La poésie lyrique en Allemagne/Le Lied
Il y a au-delà du Rhin toute une poésie qu’on ignore encore chez nous, et qu’il serait peut-être bon d’introduire dans les lettres françaises. À une époque où les différentes écoles étrangères ont été sérieusement étudiées, où la rêverie intime des lackistes, l’entrain cavalier des romances espagnoles, ont conquis droit de cité chez nous, grace à la médiation intelligente des esprits les plus nobles et les mieux inspirés, une poésie qui se recommande par des noms tels que ceux de Uhland, de Rückert, de Goethe lui-même, qui l’a cultivée avec tant d’amour dans le coin le plus mystérieux de son œuvre immense, une telle poésie ne saurait demeurer à l’écart. Le lied allemand, si vaporeux qu’il puisse paraître au premier abord, a bien aussi son côté réel, humain, et nous ne désespérons pas trop de le voir un jour prendre racine en France. Il arrive un peu tard peut-être, et cependant on ne lui reprochera pas d’être né d’hier : de quelque côté qu’on se tourne en Allemagne, si loin qu’on remonte à travers le crépuscule des temps, on le retrouve partout, soit qu’il chante au bord d’une haie le Lebewohl mélancolique du jeune meunier devenu reître et saluant une dernière fois sa maîtresse avant de monter à cheval, soit qu’il psalmodie le coucou dans la chambrette de quelque naïve jeune fille, type adorable de la Claerchen d’Egmont. Si nous avons toujours ignoré cette poésie, c’est que, pareille aux Vergissmeinnicht du Rhin et du Danube, elle se cache sous les grandes herbes qui bordent le fleuve de la littérature, et n’envoie ses mystérieuses bouffées qu’à ceux qui s’attardent au cœur de la nationalité germanique.
En France, nous n’avons rien qui puisse donner une idée de cette poésie. Ce n’est ni la fable de La Fontaine, ni l’épigramme latine d’André Chénier, ni le couplet de Béranger ; et cependant, il faut le dire, le lied se compose de certains élémens essentiels à chacun de ces trois genres de poésie Ainsi, de la fable telle que nous l’entendons, il gardera la bonhomie, et la moralité moins évidente, moins palpable, se dissimulant davantage sous les contours d’une forme élaborée avec le soin le plus curieux. Ses personnages, si par hasard il lui arrive d’en mettre en scène, appartiendront presque toujours au monde de la fantaisie ; ce seront des étoiles, des fleurs, des gouttes de rosée ou des brins d’herbe. Rarement les animaux apparaîtront, et, s’ils interviennent, la fable allemande, le lied, choisira de préférence ceux qui relèvent plus immédiatement de la vie de la nature, ceux dont la végétation universelle provoque l’existence éphémère, les insectes. Donnez au lied la nature dans toute sa pompe du printemps, donnez-lui la cascade, le jardin en fleur, le clair de lune, et soyez sûr qu’il n’en demandera pas davantage. Le lied procède un peu à la manière des comédies poétiques de Shakespeare ; il s’efforce parfois de reproduire, sous des dimensions microscopiques, ces contrastes éternels que l’auteur de la Tempête ébauche à si grands traits. La nature a ses fous de cour, ses bouffons, ses caricatures extravagantes, qui tombent dans le domaine de la fantaisie, aussi bien que ses plus radieuses merveilles. On connaît ce singulier personnage du conte d’Hoffmann, avec lequel l’archiviste s’entretient fort sérieusement pendant plus d’un quart d’heure, et qui se trouve n’être qu’un vieux perroquet affublé d’une paire de lunettes. Le lied, en tant que fable, emploie assez volontiers ce genre de comique ; il plonge aussi loin qu’il le peut dans la vie de la nature ; et des phénomènes variés qu’il y surprend, compose ensuite une sorte d’épopée où l’arc en ciel joue le rôle du merveilleux, où le beau et le grotesque, le Caliban et la Miranda, sont représentés par quelque ridicule scarabée amoureux d’une rose. Le lied allemand dépasse le comique si naïf de Jean Lapin pour aller atteindre le grotesque ; il idéalise, il est à la fable de La Fontaine ce que la comédie poétique de Shakespeare est à la comédie réelle de Molière.
Lied veut dire chanson ; il arrive souvent que le lied se divise par couplets, et même qu’il se termine en refrains à la manière de nos chansons. On pourrait citer à ce propos, dans la première partie du charmant petit poème de Wilhelm Müller, intitulé la Belle Meunière, le morceau qui commence et finit par ces vers :
O Wandern, Wandern meine Lust
O Wandern !
Cependant le véritable lied, le lied-chanson, n’a d’ordinaire qu’une strophe, deux au plus, qui se répondent l’une à l’autre, ainsi que la voix et l’écho. N’oublions pas que l’essence de cette poésie est le vague, l’indéfinissable, et qu’il faut que notre ame, comme dans certaines phrases de la musique, y trouve l’expression du sentiment qui l’affecte. On le voit, la chanson et le lied, qui semblent au premier aspect de la même famille, se séparent bien vite, pour peu qu’on y prenne garde ; l’une vient de la tête, l’autre du cœur. L’une, enjouée et badine, indique une société de bonne humeur, sceptique, portée au plaisir, aimant l’ivresse plus que l’enthousiasme ; une société où l’esprit règne en maître, où l’éclat de rire de Voltaire aura tôt ou tard raison de toute croyance, de toute sensibilité ; l’autre, au contraire, sérieuse même dans ses manifestations en apparence les plus légères, pleine de je ne sais quel mysticisme où le dieu de Spinosa se révèle sans cesse, rapportant toute chose à l’idéal, est l’expression d’un pays où les sources élémentaires de la poésie coulent encore, où l’homme vit en communion avec l’être universel, où les cascades qui bouillonnent, les acacias en fleur, le ciel étoilé, signifient encore quelque chose, où la porte donnant sur la nature n’a point été murée. Le lied est le chant familier de l’Allemagne, de l’Allemagne rêveuse, mélancolique, chevaleresque : que la guerre éclate, et Koerner va remplacer Novalis, et le lied du printemps va se dire, comme le poète latin : Paulò majora canamus. Adieu les marguerites, les insectes d’or et de feu, qui l’occupaient la veille à ses heures de loisir, la veille, lorsque la patrie était calme et que les voiles de l’occident s’étendaient comme un manteau de pourpre sur la vallée paisible ! Hurrah ! voici le canon ; ce n’est plus un brin d’herbe, ce n’est plus la tige d’un lis qu’il lui faut, mais une tige d’acier, une vaillante épée qu’il anime et qui tressaille à sa voix. « Hurrah ! ma bonne épée au fourreau, tu bats mes flancs sauvages ; ma fiancée, reste dans ta chambrette jusqu’à ce que l’heure soit venue d’en sortir et de célébrer nos épousailles dans le petit jardin où croît la rose de pourpre, fleur de sang. » Voilà donc l’idylle, la fable de tout à l’heure, lied devenu épopée en un clin d’œil, et sans que sa nature s’altère le moins du monde, sans qu’il change de nom ; le poème guerrier de Koerner s’intitule le lied de l’épée, — der Lied des Schwertes. Notre chanson, à nous, ne se hausse point jusque-là, non certes que nous ayons à nous plaindre sur le chapitre des hymnes patriotiques ; à Dieu ne plaise ! la Marseillaise vaut tous les chefs-d’œuvre en ce genre ; mais c’est autre chose : il n’est encore venu à l’idée de personne d’appeler l’hymne de Rouget de Lille une chanson. Le lied occupe donc dans la nationalité allemande une place plus sérieuse et plus noble que la chanson chez nous. Vous le retrouvez sans cesse et partout au-delà du Rhin ; il a des chants pour le foyer, pour la patrie, pour les amours, pour tous les généreux sentimens du cœur ; il soupire avec Brackenburg sous la fenêtre de Claire, tombe avec Théodore Koerner sur le champ de bataille. En France, notre chanson ne nous prend guère qu’après souper, et, quand elle nous a conduits dans l’alcôve de quelque fillette, c’est, à vrai dire, tout ce qu’elle a pu faire de mieux. — Le lied se rapproche aussi de l’épigramme, mais à condition que l’épigramme voilera ce qu’elle a de mordant et d’acerbe sous les dehors de quelque apologue poétique. Ce sera l’épigramme, si l’on veut, mais enveloppée d’images et de fantaisie, et, qu’on me passe l’expression, sublimée. Écoutez ce lied de Goethe, cette épigramme romantique, ce petit poème d’où l’allusion s’échappe comme l’épine d’une rose :
« Un large étang était gelé ; les grenouilles, perdues dans le fond, n’osaient plus coasser, ni sauter, et pensaient, dans le rêve d’un demi-sommeil, qu’elles chanteraient comme des rossignols s’il leur arrivait de trouver seulement là-haut un peu de place. Le vent du dégel souffla, la glace fondit, les grenouilles superbes voguèrent et prirent terre, et s’assirent à la ronde sur le bord, et coassèrent comme par le passé. »
Le lied n’a rien d’absolu, son action dépend de la disposition où vous êtes. Tel lied où le lecteur indifférent n’a vu qu’un assemblage oiseux de quelques rimes, va vous affecter au point que le livre vous tombera des mains, et que vos yeux se mouilleront de larmes. Alors tout s’animera autour de vous, alors vous entendrez les clochettes de mai tinter dans l’herbe ; la plainte des cascades, les soupirs du vent dans la feuillée, le cours errant des nuages, auront un sens mystérieux ; si c’est le crépuscule, des voix mélancoliques chanteront à vos oreilles, des ombres chéries vous apparaîtront, et la terre vous rendra pour un moment ce qu’elle garde en son sein de votre propre vie. Le lied est parfois triste comme l’élégie, plus triste sans doute, car l’élégie ne vous donne que la douleur du poète et non la vôtre ; l’élégie n’a rien de familier, rien d’intime ; elle compose ses airs et prend ses temps ; il lui faut son mausolée et ses cyprès. C’est toujours
la sublime pleureuse qui lance des soupirs mesurés vers le ciel, arrondit les bras et combine avec art les sanglots de sa période. L’élégie a sa pompe, sa beauté plastique, son style nombreux, et, si on aime, son pathos ; le lied ne devient quelque chose qu’autant que vous l’y aidez ; c’est une larme ou ce n’est rien. L’élégie se met en scène, et vous dit ses propres douleurs ; le lied, au contraire, se contente de vous donner le ton, puis laisse votre ame chanter quand elle a de la voix.
Pour peu que la mélancolie des lieux et le penchant de votre humeur s’y prêtent, le lieu va vous ouvrir une porte sur l’infini. Grace à lui, vous rêverez sans fin ; où et quand cette rêverie s’arrêtera, Dieu le sait ! Qui ne connaît cette charmante légende du moyen-âge : — Un matin, le moine Félix sort du cloître, et, comme il se promène dans le bois, voilà qu’il entend tout à coup un petit oiseau dont la chanson le réjouit ; le ciel est bleu, le gazon frais, l’ombre heureuse et parfumée sous les acacias en fleurs, et le petit oiseau chante toujours. Quels traits ! quel gosier ! le moine n’a de sa vie entendu rien de pareil ; les orgues même du sanctuaire ne sauraient se comparer à ce gentil ramage du printemps, à cette musique en plein soleil. Il écoute, il écoute, et se laisse ravir tant qu’il peut. Enfin, l’heure de la retraite arrive, le moine s’achemine vers le couvent, mais, ô disgrace ! lorsqu’il se présente, le portier lui refuse l’entrée ; un dialogue s’établit, les autres frères accourent. Chose étrange ! aucune de ces figures ne lui revient ; il se nomme, personne ne le reconnaît. Alors on le conduit au prieur, et le digne homme, qui tombe de vieillesse, finit par se souvenir d’avoir connu autrefois un novice appelé Félix qui ressemblait exactement à la personne qu’on lui présente. On consulte les registres du couvent, son nom s’y trouve ; cent ans se sont écoulés pendant qu’il écoutait chanter l’oiseau bleu. — Le lied allemand ressemble au rossignol de la légende ; il chante dans les arbres, sous les fleurs, au bord de l’eau, mais pour vous attirer vers son monde à lui, la rêverie ; il appelle, et vous le suivez, vous le suivez toujours, et des heures se passent ; au moyen-âge, on eût dit des siècles.
On rencontre à chaque pas dans Goethe de ces petites pièces qui vous ouvrent tout un monde ; Uhland aussi possède au plus haut degré cet art de trouver la note de la rêverie, de vous la jeter en passant, comme au hasard. Dans le nombre de ces petites pièces où l’élément épique entre pour quelque chose, l’élément épique mêlé au drame, de ces fantaisies où l’instant romantique est seul indiqué, je n’en sais pas de plus charmante que celle-ci :
— Quelle musique me pénètre,
Quels chants m’éveillent donc ce soir ?
Ô mère ! mère, veux-tu voir
À cette heure qui ce peut être ?
— Je n’entends rien, je ne vois rien,
Repose encore. Nul ne vient
Pour te donner la sérénade ;
Pauvre enfant ! pauvre enfant malade !
— Non, ce qui tant me réjouit
N’est point la terrestre musique.
Les anges chantent leur cantique ;
Ô mère, bonne nuit !
On reconnaît là le véritable caractère de cette poésie, où l’objet relève incessamment du sujet. Ce lied, qui se borne dans le présent à reproduire l’instant où meurt une jeune fille, a bien son passé et son avenir, et répond, quand on y réfléchit, à toutes les conditions qu’exige la poétique du roman. L’allusion au passé comme à l’avenir, quoique un peu vague, et maintenue à dessein dans la généralité, ne laisse pas d’éveiller les plus mélancoliques et les plus suaves émotions. Le dernier soupir de cette jeune fille nous dit qu’elle a aimé ; cette sérénade ineffable, dont le motif lui revient pendant que les anges chantent pour elle le cantique de délivrance, sert de transition à la vie nouvelle. Nous voyons la pauvre malade que la mort guette sur son lit de douleurs ; mais ce qui rattache au passé, ce qui touche à l’avenir, nous préoccupe davantage ; il s’agit moins d’un tableau que d’un drame en quelques vers, d’une épopée en miniature, ayant son prologue dans le temps et son épilogue dans l’éternité. Cette fille a aimé, elle a souffert, elle expire aux sons de la musique des anges, qui lui rappelle une voix connue, et, si le passé qui s’éloigne emporte avec lui les regrets et les impressions douloureuses, en revanche le présent qui va se résoudre dans l’avenir n’a que palmes, harmonies et lumière.
Il est un autre chef-d’œuvre du même genre, un autre lied comprenant en ses dimensions restreintes tout un passé d’amour, tout un avenir de désespoir, une somme infinie d’ardeur et d’afflictions ; nous voulons parler de la Fille de l’Hôtesse du même auteur. Ici comme dans la Sérénade, un seul moment est mis en jeu par le poète, moment éternel. La simplicité de la forme, le ton naïf sous lequel les choses se présentent, concourent à rendre l’effet plus saisissant encore. La réticence vous suffoque ; vous diriez la pierre d’un sépulcre pesant sur votre cœur :
« Trois compagnons passaient le Rhin, ils entrèrent chez une hôtesse. — Mère hôtesse, as-tu de bon vin et de bonne bière ? Et ta belle jeune fille, où est-elle ?
— « Mon vin est frais, ma bière aussi ; ma fille gît dans le cercueil.
« Et lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, la vierge gisait dans la boîte noire.
« Le premier leva le voile, et la contemplant d’un œil mélancolique : — Hélas ! si tu vivais encore, belle jeune fille, je t’aimerais à dater d’aujourd’hui !
« Le second, laissant tomber le voile, se détourna et pleura : — Hélas ! que tu sois étendue au cercueil, toi que j’ai aimée si long-temps !
« Mais le troisième le releva aussitôt, et baisant sa bouche livide : — Je t’ai toujours aimée, je t’aime encore, et je t’aimerai dans l’éternité. »
Le sentiment qui domine en ce lieu est énergique et viril. Vous le voyez commander à son émotion, étouffer larmes et sanglots. Il semble que Uhland ait voulu ériger par là un mâle et sévère contraste à sa romance si élégiaque, si féminine, de la Faucheuse, à cette poésie où, lui-même ne se contenant plus, il se laisse aller au torrent de son effusion, et s’écrie dans un élan sympathique vers la pauvre fille dédaignée :
Creusez l’herbe nouvelle au sentier le plus frais ;
De si douce faucheuse, on n’en verra jamais !
