La poésie lyrique en Allemagne/Justinus Kerner 2



DE
LA POÉSIE LYRIQUE
EN ALLEMAGNE.[1]

LE DOCTEUR JUSTINUS KERNER.

Comme Uhland, Justin Kerner est Souabe ; Uhland vit à Stuttgard, Justin Kerner à Weinsberg, et ce voisinage des deux lyriques n’est pas le seul lien qui les rapproche. Frères par le sol, enfans tous deux de cette noble Souabe, où la vigne et les chansons viennent comme à souhait, les mêmes influences extérieures ont développé chez eux le sens inné ; les mêmes traditions, les mêmes lois climatériques ont sollicité leur génie et mis en belle humeur la veine mélodieuse. Toute vraie poésie, la poésie lyrique surtout, en tant que la plus individuelle, la plus subjective, conserve, indépendamment de son caractère national absolu, des traits particuliers, certaines singularités de provinces et de cantons, certains idiotismes. Il va sans dire que ce caractère provincial ressortira d’autant plus que la poésie s’exercera dans la sphère populaire et bourgeoise, et voilà justement d’où vient la physionomie si prononcée de Hans Sachs, par exemple, le Nürembergeois par excellence. Sans prétendre aller chercher ces idiotismes de la poésie dans une vocation héréditaire, un instinct de race, qui peuvent même quelquefois ne pas se démentir à l’étranger, — témoin la poésie des Grecs, poésie dorique, ionique, éolienne, etc., — ne suffirait-il pas d’alléguer certaines influences plus simples et qui se rattachent à la vie quotidienne, influences de climat, de mœurs, de site et de gouvernement, pour s’expliquer, dans le caractère des poètes allemands, ces modifications souabes, autrichiennes, franconiennes, ces modifications qui tiennent du pays de la Marche et de la Thuringe ? Nous n’entrerons pas ici dans les mille détails qui rappellent chez Goethe la ville natale, nous aimons mieux renvoyer le lecteur aux mémoires du grand poète de Francfort. Si Uhland fût né à Berlin, s’il eût été élevé dans la capitale de la Prusse, Uhland serait poète ni plus ni moins ; mais serait-il bien le poète que nous connaissons ? Il y a, au-delà du Rhin, une poésie de facile culture, qui se trouve sur son terrain partout où l’allemand se parle, poésie dont la fleur pousse au jardin des Alpes tyroliennes aussi bien que dans les sables de la Marche, car, pour cette fleur sans racines, il n’est point de sol de prédilection, toute surface lui convient, et ses feuilles demeurent insensibles aux influences de l’air ; mais la vraie poésie, comme une plante féconde et pourvue de tous ses organes, tire du sol où elle s’élève sa force, son éclat, son parfum, tout, jusqu’à la forme, jusqu’à la nuance de ses feuilles et de ses fleurs. La poésie d’Uhland, souabe par sa douce et naïve simplicité, souabe par son expansion cordiale et son intime profondeur, la poésie d’Uhland est une plante de cette nature, et nous ne croyons pas trop dire en affirmant que ce caractère souabe a trouvé, de notre temps, une expression plus pure encore, plus spéciale chez Kerner, cet honnête et paisible enfant de la plus mélancolique, de la plus allemande des muses.

En ramenant le mot à son origine, nous appellerions volontiers Justin Kerner un lyrique monotone, monotone à ce compte qu’il n’a qu’une voix, qu’un ton ; et s’il nous était permis d’employer ce mot dans son vrai sens, dans son acception littérale et dégagée de toute expression défavorable, nous voudrions nous en servir pour désigner toute une classe de poètes lyriques à une seule corde, et dont la monotonie fait le charme. Ces poètes représentent assez certaines voix sentimentales, certains instrumens à vent, qui n’embrassent qu’un mode ou ceux qui lui correspondent, et tiennent un peu dans l’ensemble d’une lyrique rayonnante et complète, telle que l’entendait Goethe, la partie que, dans l’orchestre, occupe le cor de basset ou le cor des Alpes. Ce qu’on exige d’eux, comme des instrumens dont nous parlons, c’est qu’ils expriment en accords doux et flûtés les modes de leur compétence, parcourent de bas en haut l’échelle de leur tonalité, variant les temps et les modulations, ménageant avec art les nuances du piano au forte, en un mot, s’exerçant dans les limites qui leur sont assignées, limites fort convenables, du reste, et capables de suffire aux meilleures natures. En effet, si à l’unité lyrique, à l’unité de sentiment, on impose la variété de la forme, condition indispensable et sans laquelle autant vaudrait entendre chanter la caille dans les blés, ou gémir le coucou au fond des bois, personne ne songe à réclamer de ce genre je ne sais quelle faculté de rayonnement contraire aux lois élémentaires de l’esthétique. Il n’est pas dans la nature du basson ou du cor des Alpes de se complaire en de merveilleux scherzandos, pas plus qu’il n’entre dans la vocation d’un Wilhelm Müller d’écrire les sonnets de Pétrarque, ou d’un Justin Kerner de composer les Élégies romaines.

Parmi les coryphées de cette poésie unicorde, on citerait au besoin d’excellens lyriques ; ainsi, dans l’ancienne Allemagne, tous les minnesinger (j’excepte pourtant Walther de Vogelweide), dans la nouvelle, Holtey, Salis, Max de Seckendorf, Hebel, et tant d’autres.

