La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/Introduction

INTRODUCTION.


Le plus parfait comme le mieux établi de tous les arts auxquels donna naissance l’isolement politique de la France, sous l’empire du grand Homme, est sans contredit la fabrication du sucre de betterave ; mais cet art, qui d’ailleurs doit nécessairement être lié à une exploitation rurale et à l’engraissement des bestiaux, nécessite de grands frais d’établissement. Ses travaux, très-variés, sont difficiles et demandent beaucoup de connaissances de la part de l’entrepreneur ; ce qui le rend impraticable, sinon pour la généralité, du moins pour le grand nombre de ceux qui seraient tentés de diriger sur ce produit indigène des vues d’économie et de spéculation.

C’est pour ouvrir une carrière plus facile à ces infortunés partisans des arts industriels, et pour me rendre utile aux agriculteurs qu’éclairent quelques rayons d’une lumière naturelle, mais qui, effrayés par des difficultés insurmontables, se livrent au découragement et se consument en dépit dans le sentiment profond qu’ils seront éternellement contraints de végéter dans le cercle étroit des habitudes léguées par l’ignorance de leurs ancêtres, que je veux tâcher de décliner les regards des uns et de fixer l’attention des autres sur une racine, à la vérité moins précieuse que la betterave par la nature de ses produits, mais dont l’exploitation aisée n’exige que peu de frais pour la mettre en activité et la poursuivre, et qui présente le plus haut intérêt quant au résultat lucratif qu’elle laisse apercevoir aux manufacturiers ; je veux dire, la Pomme de terre.

Peut-être me blâmera-t-on d’avoir voulu aborder une matière déjà si souvent et si savamment traitée par un grand nombre d’hommes instruits, dont les instructions, tracées d’ailleurs avec art et délicatesse, font la gloire des sociétés savantes, et sont presque universellement connues. À cela je répondrai, qu’originaire de la campagne, où j’ai passé une partie de ma vie environné d’agriculteurs, je n’ai jamais aperçu de changement dans le mode de culture pratiqué par les anciens ; ce qui me met en droit de supposer qu’ils ne possèdent aucune connaissance des arts industriels, non plus que de leur application aux produits agricoles, si capables de satisfaire leur insatiable cupidité. Toujours esclaves de la routine, des habitudes et des préjugés, ils coulent leurs jours dans l’indifférence et dans l’ignorance la plus profonde des moyens qui pourraient changer les terrains les moins productifs en apparence, en des sources de richesses, en soumettant les récoltes à l’industrie manufacturière.

Aussi l’agriculture, si utile à l’homme, si honorable dans son culte, si noble quant au but qu’elle se propose, demeure toujours livrée à des mains routinières et inhabiles, au pouvoir d’hommes grossiers et ignorans qui rejettent tout ce qui sort de leurs opérations habituelles et des vieilles règles pratiques qu’ils ont exclusivement adoptées.

Ennemis de toutes communications qui pourraient les diriger dans la marche qu’ils ont à suivre, et améliorer leurs procédés par d’heureuses modifications, s’il arrive qu’un personnage éclairé se présente pour leur donner d’utiles avis, ils le considèrent comme un homme privé de bon sens, dont les principes ne sont rien moins que des rêves chimériques qu’ils rejettent avec le plus souverain mépris. Aussi, toujours enveloppés des ombres de l’ignorance la plus profonde, ils fuient la lumière qui cherche à pénétrer jusqu’à eux ; les principes les plus certains et les plus évidens leur sont inconnus, les inventions utiles les effraient, et la mère nourricière du genre humain demeure plongée dans les ténèbres de l’indifférence, malgré l’attention d’un grand nombre d’agronomes instruits qui font de vains efforts pour faire briller l’éclat de sa noblesse aux yeux d’un vulgaire peu digne de leurs soins et de leur empressement, qu’il accueille parfois avec indifférence, et souvent même avec le plus injuste mépris.

La routine est une maladie qui, bien que chronique, n’est pourtant point incurable : un remède actif et constant peut, tôt ou tard, en opérer la guérison ; ce ne sera donc qu’en exposant sans cesse aux yeux de ce vulgaire ignorant la route qu’il doit suivre, qu’il finira par s’y laisser entraîner.