En France, le mot de lied n’éveille encore qu’une idée toute musicale. En fait de lieds, nous ne connaissons guère que ceux de Schubert ou de Dessauer, et c’est tout simple. La musique n’a pas besoin qu’on la traduise ; une belle phrase mélodieuse change de climat impunément et passe d’un pays dans un autre sans rien perdre de sa grace native, de sa fraîcheur, de sa beauté originelle. On peut admirer parfaitement l’Erlkoenig de Schubert ou le Wassermann de Dessauer ; on peut même savoir par cœur ces deux nobles compositions, sans avoir la moindre idée des poèmes qui les ont inspirées. Cependant il ne s’agit point ici de ces refrains vulgaires que des littérateurs spéciaux riment chez nous à l’usage d’une certaine classe de musiciens. Dans une œuvre à laquelle Goethe contribue, il faut absolument que la poésie ait sa part, le maestro fût-il d’ailleurs Schubert ou Beethoven, d’autant plus que c’est un des principaux caractères du lied lyrique de concilier à la fois les intérêts du texte et ceux de la musique, et de se réserver le privilége de déclamer en chantant. Pour en revenir au lied poétique, au lied d’Uhland, de Goethe, de Wilhelm Müller et de Justin Kerner, il me semble que ce genre mériterait d’être connu chez nous. Mais de quelle manière s’y prendre pour l’acclimater sous notre ciel ? Traduire ? Ici la difficulté se présente. Qui osera se charger de cet emploi ? Quels doigts trouverez-vous assez délicats, assez fins, pour toucher sans la briser à cette bulle de savon ? Comment espérer de pouvoir jamais rendre en quelques vers ce sentiment profond contenu dans la forme la plus artistement élaborée, la plus limpide et la plus transparente, comme une essence volatile dans le creux d’un petit diamant ? Quant à la prose, on n’y saurait songer. Il y a même, selon nous, une sorte de sacrilége à manipuler sans scrupule les produits les plus purs de l’intelligence exotique. Rien n’est, à mon sens, plus ridicule et plus déplorable que ces volumes indigestes[1] où s’entassent par milliers, dans le désordre et le contre-sens, tous ces merveilleux petits chefs-d’œuvre qu’il aurait fallu traiter avec tant de ménagement et de goût. Autant vaudrait remuer les diamans à la pelle ou mettre en botte les plus douces fleurs du jardin. Ce qu’il y aurait encore de mieux à faire en pareil cas, ce serait de s’inspirer vaguement de cette poésie et d’en rendre ensuite, selon sa mesure, le souffle et l’expression. Dans un temps où la littérature admet toute réforme, tout rajeunissement venu du dehors, le lecteur ne nous saura point mauvais gré d’avoir protesté en faveur d’un genre que des modifications intelligentes ne tarderont pas à naturaliser chez nous, en faveur d’un genre qui pourrait bien n’être pas si étranger dans le pays de Clotilde de Surville et de Marot, et d’avoir mêlé une goutte de rosée allemande au sang nouveau que la Muse d’aujourd’hui se laisse si volontiers infuser dans les veines.
Le lied vient du peuple ; c’est encore là un de ces soulagemens de la pensée, une de ces aspirations divines vers la nature et l’amour, qui tempèrent les nécessités quotidiennes et trompent les amertumes d’une existence vouée aux plus rudes labeurs. Cependant il convient de nous expliquer : le lied appartient au peuple, en ce sens qu’il s’exhale de lui, qu’il en sort à l’état d’idée pure, et qu’il y retourne à l’état de chant. Le peuple ne formule point, et c’est assez pour sa poésie qu’un individu se rencontre, qui plonge au fond du sentiment général et lui donne par la toute-puissance de l’art une telle consécration, une telle durée, que son œuvre passe désormais pour l’œuvre du peuple même. Quel est ensuite cet individu ? Peu importe ; on négligera peut-être de s’enquérir de son nom. Il en est de la plupart des lieds du moyen-âge comme de ces épopées, comme de ces cathédrales dont on ignore les auteurs.
Pour citer le plus ancien, le premier lied populaire en Allemagne, il faudrait, sans contredit, remonter jusqu’à l’épopée nationale, jusqu’au poème des Niebelungen. À mesure que les siècles marchent, que la liberté gagne du terrain, que l’individu se détache du groupe de l’humanité, le grand thème synthétique se fractionne, la lumière se disperse en rayons variés ; le peuple a toujours en lui les mêmes trésors de véritable amour, de sensibilité légitime. Mais comment les répandre ? quelle forme donner aux sentimens qui le possèdent ? Ni l’une ni l’autre des deux écoles qui se disputent la poésie allemande au moyen-âge ne lui conviennent. Le Minnegesang est trop subtil pour lui, trop éthéré, trop insaisissable, le Meistergesang, trop littéraire et pédantesque. Dans cette alternative, laissez faire son instinct, son bon sens, et vous allez le voir mêler à souhait, pour sa poésie à lui, les élémens les plus contraires, enfermer le Minnegesang vaporeux dans les règles de la maîtrise comme l’oiseau dans une cage, et d’autre part égayer la monotonie de la maîtrise d’un reflet azuré du Minnegesang.
Il fallait au peuple des couleurs puissantes, tranchées, des mélodies faciles à comprendre, à retenir. La religion, l’amour, la guerre, çà et là quelque aventure de la vie ordinaire, quelqu’un de ces faits qui frappent et dont l’imagination aime à s’emparer, telles sont les sources vives, les origines romantiques du lied. Ce que des milliers d’hommes ressentaient au fond du cœur, une voix l’exprimait, et, comme on le pense bien, à cette voix sympathique les échos ne manquaient pas. Aussi peut-on être sans inquiétude quant à ce qui regarde le fonds des lieds populaires au moyen-âge. Presque toujours ce fonds est généreux et de bon aloi. Pour la forme, nous n’en dirions sans doute pas autant. En effet, le principe, la cause essentielle de cette poésie, le sentiment, absorbe parfois l’ame et la possède à ce point que dans l’intensité de son émotion il lui arrive d’oublier certaines exigences de l’art. On remarquera que nous n’entendons parler ici ni du rhythme, ni de la mélodie, ces deux élémens constituans, selon nous, partie intégrante de l’idée, du sentiment, qui ne saurait se faire jour sans les entraîner avec lui, attendu qu’il existe entre l’idée, la mélodie et le rhythme, membres harmonieux de la trinité poétique, une indivisible union, une simultanéité solidaire. C’est dans le soin du détail, dans le choix de l’expression souvent embarrassée, obscure, entachée de rudesse ou de trivialité, que l’action de cette force sympathique poussée à l’excès se produit d’une façon regrettable.
Il va sans dire que le lied considéré au point de vue populaire n’a d’expression sérieuse, de vie immédiate, qu’autant que le sentiment dont il relève se maintient dans sa vigueur féconde. Ôtez au lied cette présence intérieure, il se flétrit et meurt, car dès ce moment la conscience populaire cesse d’y trouver cette émanation morale d’elle-même. Alors s’ouvre pour le lied la période littéraire. Le peuple n’en veut plus, et, comme nul ne le réclame, il a bientôt fait de le mettre dehors. Les temps s’écoulent ; enfin viennent les poètes qui, voyant le gentil nourrisson se débattre, le recueillent avec amour et lui vont filer, dans leurs loisirs, une robe nouvelle. Alors le lied se régénère ; il va revivre par la grace de la poésie. Peu à peu, vous le voyez se couvrir de tous les joyaux dont l’art dispose, l’art de Goethe, de Uhland, de Rückert ; la forme est réhabilitée : on invente, on combine, on élabore, on se perd en caprices merveilleux, en élégantes ciselures, en broderies de toute espèce. L’enfant populaire se voit environné des mages de la littérature, qui dépose à ses pieds l’encens, l’or et la myrrhe. Voilà le soupir de la chaumière, l’expression des masses laborieuses, devenu, par le seul prodige de l’art, une fantaisie de luxe ; voilà le lied devenu chose de l’intelligence, de simple chose de sentiment qu’il était, et voyez l’étrange phénomène ! dans sa transformation glorieuse, il n’a rien perdu de sa grace naïve, de cette ingénuité qui lui vient de son humble origine. La preuve, c’est qu’il retourne au sein du peuple, qu’il y rentre avec les chansons de Marguerite et de Claire, les hurrahs de Koerner, les élégiaques mélodies de Uhland, en un mot, sous toutes les formes qu’il adopte au moyen-âge. Le lied retourne au peuple comme la rosée au fleuve, après avoir passé par le soleil.
C’est du XIVe au XVIe siècle que le lied populaire proprement dit se développe en Allemagne. Vous ne trouvez que lui pendant cette grande période historique ; lieds d’amour, de compagnonnage, de chevalerie et de guerre ; de tous côtés vous le voyez fleurir et se multiplier ; un esprit original, actif, singulier peut-être, parcourt l’Allemagne du nord au midi ; le sentiment déborde ; la crise politique, les tiraillemens universels ont dans l’intelligence des contre-coups féconds, et le génie populaire trouve en lui, pour répondre aux commotions qui l’ébranlent, des échos profonds et variés. Je me figure que plus d’un brave compagnon dont la postérité n’a point à s’enquérir, plus d’un Lanzknecht mort ignoré dans quelque rencontre, dut faire un beau jour son lied, poème de son cœur, histoire où sa vie entière se résumait. Or, il s’est trouvé que cette histoire, ce poème, dans un temps où la milice humaine se groupait encore à l’abri de certains dogmes comme sous d’inviolables drapeaux, il s’est trouvé que cette voix du compagnon et du lanzknecht exprimait les sentimens inarticulés de toute une multitude, et remuait des consciences sans nombre. Voilà, je pense, le grand secret de la popularité du lied au moyen-âge. Au XVIe siècle, son caractère national se perd, il dégénère ; c’est l’époque où le goût italien et français fait invasion. Les associations musicales se forment, les maîtrises s’instituent ; adieu la poésie du sentiment ; voici les querelles de mots qui commencent avec Hans Sachs et ses confrères les artisans de Nuremberg ; voici les solennels débats qui s’ouvrent à propos d’une rime. Alors le lied cède la place aux motets, aux villanelles de toute espèce, et disparaît jusqu’à la renaissance de la poésie allemande au siècle dernier, jusqu’à ce magnifique mouvement dont Goethe est le héros.
Grace aux mille fantaisies d’une nature incessamment variée, le lied répond à toutes les nécessités de son origine. Vous ne citerez pas une tendance populaire qui n’ait en lui son expression, pas un sourire, pas une larme qu’il ne reflète dans le cristal de son miroir. Sans prétendre porter dans ce monde mélodieux la classification scientifique, nous essaierons cependant ici d’en séparer les différens groupes, d’autant plus appréciables qu’ils se distinguent chacun par un type particulier, une couleur, une existence individuelle. Nous rattacherons à ces trois groupes les trois espèces-mères du lied allemand, les lieds d’amour, les lieds de la vie commune, les lieds patriotiques, tous populaires, ainsi que nous l’avons dit, tous identiques au sentiment dont ils émanent.
L’amour comprend deux espèces : l’amour divin et l’amour terrestre ; l’un absolu, l’autre relatif ; l’un ayant pour objet l’intelligence suprême, l’autre se renfermant dans le culte exclusif de l’individu ; le second, par conséquent, plus susceptible que le premier de s’acclimater dans le peuple et d’y porter ses fruits. La religion n’a d’élémens populaires dans un pays qu’autant qu’elle se soumet à certaines conditions de mœurs, de nationalité, de pompe extérieure, et consent, elle fille de Dieu, elle grande comme l’espace et le temps, elle infinie, à se modeler sur des types humains et périssables. Cette tendance de ramener à la terre toute chose divine vous frappe d’autant plus au moyen-âge qu’elle est naïve et procède du seul instinct de l’humanité. C’est merveille comme le peuple au XVe siècle arrange la tradition selon ses besoins, presque selon ses fantaisies. Vous le voyez prendre çà et là dans la Bible, dans l’Évangile, une phrase qu’il développe comme il lui plaît, un motif qu’il varie à son usage, et cela avec tant de franchise et de bonhomie, qu’on ne remarque pas que le dogme se dénature à ces interprétations arbitraires, et que la familiarité quelque peu grande vous semble toute naturelle. Il n’y a guère que les hymnes de la liturgie qui échappent à ce caractère, en s’efforçant de produire sous une forme absolue l’absolue vérité. On trouverait difficilement un acte de la sainte légende d’où ne soit point sorti quelque lied, toujours dans la mesure que nous observions tout à l’heure. L’imagination populaire se contente, en pareil cas, d’emprunter le germe au texte sacré, le germe qu’elle se réserve ensuite de féconder. Elle compose, elle arrange, elle invente, elle mêle son merveilleux à la vérité traditionnelle et, par une préoccupation égoïste dont elle-même n’a point conscience, se crée en quelque sorte des rapports intimes avec la Divinité qu’elle attire ainsi dans son cercle.
Cette manière propre au moyen-âge d’accommoder l’universel au particulier, de réduire la synthèse à des proportions presque usuelles, mérite qu’on l’étudie avec soin, surtout dans le lied populaire où elle se montre sous un aspect singulier et quelquefois plein d’intérêt. Le lied s’inspirant à la source commune de la poésie au moyen-âge, il en résultera que les Évangiles finiront par lui fournir non-seulement des berceuses pour les petits enfans, mais encore des airs de chasse, des complaintes, et même (chose assez curieuse) des refrains de table d’un mysticisme équivoque. La conception de Jésus dans le sein de l’Immaculée deviendra le sujet d’un lied de chasse. Le Saint-Esprit bat les champs du paradis avec l’ange Gabriel qui lui sert de piqueur :
« Le hardi chasseur était en campagne, il voulait chasser sur les hauteurs du ciel. Que rencontre-t-il dans le bois ? Marie, la belle jeune vierge… »
Le même sens populaire trouvera le motif d’une berceuse dans l’adoration des rois mages :
« Joseph dépouille son manteau pour en faire à Jésus des langes. Joseph, mon doux Joseph, aide-moi à bercer mon enfant, etc., etc. »
Le lied religieux s’attache de préférence aux mystères qui entourent la venue du Rédempteur. La visitation de l’ange Gabriel en dalmatique de brocard d’or dans cette petite chambre d’Albert Dürer où s’épanouit un beau lis à côté du prie-dieu, l’adoration des rois, la conception immaculée, tels sont les sujets qu’il affectionne. Plus tard, à mesure que le Christ se mêle aux hommes, que son existence revêt une signification plus déterminée, une notoriété plus authentique, le lied s’en éloigne peu à peu, sa fantaisie ne sait plus où se prendre sur ces actes consacrés par la lithurgie et qui rentrent dans le cycle de l’année ecclésiastique. Il y a cependant tels de ces actes auxquels l’imagination populaire n’a pu s’interdire de toucher, les cènes du Golgotha, par exemple. L’Allemagne possède plusieurs lieds de ce genre qui sont de véritables hymnes, entre autres celui qui énumère les douleurs de la croix, et après avoir raconté le coup de lance, se termine par ces strophes :
« Ployez-vous, arbres, et vous aussi, rameaux ; pleurez, feuillage ; et vous, brins d’herbe et gazons verts, partagez la détresse commune.
« Les hautes cimes s’inclinèrent, les rocs gigantesques se fendirent, le soleil voila sa clarté, les petits oiseaux laissèrent là leurs chansons et leurs cris.
« Les nuages crièrent : Malheur et désespoir ! les montagnes craquèrent ; les portes s’ouvrirent aux morts, et ils sortirent de leurs sépulcres. »
Opposons maintenant à cette inspiration toute naïve du XVIe siècle la parabole des Cerises de saint Pierre, si célèbre dans la poésie moderne.
« Lorsque, méconnu encore et chétif, Notre-Seigneur allait sur la terre, entraînant après lui de nombreux disciples, qui rarement comprenaient sa parole, il aimait outre mesure à tenir sa cour en pleine rue, parce que sous la coupole du ciel on parle toujours mieux et plus librement. Il laissait là de sa bouche sacrée se répandre sur eux les plus hautes leçons, et par les paroles et les exemples faisait un temple de chaque marché.
« Un jour que, dans le calme de l’esprit, il cheminait vers un petite ville avec eux, il vit luire sur le chemin quelque chose qui était un fer à cheval brisé. Aussitôt il dit à saint Pierre : « Lève-moi ce fer. » Saint Pierre ne se dépêchait guère ; il venait d’agiter, chemin faisant, de ces rêves sur le gouvernement du monde, rêves où chacun se comptait. Sur un pareil sujet, le cerveau ne connaît point d’entraves. C’étaient donc là ses plus douces pensées. Or, maintenant la trouvaille lui semblait bien mesquine ; encore si c’eût été une couronne, un sceptre ! Mais valait-il donc la peine de se pencher pour un fer à cheval ? Il se tire alors de côté, et fait comme s’il n’avait pas entendu.