Je ne sais pas à cette poésie de contraste plus beau, plus splendide, plus caractérisé, que la lyrique de Goethe, si variée de forme en ses mille rayonnemens. La lyre de Goethe, pourvue de cordes multiples et puissantes, parcourt la double et triple gamme, et module par tous les tons de chaque sentiment, passant de la mélancolie à la quiétude, de l’effusion des larmes au délire du cœur, toujours pure, toujours sonore, toujours vibrante en pleins accords. Goethe tout entier se retrouve dans sa lyrique.

Cependant on fera bien de se défier de cette faculté rayonnante qui, la plupart du temps, leurre les intelligences poétiques et les entraîne hors de la sphère où la nature les avait circonscrites, pour les jeter au hasard dans le vide. N’oublions pas qu’il n’est pire espèce dans les arts que celle des esprits flottans, et si, par fortune, il nous échoit une note en partage, tenons-la bien, car autrement elle nous échappe, et nous devenons comme ces cantatrices qui, à force d’avoir voulu rompre leur voix à tous les styles, finissent par ne plus savoir si elles ont perdu un ton ou gagné vingt nuances.

Tout en reconnaissant les avantages attachés à ce lyrisme qui se concentre dans un seul mode, une seule tonalité, il convient néanmoins de dire que ses produits ne sauraient correspondre à toutes les dispositions de l’ame ; et si la muse lyrique de Goethe en a pour le caractère et l’humeur de chacun, de telle sorte que l’individualité la plus distincte peut se composer un Goethe relatif, son Goethe à elle, et l’extraire pour son propre usage du Goethe complet, on doit supposer, chez le lecteur habituel d’un lyrique du genre monotone, une manière de sentir également restreinte, une ame de très près apparentée à l’ame du poète. De cette communion de sentimens naît souvent chez le lecteur une tendresse intime, une prédilection, un enthousiasme pour son poète, qu’on ne s’expliquerait pas, si l’on n’était dans la confidence. C’est le privilége des lyriques dont nous parlons, qu’ils savent se faire çà et là par le monde des amis passionnés. Peu de bruit les accompagne, la plupart du temps la multitude ignore jusqu’à leur nom ; mais ce qu’ils perdent en popularité, ils le regagnent en délicates sympathies, en douces émotions qu’ils procurent. Ce n’est plus la bouche qui les prône, c’est le cœur qui les sent ; on ne les admire pas, on les aime, on les prend avec soi dans les promenades du printemps, on rêve avec eux dans le petit bois où fleurit l’aubépine, où l’oiseau chante. À l’automne, vous les avez encore sur le banc de pierre du sentier, et c’est sur eux que tombent les dernières feuilles. Ils se mêlent tout naturellement à vos joies, à vos tristesses, à vos souvenirs comme à vos espérances ; tout au rebours des grands poètes, dont on se fait volontiers le héraut : il est telles heures où vous ne voudriez pas même prononcer leur nom, tant vos plus doux secrets, tant vos pensées les plus intimes s’y rattachent. Il y a de la jalousie d’amant dans ces commerces. Qu’on s’étonne ensuite que certains lyriques soient si peu connus. Je me figure très bien un lecteur divinisant Novalis, Justin Kerner ou tout autre de cette classe, y retournant en toute occasion, et n’ayant de sens poétique que pour lui ; il entre dans ces prédilections moins de dilettantisme que de goût naturel, de spontanéité ; il ne s’agit plus d’art, mais de sentiment. Toutes les ames n’ont-elles point en elles une musique, voix ou écho, qui n’attend pour vibrer ou chanter que la note féconde et sympathique ?

Nous avons appelé Kerner enfant naturel de la poésie. Enfant, ce mot nous semble exprimer on ne peut mieux tout son caractère lyrique. Il chante en effet comme un enfant sous la voûte du ciel, et sans s’inquiéter qu’on l’écoute ou non. C’est avec le regard pur et bleu des enfans qu’il contemple le monde, c’est avec leur insouciance naïve qu’il touche aux plus grandes choses comme aux plus petites. Simple, candide, dénué de toute prétention, vous diriez qu’il s’ignore lui-même, qu’il n’a pas conscience des idées, souvent profondes et sublimes, qu’il effeuille en douces énigmes ; pareil à cette fleur de la passion, à cette passiflore dont le frêle calice contient l’immensité d’une douleur divine. En ce sens, il y a du mysticisme dans la muse enfantine de Kerner, je dis enfantine et non puérile. Chaque fois qu’il arrive à cette muse ingénue et blanche de toucher aux objets de la vie extérieure, elle passe en les effleurant, et glisse dessus d’un vol rapide, tant elle a peur de voir s’y prendre ses molles ailes de Psyché. Uhland, dans le sonnet qui suit, me paraît avoir compris à merveille ce caractère délicatement superficiel de la poésie de Kerner :

« C’était dans les sombres jours de novembre, j’étais venu au bois silencieux de sapins, et debout, appuyé contre l’un des plus hauts, je parcourais tes lieds.

« J’étais plongé dans tes saintes légendes : tantôt je m’inclinais devant le roc miraculeux de Saint-Alban, tantôt je contemplais Regiswind dans un nimbe de rose, tantôt je voyais poindre le cloître d’Hélicène.

« Ô doux prodige de tes lieds ! la hauteur m’apparut tout à coup baignée dans l’or du mois de mai, et l’appel du printemps retentit dans les cimes.