Oh ! qu’il serait à souhaiter que, par un Manuel mis à la portée des cultivateurs et répandu dans toutes les campagnes, on pût faire disparaître les préjugés, et rendre au premier des arts le culte et la considération qu’il mérite ! Bientôt on récolterait généralement les bénéfices de cette importante restauration.

Quoique l’agriculture soit encore le partage d’une ignorance presque générale, sa pratique se base pourtant sur des règles certaines ; les diverses manières de cultiver ont été l’objet d’examens raisonnés ; les procédés les plus utiles sont connus et signalés ; des moyens nouveaux sont indiqués ; les différens modes d’assolement sont appropriés aux sols, aux climats, aux cultures ; l’emploi des engrais se raisonne, des cultures nouvelles sont créées, et les instrumens perfectionnés sont adoptés et multipliés : ils se multiplieraient à l’infini sous l’influence de l’exemple, et, sous la même influence, s’allierait à l’agriculture l’agent le plus capable de favoriser et d’accélérer sa prospérité ; c’est-à-dire, la manufacture.

Quels résultats heureux ne pourrait-on point attendre de cette alliance, qui conquerrait à l’agriculture tous les avantages qui naissent de l’union des arts ! La manufacture l’enrichirait et donnerait un nouveau lustre à sa noblesse, aux yeux de ceux que trop de considérations injustes éloignent de son sein. Elle lui concilierait indirectement les travaux et les recherches des manufacturiers, des savans et de tous les hommes enfin qui sont le plus à même, par leurs connaissances et leur fortune, de lui fournir les moyens de la perfectibilité dont elle est susceptible. Elle provoquerait dans la classe des cultivateurs une révolution qui mettrait l’agriculture à la place qu’elle doit occuper dans l’industrie de tous les peuples, et surtout dans celle d’une nation éclairée qui trouve dans son sol natal les plus fermes élémens de ses richesses et de sa prospérité.

Ces considérations ne sont point chimériques, mais bien déduites d’antécédens irrécusables : ne voyons-nous pas en effet dans certains cantons l’introduction des appareils distillatoires, dans les exploitations rurales, produire des phénomènes qui tiennent du prodige, et y consolider l’un des principes les plus féconds de l’art de produire ? La distillation y met dans tout son jour l’utilité de la consommation d’une partie des récoltes dans la ferme, pour les convertir en produits d’une autre nature, et les faire tourner par-là même au profit des récoltes suivantes, par les engrais abondans que cette mutation procure.

Mais, outre la fabrication des eaux-de-vie, il existe encore des branches industrielles précieuses à cause du lucre qu’elles peuvent produire, et qui se recommandent à l’attention des agriculteurs par des analogies plus ou moins grandes avec la distillation, surtout pour la production des engrais. J’en pourrais citer un grand nombre dont plusieurs réuniraient, sans beaucoup d’efforts, tous les avantages de leur côté dans un parallèle avec la distillation ; mais ne m’étant proposé pour objet de cet Opuscule que celles qui concernent la Pomme de terre, c’est à ce tubercule seul que je dois m’attacher, comme à une des plus précieuses productions que nous fournisse l’agriculture.

La Pomme de terre, en effet, vient au secours de la médecine par ses principes médicamenteux ; elle offre à la pharmacie ses sirops et ses gommes ; elle présente aux confiseurs, aux liquoristes et aux distillateurs, des avantages tout à la fois faciles et économiques, par ses produits sucrés et alcooliques ; des miels factices et en très bonnes qualités, aux spéculateurs des confitures ; du vermicelle, et même de l’excellent pain, aux habitans des campagnes ainsi qu’à ceux des villes, dans des temps de disette ; enfin, une délicieuse boisson dans la confection de la petite bière et du vin artificiel, aux contrées qui n’ont pas de vignobles : mais on ne doit espérer de tels produits qu’en observant rigoureusement les procédés que je signale, et qui presque tous ont été soigneusement expérimentés et décrits par un certain nombre d’auteurs distingués dont je n’ai fait que recueillir les instructions, sans jamais m’écarter des règles qu’ils ont prescrites. J’ai sérieusement médité toutes leurs expériences, vingt fois je les ai répétées avec un succès complet, et, j’ose le dire, même avec quelque perfectionnement dans la saccharification de la fécule par l’acide sulfurique et dans la fabrication des miels factices qui en dépendent, lorsqu’à mon tour j’ai voulu m’attacher à de nouvelles épreuves et soumettre ce travail aux plus scrupuleuses investigations.