La polarisation psychique


SUR LA POLARISATION PSYCHIQUE

DANS LA PHASE SOMNAMBULIQUE DE L’HYPNOTISME


Parmi les nombreux phénomènes étranges qui se présentent dans l’hypnotisme, il y a celui que Binet et Féré ont appelé la polarisation psychique[1].

C’est sur ce phénomène, qui nous a semblé offrir un intérêt particulier, que nous avons fixé notre attention, en le rendant l’objet de recherches, dont nous résumons ici brièvement les résultats.

En général, ces résultats ont été analogues à ceux de Binet et Féré ; nous en avons cependant obtenu d’autres remarquables en modifiant les méthodes.

Chez Mlle X…, l’état léthargique n’a pas lieu, mais elle passe d’emblée à l’état somnambulique, et il n’est guère possible d’obtenir les autres phases de l’hypnotisme. Dans cet état, nous faisons une série de suggestions les plus variées.

Par exemple nous suggérons que nous faisons une partie de plaisir en chemin de fer ; la physionomie du sujet exprime la satisfaction, et il raconte joyeusement les incidents du voyage. Alors, on applique l’aimant à la nuque, à un centimètre de distance de la peau : au même instant le sujet se trouble ; qu’y a-t-il ? « Un désastre au chemin de fer, un train brisé sur les rails, il est impossible d’avancer. »

Moyennant la suggestion on provoque des hallucinations de personnes ou d’animaux : par exemple, nous sommes à la campagne ; voilà un serpent qui poursuit le sujet, son angoisse est extrême. Avec l’application de l’aimant le serpent disparaît et le sujet se calme. On lui suggère que le diable est devant elle, ce à quoi, étonnée et effrayée, elle répond : « Et moi qui ne croyais pas au diable ! Mais c’est tout à fait lui ! » et elle décrit avec horreur les cornes, les flammes qui lui sortent des yeux, la queue, etc. ; sa physionomie exprime l’épouvante. On lui applique l’aimant et tout à coup elle ajoute en souriant : « Mais c’était impossible, je le savais bien : ce n’est qu’un cerf gracieux. »

On lui nomme une personne qu’elle hait profondément, cela la met dans une grande colère, et elle dit qu’elle ne lui pardonnera jamais. Application de l’aimant. Quelques instants après, son visage exprime la compassion. Elle s’écrie : « Pauvre malheureux ! il ne m’a fait du mal que parce qu’il m’aimait trop : je ne puis réellement le haïr. »

Après avoir provoqué l’état somnambulique chez un autre sujet, qui est un homme que l’on peut faire passer par toutes les phases de l’hypnotisme, on lui offre un verre d’eau. On lui suggère que c’est une liqueur délicieuse ; il la boit alors avec une extrême avidité. Au même instant, on lui applique l’aimant ; aussitôt il éloigne le verre de ses lèvres et crache avec dégoût la boisson, parce qu’elle a une saveur amère et mauvaise.

On lui présente quatre feuilles de papier, et on lui suggère que sur l’une d’elles se trouve l’image charmante d’une jeune fille ; on mêle ensuite les feuilles, afin qu’il recherche celle sur laquelle était fixée l’hallucination suggérée : il la retrouve en effet et admire la beauté de l’image ; en cet instant on lui applique l’aimant. Aussitôt, sa physionomie exprime la répulsion, il éloigne la feuille de papier en disant : « Elle est laide. »

Dans ce sujet, la disposition d’esprit suggérée en faveur ou contre une personne est très intéressante. On lui suggère qu’une des personnes présentes, qu’il ne connaît que de vue, est un mauvais sujet qui cherche à lui nuire ; ensuite on le réveille. Au moment de s’en aller, et après avoir salué tout le monde, il lève une chaise et s’élance sur cette personne : à ceux qui lui reprochent sa manière d’agir, en lui disant que la personne en question est très honnête, il réplique avec violence : « Non, il veut me détruire et je l’assommerai où je le rencontrerai. » On lui applique l’aimant ; aussitôt il sourit, va vers cette personne et lui tend amicalement la main.