« Bientôt pourtant se dissipa ce printemps merveilleux. Il craignait de s’abattre dans la vallée, et ne fit qu’effleurer de son vol les sommets de la terre. »

Souvent c’est la rêverie que la muse de Kerner affectionne, rêverie enfantine, indécise, ballottée entre la joie et la tristesse, mais, d’un côté comme de l’autre, n’éclatant jamais, au contraire s’efforçant toujours de se contenir et n’exprimant que peu, avec réserve. Ici comme chez Uhland, le peu est essentiel, sublimé ; la réticence donne à penser. Une bienheureuse quiétude, une sérénité presque divine, éclairent sa joie et ses douleurs, et toujours, même à travers une larme, vous voyez s’épanouir sur son visage la fraîche rose de l’enfance. Dès sa venue au monde, la muse de Kerner a respiré ce sentiment dont nous parlons. Qu’on lise la pièce intitulée Consolation, un des premiers lieds qu’elle ait bégayés :

« Si nulle bien-aimée ne verse un jour des larmes sur ma tombe, les fleurs y laisseront dégoutter une douce rosée. Si nul voyageur en passant ne s’y attarde, la lune, dans sa route, la regardera.

« Si bientôt dans ces plaines nul mortel ne pense à moi, à moi pensera la prairie, et le bois calme aussi.

« Fleurs, bois et prairie, étoile et clair de lune que j’ai chantés, n’oublieront pas leur chantre ! »

Citons encore cette pièce, d’un ton plus profondément élégiaque :

« Jamais encore jeune fille n’a songé à moi avec amour. Jamais elle ne m’a donné de pure ivresse dans un signe ou dans un baiser ; mais cette petite étoile m’aime bien, cette étoile pâle qui tremblotte dans la nuit.

« Oh ! voyez, elle me regarde si amicalement, elle s’arrête silencieuse dans son cours, et souvent épie mon faible chant, et moi, je la contemple alors, les yeux en larmes, au fond du bleu du ciel.

« Bientôt tu viendras, étoile fidèle, et tu rôderas silencieuse, tu chercheras dans ma cellule, qui sera déserte et vide, et ton regard s’arrêtera sur ma harpe, qui ne vibrera plus jamais.

« Car bientôt sur ma tombe se dressera une petite croix de pierre, tu flotteras devant, toi, et ta douce lueur, avec amour, la baignera, et mes ossemens dans la tombe tressailleront de volupté. »

Une ardeur vague et languissante, cette indicible aspiration qui refuse de s’expliquer ouvertement, ce désir sans fin que les Allemands appellent Sehnsucht, tel est, si je ne me trompe, le ton fondamental de la poésie de Kerner. De là, chez le lyrique souabe, une effusion sans réserve, un irrésistible besoin du cœur d’exprimer tout ce qui palpite et frémit en lui, lors même qu’il n’en a pas bien nettement conscience. On l’imagine, cette innocence naïve aime mieux murmurer et bégayer ce qu’elle ne saurait produire autrement, que de le garder en elle inexprimé. Elle chante, elle chante, jusqu’à ce que le cœur, à force de se gonfler, lui ôte la respiration. Cet épanouissement excessif de l’ame qui déborde et cesse de tenir compte des mesures de l’art, cette lyrique effusion ne dépend ni de la volonté ni du calcul, et cependant le phénomène, tel qu’il existe et se produit chez certaines natures, agit presque toujours plus puissamment que n’auraient pu le faire les conditions plastiques qu’il exclut. La Sehnsucht de Kerner porte en elle le caractère enfantin, inséparable de tous les sentimens de notre poète ; elle flotte entre le ciel et la terre, irrésolue, indécise, sans projet ni but arrêté ; elle ne sait trop, à vrai dire, ni ce qu’elle a perdu, ni ce qu’elle cherche, et cependant elle sent qu’il lui manque quelque chose, un idéal dont elle croit apercevoir le fantôme dans les mille apparitions de la terre en fleurs et du ciel en étoiles. À ce compte la nature lui devient un livre mystique, un hiéroglyphe d’étoiles et de fleurs qu’elle interroge avidement.

« Par un beau temps d’été, au mois où les lis fleurissent, où l’œillet et la rose s’enflamment et embaument, où par les jardins courent les fillettes, que le rossignol salue gentiment ;

« Moi, loin de mon pays, je m’arrête au bord de la mer. — Mais voilà que, du sein du vide, Rose, ton doux jardin fleurit pour moi ; voilà que tes roses s’enflamment ; la croupe des flots bleus imite nos montagnes, je vois dans l’immensité nos vallons, nos plaines en fleurs.

« Alors un inquiet désir m’attire, les yeux en larmes, je veux me noyer dans tes roses, mais, hélas ! les flots seuls grondent à l’entour. »

Nous recommanderons encore, dans ce genre de suave et tendre mélancolie, la Plainte du Printemps (Frühlingsklage) et la Sensation matinale (Morgengefühl), que le lecteur nous saura gré de traduire ici :

« La clarté de l’aurore annonce le nouveau jour, le jeune bois frémit tout enflammé des chaleurs de l’amour.

« Les étoiles, lasses d’errer, sont depuis long-temps descendues ; les oiseaux de la contrée volent joyeux dans le ciel.

« Et toi, pauvre cœur en peine, d’où te vient l’angoisse où te voilà pris ? Je sais un petit oiseau souffrant derrière le treillis d’une cage.

« Il entend la joyeuse volée des autres, et lui, languissant et malade, il ne peut chanter ni voyager.

« Et cependant tout à l’heure, en son rêve, la tête ployée sous l’aile, il s’imaginait qu’il chantait sur un arbre, et planait au-dessus des vallées et des collines. Oh ! éteins-toi, rayon de soleil ! nuit, monte, monte vite ; qu’au-dessus des vallons et des montagnes nous volions encore joyeusement. »

Quel regard pur et sympathique jeté dans la vie intime de la nature ! Ce pauvre oiseau rêveur, ce petit oiseau qui penche ainsi son col sous l’aile, chacun le voit et le connaît, mais nul ne l’avait encore si bien pris au filet de son lied.