« Le Seigneur, dans sa longanimité, lève lui-même le fer à cheval, et s’en tient là sans faire semblant de rien. Puis bientôt, lorsqu’ils ont atteint la ville, se dirigeant vers la porte d’un forgeron, il échange sa trouvaille contre pièces de monnaie ; et comme il traverse le marché, voyant là de belles cerises, en achète plus ou moins, autant qu’on veut lui en donner pour ses trois pièces, et les garde ensuite paisiblement dans sa manche.
« On s’achemina vers l’autre porte à travers plaines et champs sans maisons ; pas un arbre sur la route ; le soleil dardait, la chaleur était grande et telle qu’en pareil lieu on eût donné beaucoup pour une gorgée d’eau. Le Seigneur, toujours marchant en avant des autres, laisse à la dérobée tomber une cerise. Saint Pierre aussitôt se précipite, comme si c’était une pomme d’or. Le fruit délecte son palais. Le Seigneur, peu de temps après, envoie une autre cerisette, et saint Pierre de s’incliner bien vite pour la prendre. Ainsi le Seigneur lui fait baisser le dos et se pencher mainte fois vers les cerises. Un laps de temps s’écoule de la sorte ; puis, souriant, le Seigneur dit : « Il fallait donc savoir te remuer à temps, ta paresse y trouvait son compte. Tel méprise de petites choses qui va s’évertuer pour de plus petites. »
On retrouve dans ce lied de Goethe comme un souvenir des inspirations évangéliques de l’art populaire au moyen-âge. Dans le mouvement de réaction imprimé aux lettres par son génie, Goethe a voulu que toutes les tendances du type original fussent représentées, et grace à lui la reproduction s’est consommée aussi rayonnante, aussi complète, que les dilettanti les plus exaltés de l’archaïsme germanique, les partisans les plus vifs de Walther de Vogelweide et de sa phalange étoilée et fleurie ont pu le souhaiter. Nous n’appellerons qu’un seul témoignage à l’appui de ce que nous avançons : les poésies de Goethe, jardin où s’épanouissent en fleur et sur une tige solide tous les germes, toutes les étamines poétiques disséminées dans l’air par le Minnegesang.
Mais la véritable patronne du lied, le principe éternel de grace et d’amour où la fantaisie populaire va puiser incessamment, c’est la mère du Christ, Marie, la vierge féconde, l’impératrice, comme l’appelle en son paroxisme fervent l’extatique docteur Marianus. On connaît l’action universellement sympathique attribuée à la reine des anges au moyen-âge, et sans revenir sur ce divin symbole de l’attraction et de la mansuétude féminine, nous nous bornerons à citer quelques traits qui s’y rattachent. Nulle part ces attributs dont nous parlons ne se manifestent avec plus de charme que dans un lied intitulé : l’Assistance de la Vierge à Passau. La Vierge, en tant que femme, se montre encore plus accessible que son divin fils lui-même, et représente, sans aucune arrière-pensée, sans aucune espèce de restriction ultérieure, l’idée de grace et d’amour. Ainsi vous la voyez, dans un lied, intercéder elle-même en faveur de deux misérables qui avaient tenté de lui ravir son propre enfant ; dans un autre, elle sauve d’une mort certaine la comtesse Elsbeth, surprise par deux assassin pendant qu’elle prie à l’autel. Ailleurs, c’est une noble dame que son époux veut aller vendre au diable, et que Marie délivre en l’enfermant dans son oratoire, tandis qu’elle monte à cheval à sa place auprès de son époux, dupe jusqu’au dénouement de la métamorphose. Puisque nous en sommes sur le chapitre de ces petites pièces lyriques dont la Vierge fait en même temps le sujet et l’objet, citons le lied de la Racine de Jessé, panégyrique ingénieux, charmant de poésie et de concision :
« La racine est la race de David ; toi, Marie, tu es la tige ; ton fils, la fleur, la belle rose ; le Dieu et l’homme résident en ton sein.
« La rose est pourprée, la feuille verte, une même tige les a toutes deux : ainsi on trouve deux natures et une seule personne en cet enfant. »
Dans l’imagination populaire, la superstition se mêle toujours au dogme, en Allemagne surtout, où l’antique religion de la nature est loin d’avoir déposé toute autorité primitive. De là une poésie bizarre, hétérogène, où les élémens les plus contraires se heurtent et se confondent ; poésie de mystères et d’incantations, qui s’élabore un peu comme certains philtres cabalistiques des montagnes du Harz, en commun, car tous y prennent part, depuis l’homme d’église avec sa tradition orthodoxe jusqu’au maître sorcier avec ses formules extravagantes, jusqu’à la vieille femme avec ses plantes magiques et ses recettes pour guérir au clair de lune les abcès et les blessures. Vous assistez à l’origine de la poésie fantastique, vous voyez le romantisme naître de cet hyménée de la nature avec la religion. Ainsi, de pièces et de morceaux, le Pinde allemand s’élève, le Brocken se forme avec ses légendes qui serpentent sur ses flancs par myriades et foisonnent comme autant de couleuvres et de vives eaux dans ses cavités granitiques. Laissez la veine populaire se répandre ; les temps viendront où le génie nouveau saura mettre à profit tant de fragmens épars, tant d’inspirations dispersées à tous vents, où la Muse allemande fera sa gerbe ; et le grand pontife de cette régénération, Goethe, en réhabilitant le lied populaire, ne se contentera pas d’en caresser la forme et d’en polir avec un art de lapidaire le contour lumineux. Le poète ira plus avant dans l’esprit des siècles. Le lied étant l’unique manifestation du sentiment populaire au moyen-âge, Goethe fera dans la masse un triage immense : il choisira çà et là quelques épis de luxe pour les cultiver aux heures de loisir dans un petit enclos tout spécial ; puis, s’emparant du reste à larges brassées, il l’enfermera, pour la nourriture intellectuelle de l’humanité, dans quelque grenier gigantesque et profond. Vous retrouvez dans Faust toute la mythologie du Nord. Le poème de Goethe est pour l’Allemagne le véritable pendant des Niebelungen. La nationalité poétique allemande se concentre là tout entière comme dans les Niebelungen la nationalité héroïque et barbare, et je ne parle pas ici des caractères principaux, mais de certains détails cachés, de certaines créations secondaires, et qu’il faut renoncer à comprendre, à moins d’en aller chercher le sens dans le cœur même de la tradition où Goethe les a trouvés. Témoin, par exemple, ce fameux preneur de rats de Hameln, der Rattenfanger zu Hameln, qu’on rencontre dans les appendices du poème, ce personnage mystérieux si étrangement marqué du caractère à la fois mélancolique et narquois de la sorcellerie. « Quel est cet homme bizarre ? il porte le mal sur son enseigne ; il siffle, mais d’un ton si farouche et si avisé ; » le voyez-vous traverser la ville en sifflant, et tous les enfans qui jouent sur la place de l’église, tandis que les vieillards sont à l’office, se laisser ravir à ses sortilèges et le suivre hors des portes sans se douter que l’étranger maudit les enlève pour jamais à leurs familles[2] ?
Après Marie, la puissance que la poésie populaire, au moyen-âge, invoque avec le plus de ferveur et de persévérante dévotion, c’est la Mort. Vous la retrouvez partout, dans les pompes du sanctuaire et sur les tréteaux des carrefours, sous les rideaux de l’alcôve où dort la châtelaine, et sous l’ombre immense de ces grands bois où le comte Éberhard de Würtemberg chasse au milieu de sa meute endiablée ; et cette vogue de la Mort au moyen-âge, de la Mort en tant qu’apparition plastique, personnage, n’a rien qui nous étonne. La Mort est une des inventions les plus originales du catholicisme. Ce squelette vivant s’associant à nos passions, à nos travaux, à nos plaisirs, intervenant dans nos douleurs, dans nos misères, jusque dans nos querelles domestiques, ce voisin toujours prêt à se rendre au premier appel, ce compagnon moitié solennel, moitié goguenard, terrible en même temps et familier, parfois grotesque, devait frapper au plus haut point l’imagination populaire. L’antiquité n’envisage guère la mort que comme une abstraction philosophique ; l’Académie et le Portique veulent bien consentir à la discuter dans leurs harmonieuses conférences, mais non à frayer avec elle ; à l’admettre comme idée dans leurs paisibles théories, mais non comme individu dans leur commerce. Jamais la pensée ne leur est venue d’inviter la Mort à leurs banquets pour couronner de roses son front chauve, et mettre en ses doigts décharnés la flûte rhythmique du tibicen. Voilà pourtant ce que fait le catholicisme. Il la convoque à tous les festins, à toutes les pompes de l’existence ; pas un sacre d’empereur en Allemagne, pas une exaltation de pape à Rome, où la Mort n’ait sa place au premier rang parmi les électeurs ou les cardinaux. Elle berce avec la nourrice l’enfant qui vient de naître, assiste au rouet la pauvre filandière, vient s’asseoir à la veillée autour de la table où la famille se rassemble, et, tout en devisant galamment de chose et d’autre, serre la main au vieillard, cligne de l’œil du [3] côté de la jeune fille qui tousse, ou présente les dés au jeune homme impatient. Habile à se déguiser, à prendre en un instant l’air et le costume du rôle qu’il lui plaît de jouer, vous la retrouvez sans cesse et partout sur les traces de la vie ; elle en est comme l’ombre. En Grèce, sous le beau ciel d’Athènes et de Corinthe, la vie n’a point d’ombre. — Je le répète, c’était là pour l’humanité un personnage nouveau. Le squelette devait réussir au moyen-âge, même en dehors du principe catholique, en dehors de l’idée sublime qu’il proclame ; il devait réussir (qui le croirait ?) par la forme. Le moyen-âge a des goûts bizarres, on le sait ; le fantastique l’attire, il s’éprend même assez volontiers de la laideur. À ce compte, le squelette camard ne pouvait manquer de faire fortune chez lui. Dans cet élan unanime, furieux, immodéré, qui précipite aux XIVe et XVe siècles tous les arts vers la Mort, on recherche à coup sûr moins le symbole religieux qu’on ne se passionne pour ce personnage nouveau, pour cette bizarre poupée qu’on affuble à loisir de tous les oripeaux entassés pêle-mêle dans le grand vestiaire de l’univers, et qu’on lance à toute occasion (véritable deus ex machinâ, moyen de contraste et de péripétie s’il en fut) dans la pièce de marionnettes de l’existence humaine. La Mort s’empare du monde ; on la choie, on l’installe, tous les esprits s’enivrent d’elle ; c’est un délire, un fanatisme, une mode. La Mort a véritablement au moyen-âge sa période d’incarnation. Elle s’y fait homme, non à l’instar du fils de Dieu pour expier et gémir, mais pour régner en souveraine, pour occuper le trône universel, pour recevoir des mains de l’humanité idolâtre le sceptre d’or et la tiare d’empereur. On dirait un concert unanime, un hosannah sans fin que tous les arts entonnent à sa gloire. L’orgue lui chante ses hymnes les plus beaux, le peuple invente des poèmes à son intention, et la peinture n’a pas une fantaisie qui ne soit pour cette royale patronne. La Mort donne le verbe de l’art au moyen-âge ; il faut dire qu’elle est alors dans toute sa jeunesse, dans toute sa vitalité plastique. Les temps nouveaux ne l’ont jamais vue telle, et, si l’action n’a rien perdu de son infatigable puissance, la figure poétique, le personnage s’est de nos jours bien effacé. La Mort est retournée désormais dans le domaine de l’entité philosophique ; de forme, elle est redevenue idée comme aux jours antiques, idée moins féconde en images désormais qu’en syllogismes, car il était dit que, pour la poésie éternellement déshéritée, la Mort elle-même devait mourir.
Le lied de la jeune Fille et de la Mort, bien que d’une forme souvent rude et grossière, peut à bon droit passer pour une composition pleine de mélancolie et de grace. — Une jeune fille est à cueillir des pâquerettes dans son jardin, lorsque tout à coup la Mort, écartant les ramures d’une haie d’aubépine en fleurs, se présente à ses yeux et lui dit : Je viens te prendre. La jeune fille pâlit et s’épouvante ; son bouquet lui tombe des mains. Elle veut fuir, mais un ascendant irrésistible la retient là, palpitante comme l’oiseau sous le regard qui la fascine. Elle pleure, elle sanglotte, elle supplie, se roule au genoux de la Mort, lui parle de sa mère, de ses quinze ans, de son jardin et de ses fleurs. Peine inutile ; la Mort ne veut rien entendre. Cependant une lutte s’engage, lutte cruelle et désespérée, où la jeune fille succombe, et la Mort, sans laisser voir plus de contentement de son triomphe qu’elle n’a montré d’embarras tout à l’heure, la Mort, toujours impassible et sûre d’elle-même, étend alors sa douce victime sur le gazon, et lui va cueillir près du ruisseau quelques fleurs qu’elle tresse à la hâte en psalmodiant ce refrain, dernière strophe du poème :
La couronne
Que je donne
S’appelle la mortalité[4].
Prends-la, vierge de pureté.
Tu ne seras pas la dernière
Qui la portera sur son front.
Autant il en naîtra sur cette froide terre,
Autant avec moi danseront,
Pour qu’un jour aussi je leur donne
La couronne !
Et n’ayons garde de nous y tromper, ce ballet excentrique, cette chorégraphie singulière où le personnage de la Mort figure toujours plus ou moins sous un aspect grotesque, relève, à sa manière, de la loi fondamentale de la philosophie catholique. C’est le caractère du moyen-âge, que l’idée organisatrice y domine toute chose. Voyez cette danse qui nous occupe, ce jeu bizarre qu’on prendrait au premier abord pour la fantaisie extravagante de quelque imagination oisive, pour l’œuvre d’un Callot ou d’un Hoffmann du XIVe siècle ; qu’est-ce autre chose, sinon le principe catholique mis en relief de la plus originale façon, le dogme de la rédemption traduit en langue vulgaire, sinon la victoire de l’humanité sur la Mort ? L’homme, dans la personne du Christ, a vaincu la Mort au Golgotha. Pourquoi n’en userait-il pas désormais librement avec son antique ennemie ? Que lui reste-t-il à craindre de cette puissance abolie et brisée ? Il l’admet à son foyer, l’installe, lui donne à partager ses festins et ses jeux, et pousse la familiarité jusqu’à danser avec elle.
