La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/6

CHAPITRE VI.

PROCÉDÉS DE MANIPULATION POUR LA PANIFICATION DE LA POMME DE TERRE.


Il serait à souhaiter qu’on trouvât le moyen de broyer la pomme de terre au point d’en réduire la pulpe à un état de division presque impalpable ; on éprouverait alors bien moins d’inconvéniens dans la préparation de la farine, qui se débarrasserait avec plus de facilité de son suc végétal, et parviendrait ainsi beaucoup plus aisément à une dessication parfaite. C’est aux mécaniciens de s’exercer à cet égard, et de réunir leurs philanthropiques efforts à ceux de tous les économistes amis du peuple, afin de parvenir à la découverte d’une invention si importante et dont l’économie publique sollicite avec tant d’empressement l’heureuse création. En attendant, on devra râper la pomme de terre avec les moulins à fabriquer la fécule, et la traiter du reste comme il a été dit, pour en obtenir le farineux.

Je n’ai jusqu’à présent fait envisager la farine de pommes de terre que sous le rapport d’une dessication parfaite ; elle peut néanmoins être employée à la panification dans son état de fraîcheur, comme je le démontrerai dans la suite ; et dans ce cas on ne doit râper le tubercule qu’au moment de s’en servir, surtout s’il s’agit d’un ménage ordinaire, où la consommation, pour chaque cuite, est de cinq à six décalitres seulement. On laisse alors la farine pendant quatre heures dans le baquet où elle a été râpée ; de là, après avoir vidé l’eau très-doucement jusqu’au farineux, on enlève le brouet déposé au fond, afin de le transporter dans un second baquet rempli d’eau claire, où il est passé au tamis à larges mailles qui ne retient que les copeaux échappés à l’action du moulin, tandis que tout le farineux, fécule et marc, ressemblant à du vermicelle, est précipité dans le liquide pour y être lavé. Après un repos de quatre heures, comme la première fois, on vide encore l’eau du second baquet doucement et avec précaution ; on transporte ensuite le brouet à égoutter sur des linges, et c’est pendant cette dernière opération qu’on peut faire le levain.

S’il s’agit d’une grande consommation ou d’une provision de farine sèche, on peut râper, par exemple, deux cents kilogrammes de pommes de terre dans le premier baquet, qui pourrait être la moitié d’une pipe d’huile ou d’eau-de-vie, sciée en deux ; et si pendant le râpage il se forme un trop-plein, on l’enlève pour le distribuer à parties égales dans deux autres baquets de même grandeur, ayant toutefois la précaution de le passer en même temps au travers des tamis à larges mailles. Lorsque les deux cents kilogrammes sont entièrement râpés, on écoule l’eau du premier baquet ; on en retire tout le brouet, que l’on transporte pareillement dans les deux autres, où il est passé, comme le trop-plein, par les mêmes tamis et à égales portions. Cette opération finie, on remplit les deux baquets, qui contiennent le brouet, d’une eau très-claire : on laisse reposer pendant quatre heures ; alors on vide cette eau bien doucement, et on en remet de nouvelle que l’on vide également, après un nouveau repos de quatre heures, pour la remplacer par une troisième qui, comme les deux premières, est à son tour versée au bout du temps convenable ; on fait alors égoutter le farineux dans plusieurs linges, et on peut l’employer comme je l’expliquerai dans un instant.

Si l’on désire faire dessécher la farine de pommes de terre, on doit l’enfermer sous le pli carré des linges mêmes où elle a été mise à égoutter, la placer ainsi entre deux planches, et la soumettre ensuite à une pression très-douce : car si elle était trop rapide, ce serait, à la vérité, le moyen d’accélérer la dessication ; mais l’écoulement précipité des eaux emporterait une partie de la fécule, et constituerait en perte le consommateur ou le manufacturier. Les tourteaux, au sortir de la presse, doivent être réduits en petites parcelles et étendus sur du papier, dans un lieu bien aéré : ce papier peut être supporté par des claies d’osier ou en fil de fer, afin que l’air pénètre dans tous les sens, et que son action soit plus active ; enfin, lorsque la farine est sèche, et quelque sèche qu’on la suppose, on doit encore l’amincer dans les mains, la mettre dans des paniers de boulanger, et la passer au four, aussitôt après qu’on en a retiré le pain, pour s’assurer d’une dessication parfaite ; au sortir de là, on peut l’enfermer dans des sacs ou dans des boîtes, et la conserver plusieurs années, sans craindre aucune altération. Cette provision doit se faire dans les mois de septembre, février ou mars, parce que dans les mois intermédiaires la dessication ne serait pas assez accélérée par l’air atmosphérique, et la farine courrait risque de se corrompre même au séchoir. »