Entre autres caractères distinctifs, la muse de Kerner a celui-ci, qu’elle ne saurait vivre qu’au grand air, en pleine atmosphère, sous la coupole dégagée du firmament. La colline et le ravin, le bois et la campagne, la clairière et le taillis, tout lui convient, tout, hormis la chambre et le renfermé. Dans la joie comme dans la peine, dans sa Sehnsucht ardente comme dans ses recueillemens pieux, dans sa rêverie solitaire comme dans ses espiègleries sociables, il lui faut la nature autour d’elle, il faut qu’elle sente la nature, la nature sous ses pieds, au-dessus de sa tête, qu’elle s’y baigne et s’y noie comme un oiseau dans l’air. Cependant n’ayons garde de voir dans Kerner un paysagiste. La nature, pour lui, n’a rien que de relatif ; il la prend dans son sein, pour la rendre ensuite modifiée à ses sentimens, teinte des nuances de sa pensée, imprégnée des parfums de son ame. De là cette nature si profondément individuelle et pourtant si simple, si vraie. Le vague désir, l’ardeur langoureuse, la Sehnsucht, enfin, puisque l’expression manque dans notre langue pour cette idée tout allemande (au fait nous disons bien l’humour), la Sehnsucht insaisissable s’incarne, elle et son sujet, dans les images de la nature, et le soleil et la lune, dépouillant toute réalité absolue, n’existent, pour la plupart du temps, aux yeux du poète, qu’à l’état de moteurs des sentimens qui l’affectent. Il réfléchit en lui pour mieux extraire, il aspire et respire avant de chanter, et l’objet tel qu’il le contemple a passé déjà par une période de subjectivité.

« Le matin vient avec un gai salut, la nature commence sa fête ; plus d’un encore, avec un baiser de flamme, presse sur son cœur quelque objet chéri.

« Mais moi, errant, abandonné, il me pousse à travers flots et campagnes, et ce que, dans mon ame, je voudrais saisir, ni la lune ni le soleil ne l’amènent.

« Je le vois s’épanouir dans les fleurs, je l’entends dans le chant du rossignol, je le vois, d’en bas, du vallon, filer doucement, en silence avec les étoiles.

« Hélas ! vainement mes yeux en larmes le cherchent vers le ciel ; inassouvi dans son angoisse ardente, ce cœur embrasé meurt au loin. »

Ce dernier lied et ceux qui précèdent peuvent donner une idée du motif qui revient dans presque tous les chants de Justin Kerner. Nous remarquerons encore, dans ce genre de mélodieuse sentimentalité, la Solitude, la Dernière Consolation, et surtout la pièce intitulée Sehnsucht.

Autre part cette indéfinissable disposition de l’ame, sans changer d’expression, varie un peu de gamme. Vous diriez alors le mal du pays dans ce qu’il a de plus mélancolique et de plus vague. Tantôt c’est un regard suprême de regret et de douleur que l’ame laisse tomber sur les collines terrestres, tantôt une extatique aspiration vers l’infini, vers la patrie éternelle, au-delà des astres. La pièce suivante, une de celles qui, à mon sens, caractérisent le mieux la poésie du lyrique souabe reproduit, sous une forme originale, cette transposition qu’il affectionne du monde intérieur dans le monde extérieur et vice versa. Le cor des Alpes est ici une voix mystérieuse qui appelle l’homme incessamment vers cette patrie dont nous parlions ; mais lui hésite et cherche d’où vient le son.

« J’entends sonner un cor des Alpes qui m’appelle du sein de mon être ; vient-il des profondeurs du bois ? de l’air bleu ? Vient-il du haut de la montagne ? Vient-il de la vallée en fleurs ? Partout où je me tiens et vais, ému d’une douce inquiétude, je l’entends !

« Que je sois au jeu, à la danse, ou seul, seul avec moi, il sonne sans trève, il sonne à fond dans mon cœur. Jamais encore je n’ai pu découvrir le lieu d’où part la voix, et jamais ce cœur ne sera tranquille jusqu’à ce qu’elle ait cessé. »

On connaît maintenant la note sympathique de Kerner, le mobile intérieur de ses chansons et de ses harmonies. La douleur, le désir inquiet, l’aspiration ineffable, ardente, inassouvie, voilà partout et toujours sa muse de prédilection ; l’apaisement le rend muet[2]. De là cette chanson en manière d’apologue, où le poète donne au sapin le pas sur la vigne à cause de l’éternel repos que ses planches renferment.

« Un don m’est départi à moi plus méritoire que ton vin. Passant fatigué de la vie, quelle paix contiennent mes planches ! »

Partout vous retrouvez des traces de ce sentiment inquiet, profond, inexorable, compensation douloureuse que le poète cherche en lui-même à la solitude extérieure. De là encore cette élégie si mélancolique sur la mort du pauvre meunier dont le moulin cesse de battre en même temps que le cœur :

« Les étoiles éclairent le vallon, on n’entend que la roue du moulin ; je vais chez le meunier malade, il a demandé son ami.

« Je descends l’escalier de pierre, le moulin gronde sourdement, une cloche y tinte la fin du travail.