On trouve dans un poème de Regenbogen une des plus anciennes représentations de cette idée, idée reproduite du reste sous mille formes différentes et dans des volumes sans nombre presque toujours ornés de gravures sur bois. Dans une de ces planches, on voit un prêtre qui gesticule en chaire ; et tandis que le vieillard prêche aux hommes le néant de l’existence, la Mort, joignant l’exemple à la morale, s’évertue de son mieux, et mène d’un pied hardi, sur les dalles du sanctuaire, sa danse accoutumée, sa danse universelle, qu’un prêtre ferme justement. Dans un autre livre, où figure une longue suite de vignettes, la Mort apparaît constamment avec un instrument de musique. Tantôt c’est la viole d’amour, tantôt la flûte ou la guitare. Elle donne des sérénades au clair de lune, cachée sous les tilleuls en fleur, et fascine la jeune dame qui saute à bas du lit à sa voix, et, tiède encore des moiteurs du sommeil, livre au froid de la nuit son épaule blanche qui frissonne ; ou, vaillant ménétrier, debout sur un tonneau, elle râcle avec frénésie, animant au plaisir fillettes et garçons, qui se laissent choir tout essoufflés dans la tombe. Que vous semble du virtuose ? Mais la plus complète de ces imaginations fantastiques, de ces œuvres macabres, est à coup sûr un poème en bas allemand, imprimé à Lubeck en 1496, et qui contient soixante-huit gravures. Tous ceux qui doivent prendre part à la danse s’efforcent de s’excuser ; la Mort, impassible, réfute leurs argumens en quelques mots auxquels pas un ne réplique. Le pape seul (prérogative suprême attachée au chef spirituel de l’humanité), le pape seul a le droit d’interpeller deux fois le squelette. Assemblée curieuse où la vie n’a pas manqué de se faire représenter par de nombreuses députations prises dans tous les points de l’activité sociale, conclave universel où se retrouve, du sommet à la base, l’édifice politique du moyen-âge, cette indissoluble hiérarchie qui se maintient même en présence de la Mort. Voici l’ordre dans lequel sont rangés les personnages de la scène : le Pape, l’Empereur, l’Impératrice, le Cardinal, le Roi, l’Archevêque, le Duc, l’Abbé, le Templier, le Moine, le Chevalier, le Chanoine, le Bourgmestre, le Médecin, le Gentilhomme, l’Ermite, l’Etudiant, le Bourgeois, le Marchand, la Nonne cloîtrée, l’Homme de justice, le Maître ouvrier, le Paysan, la Béguine, le Courtisan, la Vierge, l’Archer, et, comme toujours, la Nourrice avec son nourrisson. — Le caractère de ces divers états ne saurait être exprimé mieux qu’il ne l’est dans ce poème, véritable microcosme où vous voyez se mouvoir le moyen-âge tout entier. Cependant les convives assemblés comprennent la solennité du moment : en face de la Mort, leurs dernières illusions se dissipent ; on avoue ses fautes et ses crimes, on implore une prolongation d’existence, et, toute chance de salut évanouie, on se recommande à la miséricorde divine. La Mort, de son côté, poursuit sa tâche et leur adresse une réprimande profonde, disant que, s’ils se sentaient la conscience pure, ils n’auraient point à trembler devant elle, puis, à la fin, les console à sa manière, en leur rappelant que son blâme n’atteint pas l’individu, mais l’espèce humaine. — La danse des morts, représentée par Johann Kumber sur le mur du cimetière des Prédicateurs, à Bâle, remonte à 1431. Celle de l’église de Sainte-Marie, à Lubeck, du même auteur, date de 1403. Sous cette peinture, on lisait autrefois plus d’une poésie, plus d’un lied expliquant les attitudes pittoresques et les sentimens des personnages, entre autres ces deux vers si naïfs, écrits sous le berceau d’un enfant que la Mort venait prendre pour l’entraîner dans le terrible divertissement : « Ô Mort, comment dois-je entendre ceci ? Tu veux que je danse, et je ne puis marcher encore ! »
Nous avons voulu donner une idée du lied religieux en Allemagne, du lied mystique et divin ; essayons maintenant de caractériser en peu de mots un autre genre de cette poésie populaire, de mettre en évidence une facette nouvelle du diamant. Parlons du lied terrestre, du lied d’amour proprement dit. Ce n’est pas que nous devions nous attendre à perdre de vue tout-à-fait les sources religieuses, à ne plus retrouver trace de l’influence catholique. Les rayons dorés de la légende nous frapperont encore çà et là, mais moins vifs, car nous sommes sur la terre moins saisissables, car ils auront à percer désormais à travers le nuage des passions et des calamités humaines. L’amour terrestre remontera plus d’une fois jusqu’aux sources de l’amour divin pour s’y vivifier ; comment ferait-il différemment ? La légende est aussi indispensable à son existence que la nature, autre élément dont nous le verrons disposer à son gré et qui lui servira à rendre sensibles les affections du cœur, comme l’autre, l’élément divin, à les épurer. La nature interviendra toujours, l’image ne dût-elle se prolonger que le temps d’un soupir, comme dans ce refrain, par exemple :
Une chose qui vous étonne dans le lied populaire, c’est la concentration du sentiment. Vous trouvez là, dans quelques vers, la tendresse, le désespoir de toute une existence ; un mot suffit à cette effusion profonde, une image, un trait. Vous ne citerez pas une nuance de l’amour qui ne soit exprimée au moins dans cette poésie : les regrets, les ardeurs dédaignées, l’incertitude et les angoisses qui accompagnent l’instant de la déclaration, les souffrances du doute, les tristesses de la séparation, que sais-je ? tout cela dans une forme charmante, gaie ou mélancolique, rayonnante ou sombre, selon qu’il convient au sujet ; car le lied a ses élans tragiques tout comme ses humeurs rêveuses, ses vagues aspirations vers l’infini, et même ses joyeuses boutades. Quoi de plus mélancolique et de plus douloureux que la plainte de cette jeune fille qui déplore la fleur de sa jeunesse enfermée dans les monotones solitudes du cloître, rêve à l’amour qu’elle ignore, et, du fond des ténèbres et de la mort, tend les bras vers le soleil qui ne doit point l’atteindre ? « Puisse Dieu lui envoyer des jours funestes, à celui qui m’a faite nonne, qui m’a donné le manteau noir et la robe blanche ! » Il y a dans cet hymne, qui commence par un cri de détresse et se termine par la résignation au sein du Christ, par l’espérance dans la tombe, quelque chose de solennel et de touchant, de terrible et de mystérieux, qui n’appartient qu’à la poésie du catholicisme. Vous y respirez comme une odeur de sépulcre et d’encens, de cierge et de renfermé, de jeunesse et de mort. C’est bien là, en effet, la poésie du catholicisme, de cette religion qui sème de petites croix l’herbe nouvelle, et trouble les fêtes du printemps de l’appel des cloches lugubres. Schubert a saisi admirablement cette double impression qui vous glace le sang dans les veines et vous invite aux larmes, ce double mouvement de terreur et de sainte mélancolie dans son chant de la Religieuse, qui n’est, au reste, que la paraphrase musicale de cette poésie. — Quel parfum élégiaque ne s’exhale-t-il pas de tous ces lieds, où deux amans se quittent pour ne plus se revoir ? Le jeune homme va courir le monde, et, lorsqu’il revient de ses campagnes, sa douce fiancée est morte. Ainsi le roi d’Angleterre trouve sa bien-aimée au sépulcre, ainsi le comte palatin du Rhin trouve sa maîtresse au cloître. Parfois vous rencontrez des souvenirs de l’antiquité, échos perdus des jours anciens qui vous frappent, non sans charme, au milieu de ces bois romantiques. Un lied qui commence par ces mots : « Un bel adolescent s’épuise à fendre les vagues, » est une réminiscence de la romance d’Héro et Léandre ; un autre qui débute ainsi : « La jeune fille se lève à l’aurore, et va courir dans le bois vert, » rappelle l’histoire de Pyrame et Thisbé.
Bon nombre de lieds, dont la vie de chasseur fait le fonds, se distinguent, par l’originalité du caractère. Il ne s’agit plus de rêverie mélancolique au bord du lac, d’aveux timides, de soupirs étouffés, de longs regards au clair de lune, mais de baisers furtifs, d’étreintes vives, d’alarmes et de surprises au fond du bois. Figure moitié réelle, moitié fantastique, souvent de sang royal, toujours noble, le chasseur marche entouré de toute la poésie de la montagne, de la forêt et du torrent. Cousin de Samiel et d’Othon, il est vêtu de vert des pieds à la tête ; il a la barbe inculte, les cheveux touffus et noirs, l’œil vif et libertin, et porte à son feutre un bouquet de plumes de faisan ou de coq de bruyère. Aussi les jeunes filles le redoutent, car elles sont le gibier qu’il poursuit à travers la haie ou le fossé. Leur faible cœur bat aux accens de sa trompe ; elles sentent à son approche ce mélange de terreur superstitieuse et d’ardente curiosité dont s’enflamment les jeunes têtes en présence d’une apparition extraordinaire. Elles s’effraient de lui d’abord, mais pour l’aimer ensuite à la rage. Le chasseur est jaloux, violent, implacable ; joignez à ces défauts l’auréole de mystère dont sa vie errante le décore, et vous comprendrez la fascination qu’il exerce sur tant d’aimables créatures. Il fond sur les jolis minois comme l’épervier sur l’hirondelle. Autant il en découvre, autant il en affole. Malheur aux sensibles meunières ! malheur aux garçons de ferme, aux amoureux de tous les jours ! Dès que le chasseur apparaît, tous leurs droits sont perdus, et, devant ce fléau de Dieu, il ne reste plus aux pauvres diables qu’à s’aller pendre ou noyer. — Plus tard, lorsque Goethe ramènera la poésie du Nord aux sources primitives du moyen-âge, dans le mouvement rétrospectif qui s’emparera de toutes les nobles imaginations allemandes au XVIIIe siècle, nous verrons Wilhelm Müller faire son profit de ce type populaire, et chanter, dans un poème plein de naturel et de grace charmante, les vaillantises du hardi chasseur, les faiblesses de la belle meunière et le martyre si touchant de son pauvre amoureux délaissé :
Que veut donc le chasseur en ces lieux ? Qui l’amène
Au ruisseau du moulin ? — Reste dans ton domaine,
Hardi chasseur. Ici point de gibier pour toi.
Une douce chevrette ici tremble pour moi ;
Et si tu veux la voir, si tu veux qu’elle vienne,
Laisse dans le bois ton fusil,
Enferme ta meute au chenil,
De ta trompe d’airain apaise la fanfare,
Et va de ton menton raser le poil grossier,
Car autrement, au fond du vert sentier,
Je crains qu’en te voyant la biche ne s’effare.
Ne peux-tu donc rester au sein de tes forêts,
Et laisser les moulins et les meuniers en paix ?
Que ferait le poisson dans la feuillée épaisse ?
Que cherche l’écureuil dans le cristal de l’eau ?
Reste, chasseur altier, dans ton bois, et me laisse
Seul avec mon moulin au bord de ce ruisseau.
— Mais si tu veux gagner à tout prix ma maîtresse,
Apprends, mon doux ami, d’où lui vient son tourment :
Les sangliers la nuit sortent de leur tanière,
Et viennent ravager son champ.
Allons, délivre-nous des sangliers, compère !
L’honnête garçon commence par railler. Hélas ! Il ne sait pas encore où cette rencontre le mènera, et bientôt son ironie et son persifflage vont se fondre en sanglots. La belle meunière ne sent rien de cette invincible répugnance que son naïf amoureux lui suppose ; bien au contraire, cet attirail de bruit et de victoire ne tarde pas à lui tourner la tête. L’odeur de la poudre l’enivre tout d’abord. Habituée aux mœurs douces et paisibles du vallon, à des jours limpides et monotones comme le ruisseau qui coule devant sa maisonnette, elle écoute de toutes ses oreilles ce tintamarre qui vient de la forêt et de la montagne, et prend pour un héros cet homme qui lui apparaît au milieu des hurrahs et des fanfares, au milieu des chiens qui aboient et des trompes qui sonnent l’hallali à plein gosier. Elle admire en cet homme hardi la force et le courage ; elle sent, à le contempler, des émotions profondes que n’a pu lui donner le garçon naïf et médiocre qui n’a su que la chérir. Elle aime ce front hautain, cet œil d’oiseau de proie, ce geste souverain qui commande à la multitude ; la barbe même ne lui déplaît pas trop, et bientôt l’altier chasseur remplace dans les bras de la belle meunière le pauvre amoureux dépossédé, qui se lamente, et soupire une dernière fois ses regrets, assis sur les myosotis du bord et laissant pendre ses pieds au fil de l’eau qui va l’ensevelir :
Quand un cœur sincère et fidèle
Périt de langueur et d’amour,
Tous les lis dans l’herbe nouvelle
Se fanent bientôt à l’entour.
La lune cache sa lumière
Et se voile dans ses douleurs,
Pour que les hommes de la terre
Ne puissent rien voir de ses pleurs.
Les anges ferment leur paupière,
Les petits anges bienheureux !
Et toutes les voix dans les cieux
Chantent pour le repos d’un frère.
Et quand le cœur tendre et fidèle
Échappe enfin au mal cruel,
Une étoile blanche et nouvelle
Fleurit aussitôt dans le ciel.
Du sein des fatales épines
Sortent trois roses au teint frais,
Roses blanches et purpurines
Qui ne se flétrissent jamais.
Et tous les anges de lumière
Coupent leurs ailes sans regret,
Et, sitôt que le jour paraît,
Viennent au jardin de la terre,
Ô ruisseau, doux ruisseau chéri !
Je te laisse dire.
Mais sais-tu, ruisseau, pauvre ami,
Ce qu’est ce martyre ?
Là-bas le calme et les amours,
La paix douce et profonde.
Ruisseau, frais ruisseau, que ton onde
Chante ainsi toujours !
Puis, lorsque le sacrifice est consommé, que la nappe limpide, troublée un moment, a reployé son transparent linceul sur le corps de l’infortuné, le ruisseau recommence à chanter, et murmure à la pauvre victime endormie en son sein une lente et plaintive mélodie :
Bon repos, bon repos !
Que tes yeux se tiennent clos !
Voyageur, ton pied touche enfin au seuil propice.
Ici la foi
Repose en moi
Jusqu’à ce que la mer à son tour m’engloutisse.
Étends-toi désormais
Sur un coussin humide et frais,
Dans ma chambre d’azur où tout est transparence.
À l’œuvre, ici,
Tout ce qui berce et qui balance ;
Qu’on me berce à loisir cet enfant endormi.
Si le cor de chasse au bois gronde,
Je veux tout à l’entour faire écumer mon onde.
Vous, bleus ne m’oubliez pas[5],
Par ici ne regardez pas,
Vous troubleriez sa paix si douce et si profonde.
Et vous, ne vous laissez plus voir
Sur cette échelle ;
Ne le réveillez pas de votre ombre, cruelle.
Laissez-moi choir
Votre mouchoir,
Que j’en couvre ses yeux, comme un ami fidèle.
Adieu ! Adieu !
Jusqu’au réveil de Dieu
Endors ta joie, endors ta peine.
La lune monte pleine,
Le nuage fuit peu à peu,
Et le ciel, qu’il est grand là-haut ! comme il est bleu !
Cependant les Nemrods ne se rencontrent pas tous les jours pour enlever les cœurs d’assaut : les vilains ont aussi leurs revanches. Il arrive souvent que la belle meunière, trouvant sur son chemin quelque damoiseau peu discret, bec jaune échappé pour la première fois du donjon paternel, le remette à sa place lestement, et se donne le malin plaisir de venger sur lui les défaites de ses compagnes, comme dans ce lied de Goethe :
Où donc, où donc…
Belle meunière,
Dis-moi ton nom.
Lise.
Vas-tu, ce rateau dans la main ?
À la terre,
Au champ de mon père.
Et seule ainsi par le chemin ?
On doit rentrer le foin ; voilà
Ce que mon rateau signifie.
Les poires mûrissent déjà,
Et je les veux cueillir.
Est-il point un feuillage épais, silencieux ?
J’en sais deux,
Un de chaque côté.
La plus chaude du jour, quand le ciel est en feu,
Nous viendrons, n’est-ce pas ? nous dérober un peu
Dans cette verte et discrète demeure.
Bon ! et les histoires !
Reposer dans mes bras ? Réponds.
Celui qui dans ses bras prend la belle meunière
Est à l’instant même connu.
J’aurais l’ame toute froissée
D’enfariner ainsi de blanc
Votre habit magnifique et de couleur foncée.
Vivre entre égaux, c’est là qu’est le bien seulement.
Je veux jusqu’à la mort garder cette pensée.
J’aime le garçon du moulin,
Et celui-là n’a rien à perdre sur mon sein.
L’eau reçoit toutes les confidences du meunier ; il lui conte ses peines, ses désirs, ses regrets, tout, jusqu’à ses illusions, que la nappe limpide promène en sa transparence, comme cette ombre vaporeuse des saules et des peupliers du bord. C’est entre le meunier et le ruisseau du moulin un échange perpétuel de plaintes amoureuses, un petit duo plein de mélancolie et de tendresse, une de ces cantilènes mélodieuses comme Bellini les aime.
Où vas-tu, clair petit ruisseau, — si gaiement ? — Tu cours d’une humeur si joyeuse et si leste, — en bas ; — que cherches-tu si vite — dans le vallon ? — Écoute un peu et me le dis.
J’étais un petit ruisseau, jeune homme. — Vous m’avez — pris de manière que je dois lestement, — en fossé, — descendre là-bas au moulin, — et toujours suis agile et plein.
Tu cours d’une humeur placide — au moulin, — et ne sais pas ce que moi, jeune sang, — ici je sens ! — T’arrive-t-il que la belle meunière — te regarde parfois tendrement ?
Elle ouvre de bonne heure, au point du jour, — sa porte, et vient pour baigner son frais visage ; — sa gorge est si pleine et si blanche ! — j’en deviens si chaud, que je fume.
Ah ! si dans l’eau elle allume — le feu d’amour, — comment trouver le repos quand on est — de sang et de chair. — Quand on l’a vue une fois seulement, — hélas ! il faut toujours aller vers elle.
Puis je me précipite sur les roues — avec fureur, — et les ailes virent — à grand fracas. — Depuis que la jeune fille travaille, — une force meilleure anime l’eau.
Ah ! pauvret, tu ne sens pas la douleur — comme les autres. — Elle te sourit, et te dit en raillant : — Va, marche ! — Elle te retiendrait, toi aussi, n’est-ce pas ? — avec son seul doux regard d’amour.
J’ai tant de peine, tant de peine à quitter ce lieu ; — je ne serpente plus que doucement — par les près, — et si ce n’était que de moi, — j’aurais bientôt rebroussé chemin.
Compagnon de ma peine amoureuse, — je pars. — Peut-être un jour auras-tu pour moi un murmure de joie. — Va, dis-lui tout de suite, et dis-lui souvent, — ce qu’en silence le garçon désire et espère.