Quant à la panification, rien n’est plus facile : on doit d’abord supprimer un cinquième de farine céréale ; tel, par exemple, qui en emploierait cinquante kilogrammes, ne doit en employer que quarante, faire son levain de même volume que pour cinquante kilogrammes, et avec la céréale pure ; sur le point de pétrir, après avoir préparé la farine de pommes de terre, qui doit être le résultat du même poids de ce végétal en nature, que celui de la céréale qu’on emploie ainsi, dans cette hypothèse, on doit avoir râpé quarante kilogrammes de pommes de terre), on donne à ce brouet égoutté le même degré de chaleur que celui qui convient ordinairement à l’eau à pétrir ; on le mêle avec le levain, on fait la pâte à la consistance ordinaire, et on la distribue dans les paniers, que l’on tient, selon les soins d’usage, à un degré de chaleur convenable.

Pour employer la farine de pommes de terre sèche, on doit, au moment du levain, la détremper d’une quantité d’eau tiède égale à son propre poids, la pétrir de temps en temps, jusqu’à ce qu’on soit bien assuré qu’elle en est pénétrée dans toutes ses parties, et l’employer ainsi comme si elle était verte, c’est-à-dire, dans son état de fraîcheur.

Si je fixe ici le mélange de la farine de pommes de terre à un cinquième seulement, ce n’est que pour tromper le consommateur, auquel il est impossible de s’en apercevoir ; du reste, on peut en mettre le quart, le tiers, la moitié, et même les deux tiers, et obtenir un très-bon pain de ménage.

C’est lorsque le pain commence à bien revenir qu’il est temps de mettre le feu au four, dont la chaleur doit être un peu moins, mais très-peu, et jamais plus forte que pour cuire le pain de farine céréale. Dès qu’on le juge suffisamment chauffé, on en bouche l’entrée pendant quelques minutes, afin de faire descendre la chaleur à l’âtre, et sans plus tarder on enfourne le pain pour le laisser cuire, suivant le degré de chaleur du four, un peu moins long-temps que celui de farine ordinaire.

Tels sont les procédés de panification de la pomme de terre auxquels je donne la préférence ; je me suis appliqué à les détailler avec toute l’exactitude possible, persuadé que ceux qui voudront en faire usage ne pourront manquer de réussir, et, comme moi, d’obtenir un succès complet.

M. Quest, cultivateur à Bruyères-le-Châtel, près Arpajon, possède aussi le moyen de préparer un pain avec la pomme de terre, de la manière la plus simple et la plus facile.

Il râpe le tubercule le mieux qu’il lui est possible, le fait sécher, en passe ensuite la farine sèche sous la meule et l’emploie comme de la céréale, en se servant du levain de froment qu’il trouve plus convenable pour faire lever cette pâte.


Cent vingt-cinq kilogrammes de pommes de terre fournissent trente kilogrammes de farine sèche, et ces trente kilogrammes absorbant de l’eau par le pétrissage, doivent nécessairement donner une quantité de pain plus considérable : ce qui le porterait à ne revenir, dans les villes, avec les frais de fabrication de la farine et ceux de la panification, qu’à dix centimes le kilogramme ; et ce prix serait même susceptible d’une réduction de quatre centimes au moins dans une ferme où l’on pourrait éviter le séchage de la farine et sa mise sous la meule du moulin.

Ce pain est un peu bis, mat, humide, lourd et friable ; il craque quelquefois sous la dent, mais son goût n’est point désagréable ; il a une saveur légèrement sucrée, et imiterait presque le pain de froment sans une légère odeur de seigle qui le caractérise, et dont on ne doit cependant point être étonné ; car il ne contient que de la pomme de terre, et la pomme de terre tout entière, fécule, parenchyme et pelure.

Quant à sa qualité nutritive, comparée à celle des autres espèces de pain, M. Quest a peu de données à cet égard ; il la croit presque aussi prononcée que celle du pain de froment : car ses ouvriers s’en nourrissent, en place de ce dernier ; ils en trempent la soupe et n’en mangent pas davantage.