L’aimant n’a pas toujours cet effet sur les hallucinations suggérées. Nous avons par exemple appliqué l’aimant à un demi-mètre du derrière de la tête à un sujet qui, dans l’état somnambulique, suivait l’hypnotiseur dans tous ses mouvements. Il resta comme cloué au sol en oscillant entre l’hypnotiseur et l’aimant, et finit par se retourner irrésistiblement vers ce dernier. Malgré cette puissante influence de l’aimant sur ce sujet, il n’avait cependant aucune action sur son idéation.

Du reste, toutes les suggestions ne peuvent pas être inverties par l’aimant. Chaque fois que la suggestion se réalise par une action continuée et n’est pas l’expression d’une émotion ou d’une impulsion, ou lorsqu’elle implique un changement de la propre individualité, l’aimant exerce peu ou point d’influence. Par exemple on joint les mains du sujet comme pour la prière ; les sensations musculaires déterminées qui en dérivent provoquent des idées et des sentiments analogues la prière. Tant qu’on maintient cette position, l’aimant ne change point la disposition de l’esprit.

On suggère à un sujet qu’il est un grand peintre et on lui fait dessiner quelque chose. Pendant ce temps l’aimant reste sans effet, car le sujet termine le dessin.

Lorsqu’on suggère des actions souvent répétées et qui par conséquent deviennent plus faciles, de celles pour lesquelles les sujets ont une tendance particulière, l’aimant ne polarise pas. Par exemple un sujet évidemment très adroit à commettre un vol qui lui est suggéré, n’est pas arrêté par l’application de l’aimant.

L’aimant n’a qu’une faible action sur les hallucinations à échéance suggérées. On suggère au sujet Y… que 15 minutes après l’avoir réveillé, il verrait Monseigneur F…, et on lui applique l’aimant qui n’exerce aucun effet, puisque exactement après 15 minutes, il court vers la porte, tandis que nous causons, s’agenouille et reste comme en extase devant F… En cet état on lui applique de nouveau l’aimant ; sa physionomie change, il devient triste, et une larme lui coule sur la joue. On lui demande : « Pourquoi pleures-tu ? » Il répond : « Monseigneur m’adresse d’amers reproches, et je ne sais pas pourquoi. »

En tenant compte de la question des esthésiogènes et de l’action non seulement de l’aimant, mais encore des métaux et de beaucoup d’autres corps, sur la sensibilité, nous nous sommes demandé si ce phénomène que l’on appelle polarisation psychique est exclusivement produit par l’aimant ou également par d’autres corps esthésiogènes.

Pour résoudre la question, nous nous sommes servis d’un électroaimant, d’un morceau de métal ou même des mains chaudes. Nous ne citerons pas d’exemples, mais quelquefois nous avons obtenu les mêmes effets que si on avait appliqué l’aimant. Cela ne doit pas étonner si l’on réfléchit à l’extrême sensibilité de quelques sujets dans l’état hypnotique.

Mlle X… entend à la distance de plus de trois mètres le tic-tac d’une petite montre ; elle sent qu’on lui touche l’extrémité d’un cheveu perdu en l’air à la distance de 5 ou 6 centimètres de la surface de la peau ; elle indique avec une grande précision le point du dos vers lequel est dirigé l’index de l’observateur, à la distance de dix et même de vingt centimètres ; nous avons observé que même la force visuelle et le champ visuel subissaient des modifications. Dans un autre sujet nous avons trouvé une véritable hyperesthésie cutanée, telle qu’on aurait pu la considérer comme hyperalgésie. Le simple contact de l’extrémité des doigts devenait gênant et douloureux, et était suivi par des secousses réflexes.

L’un de nous a cherché à approfondir la nature de l’action de l’aimant dans ces circonstances, en examinant la manière dont se comportent les courants de la tête sous l’action de l’aimant[2]. Dans ce but, on s’est servi d’un galvanomètre multiplicateur à boussole tangente très délicat, et au moyen de longs fils de cuivre couverts de caoutchouc, et de deux plaques en platine couvertes de papier buvard imbibé d’une solution de sulfate de zinc, on a fermé le circuit en y introduisant la tête du sujet.

De même que chez la plupart des hommes, le galvomètre indique dans l’état somnambulique un courant de gauche à droite. Ce qui est intéressant, c’est que le courant augmente considérablement sous l’émotion d’une suggestion.