Nous avons parlé tout à l’heure de ces petits chefs-d’œuvre dont la poésie allemande abonde au XVe siècle, et qui empruntent d’ordinaire leur principal motif aux tristesses de la séparation.
Dans cette région d’inspirations élégiaques, d’honnête et pure sentimentalité, je ne sais rien de plus naïf, de plus touchant, que le morceau qu’on va lire, et qui remonte à l’époque où les premiers lieds populaires commencent à poindre :
« À Coblentz, sur le pont, gisait une neige profonde ; la neige est fondue, l’eau s’écoule en étang.
« Elle coule dans le jardin de ma bien-aimée. Là personne n’habite ; j’ai bien long-temps attendu ; deux petits arbres tremblent seuls, ils élèvent leurs couronnes au-dessus du vert miroir des eaux. Ma bien-aimée habite là-dessous, je ne puis aller vers elle.
« Lorsque Dieu me sourira à travers l’azur de l’air et du vallon, elle me sourira hors du fleuve, ma bien-aimée, elle aussi.
« Elle ne vient plus sur le pont ; là passent bien des belles femmes : elles ont beau toutes me regarder, moi je n’en vois aucune. »
Souvent, en face de ces dispositions mélancoliques, un scepticisme frivole et goguenard vient se poser, croise les bras et s’en amuse ; alors la corde qui pleure se tait devant l’éclat de rire, tout scrupule en amour est bafoué, toute constance, toute foi sans tache traitée d’illusion et de chimère. L’ironie va son train sans rien épargner ; comme on le pense, le gros sel abonde, et le persifflage de bon goût, la pointe acérée et vive, l’atticisme, ne sont point ce qu’il faut chercher dans ces plaisanteries où se rencontrent des gentillesse de la façon de celle-ci, par exemple :
« Si tu vois ma maîtresse, donne-lui le bonjour, et si elle te demande comment je vais, réponds : Sur mes deux jambes. »
Cependant il arrive parfois à ces joyeuses boutades d’avoir en elles une certaine rondeur humoristique, une verve de bon aloi qui vous les font aimer en dépit de ce qui peut s’y trouver de trivial et de grivois. Ainsi le fameux lied :
« La nuit, quand j’étais auprès d’elle, nous causions de chose et d’autre, »
étincelle de grace et de caprice. Il faut louer aussi un petit poème où Vénus est représentée tenant entre les mains des cartes qu’elle mêle à plaisir, et qui renferme une comparaison ingénieuse de la bien-aimée avec la dame de cœur.
Il nous reste encore à constater deux variétés dans cette espèce de lieds d’amour, dans la sphère de cette passion qui se propose pour but l’expression des ardeurs de la jeunesse et ce qu’elles ont de tumultueux et de désordonné : l’une qui comprend les nocturnes, les sérénades, toutes les chansons à chanter au clair de lune, sous la croisée de sa maîtresse, et qui n’a guère pour se défrayer que le motif suivant qu’elle répète dans tous les modes et sur tous les tons :
« Ô belle Phyllis, écoute notre musique, et laisse-nous, une nuit, faire une pause dans tes bras ; »
l’autre, qu’il serait peut-être aussi bien de passer sous silence, admet volontiers les gravelures et les obscénités qui s’y glissent en cachette sous l’apparence d’un vers latin plus ou moins adroitement entremêlé au rhythme. Cette forme bizarre vient sans doute de la liturgie, dont elle est un plagiat dérisoire, et rappelle, dans la poésie, l’idée que représentent dans l’architecture du moyen-âge ces gros diables mitrés et ces moines ventrus à têtes d’animaux sculptés sur le portail des cathédrales.
J’étais une fille divine,
Virgo dùm florebam,
Chacun vantait ma jambe fine,
Omnibus placebam.
Hoy et 0e maledicantur tiliæ,
Juxta viam positæ, etc., etc.
J’allais dans le petit bois sombre
Flores adunare,
Un méchant me voulut à l’ombre
Ibi deflorare, etc.
Nous avons envisagé l’amour sous son double point de vue divin et humain, nous l’avons considéré d’abord comme rapport de l’homme à Dieu, comme religion, puis comme rapport naturel de l’homme à la femme, élément instinctif dont nous avons vu jaillir le comique, l’éclat de rire, plus d’une pointe à double entente et plus d’une allusion équivoque. — Cependant l’amour des sexes trouve dans la communauté son action morale, sa loi féconde et légitime. La communauté fait la famille, qui, elle aussi, se dissout à son tour pour se répandre dans les différentes conditions sociales, dans les divers états. — Ici toute une période nouvelle s’ouvre pour le lyrisme, et nous aurons à l’étudier sous plus d’un aspect, soit qu’il se rapporte aux divers points de développement de la vie de famille, soit qu’il exprime et caractérise la poésie des états où l’existence populaire, la communauté, se dissémine.
La famille naît du mariage, port fortuné où viennent échouer toutes les fluctuations orageuses de l’amour. Le mariage tend au calme, à l’assoupissement des passions, à la douce quiétude au sein du bien-être et du réalisme, d’où l’on peut conclure qu’il ne répond guère aux conditions de la poésie. Le mariage est anti-poétique de son essence (ceci soit reconnu sans médire de la poésie ni du mariage). Malheur donc à l’union des deux époux lorsqu’une péripétie quelconque se rehausse tout à coup en pittoresques accidens. Le lied des noces (Hochzeit-Lied), en installant les fiancés dans leur nouvelle condition, ferme la série de tous les lieds charmans qu’on se chante de part et d’autre au printemps de la vie et des amours. Ces lieds de noce ont d’ordinaire un caractère tout-à-fait particulier, tiennent au sol qui les a vus naître, et s’y transmettent de race en race par tradition, dans les campagnes du moins, où chaque dialecte revendique son produit ; car, pour les villes, il n’en est pas de même. Ici la communauté se perd, le moindre bourgeois veut avoir sa chanson qui lui soit propre, son lied expressément composé à l’occasion d’un acte personnel. Avec la vie civile commence toute une série d’évènemens particuliers, de circonstances privées, de hasards individuels qu’on ne saurait trouver aux champs, où l’existence, plus calme, plus régulière, forme un tout harmonieux et pacifique dans lequel la physionomie du neveu se distingue à peine de celle de l’aïeul. Cependant, si l’époux ne chante plus de lied à l’épouse, la vie conjugale n’est pas dépourvue pour cela de toute espèce d’élément poétique. La naissance de ces petits êtres que tant d’espérances environnent, amène un gracieux contraste à la monotonie du va-et-vient de tous les jours. En même temps que la sollicitude du père et de la mère se rassemble sur ces têtes blondes pour les protéger et les guider, la musique s’introduit auprès du berceau. On endort le nourrisson en chantant, en chantant on dirige ses premiers pas sur l’herbe. L’enfant n’arrache pas une marguerite au jardin, ne poursuit pas un papillon dans le bois, que la poésie et la musique ne se trouvent là pour consigner son acte. On l’élève, on le forme avec des sons : les oiseaux, les fleurs, les arbres, les caractères de l’alphabet, les vertus même et les vices, toutes les choses de la nature et de la morale, ne se révèlent à lui que par des sons ou des mélodies. Un grand nombre de ces lieds, les plus charmans sans doute, remontent à l’époque la plus reculée, et sont tellement répandus en Allemagne, que vous les rencontrez partout dans le peuple, en dépit de la variété des dialectes. — Ainsi la venue au monde de l’être donne lieu à toute une série de petits poèmes ; sa disparition est moins féconde. Avec la mort, une période poétique entre bien dans les familles ; les plaintes, les regrets, ces appareils lugubres, ne sont pas, Dieu merci, de tous les jours ; mais d’un côté la douleur sincère et profonde n’a que faire de s’analyser elle-même, et le ton des sanglots ne se note pas ; de l’autre, c’est la religion qui se charge de célébrer ces pompes, dont elle écarte la fantaisie populaire par la solennité de sa présence. On peut dire pourtant que le sens collectif qui a pris une si vive part aux fêtes du mariage ne se dément point complètement en cette occasion. Les sympathies qu’inspire le défunt, les consolations adressées à ceux qui lui survivent, servent de motifs à des chants propres à la circonstance ; et le lied sépulcral qu’on entonne à table en buvant à plein verre le vin mousseux des funérailles, apparaît comme la dernière émanation de la vie de famille parcourant le cercle naturel de son activité.
En dehors de cette sphère un peu bornée dont nous parlons, les familles ont leur développement le plus proche, et, qu’on nous passe le mot, leur coloration individuelle dans un autre centre, les corporations des divers états. Ce n’est plus désormais l’universel et l’absolu en soi comme dans la religion, l’égoïsme dans l’absolu comme dans l’amour, mais tout simplement le particulier dans le général qui forme le point de départ. L’état qui vit en contact immédiat avec la nature doit nécessairement être le plus simple de tous et dépendre du cours des astres, des révolutions climatériques, des moindres influences capables de modifier la température ; les variations du jour et de la nuit à certaines époques de l’année, la propriété particulière des saisons, du printemps et de l’automne, de l’hiver et de l’été, voilà le fonds sur lequel il spécule. On conçoit, dès-lors, ce qui arrive. La nature communique au métier sa poésie, et, quant à la partie pittoresque du lied, elle se détermine d’après la différence de l’élément auquel on s’applique. Ainsi le lied du pêcheur puise dans l’eau son élément, sa poésie et sa musique, où vous entendez comme les fluctuations et le roulis des vagues, tandis que le bois et la forêt donnent au lied de chasse son coloris qu’il leur emprunte. — Sans cesse occupé à inventer des piéges et des ruses, à traquer la bête fauve à travers les taillis et les précipices, le chasseur vit solitaire, dans une inquiétude sans trêve ni répit, et le lied de chasse, rude et sauvage, mais d’une expression énergique et puissante, pleine de vaillance et d’autorité, est fait à l’image du type. Autre chose est l’existence du pâtre. Celui-là ne s’égare pas à plaisir sur la trace d’une proie vagabonde, celui-là ne connaît ni les angoisses de la lutte, ni les transports de la victoire. Il ne court pas les animaux, il les garde, et son attitude paisible et normale réfléchit la sérénité de ses fonctions rustiques. De là ce caractère de quiétude et de placidité que ses chansons respirent. Il peut se livrer sans réserve au sentiment qui le possède, s’étendre en toute liberté, ce qui fait que le lied du pâtre est singulièrement avec le lied du chasseur, si brusque dans sa concision.
Là-haut sur la montagne
Je me tiens bien souvent,
Et j’abaisse en rêvant
Mes yeux vers la campagne ;
Mes brebis vont paissant,
Mon chien les accompagne,
Et me voilà rendu
Au pied de la montagne,
Sans m’en être aperçu.
Là, mille fleurs dans l’herbe
Viennent, — c’est un plaisir,
Et, quand j’ai fait ma gerbe,
J’ignore à qui l’offrir.
Sous un arbre j’essuie
La tempête et la pluie,
Et la porte, là-bas,
Reste fermée ; hélas !
Tout est songe en la vie !
L’arc-en-ciel comme une aile
Couvre bien la maison ;
Mais elle est partie, elle,
Elle a fui du vallon.
Elle a traversé plaines
Et mers peut-être aussi.
Passez, troupeaux ; ici
Le pâtre a tant de peines.
L’existence de l’agriculteur, non moins rangée que celle du pâtre, a cependant plus de mouvement et de variété. L’agriculteur vit avec la plante qu’il cultive ; il la suit dans une alternative incessante de joie et de chagrin, d’espérance et de découragement, à travers toutes les périodes de sa transformation. Il la voit tour à tour germer, fleurir, fructifier, et s’identifie en elle au point de sentir à l’avance les moindres caprices de l’atmosphère. Les révolutions de la nature, au printemps, au solstice d’été, à l’automne, amènent pour lui régulièrement des fêtes annuelles, qu’il n’a garde de négliger, et dont plus d’une trouverait au besoin sa loi originelle dans les mystères du vieux panthéisme germanique, comme par exemple la célébration de ces feux de joie qu’on saute de si bon cœur à la Saint-Jean. Le symbolisme allemand, pour chômer les fêtes du printemps et du renouveau, a imaginé de représenter l’hiver sous la figure d’un homme de paille qu’on brûle, et que l’été chasse de la ville et du village. Dans le Palatinat, les enfans ameutés autour du brasier, comme du reste c’est encore la coutume chez nous, chantent à tue-tête en menant leur ronde :
L’hiver apparaît aussi quelquefois sous la figure de la Mort, image renouvelée du paganisme, et qu’on rencontre dans le lied suivant :
La Mort partout balaie
Les blés mûrs et l’ivraie
Et laboure les champs.
L’été, pendant ce temps,
Dort au fond des retraites
Et rêve de fleurettes,
De mai, de violettes,
Et d’amours au printemps !
La poésie accompagne tous les travaux en harmonie avec l’agriculture. Il y a des lieds pour les semailles, pour les préparations qu’on fait subir au lin, pour la quenouille et le rouet, pour les herbes qu’on fane ; il y en a surtout pour les moissons. Chaque genre de travail revendique sa poésie qui lui est propre, chaque anniversaire éveille une pensée nouvelle, un rhythme caractéristique, et l’idylle, sur son terrain, au milieu de cette activité féconde, l’idylle épanouit ses mille fleurs naïves, que tous respirent en plein vent. Puis viennent les galas somptueux, le tir, les danses du dimanche sous le tilleul de la paroisse, toutes ces récréations heureuses qui sont, après les solennités d’un mariage ou d’un baptême, les plus vives réjouissances de ces honnêtes paysans de l’Allemagne. Cette inquiétude qui se porte au dehors chez le chasseur et le pêcheur, qui travaille même le pauvre pâtre au milieu de ses troupeaux, cette inquiétude n’existe pas chez l’agriculteur ; elle a disparu dans le cercle incessamment varié d’une activité paisible, tellement qu’il peut à ses heures, et cela sans péril pour sa tranquillité, prendre, s’il lui plaît, sur son dos les filets ou la carabine, et se faire un délassement de ce qui, pour les autres, est une fièvre sans répit. Comme le pâtre, il élève aussi les animaux, mais dans un but moins immédiat, presque religieux, non pour leur chair ou leur toison, mais pour leur travail, qu’il règle et qu’il utilise.
N’oublions pas le vigneron et son industrie, poétique entre toutes. Le vigneron n’a rien de la pitié du laboureur, de ses mœurs graves et régulières. Son humeur vive et pétulante participe de la nature de la plante qu’il cultive. La grappe vermeille d’où jaillit l’écumante boisson qui nous procure l’ivresse, trouve en lui son digne personnage, tout comme l’épi doré où mûrit le froment a son représentant dans cet homme calme et robuste occupé à sa charrue. Le vigneron a du sang de faune et de satyre dans les veines. C’est qu’aussi jamais opulente récolte ne donna aux paysans du nord de l’Allemagne les émotions chaudes et palpitantes d’une belle vendange sur les bords du Rhin. Là des pampres touffus ombragent les collines, là des chœurs de jeunes gens et de sveltes jeunes filles courent par les sentiers, la coupe de Bacchus à la main, comme aux jours antiques. Tout n’est que bruit, rumeur, ivresse et confusion. Les hommes boivent, les filles vont et viennent, en attendant la nuit pour les feux d’artifice. Alors des bouquets de lumière s’épanouissent dans l’air et s’effeuillent sous la transparence des eaux, les guitares s’accordent, les poitrines débordent, les lèvres frémissent ; il faut chanter. Disons en passant que la plupart de ces lieds, issus du sentiment des vendanges, rappellent cette préoccupation biblique dont nous avons déjà parlé souvent ; il en est un peu du mysticisme au moyen-âge comme de la vérité, vous le retrouvez jusque dans le vin :
Un jour la vigne adorée
Descendit du coteau divin
Dans le sein
D’une vierge pure et sacrée,
Qui devant tous, sous le ciel,
Porta la graine féconde
Jusqu’au saint jour de Noël,
Où le vin fut mis au monde,
Notre maître universel !
Il y a bien encore l’artisan voué à la culture des arbres à fruit, le jardinier, dans lequel se révèle sous sa forme la plus complète la manipulation immédiate du monde végétal ; mais ici l’activité se perd en de si menus détails, tant de connaissances deviennent nécessaires, l’individu se passe si facilement de l’impulsion des masses, que le lied disparaît pour faire place à la réflexion.