On sait qu’après la congélation les pommes de terre se ramollissent, et sont alors rejetées comme impropres à aucun usage ; il ne faut cependant pas croire qu’elles aient entièrement perdu leurs qualités nutritives, car il est encore possible d’en faire du pain : pour cela, après les avoir bien comprimées, lors de leur premier ramollissement, et ensuite lavées à plusieurs eaux, dans la dernière desquelles on les laisse infuser pendant une nuit entière, on les comprime de nouveau le lendemain, et on les étale dans un grenier où, sans plus de soin, elles se dessèchent parfaitement. Au bout d’un certain temps, les ayant écrasées par un moyen quelconque, on les passe sous la meule, et de là au travers d’un tamis d’où tout s’échappe, fécule et parenchyme réduits en poudre ; ce sont ces substances ainsi tamisées, qui, mélangées, à poids égal, avec de la farine de froment, donnent à la cuisson un pain salubre, nourrissant et qui est très-économique[1].

La Société d’agriculture de Paris a aussi indiqué divers moyens de faire entrer la fécule de pommes de terre dans la panification. D’abord on peut se borner à mélanger une partie de fécule avec neuf de farine de blé ; mais un procédé plus économique consiste faire de l’empois avec un dixième de la fécule ; à former, par son mélange avec la fécule pulvérulente, une pâte molle qu’on mêle ensuite avec une pellée de farine ordinaire, dans la proportion d’un dixième au moins ; enfin, on peut augmenter la proportion de la fécule, convertie en empois, jusqu’à 15 ou 18 pour 100, au lieu de 10, et supprimer toute addition de farine céréale ; on fait fermenter et lever cette pâte, en ajoutant dans l’eau qui sert à la détremper, à raison de 3 pour 100 du poids de la fécule, de mélasse de canne, ou 5 pour 100 de sirop de fécule à trente-deux degrés.

Cette fécule qu’on retire de la pomme de terre crue, en la râpant sur un tamis dans de l’eau, au fond de laquelle elle se précipite, peut encore-être employée à composer des crèmes légères, au lait, au bouillon ou à l’eau, qui, convenablement édulcorées et aromatisées, fournissent aux convalescens et aux malades un aliment analeptique très-agréable.

On doit considérer un enfant nouveau né comme un être affecté d’une grande maladie, mais dont la convalescence est néanmoins assurée, parce que ses progrès sont confiés à la tendresse d’une mère empressée, qui en est en même temps et la garde et le médecin ; elle sait qu’il lui faut de la nourriture pour subsister, mais elle sait aussi que la faiblesse du viscère de son estomac ne permet jamais de le surcharger par un aliment trop abondant ou d’une nature contraire à sa délicatesse : ainsi donc, aussitôt qu’elle s’aperçoit que le sein maternel ne peut plus fournir à sa subsistance, elle doit y suppléer par une bouillie légère de fécule de pommes de terre, préférablement à celles faites avec tout autre farineux ; car lorqu’elle est bien préparée, elle est nourrissante et beaucoup plus saine que celle de farine céréale, et jamais, comme cette dernière, elle n’empâte les facultés digestives des enfans, dont on attribue souvent les maladies ou la mort à des tranchées, des convulsions ou des vers, tandis qu’elles n’ont d’autres causes que ces bouillies qui sont de difficile digestion, même pour des estomacs forts et robustes.

Pour préparer cette bouillie, seize grammes de fécule suffisent dans un quart de litre de lait ; et si cette dose n’est pas suffisante pour rassasier l’enfant, on doit en mettre jusqu’à trente-deux grammes. On place le lait dont on a besoin sur le feu dans un vase quelconque ; lorsqu’il est près de bouillir, on délaie le farineux dans une partie de lait froid, que l’on a soin de remuer sans cesse, pour tenir la fécule en suspension, et que l’on jette dans celui qui est sur le feu, aussitôt qu’il est parvenu à l’état d’ébullition. On agite ce nouveau mélange avec une cuillère, et après deux ou trois bouillons, la préparation du mets est complète.

La fécule de pommes de terre ne possède pas seulement la propriété de nourrir, elle a encore toutes les qualités de l’amidon que l’on retire du froment, et sert aux mêmes usages économiques. Les parfumeurs en font diverses poudres cosmétiques ; elle est employée par les blanchisseuses et par différens fabricans d’étoffes à la préparation de l’empois, avec lequel on donne de la consistance et du lustre au linge blanc et à plusieurs tissus ; on s’en sert dans les papeteries et chez les cartônniers, et enfin on la transforme en divers produits chimiques qui achèvent de mettre au jour toute sa richesse, et dont nous aurons lieu de nous occuper plus tard. En attendant, quels sont les moyens que l’on emploie pour l’extraire du tubercule qui la contient ? C’est ce que nous allons voir dans le chapitre suivant.




  1. Des expériences récentes ont prouvé qu’on peut encore extraire de la pomme de terre gelée une certaine quantité de fécule amilacée, qui a les mêmes qualités que celle qu’elle fournit avant cette altération de son parenchyme.