’or. Les brigands avaient mis à leur tête des chefs dont l’autorité était presque sans limites. Leur code pénal ne reconnaissait qu’un seul châtiment, la mort. La peine capitale attendait tous les membres de l’association qui voulaient l’abandonner. La loi n’admettait pas de renégats, parce qu’une fois partis ils auraient pu donner aux autorités chinoises de précieux renseignements sur les retraites et les forces des Khoungouses. Chose singulière, mais logique, ces voleurs punissaient le vol plus sévèrement que tout autre crime. Celui qui dérobait quelque chose à ses camarades ou qui conservait par devers lui le produit d’un vol ne trouvait jamais grâce devant ses chefs. C’est que le vol entre Khoungouses était la négation même de leur organisation. Le coupable devait mourir : sa suppression était l’indispensable mesure de protection contre l’atteinte portée aux droits de la communauté.

Avec le temps, les Khoungouses devinrent d’une hardiesse extrême. Ils assaillirent les caravanes, établirent sur les routes de la Mandchourie des postes qui enlevaient même les convois du Gouvernement, pillèrent les maisons isolées et les villages, imposèrent enfin des contributions aux petites villes Ils régnèrent sur toute la Mandchourie par la terreur qu’ils inspiraient aux habitants.

Les bateaux eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de leurs entreprises. Ils ont attaqué, maintes fois, les gros bâtiments qui naviguaient sur la Soungari. Les barques étaient journellement arrêtées au confluent des rivières qui se jettent dans l’Amour. Les Khoungouses allaient en personne vendre le chargement à la ville voisine, pendant que le propriétaire de l’embarcation était retenu prisonnier. L’opération faite, les brigands lui rendaient sa barque et lui remettaient le produit de la vente, non sans prélever, au préalable, une dîme de 50 à 75 pour 100, afin de s’indemniser de leurs peines. Ainsi le mandchou ne criait pas trop, puisqu’il ne perdait pas tout.

Il n’était pas rare de voir un Khoungouse se rendre chez un riche négociant chinois, lui enjoindre de le suivre et déclarer à la famille atterrée qu’elle reverrait seulement son chef le jour où elle aurait versé à l’association une rançon dont le chiffre était proportionné à la fortune du négociant.

Ce dernier suivait son ravisseur sans essayer de lui échapper, car il n’ignorait pas que toute tentative de résistance attirerait sur lui et sur les siens les pires malheurs. Sa famille aurait pu aller trouver le gouvernement chinois, lui demander d’envoyer des troupes à la poursuite des Khoungouses. Elle s’en gardait bien, car une pareille démarche eût infailliblement causé la mort du prisonnier. Elle se contentait de réunir le plus rapidement possible la somme qu’exigeaient les brigands, et le parent, chargé de leur remettre la rançon du captif, y joignait, trait bien oriental, un cadeau destiné à la caisse de la fédération. Cette libéralité supplémentaire devait concilier à la famille, ainsi rançonnée, les sympathies des Khoungouses et la mettre pour l’avenir à l’abri de leurs entreprises.

Ces brigands se montraient en plein jour jusque dans les rues de Moukden. La population les connaissait, mais personne n’osait les dénoncer, tellement la terreur qu’ils inspiraient était grande. Il n’est pas bien sûr d’ailleurs que le gouverneur eût osé les faire arrêter, car il avait peur lui-même des Khoungouses. Il leur versait, parait-il, un tribut pour pouvoir circuler sans être inquiété par eux, et les mandarins chinois sous ses ordres payaient également aux brigands une sorte d’abonnement qui les mettait à l’abri de toute mésaventure pendant leurs tournées administratives. Il ne faut pas oublier que nous nous trouvons ici en Extrême-Orient, où rien ne se passe comme en Europe.

Cependant la scandaleuse audace des Khoungouses finit par lasser la patience des autorités Célestes. Un dernier coup d’audace décida le gouvernement de Pékin à faire un grand effort pour débarrasser la Mandchourie des bandes qui la terrorisaient. Des brigands avaient pillé un convoi, qui portait à Moukden le portrait du Fils du Ciel, enrichi de diamants. Cette fois, une véritable armée fut envoyée contre les bandits. Mais le plus grand nombre parvint à s’échapper en se divisant en petits groupes qui se réfugièrent dans les massifs inaccessibles du Tchan-Bo-Chan. En revanche, les fédérations paisibles, comme la petite République de la Chetouga, furent dispersées. Elles durent abandonner les territoires qu’elles occupaient depuis si longtemps ; trop faibles pour tenir tête aux réguliers chinois, elles furent dispersées. Les survivants s’enfuirent dans les montagnes où ils eurent l’unique ressource de se joindre aux brigands.