Voici maintenant, pour clore la série, l’homme de la montagne, le mineur ; entre le vigneron et lui cependant nommons le charbonnier, nature âpre et démoniaque, marquée à la sombre empreinte du feu. Le mineur conserve en lui quelque chose de l’être mystérieux du chasseur. Les mêmes raisons qui font du laboureur un père de famille honnête, simple, religieux, du vigneron un satyre lascif, du jardinier liant ses fleurs sur le pied, balayant les chenilles, émondant les arbres à sa fantaisie, un artisan sobre et réfléchi, les mêmes raisons font de l’homme des mines un personnage tout mystique. Le personnage dont nous parlons vit d’indépendance, de conquêtes et de liberté. Là où la tâche si rude à laquelle il se livre est forcée, où l’exploitation des mines est une servitude, le mineur manque. Ni l’antiquité, ni l’Amérique espagnole, ne connaissent ce type singulier. Le mineur est une création du Nord, une création de la liberté, sans laquelle la nature ne saurait s’animer et vivre. La nature ne parle qu’à l’homme libre : lui seul comprend ses langues mystérieuses, lui seul saisit le sens divin sous l’enveloppe extérieure, et si des esprits inconnus résident au sein des profondeurs souterraines, si l’or et les diamans ont leurs gnomes, ce n’est ni à l’esclave courbé sous le fouet du proconsul romain, ni au misérable Indien attaché là par la cupidité farouche d’un aventurier espagnol, que ces forces élémentaires se révèlent, mais à l’ouvrier robuste, au compagnon hardi qui, poussé par ses libres instincts, aborde les ténèbres de son propre gré et poursuit, à travers les dangers et la misère, sa vie de labeurs et de sacrifices. Les lieds de mineurs, toute cette longue série de fables et de légendes qui se rattachent en Allemagne à chaque montagne, ne doivent qu’à cette liberté leur existence merveilleuse. La magie, ici, se mêle à la religion ; la contemplation de la nature, une fois lancée à travers ces mondes nocturnes du granit, ne s’arrête plus et va jusqu’aux enchantemens, de telle façon qu’il en résulte le plus bizarre amalgame de christianisme et de sorcellerie, la plus amusante mythologie, composée du reste comme toutes les mythologies, d’élémens excentriques, hétérogènes, que l’imagination populaire assemble et groupe autour du foyer de la tradition. L’homme de la montagne accomplit une œuvre mystérieuse et va parcourant les profondeurs de la terre à la recherche des pierres fines et des métaux ; la Providence le guide, il l’invoque et croit en elle comme le laboureur, et, comme celui-ci, ne manque pas, dans ses chants, de faire de sa besogne le symbole de l’histoire universelle du cœur humain. L’ame pleine de confiance en Dieu, il abandonne la tiède surface de la terre, tourne le dos à la lumière du soleil, à la vie organique, et descend loin du sol que le jour éclaire, loin du théâtre social, se bâtir un monde à lui, un monde singulier, tout peuplé d’incantations et de prodiges. Là rôdent incessamment des chiens noirs monstrueux, gardiens de trésors enfouis ; là des baguettes enchantées, roseaux merveilleux où se déroulent des couleuvres à l’œil de diamant, ondulent au vent des solitudes ; là trônent les rois des métaux au milieu de nains difformes et de kobolds haineux et malfaisans : inventions fabuleuses où les dogmes de l’église, ainsi que nous le remarquions plus haut, interviennent toujours de la plus étrange manière.
Le mineur est d’ordinaire un enfant de la Bohême qu’une irrésistible vocation entraîne vers les secrets de la nature ; une curiosité sans bornes, la fièvre dévorante de connaître, le prend au sortir du berceau et ne lui laisse plus de trêve. Il veut savoir quelles richesses contiennent les montagnes de granit dans leurs entrailles, où filtrent les gouttes de cristal dont les sources vives s’alimentent, où dorment les masses d’or et d’argent, où flamboient les pierres précieuses dont le regard fascine les hommes. Le dimanche, après l’office, il s’attarde à plaisir devant l’autel et demande aux vases sacrés des nouvelles de leur origine. Souvent on lui a dit que ces trésors venaient de lointains climats, et toujours il s’étonne que nos contrées n’en produisent point de semblables. Les questions qu’il s’adresse lui-même là-dessus ne tarissent pas. Les montagnes seraient-elles donc si vastes et si profondes ? La nature en eût-elle si puissamment défendu l’entrée au dehors, si des richesses innombrables ne s’amoncelaient au dedans ? et lui-même, dans ses excursions solitaires à travers les rochers, n’a-t-il pas trouvé maintes fois des pierres transparentes et jaspées, échantillons vulgaires d’autres joyaux plus précieux ? Les montagnes n’ont pas une fente qu’il ne visite ; il grimpe dans les crevasses, pénètre dans les grottes, et ne se sent pas d’aise aussi souvent qu’il lui arrive de se trouver seul, égaré, perdu dans quelque immensité souterraine au milieu des cascades qui murmurent et les girandoles de stalactites. Un beau jour cependant, il rencontre un étranger qui l’invite à prendre l’état de mineur, et lui donne par là le secret d’apaiser la curiosité qui le dévore. Les montagnes ne manquent pas en Bohême ; il descend le cours du fleuve, et se trouve bientôt en présence d’une mine qu’on exploite, d’une de ces vastes fourmilières où des hommes armés de lampes sourdes pullulent comme des insectes lumineux. Le camarade annonce au maître mineur le projet qu’il a de s’enrôler dans la confrérie ; on l’accueille avec joie, on l’équipe, et le voilà vêtu de la casaque grise, muni d’une lanterne, qui se laisse glisser dans le gouffre ; non sans avoir d’avance prié Dieu de le préserver des assauts et des maléfices des esprits souterrains. Il traverse des sentiers nombreux, d’inextricables labyrinthes, interrogeant toujours son guide qui ne se lasse pas de répondre à ses questions. Plus il s’éloigne du sol des vivans, plus il s’avance dans la profondeur et les ténèbres, plus son contentement augmente ; il entend sourdre l’eau dont le murmure se mêle au bruit monotone et lointain de ses frères qui travaillent. Il touche au comble de ses vœux ; satisfaction étrange d’un besoin instinctif, joie unique puisée en des élémens sympathiques à notre propre nature, en des travaux pour lesquels nous sommes nés, vers lesquels nous nous sentons portés d’enfance ; volupté bizarre qu’on ne saurait expliquer ni décrire !
À force d’épreuves et de travaux, l’ouvrier mineur se distingue, et peu à peu gagne la bienveillance du maître, qui lui ouvre la porte de sa maison. Là respire une douce enfant de quinze ans, pleine de grace et d’innocence, une de ces blondes filles d’Allemagne, au front pur, à l’œil bleu comme le ciel, au regard transparent. Les deux jeunes gens s’accoutument l’un à l’autre : on se voit tous les jours, on cause, on rit ensemble ; enfin, un soir, au puits, leurs mains se rencontrent, et les paroles de tendresse coulent d’elles-mêmes ; on convient alors de tout dire au vieillard, qui reçoit l’aveu d’un air de mansuétude, et promet d’unir sa fille à l’ouvrier mineur, dès que celui-ci aura conquis ses titres et ses grades dans la carrière. Le jour ne se fait pas attendre. Bientôt le jeune apprenti découvre une riche veine dans la mine, et reçoit du grand-duc de Bohême, en récompense, une chaîne d’or, accompagnée du diplôme qui lui assure la survivance du vieillard dans les fonctions de maître des mines de l’état. Le père, de son côté, tient sa parole ; on célèbre la fête en plein air, et les bénédictions de toute la confrérie conduisent les deux époux jusqu’au seuil de la chambrette nuptiale.
Le constant voisinage du danger inspire au mineur comme au pilote le respect des choses saintes, le culte de la Providence. Rien n’élève le cœur humain comme l’abîme. Né pauvre, le mineur s’en retourne comme il est venu ; il lui suffit de savoir où gisent les puissances métalliques, et d’aider à les extraire de leurs sombres cavernes. Insensible à l’éclat qui fascine le monde, il se réjouit plus de leurs formes bizarres, du merveilleux dont s’entoure leur origine, que de leur possession si convoitée. Une fois transformés par la flamme ou le marteau, l’or et l’argent cessent de l’attirer, et ces trésors, qu’il arrache aux entrailles de la terre au prix de sa sueur et de sa vie, ne sont plus à ses yeux que des marchandises dont il dédaigne de suivre le cours.
Ni les passions de la vie ni le tumulte du monde n’affectent son ame, que le désir de connaître occupe seul. Par momens, le souvenir de sa famille et de ses amis lui revient comme pour lui rappeler son origine, et que d’impérissables liens le rattachent à cette humanité qui s’agite au soleil ; là s’arrêtent ses distractions, car l’élan intérieur qui l’entraîne ne permet pas qu’il s’oublie en d’inutiles pensées. Il a affaire à une terrible puissance, à des forces âpres et mystérieuses, dont son travail incessant, une vigilance de toutes les heures, peuvent seuls venir à bout. Mais aussi quelle fleur précieuse s’épanouit pour lui au fond de ses thébaïdes souterraines ! l’amour religieux, l’amour divin, une foi sincère et cordiale en cette Providence dont la sollicitude s’étend sur ses jours, et qu’il adore dans ce crucifix de bois où ses yeux baignés de larmes se reposent si souvent aux lueurs de la lampe ! Et puis ne voit-il pas dans son art le symbole de l’existence ! Ici la veine est ouverte et facile, mais pauvre ; plus loin le roc la presse en quelque gorge étroite, en quelque fente de chétive apparence, et là justement abondent les trésors. Chemin faisant, elle rencontre d’autres veines moins nobles, s’égare au milieu d’elles, et va s’appauvrissant jusqu’à ce qu’un filon fraternel s’associe à son cours et rehausse à l’instant sa valeur. Souvent elle se brise en mille branches ; mais le mineur patient poursuit son but sans se laisser distraire, et découvre, en récompense de son zèle, toute une étendue de bon rapport. Une branche trompeuse le détourne-t-elle du vrai sentier, il reconnaît sa faute, et coupe hardiment en travers jusqu’à ce qu’il retrouve la veine légitime et féconde. L’homme des mines étudie ainsi la destinée, se familiarise avec tous ses caprices, et demeure à la fois convaincu que le travail et la persévérance sont les seuls moyens infaillibles pour se la soumettre et conquérir les trésors qu’elle défend avec obstination. Comme on pense, les mineurs ne manquent pas de refrains joyeux, de vives et charmantes poésies, de romans colorés et pittoresques. Leur vocation elle-même les porte à chanter, et la musique est la compagne bienvenue de leurs travaux. Tel lied qu’on entonne gaiement vaut un coup de bon vin pour la joie et la santé qui vous en reviennent au cœur. La musique est la prière des gens qui travaillent au sein de l’abîme. Elle leur rappelle leurs souvenirs d’en haut, leurs espérances les plus douces, tout, jusqu’à leurs amours, jusqu’à leurs illusions, car elle éclaire leur solitude souterraine avec le rayon le plus pur du soleil de la patrie.
Celui-là règne sur la terre
Qui mesure sa profondeur,
Qui dans son gouffre solitaire
Oublie amour, joie et douleur ;
Qui connaît l’âpre architecture
De ses membres faits de granit,
Qui, sans relâche, s’aventure
Dans son atelier infini.
Il lui consacre sa pensée,
Il lui donne la foi du cœur ;
Comme au sein de sa fiancée,
Il puise en elle son ardeur.
D’une amour profonde et nouvelle
Chaque matin il la poursuit,
Ne s’épargne ni soin ni zèle,
Et ne prend sommeil ni répit.
Elle est là, vivante et profonde,
Prête à lui révéler le sens
Des révolutions du monde
Et de ses mystère puissans.
Il baigne ses tempes sereines
Dans l’air du temps évanoui ;
Au sein des grottes souterraines
Une étoile brille pour lui.
L’eau fécondante et salutaire
Suit la trace au plus haut des monts,
Et les châteaux-forts de la terre
Lui livrent leur trésors profonds.
Au palais de son roi qui l’aime
Il mène l’or comme un torrent ;
Il couronne le diadème
De l’étoile du diamant.
Et lorsqu’il tend sa main pesante
Des trésors de la vanité,
De peu de bien il se contente,
Car il chérit sa pauvreté.
Qu’on cherche l’or et qu’on le gagne
Au prix de cent crimes divers,
Il reste, lui, sur sa montagne,
Maître joyeux de l’univers.
Et pour ceux qui aiment l’allégorie nous citerons encore cette pièce de même origine que la précédente :
Je connais une citadelle ;
Un roi muet y tient sa cour
Dans une pompe solennelle
Et jamais ne monte à la tour.
Une garde invisible épie
Autour de ses riches salons,
Et la cascade tombe en pluie,
Du haut des étranges plafonds.
Ce qu’au sein de chaque planète
L’œil bleu de la cascade a vu,
Son murmure le lui répète
Sans être jamais suspendu.
Dans l’onde vive et salutaire
Il baigne ses membres sacrés,
Et dans le sang clair de sa mère
Ses rayons brillent épurés.
Jadis une vague marine
A déposé là ce castel,
Il tient ferme sur sa racine,
Pour empêcher la fuite au ciel.
Dans la cité profonde et noire
Un pacte unit tous les sujets ;
Comme un étendard de victoire,
Le nuage flotte aux sommets.
Une immense foule se pousse
Vers le seuil du donjon fermé ;
Chacun d’une voix tendre et douce
Appelle le roi bien-aimé.
Tous par lui se sentent revivre,
Il les captive et les confond,
Et dans l’ardeur qui les enivre
Ils ne savent plus ce qu’ils font.
Quelques-uns pourtant dans le nombre
Craignent ses dons comme un fléau,
Et travaillent au sein de l’ombre
À miner l’antique château.
Le travail lève le mystère
Et rompt seul son banc redouté ;
La roche se creuse et s’éclaire
Du soleil de la liberté.
Il n’est abîme ni muraille
Que l’homme ne puisse forcer ;
Qui du bras et du cœur travaille,
Poursuit le roi sans y penser ;
Il l’arrache enfin à son trône,
Il ameute esprits contre esprits,
Il apprend au flot qui bouillonne
À jaillir vers les cieux conquis.
Ces lieds sont de Novalis, et nous les citons de préférence, attendu qu’ils traduisent la pensée et le sentiment qui animent à ce sujet les XVe et XVIe siècles, et témoignent de ce penchant rétrospectif qui porte le lyrisme moderne, en Allemagne, à remonter les courans pour aller se retremper à la véritable source. Goethe donne ici l’impulsion, le mouvement, le rhythme, pareil au chef d’orchestre soulevant d’un signe de sa main toutes les masses instrumentales, et les autres génies, moins doués sans doute, moins puissans, moins universels, mais plus spéciaux à coup sûr, plus sympathiques, se contentent de prendre un motif à leur choix, qu’ils s’en vont retourner au soleil. Nous verrons le fantastique Bürger et le bourgeois Wilhelm Müller s’adjuger la partie du cor de chasse dans la symphonie ; en attendant, voici Novalis qui s’empare de l’homme des mines, dont il arrange et compose le poème, toujours à l’aide de la tradition où chacun puise selon ses goûts et sa mesure. Le personnage du mineur, type austère, religieux, profond, convenait admirablement à Novalis. Cette ame généreuse où l’idée de Dieu fermente et bout, cette ame ivre de naturalisme, devait s’éprendre d’une prédilection singulière pour la poésie des mines. Comment ce monde merveilleux et bizarre, avec ses cavernes d’or et de pierreries, ses labyrinthes inexplorés, ses gaz mystérieux, ses stalactites et ses superstitions, n’aurait-il point tenté une imagination si passionnée de mysticisme, et qui se plaît incessamment à combiner ensemble la poésie et la philosophie de la nature ? Du reste, tel est le mouvement unanime, spontané dont nous parlons, que toutes les idées du XVIe siècle renaissent dans leur forme et comme d’elles-mêmes. On dirait une riche prairie qu’une mare (la mare du temps) a réduite deux siècles en jachère, et qui retrouve un beau matin, sous quelque vif rayon du soleil, toute sa splendide végétation. L’identité éclate à un tel point, qu’on ne saurait la révoquer en doute. Le procédé même que nous employons de mettre vis-à-vis l’une de l’autre l’idée en germe et l’idée complémentaire venue à deux siècles de distance, cette manière de poésie comparée, suffirait pour constater le fait impérieusement. Si le lecteur l’a remarqué, nous avons presque toujours cité le XVIe siècle par le XVIIIe. Il y a des âges qui sont pour d’autres âges écoulés ce que le miroir des lacs est pour le firmament : toutes les étoiles s’y reflètent, et notre dilettantisme sceptique s’en va contempler doucement et sans fatigue les gloires tumultueuses du passé dans les calmes transparences du présent.