« J’entre dans la chambre du meunier, le corps du vieillard gît là immobile, son cœur ne bat plus, son pouls s’arrête, dehors aussi tout est muet. Ses amis fidèles pleurent, son cœur demeure silencieux et froid ; les eaux coulent et passent, mais le moulin se tient muet. »

La patrie céleste, lumineuse, constamment opposée au désert, à l’exil terrestre, où le voyageur, entendant jour et nuit un cor mystérieux, une voix du pays natal, finit par mourir dans une illusion toujours déçue ; sympathies tumultueuses et lointaines, vagues désirs tournés vers l’infini, semblables au fond du cœur à cette fièvre étrange qui remue le vin dans la tonne sous l’influence de la vigne en fleur : telle est cette poésie de Kerner. S’il s’éveille au matin, c’est pour regretter le rêve de la nuit, le rêve libre, indépendant, que les entraves de l’existence remplacent ; s’il rencontre sur le soir une blonde fileuse dont il s’attarde à chanter le travail, c’est qu’il voit au bout un suaire. Larmes silencieuses, blessures du cœur, où trouver un baume à vos souffrances ? La nature, parmi tant de simples et de racines, n’a qu’une herbe pour vous guérir : la mousse des tombeaux.

Ce goût, ou plutôt, pour parler le langage de Saint-Simon, ce vol pour la nature est tel chez notre poète, que les objets qui semblent les moins faits pour s’animer s’y soumettent, et, grace aux plus curieuses métamorphoses, prennent part à la vie active. Ainsi, la tour de Saint-Étienne à Vienne se change en un pâtre gigantesque qui garde le troupeau des étoiles au firmament :

« Lumineux, le troupeau chemine sur la colline bleue du ciel, et le pâtre, debout, solitaire, livre sa plainte à la nuit.

« Ainsi tu chantes ton antique peine, ô sublime esprit ; cependant l’inerte sommeil enveloppe le monde.

« — Ô temps glorieux de la terre, où jadis je conduisais dans le droit sentier le pieux troupeau, race naïve et fidèle !

« Alors les chants sacrés résonnaient gravement sous mes arceaux divins ; alors princes, héros, entraient et sortaient avec humilité.

« Alors des hommes trônaient puissamment dans la salle impériale allemande ; puis, fidèles et droits, descendaient habiter dans le val souterrain.

« Ô vous, femmes décentes, ô vous, héros forts et magnanimes, troupeaux qui m’êtes restés fidèles, vous reposez dans mon sein.

« Mais qui se glisse en bas, maintenant, en clignant des yeux à la lumière du soleil ? Esclaves, éloignez-vous de moi, je ne suis pas votre gardien.

« Les étoiles m’ont choisi pour leur guide, depuis qu’en votre vertige vous vous êtes vous-mêmes perdus.

Ainsi du pinacle sublime chantait l’esprit de la tour ; les étoiles s’effaçaient, l’oiseau ouvrait ses ailes.

« Le soleil montait du sein de l’abîme, la tour se dressait silencieuse, à ses pieds s’agitaient et se démenaient les atômes humains. »

Peut-être doit-on regretter de ne pas trouver dans cette pièce certains développemens que le sujet paraîtrait comporter. Sans recourir aux digressions puériles de la muse architecturale, j’aurais voulu voir cette image originale exprimée avec une simplicité plus grandiose dans un style plus lapidaire. Évidemment le poète s’est laissé aller, comme on dit ; sorte de faiblesse assez commune aux lyriques d’instinct, à ces organisations délicates dont la poésie émane, comme le parfum de la fleur. Natures mélodieuses par essence, la note leur vient sans effort ni travail, comme en dormant ; aussi vous les voyez se faire scrupule de marchander avec le don de Dieu, qu’elles cultivent religieusement, et non sans quelque petite superstition. L’art leur apparaît comme une idole à laquelle elles dédaignent de sacrifier. Bien entendu que de semblables pratiques seraient désastreuses en dehors de la poésie lyrique, j’ajouterai même en dehors du genre le plus subjectif de la poésie lyrique. Dans une sphère un peu plus haute, l’idole, grace à l’opération de l’art, devient une divinité.

La joie de Kerner est plutôt timide qu’épanouie, plutôt sereine que bruyante et fougueuse : de même que toujours un arc-en-ciel de printemps serpente et se joue dans ses larmes, un grain de tristesse et de mélancolie tempère son sourire, qui ne manque jamais de vous attendrir, et, s’il ne vous arrache une larme, l’amène du moins jusqu’au bord de la paupière. Aussi, n’attendez pas chez lui de ces brusques péripéties, de ces transitions instantanées de l’humeur vive et sémillante à l’humeur sombre, de la gaieté rose au noir chagrin. C’est dans un clair-obscur de joie et de tristesse, dans une sorte de sérénité crépusculaire que la muse de Kerner s’attarde et se complaît. Chez lui, le sentiment religieux porte en soi un caractère de grace naïve et d’innocence, de simplicité tout ingénue. Évidemment Spinosa n’a point passé par là. Le panthéisme n’a point ici, comme chez Goethe, conscience de lui-même ; il n’existe qu’à l’état d’inspiration, de prélude ; c’est le culte aimable d’un enfant pour la nature. Heureux ou triste, affligé ou content, il l’invoque sans cesse, et ne saurait se passer de ses sympathiques assistances. C’est vers elle, toujours vers elle, qu’il tend les bras du sein de la mêlée humaine.

« Ô nature ! prends ton fils repentant dans tes bras maternels, et qu’il se ravive en ton sein pour une amour nouvelle.