Nous citons seulement quelques-unes de ces recherches. Dans l’état de somnambulisme, en faisant usage de deux isolateurs et des plaques aux tempes, et en fermant le circuit, l’aiguille, qui dans l’état de repos complet marquait 4, dévie jusqu’à 12 ; dès qu’elle s’arrête, on fait la suggestion d’un coup de poignard : l’instant suivant il y a déviation jusqu’à 20 ; peu après l’aiguille retourne à 11. Suggestion d’un loup menaçant ; déviation jusqu’à 21. Tandis qu’en retournant en arrière l’aiguille marque 15, on applique l’aimant ; après un instant elle s’arrête d’abord et dévie ensuite jusqu’à 23 ; on retire l’aimant, et l’aiguille retourne à 15. On applique de nouveau l’aimant sans provoquer aucune suggestion : déviation jusqu’à 28. On réveille le sujet et l’aiguille descend jusqu’à 9. En reproduisant l’état somnambulique, il y a augmentation jusqu’à 11. On suggère qu’un enfant du sujet est malade ; déviation jusqu’à 40.

Sans citer les nombreuses expériences faites par nous, il nous semble pouvoir conclure :

1o Que les courants transversaux de la tête augmentent dans l’état somnambulique ;

2o Que les suggestions émotionnelles produisent dans l’état somnambulique de fortes oscillations de l’aiguille galvanométrique, ce qui n’arrive pas quand l’individu est réveillé ;

3o Qu’une condition analogue est produite par l’action de l’aimant ;

4o Que, soit qu’on applique l’aimant à l’occiput ou au front, les résultats des expériences galvanométriques ne changent point ; seulement l’inversion des suggestions est moins facile en appliquant l’aimant au front qu’à l’occiput.

À ce propos, nous citerons un fait très important ; Mlle X… se laisse hypnotiser par l’un de nous en la présence de l’autre, avec la ferme détermination (qu’elle ne nous a révélée qu’après) de ne point s’exprimer sur certain sujet. Cette fois, les suggestions dans l’état somnambulique sont moins actives ; on demande si elle pense à quelque chose. R. Oui, j’ai des idées. D. Révélez-les. R. Je ne puis, je ne dois. Après avoir inutilement mis en usage les moyens les plus insinuants, l’hypnotiseur lui ordonne avec énergie de lui révéler ses pensées en lui disant qu’elle ne peut avoir aucune volonté hors la sienne. Refus absolu. Application de l’aimant au front ; peu d’instants après, Mlle X… porte la main au front et s’écrie : « Mon Dieu ! Vous me faites bien mal au front, oh quelle douleur ! Mais vous m’avez fait sortir du sang. » Et en disant cela elle se touche le front, précisément à la place où nous avions fait agir l’aimant, comme pour essuyer le sang, et elle regarde ensuite ses mains comme si elle y voyait réellement du sang : dans ce moment on lui ordonne de nouveau de répondre à la question. Cela lui cause une émotion telle qu’elle se réveille dans un état d’âme complètement hostile à nous, et ayant encore l’hallucination d’une blessure au front, précisément à l’endroit où avait été appliqué l’aimant ; elle nous traite très mal en nous déclarant qu’elle ne se ferait plus jamais hypnotiser, et elle reste dans un état de grande agitation et de grand abattement, cette lutte l’ayant brisée. Ensuite elle a toujours obstinément persisté à ne se faire plus hypnotiser, malgré la grande influence que l’un de nous exerçait sur elle.

Ce fait nous semble avoir une grande importance pour la médecine légale, car l’on peut formuler cette question : Tous les sujets deviennent-ils des instruments passifs, lorsqu’ils sont hypnotisés ? Révéleront-ils toujours les secrets qu’ils veulent garder, ou bien cela dépend-il aussi du caractère, de l’éducation, de la profondeur du sommeil hypnotique, de certains sentiments mieux organisés, et de la constitution de leur personnalité ? Nous sommes de cette opinion.

Les deux principaux sujets de ces expériences sont tout à fait divers par leur caractère et par leur éducation, quoique tous deux éminemment hystériques. Il est facile de faire changer de personnalité à l’un d’eux, tandis qu’une substitution de personnalité a toujours été impossible dans l’autre.