Pour empêcher leur retour sur les placers, le gouvernement chinois accepta les propositions d’une Société qui offrait une forte redevance pour exploiter les gisements aurifères. L’or est tellement abondant dans cette région que les actionnaires de cette Société ont réalisé, dès le début, des bénéfices considérables. Les chercheurs d’or qui, pendant de longues années, avaient extrait d’énormes quantités d’or, n’étaient même pas parvenus à appauvrir les terrains aurifères.

L’armée chinoise, en se retirant, laissa dans les principaux centres des troupes entretenues aux frais de la nouvelle Société, et dont la présence ne permettait pas aux Khoungouses de renouveler leurs exploits avec la même sécurité. Nombre de ces derniers abandonnèrent donc cette région devenue inhospitalière pour eux, quittèrent la Mandchourie et allèrent s’établir en d’autres provinces, moins surveillées, où ils purent reprendre leurs déprédations sans être trop inquiétés.

Ceux qui restèrent dans les montagnes du Nord vécurent assez misérablement du pillage des barques qu’ils parvenaient à surprendre sur l’Amour et sur ses affluents. C’est là que les Russes allaient les retrouver : l’incursion, que les Khoungouses opérèrent en 1900 sur la rive gauche de l’Amour, fut le prétexte qui permit aux troupes moscovites, campées en Sibérie, d’entrer en Mandchourie. Le pillage par les brigands de quelques huttes de paysans sur le territoire russe, pillage qui fut pompeusement qualifié d’attaque chinoise, fut plutôt encouragé par les agents du Tsar, qui attendaient impatiemment une occasion favorable pour s’installer sur les points les plus importants de la Mandchourie.

Depuis, les Khoungouses ont été constamment mêlés aux incidents survenus entre la Russie et la Chine d’abord, entre la Russie et le Japon ensuite. Ils ont été successivement à la solde de ces deux puissances.

Les Russes les utilisèrent contre les Célestes pour occuper Blagovechtchensk en 1900. Ils les chargèrent également, deux ans après, de détruire certains ouvrages d’art de la ligne trans-mandchourienne, dont les évidentes malfaçons avaient provoqué l’envoi d’une commission d’enquête et qu’il fallait faire disparaître avant l’arrivée de celle-ci. Mais ils commirent ensuite la faute de faire massacrer les mêmes Khoungouses pour faire croire que ces bandits avaient commis ces méfaits de leur propre initiative. Alors, ces derniers, pour se venger, offrirent leurs services aux Japonais qui leur fournirent en abondance les armes et les munitions nécessaires.

Désormais les Khoungouses harcelèrent sans répit les troupes moscovites, poignardant les traînards et les sentinelles, détruisant les petits détachements, enlevant les rails pour arrêter les trains de ravitaillement et s’approprier ce qu’ils contenaient, etc. Se déplaçant avec une extrême rapidité, circulant par des sentes connues d’eux seuls, traversant les rivières à gué ou à la nage, ils se glissaient au milieu des avant-postes ennemis. D’autres fois, ils s’engageaient comme coolies au service des Russes, afin de surveiller leurs mouvements, parcouraient le pays déguisés en bateleurs, se transformaient en inoffensifs paysans pour donner de faux renseignements aux officiers russes et les faire tomber dans des embuscades.

Ils étaient devenus la terreur des soldats du tsar, qui, au cours de leurs expéditions, n’osaient plus s’endormir, de crainte d’être tués pendant leur sommeil comme nombre de leurs camarades. L’affolement était tel parmi les troupes russes que le moindre geste, le mouvement le plus innocent d’un indigène leur paraissait suspect, et qu’elles fusillaient les gens inoffensifs sous le plus futile prétexte. Le paysan mandchou, qui laissait sa pioche un peu trop longtemps au-dessus de sa tête, indiquait ainsi l’arrivée des Russes à une bande de Khoungouses cachés dans le voisinage et était immédiatement abattu. Les femmes, les enfants eux-mêmes n’étaient pas épargnés lorsque les Cosaques s’imaginaient qu’un village était de connivence avec leurs féroces ennemis.

En 1905, lorsque la paix de Portsmouth fut signée, le gouvernement de Tokio garda les Khoungouses à son service, ce qui lui permit de réduire sensiblement ses effectifs en Mandchourie. Après avoir mis le pays en coupe réglée, ces brigands eurent mission d’assurer sa sécurité et ils s’en acquittèrent le plus consciencieusement du monde. Ils rançonnèrent bien encore parfois les habitants, afin de ne pas renoncer tout à fait à leurs anciennes habitudes ; il leur arriva d’oublier chez les commerçants qu’ils étaient devenus les gendarmes du pays, et qu’ils devaient, par conséquent, acquitter comme tout le monde le montant de leurs achats. Mais ce n’étaient là que de menues peccadilles et la population se félicita sincèrement de la conversion de ces nouveaux honnêtes gens.