« Comment s’est-il fait que je me sois égaré si long-temps ! À toi, mère, à toi ! Que d’angoisses et de malaise avant qu’il me soit donné de vivre en ton sein, comme la fleur et comme la source ! Mère, oh ! conduis-moi bien vite là-bas où nulle mêlée humaine ne s’agite. »

Et dans une autre pièce d’une expression plus significative encore s’il est possible, plus individuelle :

« La destinée m’a jeté sur plus d’un rivage d’où tant d’autres n’eussent pas tardé de s’enfuir en gémissant.

« Moi, cependant, j’y demeurais avec plaisir, et, pourvu qu’il m’advînt d’y voir un arbre, d’y voir des oiseaux agiter leurs ailes, je sentais à peine ma souffrance.

« Je portais en moi douleurs et blessures, et jamais ne laissais ma plainte éclater, car je savais toujours que je guérirais au printemps, au renouveau dans l’herbe.

« Je me suis constamment tenu à toi, nature chaleureuse, et j’ai laissé régner les hommes ; Dieu ! qu’ils sont froids et pauvres ! »

La nature est et demeure le lieu de repos où retourne incessamment la Sehnsucht de Kerner, soit que cette passion, irritée par la nature même, serpente avec la source et le ruisseau vers quelque élysée inconnu, soit qu’elle plonge avec la fleur dans le sein antique et maternel de la terre, soit enfin qu’elle s’élève au ciel sur le nuage empourpré de l’aurore ou le rayon mystique de l’étoile du soir. Son espérance, son amour, ses croyances, tout chez lui repose dans la nature. C’est là que les germes divins se développent, c’est de là qu’ils sortent pour fleurir. Sans prétendre compter ici les innombrables transitions par lesquelles passe la muse de Kerner en ses divagations à perte de vue, nous citerons certaines pièces comme points de départ, comme premiers degrés de cette échelle de Jacob que le poète ne se lasse pas de gravir. À cette classe à laquelle se rattache le Cor des Alpes, appartient, entre autres, le lied du Pèlerin, si mélancolique dans l’allemand, si nuancé d’ombres vaporeuses. Citons encore les lieds de jardiniers. Le jardinier voit ses roses se transfigurer en étoiles. C’est entre les fleurs du firmament et les fleurs de la montagne un perpétuel échange de rayons et de parfums. Les unes envoient dans l’air leurs émanations embaumées, les autres laissent tomber la rosée et les larmes. Justin Kerner a consacré à cette indéfinissable sympathie, à ces langueurs divines, deux charmantes poésies : la première, le Lied du Jardinier, qui parut autrefois dans l’almanach de Seckendorf, et que je ne retrouve pas dans les œuvres complètes ; la seconde, le Jardinier de la hauteur (der Gartner der Hohe), que je vais essayer de traduire :

Déserte ces hauteurs bien vite ;
Ton enclos, pauvre jardinier,

N’est plein que d’herbe parasite ;
L’hyacinthe et la marguerite
N’y veulent pas multiplier.

Là-bas, au fond de la vallée,
J’ai vu dans plus d’un frais jardin
Croître des fleurs sous la feuillée,
Dans la plus heureuse mêlée
De l’or, de l’argent et du lin.

Dans ce jardin, sur la montagne,
Le lis s’incline avant le temps
Au souffle du froid qui le gagne.
Brave homme, laisse ta campagne
Et ton vieux toit battu des vents.

Le jardinier de la contrée
Reste pensif en attendant
L’heure où la montagne sacrée
Nage dans la flamme empourprée
Du dernier rayon d’occident ;

L’heure où la terre toute en sève
S’abîme dans l’obscurité,
Où, dans la vapeur qui s’élève,
Flottent les images du rêve
Comme en un pays enchanté.

— Ici mon jardin sans limites,
Ici le printemps éternel.
Où sont les herbes parasites ?
Vois les roses, les marguerites,
Croître sur le sol bleu du ciel.

Vois ce beau palais, à cette heure,
Où tant d’or reluit, tant de feu,
Que l’oeil s’en éblouit et pleure ;
Eh bien ! j’y marche et j’y demeure
Avec tous les anges de Dieu.

Autour de cette note fondamentale de la lyrique de Kerner se croisent et se jouent d’autres voix plus ou moins indépendantes, fugitives, mais toujours dans le ton et l’harmonie de l’ensemble. Chemin faisant, il s’édifie au récit des pieuses légendes, il écoute et recueille les traditions qui consacrent les monumens et les cités. L’enfance croit au merveilleux, mais sans arrière-pensée, sans épouvante ; la mort elle-même est sans terreur pour l’enfant qui distingue à peine le cadavre des fleurs qui le couvrent, et dont l’œil n’aperçoit pas la fosse sous l’éminence calme et proprette du tombeau.