Comment peut-on interpréter les phénomènes de la polarisation psychique ? Pour parvenir à ce but, il est nécessaire de refaire le procès de la formation de l’idéation humaine. En général, nous pouvons dire que le mécanisme au moyen duquel naissent les idées et les conceptions est celui de la « conclusion » dont les conditions doivent être considérées comme la fonction logique fondamentale qui agit dès les premières impressions de l’enfant, et va se développant à mesure que ces impressions deviennent plus complètes, plus distinctes, plus différenciées.

Ce procès logique fondamental est le résultat des rapports associatifs des sensations et des idées, et surtout des rapports d’antithèse auxquels s’associent des états de l’âme analogues, de plaisir ou de douleur. Il en résulte que, par la force même de la fonction dont naît la conclusion dans le procès normal de l’idéation, chaque idée porte nécessairement avec elle l’idée antithétique, seulement par l’action de l’attention cette dernière ne rejoint pas le champ visuel de la conscience, et reste obscurcie, mais non inconsciente, en raffermissant l’idée du contraste.

Le même « moi », quand il naît la première fois avec la première idée de l’espace, est strictement lié au « non-moi », comme le blanc réveille l’idée du noir, le plaisir celle de la douleur, la lumière celle de l’obscurité, et ainsi de suite.

Quand l’attention dirige le procès idéatif selon les lois associatives, par le fil logique qui se déroule dans le champ visuel de la conscience, mais accessible aux impressions extérieures, l’idéation suit une voie déterminée. Mais lorsque l’attention, la volonté et la conscience sont abolies ou affaiblies, comme dans le somnambulisme, on ne peut réveiller que des images du dehors, comme dans les suggestions, et ces images sont évanescentes et peuvent disparaître avec les impressions qui éveillent d’autres images jusqu’alors endormies dans l’inconscient, dont par la même loi associative naît l’idée, ou l’image, ou le sentiment, ou l’impulsion, qui est dans le plus intime rapport avec cette disparition, c’est-à-dire dans le rapport de contraste ou d’antithèse.

L’aimant, le chaud, le froid, le contact, réveillent de nouvelles images qui repoussent celles qui ont été précédemment suggérées, et des états corrélatifs qui se développent sans être modifiés ni coordonnés par les facultés les plus élevées de l’esprit ; d’où suit la forte déviation galvanométrique que l’on n’observe guère dans l’état normal sous de semblables stimulants.

Une jeune personne que M. le docteur Fusco nous a présentée nous a fourni la preuve à l’appui de ce que nous venons de dire. Lorsque ce remarquable sujet était dans l’état somnambulique, chaque suggestion douloureuse changeait en lui l’état somnambulique en état cataleptique ; cela n’avait pas lieu lorsqu’on provoquait une suggestion agréable. Or, il arrivait constamment que si on appliquait l’aimant après avoir provoqué une suggestion agréable, son visage commençait par prendre une expression d’étonnement douloureux ; elle tombait ensuite en catalepsie, et lorsqu’après s’être remise de cet état on lui demandait pourquoi elle ne répondait plus aux questions qui lui étaient adressées, elle répondait : « Je suis contrariée, car au moment où je vois une belle chose, je ne la vois déjà plus, et je ne sais pourquoi ni comment. » On lui fait écrire une lettre au docteur Fusco : tandis qu’elle écrit on applique l’aimant, elle s’arrête ; — on éloigne l’aimant et elle continue à écrire. Après lui avoir fait tracer une autre ligne on applique de nouveau l’aimant et elle tombe en catalepsie.

Nous pourrions confirmer par un fait physiologique cette simple tentative d’explication. On suggère à un individu dans l’état somnambulique que tous les objets sont rouges, puis on le réveille et il s’étonne de voir tout en rouge et rien qu’en rouge ; on lui applique l’aimant, et à l’hallucination du rouge succède celle du vert, qui est la couleur complémentaire du rouge : ce sont les lois physiques mêmes que l’on rencontre partout comme fondement de l’organisme mental.

Léonard Bianchi,
Professeur agrégé à l’Université de Naples
et
Guelfo von Sommer,
Médecin de la Marine Royale d’Italie.

  1. Voir la Revue philosophique d’avril 1885.
  2. Les recherches galvanométriques ont été faites par le professeur Bianchi seul.