Si, en général, la poésie allemande revendique comme un privilège national la liberté de la forme dans l’acception la plus vaste du mot, le lyrisme, poésie indépendante de sa nature, poésie de la douleur et de la joie, poésie du sentiment, qui se passe à merveille du monde extérieur, et trouve tous ses élémens dans la seule poitrine d’où il s’échappe, le lyrisme ne manquera pas d’user du privilége librement et sans restriction. Nulle poésie, plus que la poésie lyrique, ne répugne au despotisme de la forme, à ce moule arbitraire, ode ou sonnet, qu’un certain goût national lui impose sans trop savoir pourquoi. Le sentiment, une fois captif en de pareils liens, se tord en réflexions monotones ou se gonfle tout à coup et s’enfle jusqu’à l’emphase déclamatoire. Peut-être le sonnet et la canzone, ces formes éternellement reproduites, ces moules glorieux, mais inhabiles à répondre à toutes les exigences de la poésie, ont-ils nui plus qu’on ne pense au lyrisme italien, en empêchant toute expérience nouvelle, tout développement ultérieur, et, s’il nous est permis de parler ainsi, les modulations qu’on était en droit d’attendre d’une langue essentiellement musicale. En ce sens les grands réformateurs littéraires, Dante et Pétrarque, auraient eu sur la poésie lyrique de leur pays une influence dont on pourrait, ce nous semble, contester les bienfaits. Cette forme étroite et serrée qu’ils tournaient si admirablement, cette forme laborieuse, quoi qu’on dise, qui rappelle assez le contre-point dans la poésie, trop savante et trop ingénieuse peut-être pour les choses du sentiment, une fois consacrée par leur génie, est devenu le mode unique, invariable, éternel, un mode d’où l’Italie n’a jamais pu sortir. Lorsque Chiabrera tenta d’introduire l’ode et le lied sur la terre du sonnet et de la canzone, il était déjà trop tard : la langue avait pris son pli. Étudiez, au contraire, le lyrisme allemand chez un grand artiste, chez Goethe par exemple, et vous serez frappé de voir l’unité subjective toucher, dans sa libre explosion, à toutes les formes, à tous les modes, à tous les rhythmes de la poésie. En Allemagne, ainsi que nous l’avons reconnu, la poésie lyrique atteint, dès sa première période, à son plus haut degré d’efflorescence. Principe élémentaire de toute poésie, le sentiment précède la description, la nouvelle, le drame ; vous le retrouvez au fond des plus simples émanations mélodieuses dont il est comme l’esprit vivifiant : caractère propre, du reste, à la poésie romantique, qui recherche par nature les mélanges et la fusion, tout au rebours de la poésie antique, fermement attachée au dogme des classifications, et, sur le chapitre des genres, inexorable. Comment nier l’intervention du lyrisme dans le théâtre de Calderon et de Shakespeare ? Que serait le Songe d’une nuit d’été, que serait la Tempête sans cet arc-en-ciel merveilleux que la fantaisie la plus douce et la plus vaporeuse y déploie ? Toute œuvre poétique moderne renferme en elle plus ou moins de lyrisme inhérent à sa substance et perdu dans le torrent ou, pour mieux dire, dans l’harmonie de sa circulation. Le lyrisme représente assez en poésie ce qu’est en musique la note mélodieuse, le motif : il en faut avoir un grain. Que de figures la comédie et le roman n’empruntent-ils pas au lyrisme tous les jours ? Ariel dans la Tempête, Mercutio dans Roméo et Juliette, Mignon dans Wilhelm Meister, ne voilà-t-il pas de ravissantes mélodies bien dignes d’un Mozart ou d’un Weber ? La ballade, et la romance irlandaise, écossaise, allemande, telle que l’imagination des peuples du Nord l’a créée et que les poètes nationaux l’ont écrite, est lied, non seulement en vertu de sa forme lyrique, mais à cause du sentiment qui, par une force de sympathie émouvante et profonde, attire l’épopée, du sein des siècles révolus, dans le centre même, dans la sphère immédiate de notre activité. Jean-Paul a bien raison lorsqu’il dit que « l’épopée représente l’évènement se dégageant du passé ; le drame, l’action s’épanouissant pour et vers l’avenir ; la lyre, le sentiment enfermé dans le présent. » De la sorte, le lied transforme par le sentiment tout sujet qu’il embrasse ; peu importe que ce sujet soit épique ou dramatique, qu’il appartienne au passé ou à l’avenir : car, si le lied peut enfermer le passé dans le présent, par l’effet d’une sympathie ultérieure que j’appellerais volontiers ressentiment, il peut tout aussi bien y faire entrer l’avenir par le pressentiment, l’attente. Puisque nous avons parlé de ballades et de romances, il convient que nous citions ici quelques pièces où le lyrisme se marie à la narration, et qu’il faut ranger dans un ordre à part, dans la catégorie des lieds dramatiques, des lieds épiques : le Lied du Comte captif et le Roi des aulnes de Goethe, par exemple, et dans Uhland, la Fille de l’orfèvre, le Jeune roi et la bergère, les Trois jeunes filles, et surtout les deux pièces que nous allons essayer de traduire.
« Il me faut aller au combat, ma fille, et je pressens une étoile funeste ; ainsi fabrique-moi, ô vierge ! de ta blanche main, quelque vêtement qui me préserve.
« — Eh quoi, mon père ! une armure de bataille de la faible main d’une jeune fille ? Je n’ai jamais battu le rude acier, je rêve et file dans l’atelier des femmes.
« — Oui, file, mon enfant, durant la nuit sacrée, voue ton lin aux puissances de l’enfer, et tisse-m’en une tunique longue et flottante qui me préserve dans la sanglante mêlée.
« Durant la nuit sacrée, au clair de la pleine lune, file la jeune fille dans la salle, toute seule. — Au nom de l’enfer ! — dit-elle tout bas. Le fuseau tourne en flamboyant.
« Ensuite elle va s’asseoir au métier et lance la navette d’une main tremblante. Le métier gronde et siffle, et va par bonds fougueux comme si des esprits poussaient à l’œuvre.
« Cependant l’armée chevauche à la bataille ; ce jour-là, monseigneur porte un costume étrange, sillonné de signes et d’hiéroglyphes effrayans, une ample et flottante robe blanche.
« L’ennemi l’évite comme un spectre ; quel homme l’oserait braver, l’oserait attaquer de front, lui sur qui le plus rude glaive se brise, sur qui les traits glissent émoussés ?
« Un jeune homme pourtant l’aborde hardiment : — Arrête, meurtrier, arrête ! tu ne m’épouvantes point. Ne compte plus pour te sauver sur ton art infernal ; ton œuvre est morte, et ton enchantement, fumée.
« Ils fondent l’un sur l’autre et vaillamment ; la tunique du prince dégoutte de sang. Ils se pourfendent à l’envi dans la poussière, et chacun maudit la main de l’autre.
« La fille descend dans la campagne : — Où donc gît le héros ducal ? Elle les trouve blessés à mort tous deux, et pousse un cri de désespoir.
« — Es-tu bien mon enfant, indigne jeune fille ? Comment as-tu filé ce faux vêtement ? n’as-tu point invoqué l’enfer ? ta main n’était-elle pas virginale ?
« — J’ai bien invoqué l’enfer, mais ma main n’était pas virginale ; celui qui t’a frappé ne m’est pas étranger, et j’ai filé ainsi, malheureuse, ton linceul. »
La pièce qui suit, sans sortir de cette catégorie dont nous parlons rappelle plus particulièrement la veine lyrique de Uhland.
« Un chevalier, par la plaine, allait un beau matin ; il pensait, en son inquiétude, à la plus belle des femmes.
« Mon cher petit anneau d’or, dis-moi franchement, ô gage de ma bien-aimée, ce qu’il en est de sa foi.
« Et, comme il va pour le consulter, l’anneau lui échappe du doigt ; il saute le petit anneau, et roule parmi l’herbe de la prairie.
« Lui veut d’une main rapide le saisir dans le champ, mais les fleurs d’or l’éblouissent, les fleurs et les gazons humides de rosée.
« Un faucon avise en ce moment la bague du haut d’un tilleul où il perche ; il plonge avec grand bruit du sommet de l’arbre et la saisit dans l’herbe.
« Puis, d’une aile puissante, il s’élève dans l’air ; là ses frères veulent lui ravir son butin d’or.
« Mais nul d’entre eux ne réussit à le garder ; le petit anneau d’or tombe des hauteurs de l’air ; le chevalier le voit tomber dans un lac profond.
« Les poissons montent lentement pour happer le petit bijou ; mais le petit anneau tombe au fond, jusqu’à ce qu’il disparaisse aux regards.
« Ô petit anneau ! dans la prairie te saisissent le gazon et les fleurs ; ô petit anneau ! dans les airs te promènent les oiseaux.
« Ô petit anneau ! dans l’abîme des ondes, les poissons te happent librement, mon petit anneau ; c’est bon signe, signe de la foi de ma maîtresse. »
Les morceaux de choix abondent en ce genre, et nous pourrions puiser à l’infini, dans Justin Kerner surtout, le chef avec Uhland de l’école souabe moderne, et dont le nom et les œuvres occuperaient sans doute une place importante dans ce travail, si nous ne nous réservions à l’étudier à part, ainsi que d’autres figures pleines de grace et d’intérêt de l’Allemagne contemporaine.
On trouve en outre des ballades et des lieds où les rhythmes les plus divers se rencontrent, et qui forment une sorte de romans lyriques, ou, si l’on aime mieux, de petits drames du genre de la Belle Meunière, de Wilhelm Müller, dont nous avons produit plus haut certains fragmens. Ces œuvres, mosaïques de précieuses et de savantes incrustations, se brisent d’ordinaire en compartimens variés. Chaque strophe est un lied qui, tout en se mêlant à l’ensemble, garde sa vie individuelle, sa physionomie originale, et peut à merveille se détacher du reste et se chanter à part. Avec la Belle Meunière, je citerai encore, parmi les plus aimables de ces compositions qui se fractionnent à volonté, où le détail même a son ensemble et peut s’extraire, le gracieux poème d’Esther et Johann du même auteur. Les amours du poète avec une juive font le sujet de cette mélodieuse inspiration, de ces vers à lire au printemps, s’il faut en croire Wilhelm Müller[6], et qui commencent par célébrer les joies de Noël.
« Je vois briller à travers les fenêtres la verdure et l’or et la lueur des cierges ; j’entends à travers les volets retentir en cris de fête les voix limpides des enfans.
« Les trompettes éclatantes entonnent du haut des tours du sanctuaire un hosannah pour celui qui donna au monde son jeune enfant !
« Mon cœur, mon cœur, d’où te vient cette joie ? Mon cœur, mon cœur, n’es-tu pas seul ? Notre encens et nos vœux, à qui les offrir ?
« J’en sais une à qui je veux du bien ; sa porte reste ouverte pour moi, et sa chambrette me connaît.
« Mais dans sa maison silencieuse, nul clair flambeau de réjouissance ne brûle ; et, vêtute de sa robe noire de tous les jours, elle est assise là, sans prendre part à la fête.
« Hélas ! pour elle il n’est pas né celui qui, dans cette nuit bienheureuse, vint nous apporter, à nous, la joie et la paix et le contentement.
« Son amour, ses douleurs, ne pénètrent point en elle, et sur son ame tendre pèse une loi de granit. »
« Amour qui souffris sur la croix, amour qui domptas la mort par pitié pour les enfans des hommes, compte, dans cette nuit bienheureuse qui t’apporta jadis à nous, compte les ames qui te manquent.
« Amour qui envoyas l’étoile au pays lointain d’Orient pour inviter les rois, qui, par la voix du précurseur, fus annoncé aux pauvres bergers es-tu donc devenu muet ?
« Une douce bergère repose encore en un sommeil aveugle, et rêve d’arbres verts. Un ange ne chantera-t-il pas à sa fenêtre : — Esther, ouvre-moi, le Sauveur est né ? »
Et si la jeune fille tarde à se convertir, c’est encore d’une fleur (la passiflore où la légende a vu se perpétuer les instrumens du Golgotha) que le poète invoque l’intercession. Toutes les fleurs ont un sens au jardin d’Allemagne. Il y en a pour les espérances, les souvenirs et les regrets ; l’une dit : aimez-moi ; l’autre, ne m’oubliez pas ; vous en trouvez même de mystiques.
Plante bénie et trois fois sainte,
Rose mystique, étoile en fleur,
Qui portes la divine empreinte
Du martyre du Rédempteur ;
Je te vois fraîche, épanouie,
À sa croisée, à tout moment.
Veux-tu donc consumer ta vie
En éclat frivole et changeant ?
Ne sens-tu pas, lys adorable,
Le germe profond et divin
D’une nature impérissable
Que le Sauveur mit dans ton sein,
Lorsqu’au frais jardin de la terre
Il te laissa parmi nos fleurs,
Sainte image de ses douleurs,
Symbole de sa mort amère,
Où se puissent tourner nos cœurs
Dans la joie et dans la misère ?
Chaste lys d’amour et de foi,
Quand elle rêve à sa fenêtre,
Ne lui souffles-tu rien, dis-moi,
Des douleurs de ton divin maître,
De l’éponge, des clous sanglans,
De cette couronne fatale ? —
Esther dort, et par intervalle
Des rêves heureux, innocens,
Lèvent la pierre de son ame.
Guette bien cette occasion
Pour lancer, étoile de flamme
En elle ton plus pur rayon.
Et ainsi de chanson en chanson, de lied en lied, on arrive jusqu’au dénouement de cette fraîche et sentimentale poésie, au baptême, qui se laisse pressentir dans une pièce pleine de grace intitulée Marie.
« Je voudrais te saluer du nom de Marie ; mon cœur ne t’a jamais appelée autrement. — Je vois un clair petit ruisseau couler, je vais m’asseoir au bord ; Marie, murmurent ses flots ; Marie sera ton nom. Une blanche colombe vient vers nous à tire d’aile et plane au-dessus de moi dans un rayon de soleil.
« Chère bien-aimée, on ne t’a jamais rien dit des orgues et de la cascade ? Le Jourdain sacré vient en bouillonnant à travers les montagnes et les mers ; entends sa joyeuse fanfare. L’esprit de Dieu déploie ses ailes et s’écrie : « Où donc est ma fille ? Plonge dans ces flots qui t’aiment, et que Marie soit ton nom. »
La poésie didactique et descriptive, qui ne sait trop de son propre fonds à laquelle des deux formes simples se rattacher, s’inspire par momens, elle aussi, du lyrisme, et réchauffe à ce foyer sa nature froide et languissante. L’élément lyrique anime la poésie pittoresque, donne la vie à l’allégorie, au symbole. Voyez les Paramythies et les Paraboles de Herder ; il n’y a pas jusqu’à l’épigramme, cette vipère de la poésie, qui ne soit capable, ainsi que Logau l’a démontré, de s’attendrir, même à l’instant qu’elle pique.
Cependant, si nous avons étendu le royaume du lied, l’empire de la poésie lyrique, au-delà des bornes que les systèmes ordinaires lui prescrivent, il importe que nous observions qu’elle aussi, dans son indépendance presque illimitée, a sa forme qui lui est propre, sa forme une et identique en ses variétés sans nombre. Lorsque Schiller, dans son lied intitulé le Gant (der Handschuh), donne à une nouvelle la forme lyrique de l’ode ; lorsqu’en d’autres ballades il amalgame l’élément épique et le style déclamatoire de telle sorte, que trois genres de poésie ont l’air d’en venir aux mains et de se disputer le même poème, un semblable lyrisme porte en lui quelque chose d’incohérent et de bâtard qui le condamne d’avance et le fait échouer en dépit du poétique appareil qu’il évoque. Schiller obéit à je ne sais quelle effervescence instinctive qui ne manque pas de l’entraîner souvent jusqu’aux régions de l’emphase. Dans le délire du moment, toute objectivité disparaît à ses yeux : de là un dithyrambe continuel, une déclamation chaleureuse, éblouissante, mais vide et monotone, substituée à la forme, à l’art ; de là des apparitions flottantes, des ames et des sentimens au lieu de personnages et d’action, ames qui souvent n’en sont qu’une, et vous savez laquelle, variant ses habits et son air. Les bornes du lyrisme, si loin qu’on puisse les étendre, ne lui suffisent pas, il les dépasse, introduit dans son œuvre l’épopée, l’ode, le drame, le dithyrambe, les élémens les plus divers, non à doses égales pour qu’ils se tempèrent l’un par l’autre, mais entiers pour qu’ils se combattent, non comme des contraires qu’une chimie ingénieuse associe avec art, mais comme autant de forces actives qui s’agitent pêle-mêle et poursuivent leur développement intégral. Le luxe même de ses facultés lyriques s’oppose en Schiller à leur juste emploi ; il manque sa vocation par trop de vocation, par incontinence de lyrisme.