C’est dans le grand Kingham, sur le flanc du mont Djigitchan que se trouvait encore en 1914 le Quartier général des Khoungouses. En 1905, leur nombre s’élevait déjà à 40 000, et depuis n’avait cessé de s’accroitre. Beaucoup d’indigènes étaient, en effet, venus les rejoindre : des réguliers chinois avaient déserté pour prendre place dans leurs rangs.

Les règles qui président au fonctionnement de la nouvelle fédération rappellent fort les lois de l’ancienne république de la Chetouga, mais elles sont beaucoup plus douces. Les Khoungouses, qui n’ont plus à lutter à la fois contre les hommes et contre la nature, ont reconnu l’inutilité de maintenir l’inflexible dureté de leur organisation primitive.


J’ai pu, il y a quinze ans, arriver jusqu’à leur chef, ce qui eût été complètement impossible auparavant. Cette entrevue fut très intéressante, car elle me permit de recueillir la plupart des renseignements qui précèdent.

Le Chef de la fédération, qui appartenait à une vieille famille chinoise et avait subi les examens les plus élevés du mandarinat, avait appartenu plusieurs années à la légation Céleste de Londres. Compromis dans une conspiration après son retour en Chine et condamné à la déportation perpétuelle, il fut interné à Tsitsikar d’où il s’échappa pour chercher un refuge chez les Khoungouses.

De petite taille, ce Chinois, au visage émacié, avait beaucoup de distinction. Il me souhaita la bienvenue dans le plus pur anglais, ce qui me stupéfia, car il n’est pas banal de rencontrer au fond de la Mandchourie, un chef de brigands parlant la langue de Shakespeare presque aussi élégamment que le plus lettré des fils d’Albion,

La pièce où il me reçut ne devait guère ressembler au local où se réunissaient les chefs de la première République khoungouse : c’était un véritable fouillis de tapis et de coussins où la lueur des lampes, tamisée par des abat-jour de soie verte, laissait entrevoir de précieux bibelots chinois et japonais. De nombreux ouvrages, notamment ceux de Kou fou Tseu, témoignaient que le chef des modernes Khoungouses se complaisait dans la lecture des doctrines du grand philosophe chinois.

Il m’apprit que, tout en prêtant leur concours aux Japonais, les Khoungouses n’en restaient pas moins soumis aux lois qui régissaient leur fédération ; sur un signe de leur chef, ils abandonneraient les Nippons et reprendraient le chemin des montagnes du Grand Khingan, car, chez les Khoungouses, les ordres s’exécutent sans jamais être discutés.

J’eus à ce moment l’impression très nette que le jour où la Chine, devenue forte grâce à son évolution, voudrait rétablir sa domination sur la Mandchourie, elle pourrait, avec un peu de diplomatie, trouver chez les Khoungouses des auxiliaires dont le concours lui serait précieux. Si la plupart de ces aventuriers étaient hors d’état d’envisager un pareil avenir, l’esprit clairvoyant de leur chef pressentait la place que le pays du Milieu est destiné à occuper dans le concert des grandes Puissances. De tout temps, une antipathie profonde a séparé Célestes et Nippons, comme le prouvent leurs guerres passées. Les premiers espèrent bien reprendre aux seconds en Extrême-Orient la place prépondérante que ces derniers y occupent actuellement., Cette conviction de la supériorité de la Chine, dans laquelle il faut voir un des plus puissants mobiles de la rénovation Céleste, était évidente chez le chef des Khoungouses. Elle perçait sous ses paroles, en dépit de la réserve habituelle des Chinois de haute caste. Ce mandarin déchu, banni de sa patrie, devenu le chef d’une fédération de malandrins, restait pénétré de la grandeur de la Chine et songeait à la revanche, inévitable à son sens, des Célestes sur les Nippons.

Telle fut, retracée aussi brièvement que possible, l’organisation de la fédération khoungouse, première expérience bolcheviste.

Si l’on se souvient que les Chinois ont toujours été enclins à créer des associations ou congrégations où ils se prêtent mutuellement assistance, que les membres de ces organismes pratiquent la plus étroite solidarité, on ne doit pas s’étonner de constater que la première expérience de bolchevisme ait été tentée par des Célestes. Mais le bolchevisme de la République de Chetouga était infiniment supérieur au lamentable essai qui a non seulement ruiné la Russie et causé la mort de millions d’êtres humains, mais pouvait encore entraîner la défaite de l’Entente et faire perdre à l’humanité ses conquêtes les plus précieuses dans le domaine de la civilisation et de la liberté.


FRANCIS MYRY