Justin Kerner, comme Bürger, Uhland, Novalis, Goethe et tous les lyriques de l’Allemagne, puise volontiers aux sources du passé des idées qu’il varie, arrange et complète à sa manière. Si tout a été dit, il y a façon de redire ; en fait de lyrisme surtout, où le sentiment, l’individualité transforme, comme chacun sait, où la nuance décide. Combien d’idées que la tradition met dans l’air à l’état de germe, et que le poète seul fait vivre d’un souffle ! La tradition me représente assez en poésie ce que sont dans la théologie catholique ces limbes où flottent entre le paradis et le purgatoire, c’est-à-dire dans le non-être provisoire, les ames une première fois avortées. Pour ce qui regarde l’invention, ou plutôt le choix des sujets, comme aussi pour l’expression pleine de grace, de foi, de simplicité, les ballades et les romances de Kerner me semblent plus lyriques, plus subjectives, que les ballades et les romances d’Uhland. Le style, par les formules naïves qui s’y rencontrent, les tours de phrase inusités, les vieux mots passés de mode qu’il adopte de préférence, contribue surtout à donner à ces morceaux un caractère gothique, original, qui sied au mieux. Entre les poètes modernes de l’Allemagne, je n’en sais point chez qui cet excellent air de famille, ce trait de l’aïeul se manifeste aussi naturellement[3]. Il faut l’entendre raconter la fondation du cloître de Hirschau. — Sainte Hélicène voit en rêve une coupole merveilleuse et comme flottante dans l’azur du firmament, lorsqu’un ange lui crie du fond du ciel : « Tu vois cet édifice ; eh bien ! c’est à toi, sainte fiancée de Jésus, d’en élever un semblable à l’endroit que t’indiqueront ces trois arbres, d’où s’échappe une source vive. » Dès l’aurore, la sainte se met en campagne avec sa servante. Un parfum de mai embaume la plaine, les oiseaux chantent pour saluer son passage, et les fleurs sentent comme un désir de la suivre. Elle, cependant, avance toujours, et, parvenue au plus haut point de la montagne, finit par découvrir, au sein d’une vallée heureuse et verdoyante, les trois arbres jumeaux et la source. Alors elle descend en toute hâte, et, dépouillant ses habits de fête, sa couronne d’or et ses bracelets d’émeraudes, elle consacre cette place où le monastère s’élèvera. — Il y a dans ce court récit d’une simplicité charmante une onction naïve et de bonne foi, qu’on trouve rarement dans le mysticisme de seconde main. C’est réussi comme une vignette d’Overbeck, et, si l’on a pu dire avec raison qu’André Chénier avait ravi une abeille à Moschus, nous dirions, dans le même sens, que Justin Kerner a pris un lis au légendaire doré du moyen-âge.

Romantique et Souabe, Kerner ne pouvait manquer de célébrer les Hohenstaufen. Il les voit la nuit, au clair de lune, dans de fantastiques hallucinations dignes d’Ossian. Alors une lueur étrange inonde la montagne historique où leurs spectres gigantesques se promènent. Une architecture de nuées imite la vieille citadelle ; tout revit et s’émeut comme jadis. Écoutez ces musiques de harpes, ces fanfares belliqueuses, qui descendent jusque dans la vallée : c’est Barberousse à cheval dans son armure de fer ; c’est Irène et Philippe rêvant sous les tilleuls en fleurs, aux douces chansons d’un rossignol venu du beau pays de Grèce ; c’est Konradin, pâle et taciturne. Puis, tout à coup, le coq chante ; héros et citadelle s’évanouissent ; le roc demeure triste et nu, et le poète songe à l’Allemagne. — Mais où le bourgeois souabe se manifeste dans toute sa loyale franchise, dans toute la bonhomie d’un patriotisme sans jactance, c’est dans le petit poème du Prince le plus riche, d’une si naturelle inspiration, et qui, pour le naïf et le gothique, égale, s’il ne le dépasse, le Roi de Thulé de Goethe :

« Un jour, à Worms, dans la salle impériale, étaient assis plusieurs princes d’Allemagne, exaltant en belles paroles la valeur et le nombre de leur pays.

« — Splendide est mon pays et sa puissance, disait le prince de Saxe ; ses montagnes couvent l’argent dans plus d’une mine profonde.

« — Voyez mes états dans leur luxuriante abondance, disait l’électeur du Rhin ; des moissons d’or dans les vallées, un noble vin sur les montagnes.

« — Grandes cités, riches cloîtres, disait Louis de Bavière, font que mon pays au vôtre ne le cède pas en trésors.

« Eberhard à la longue barbe, maître chéri du Wurtemberg, dit alors : — Mon royaume a de petites villes et ne porte pas des montagnes grosses d’argent, mais le joyau qui s’y cache, et que j’estime, c’est que, dans mes forêts, moi si grand, je puis confier ma tête au soin de chacun de mes sujets.

« Et le prince de Saxe, celui de Bavière et celui du Rhin, de s’écrier : — Comte à la longue barbe, vous êtes le plus riche d’entre nous, et votre pays porte le diamant. »

Dans un autre genre de romantisme, le romantisme humoristique de Jean Paul, qui se retrouve aussi dans ses vers, Kerner continue la polémique des Reiseschatten et poursuit à outrance les partisans absolus de l’utilité pratique en poésie, les plattistes, comme on les appelle en Allemagne. On en jugera par ce dialogue :

PREMIER CRITIQUE.

Toute belle mélodie qui ne sert à rien m’inspire une sainte horreur. Encore si la chanson du pâtre faisait aller un seul moulin dans le vallon !

SECOND CRITIQUE.

Foin du vent qui s’engouffre dans les tuyaux de l’orgue, s’il n’en sort aussitôt pour nettoyer les grains !

TROISIÈME CRITIQUE.

Foin des cloches du soir, si elles ne dispersent les nuages qui menacent la plaine !

QUATRIÈME CRITIQUE.

Foin des statues de marbre, si leur bouche ne me verse pas l’eau, si leurs épaules ne servent d’appui aux bâtimens !

CINQUIÈME CRITIQUE.

Foin surtout à jamais du clair de lune et des étoiles, dont les rayons impuissans ne savent pas fournir le moindre épi de blé !