Nous professons un respect inaltérable pour la majesté tout antique, tout ionienne, dont Klopstock revêt son inspiration échevelée ; mais qu’il nous soit permis, en saluant le maître, de passer l’école sous silence. L’école de Klopstock ! Dieu sait quels bardes sublimes elle a produits ! Klopstock est en Allemagne le classique par excellence, l’homme de la renaissance littéraire, s’efforçant d’appliquer à la poésie du romantisme les catégories d’Aristote, et réduisant le lyrisme moderne aux trois uniques formes que l’antiquité consacre : l’ode, l’hymne, le dithyrambe. La réaction systématique de l’auteur de la Messiade, bien que parfaitement contraire à toutes les idées, à toutes les sympathies de l’Allemagne en fait de poésie lyrique, pouvait néanmoins offrir son utilité, en tant que rappelant à une certaine concentration la forme du Nord toujours prête à s’évaporer ; mais il fallait ne point s’en tenir là, et surtout se bien garder de prétendre ériger en réforme une simple question de maîtrise. — Klopstock eut donc son école et ses imitateurs ardens, le lied se fit classique. De cette époque date en Allemagne le règne d’Anacréon. Le lyrisme déserte les sources nationales dont nous avons parlé, ces larges sources vives où la poésie nouvelle devait puiser à pleine coupe, et se perd en toute sorte de platitudes mesquines dignes de nos petits poètes de la régence. Que sont, en effet, ces élucubrations anacréontiques, si vous les comparez au moindre lied de Hagedorn ou de Günther ?… Klopstock lui-même ne comprend rien aux conditions du lyrisme allemand. Il lui manque l’oreille, il lui manque le sens de la mélodie, et je n’en veux pour preuve que l’antipathie insurmontable qu’il nourrissait d’enfance contre la rime ; disons en passant que la rime eut son tour, et se vengea de lui furieusement lorsqu’il voulut plus tard écrire ses chants sacrés.
Mais patience. Le vrai lied allemand ne tarda pas à sonner sa fanfare de résurrection, splendide fanfare dont la note éclatante et légitime eut bientôt étouffé le rhythme languissant et les tristes mélopées des bardes et des anacréontiques. Nous voulons parler de la pléiade de Göttingue, et surtout de Bürger, qui s’en fit l’étoile principale. Bürger rend au lied, abattu dans la fange et rampant terre à terre, ses deux ailes de papillon, ses ailes d’Elfe, qui le portaient autrefois vers le soleil : la rime et la musique. Bürger donne l’élan au retour de l’Allemagne vers les rives de la poésie nationale. Il prêche d’exemple cette croisade magnifique dont un autre que lui sera le héros. Le poète inspiré de Lénore joue le rôle de précurseur dans ce grand mouvement littéraire que le chantre heureux de Faust et de Marguerite viendra consommer. Göttingue prépare Weimar.
Tandis que Bürger éveille dans sa poitrine à l’écho profond, sympathique, puissant, des anciens lieds populaires, et se place comme un centre de résonnance au milieu des traditions de tous les pays du nord, survient Schiller avec son dithyrambe fastueux, ses sentimens bourgeois entonnés sur le mode pindarique, sa prosodie opulente et déclamatoire, et la tentative des poètes de Göttingue en reste là pour le moment. Schiller n’est point un lyrique dans la pure acceptation du mot. Nous avons dit nos raisons à ce sujet, et nous les maintenons. À défaut de ces lieds qui sont des odes, de ses odes qui sont des dithyrambes, de ses dithyrambes qui sont des épopées ou des symphonies avec chœurs, la critique qu’il a publiée des poésies de Bürger démontrerait clairement que l’auteur de Wallenstein, et de Guillaume Tell ne se fait pas une idée du genre. Schiller déclame toujours avec pompe, avec splendeur et majesté, nous l’avouons, mais cela suffit-il ? Et le poète qui déclame peut-il s’excuser à meilleur droit que l’orateur qui chante ? Ce que la muse allemande moderne a de pathos et d’emphase, c’est sans contredit de Schiller qu’elle le tient. Insensible au lied populaire dont Bürger se faisait l’écho, il méconnut aussi le Minnelied, le tendre et mélodieux Minnelied. Ainsi, déshérité par sa faute du double élément de toute poésie lyrique en Allemagne, Schiller dut naviguer au hasard sur l’océan fougueux de sa propre imagination, et se sentir incessamment ballotté entre l’antique et nous, qui, en fait de lyrisme à proposer à l’imitation étrangère, n’avions guère à cette époque que les odes et les cantates de Jean-Baptiste Rousseau. N’importe ; les poésies de Schiller eurent leur temps, on se laissa prendre à ce pathos magnifique, à cette inspiration luxuriante, à cette loyauté chevaleresque ; le fond, un peu contre l’habitude, emporta la forme cette fois. Personne n’imagina que l’auteur de la Cloche et de Friedolinn, en dépit de ses allusions à la France, de ses velléités politiques et de son germanisme effervescent, était un lyrique moins national que Bürger, Hagedorn, Günther, et tous ceux qui se rattachaient par Luther à la vieille Allemagne. Il y eut aussi dans cette adoption générale plus d’une circonstance particulière. L’intérêt qui devait entourer un grand poète tel que Schiller, son air mélancolique et souffrant, son enthousiasme si honnête, si généreux, si vrai, en un mot, l’appareil extérieur ne manqua point de jouer son rôle en cette occasion. La main qui faisait vibrer les cordes de la lyre portait au doigt de si riches diamans, que l’attention en fut éblouie, et, comme une alouette au miroir, vint donner d’elle-même dans le piége. Pour dissiper le charme, il fallut que l’imitation s’en mêlât. Les imitateurs ont cela de bon, qu’avec eux on n’a point à craindre les prestiges : dès qu’une forme défectueuse leur échoit, ils ont bientôt fait de vous en montrer tous les vices ; ce que le génie maintenait à force d’art et d’exécution tombe alors de soi-même et disparaît. C’est justement ce qu’il advint de la forme lyrique de Schiller.
Nous ne prétendons pas dire ici que les défauts dont nous parlons entachent toutes les poésies lyriques de Schiller, et qu’il ne se trouve çà et là dans le nombre plus d’une pièce dégagée de ce ton emphatique et déclamatoire. Quel poète, même en ses égaremens, même en ses plus vaines théories, n’a point fait de pareilles rencontres ? Quel poète n’a eu de ces inspirations où sa nature se révèle ? Il ne s’agit plus alors de théorie et de manière ; l’idée entraîne avec elle la forme, et l’épanouissement s’accomplit selon les lois les plus simples. Il s’en faut de beaucoup que l’œuvre lyrique de Schiller soit dépourvue de mouvemens de ce genre, de motifs aimables et de bon aloi. Il y a des perles de la meilleure eau dans cet océan tumultueux et qui toujours déborde. On citerait au besoin des ballades et des lieds qui, pour le sentiment et la grace, donneraient un démenti complet à tout ce que nous venons d’avancer, si toutefois ces ballades et ces lieds ne constituaient autant d’exceptions dans la manière de l’auteur.
Quand on étudie l’histoire du développement intellectuel en Allemagne depuis le commencement de la réformation jusqu’à la renaissance des lettres, vers le milieu du XVIIIe siècle, on ne peut s’empêcher d’être frappé de l’instinct réactionnaire qui fermente au cœur de cette dernière période, et l’entraîne, par-dessus deux siècles d’avortemens qu’elle saute à pieds joints, vers un passé organique et fécond dont elle entreprend comme la reproduction immédiate. Les principes proclamés à cette époque au nom de la littérature nationale touchent de plus près au XVIe qu’au XVIIe siècle, et, dédaignant toute espèce de filiation avec les doctrines ayant cours naguère, se rattachent d’un commun élan aux écoles de Nuremberg et de Wittemberg[7]. Loin de continuer Opitz ou Lauernstein, Goethe renoue à Luther sa filiation intellectuelle et va perpétuant le passé, qu’il adopte selon ce que lui dictent ses vues profondes sur le présent, ce que lui dicte sa propre imagination fécondée aux sources étrangères. Aujourd’hui la question paraît toute simple. Il s’agissait non de restaurer le XVIe siècle en son ensemble, mais de retremper dans son esprit la forme qu’on avait sous la main. C’est un des plus beaux titres de Goethe d’avoir senti le premier de tous la parenté qui existait entre ces deux périodes si sympathiques l’une à l’autre, et d’avoir poussé de toutes ses forces à leur reproduction. Le lied populaire allemand devait trouver en Goethe sa plus aimable, sa plus haute, sa plus complète expression. Le grand poète, dont l’intelligence rayonne sur tous les points sonores et lumineux de l’art, ne pouvait négliger celui-là. Goethe ne se borne point à s’inspirer du modèle ; il le reproduit, il le façonne ; la plupart de ses chefs-d’œuvre en ce genre, ses lieds en manière de romance par exemple, sont comme autant d’échos perdus, de mélodieuses réminiscences des poésies populaires. Il va même plus loin ; il ne se fait pas faute, chaque fois que l’occasion s’en présente, d’emprunter à l’original ici un vers, là une strophe. On dirait de capricieuses variations où le maître ne se lasse pas de ramener le thème par les plus charmantes fantaisies, les plus ingénieux faux-fuyans. Ainsi, grace à lui, grace au chantre naturel et divin, au lyrique allemand par excellence, le vieux lied se renouvelle, et, transformé au moyen de l’art, régénéré, illustré (c’est le mot), trouve des ressources originales, inconnues, dans une exécution prestigieuse. L’idée populaire, le diamant brut, rencontre en Goethe son grand artiste, son lapidaire florentin, son Benvenuto, qui le polit, l’enchâsse, et le fait miroiter au soleil. Hoffmann et Novalis ont dit vrai : la poésie est une couleuvre merveilleuse, une belle dame serpentine, pleine de caprices imprévus et d’inexplicables fantaisies. Aujourd’hui vous l’entendez secouer ses clochettes d’argent et carillonner dans l’herbe les plus jolis airs, et demain elle va se taire et s’endormir d’un sommeil léthargique, jusqu’à ce que le magicien la réveille. Cette fois encore, Goethe fut le magicien.
De tous côtés les tentatives se multiplièrent, les assistances venaient s’offrir d’elles-mêmes ; les chants populaires de Herder, le Knabe-Wunderhorn, aidèrent puissamment à cette renaissance du lyrisme, à laquelle contribua aussi pour sa part le compositeur de Goethe, Reichart, qui, animé du même zèle, portait vers les traditions musicales ces investigations profondes que les autres dirigeaient vers les idées, et, comme un mineur qui chercherait les eaux vives et les cascades sonores dans la grotte où ses frères travaillent à dépister l’or et les pierres précieuses, s’en allait creusant les sources nationales à la poursuite des accords et des mélodies.
Les mouvemens littéraires se ressemblent tous, quant aux manœuvres qu’on met en jeu pour assurer leur action immédiate. Ce qui s’est passé en France vers les dernières années de la restauration arriva alors en Allemagne. L’importation étrangère eut son temps ; les esprits directeurs, sur qui pesait la responsabilité de l’entreprise, s’aidèrent autant qu’il fut en eux de tout ce que le génie exotique pouvait leur fournir de propre à la circonstance. On fouilla le vieux Nord, on demanda au jeune Orient ses merveilles, et, l’ardeur des néophytes forçant l’autorité des maîtres, l’imitation renchérissant de beaucoup sur l’exemple, il en résulta, comme chez nous, de monstrueux essais qui durent aussitôt disparaître. Cependant on peut dire que la forme allemande n’abdiqua point un seul instant sa souveraineté, et que, de tant d’élémens divers évoqués pendant la crise, il ne resta que peu de chose sur le sol national. Le sonnet lui-même, le mode le plus usité des partisans de l’infusion étrangère, ne put s’établir qu’à grand’peine, et le succès dont il jouit à cette occasion ne saurait se comparer à l’espèce de popularité où Flemming et Gryphius l’avaient mis au XVIIe siècle. Les évènemens qui agitaient l’Europe, plus encore peut-être que l’impulsion naturelle, entraînèrent Goethe vers l’Orient. Le vieillard, dont une fièvre incessante, une fièvre de jeunesse, tenait l’esprit en ébullition ; le vieillard, altéré de lyrisme, se réfugia par la pensée aux sources fraîches des kalifes, aux jardins enchantés du soleil, et les lieds du Divan s’écoulèrent de ses lèvres tout imprégnés du fatalisme de Mahomet, roses de Bagdad effeuillées, essences énervantes du harem distillées pour la première fois à l’alambic du génie !
Le malheur fut que Goethe ne voyagea pas seul ; bien d’autres sans vocation suivirent le grand poète en son pèlerinage au pays du Koran, horde parasite qui n’en voulait qu’à la couleur, à ce qu’on a depuis appelé chez nous le caractère. Ces gens à la suite ne perdirent pas leur temps ; chacun sut tirer profit de son expédition : de toutes parts on fit ample récolte de sabres damasquinés et de yatagans splendides, de caftans verts et de turbans. La mascarade, comme ici, fut complète. On possédait un vestiaire nombreux, le plus riche vestiaire qui se puisse imaginer ; il ne manquait plus que l’homme pour donner la vie à tous ces oripeaux. En attendant, on invoquait Hafiz à qui mieux mieux ; Hafiz n’avait garde de répondre ; n’importe, on n’en continuait pas moins de jouer avec la relique de sa pantoufle. Hâtons-nous cependant d’excepter de cette multitude plagiaire le poète à part dont l’imagination a su réfléchir en ses mythes transparens tous ces caprices, tous ces rêves, tout ce fantastique lumineux des bords du Gange, le vrai poète sanskrit Rückhert, sur lequel nous aurons à revenir bientôt.
Nous avons touché, dans ces études, les deux points principaux du lyrisme germanique, l’épanouissement unanime du XVIe siècle et la crise littéraire du XVIIIe. Il nous reste maintenant à détacher du groupe certaines individualités, à voir dans quelle mesure les talens nouveaux se sont approprié la tradition remise en lumière par les mouvemens de Göttingue et de Weimar. Si la faculté lyrique est ce qu’il y a au monde de plus individuel, de plus subjectif, les différentes physionomies ne sauraient se ressembler, et nous essaierons d’indiquer en chacun la manière propre, le mode, la tendance originale. Sans contredit, la croisade poétique était devenue indispensable, nous en avons reconnu les bienfaits. Le torrent débordé de la poésie populaire féconda le sol de la réflexion, et balaya une fois pour toutes la phraséologie déclamatoire. Mais, aujourd’hui, des temps nouveaux doivent s’ouvrir. Quant à galvaniser l’ancienne larve, il n’y faut plus penser. La poésie lyrique, poésie de sentiment et non d’étude, veut être de son temps. N’oublions pas que la grande force du lied populaire fut son action immédiate sur la vie, et, pour exprimer la vie, la première condition, c’est de vivre.
- ↑ Voir les Ballades et Chants populaires de l’Allemagne, publiés par le libraire Gosselin.
- ↑ « Je suis le fameux chanteur, le preneur de rats voyageur, dont cette antique
- ↑ et célèbre ville a certes grand besoin surtout. Et quand les rats seraient par myriades, quand les belettes se mettraient en jeu, il faut que j’en purge la place et que tous s’en aillent avec moi.
« En outre, le joyeux chanteur est aussi un preneur d’enfants, qui, pour dompter les plus rebelles, n’a qu’à chanter ses légendes dorées. Et les garçons seraient-ils plus obstinés, les jeunes filles plus farouches, dès que je fais vibrer mes cordes, il faut que tous me suivent.
« Par occasion, l’industrieux chanteur est encore preneur de villes ; dans nulle ville, il ne séjourne sans y faire des siennes, et si simples que soient les fillettes, si prudes que les femmes soient, le mal d’amour les prend à mes sons magiques, à mon chant ! »
(Goethe.) - ↑ En allemand Sterblichkeit.
- ↑ Vergissmeinnicht.
- ↑ Wilhelm Müller assigne à la lecture de ses poèmes certaines époques de l’année que lui dicte le sentiment dans lequel ils ont été conçus, et qu’il prend la peine d’indiquer lui-même sur le titre en manière d’épigraphe. Ainsi la Belle Meunière serait pour être lue en hiver (Im Winter zu lesen), Esther, au contraire, pour être lue au printemps, (Im Frühling zu lesen).
- ↑ Voir dans les poésies de Goethe la pièce intitulée : Explication d’une vieille gravure sur bois représentant la mission poétique de Hans Sachs.