Cherchez-vous le Wurtembergeois bon vivant que réjouit la mousse du vin nouveau, vous le trouvez encore chez Kerner, dans ses chansons à boire, dans ses Trinklieder, véritables épopées dont la vigne est l’héroïne, le personnage. L’homme grave et spéculatif, dont le regard plonge au-delà de cette vie, a bien pu, sans courir grand risque, s’oublier une fois aux choses de la superficie, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas ici de faire rimer treille avec bouteille ou liqueur vermeille, mais d’obéir à cet irrésistible besoin d’animation qui travaille la poésie allemande ; de trouver un sens mystique aux larmes du cep, un effet sympathique à la floraison, de créer entre la plante et son essence, l’ame et le corps, de vivaces et mystérieuses relations, en un mot de céder aux lois imprescriptibles du panthéisme allemand.

« Qui s’exhale ainsi du haut de la montagne jusque dans le fond de la vallée ? — C’est la vigne qui, pourvue de feuilles nouvelles, monte en fleur autour de l’appui.

« Qui se remue dans les entrailles de la maison, dans les cavités du cellier ? — C’est le vin qui dans la tonne dormait déjà depuis long-temps.

« La fleur l’a éveillé, la senteur qui s’exhale du sol natal, tellement que, tout ému de désir à cette heure, il veut faire sauter son ban.

« Amis, nous ne sommes pas des geôliers, apportez-nous les coupes, que le pauvre captif voie la lumière ainsi qu’il le désire tant.

« Et tous, chantant, levez vos coupes écumantes du côté de la montagne. — Eh bien ! te sens-tu plus libre à présent ? vois-tu le vignoble natal nager dans les parfums et le rayon du soleil ?

« Voyez comme ses yeux se multiplient pour contempler le sol natal avec ravissement, sa patrie d’où la vigne chargée de fleurs tourne ses regards vers lui !

« Il bout, il chante : « Salut à toi, coteau que la lumière inonde ! et maintenant, vous, mes amis, buvez, je ne suis pas le dernier. »

« Noble suc ! tu nous pénètres avec puissance jusque dans le cœur ! Allons, trinquez, et toi, sois porté vers ta chère patrie.

« Et qu’à celui qui erre sur le sol étranger, qu’à celui qui gémit dans les cachots, la patrie apparaisse encore comme à toi, avant de mourir ! »

Dans la pièce intitulée Lied après l’Automne, Kerner célèbre les travaux et le destin de l’artisan qui donne aux buveurs le suc précieux de la vigne. En parcourant le cycle de la lyrique populaire au moyen-âge, nous avions eu déjà occasion d’indiquer cette espèce de poétisation mystique des métiers dans leurs rapports avec la nature. La pièce dont nous parlons relève de ce sentiment passé aujourd’hui dans l’art, et dont la chanson du Mineur de Novalis reste pour le naturel et le fini de l’exécution, le plus intéressant modèle. Un lied plus populaire, où Kerner a chanté un autre produit de la nature toujours dans ses rapports avec l’activité, l’industrie humaines, c’est l’Éloge du Lin (das Lob des Flachses). Ce petit poème, dans sa simplicité toute concise et dénuée de prétentions, rappelle un peu de loin la Cloche de Schiller, dont il fait comme la contre-partie. Dans la Cloche aussi, pour peu qu’on s’en souvienne, il est question du rouet et du lin, les deux inséparables attributs de la ménagère allemande et de la poésie allemande, sans contredit la plus ménagère des muses. S’asseoir au rouet, tourner sa quenouille, filer, n’est-ce point là de tout temps leur vocation et leur orgueil, à l’une comme à l’autre ? et l’industrie moderne, en multipliant les fabriques, en remplaçant par les machines à vapeur l’honnête et paisible métier domestique, ne menace-t-elle pas dans leur double existence les deux bonnes sœurs jumelles, la ménagère et la muse allemandes ? Mais revenons au lied de Kerner. — La plante en fleur couvre le champ de son azur dont les ondulations célestes réjouissent l’été. Dès que la floraison commence à décroître, on arrache le lin de la terre, on le passe à la flamme qui l’argente ; alors des mains actives s’en emparent et le travaillent. Il orne l’alcove de la jeune fille, il entoure de ses plis ce corps pudique dont la virginité première, la première fleur, est pour lui. Il accompagne à l’autel la jeune épouse, il couvre le cercueil de la trépassée. Langes du nourrisson, voile de noces, drap mortuaire, comme la cloche, on le retrouve inévitablement dans toutes les solennités humaines. Ici la modulation élégiaque se présentait d’elle-même, et Kerner ne pouvait manquer de la saisir. — D’où lui vient cette tristesse profonde, cette mélancolie incurable qui ne fait que varier ses tons ? Vous le demandez ? n’a-t-il pas vu l’instabilité de toute chose ? n’a-t-il pas contemplé à fond les misères de ce monde où la beauté se flétrit, où l’amour passe, où la jeunesse et le cœur s’effeuillent, où vous perdez chaque jour un des êtres qui vous sont chers, où l’on ne vit que dans le pressentiment de la mort ? — L’idée de sa propre mort le préoccupe et l’obsède, il se voit lui-même mourant, défunt, enseveli. Il se promène au bord de l’eau, il entend scier des planches, ces planches tombent une à une jusqu’à quatre, il y voit son cercueil, et le sapin, dont l’acier martyrise la chair, lui psalmodie aux oreilles ces paroles funèbres : « Tu viens à propos, passant, car c’est pour toi que je souffre cette mortelle blessure, c’est à la caisse qui doit t’enfermer dans le sein de la terre que ce bois est destiné ! » Il cherche à la fois la mort et la redoute, le grand peut-être l’épouvante : « Quand on s’enquiert des morts auprès de la nature, elle ne répond pas. »

Cet antagonisme de sensations contradictoires, humain autant que poétique, avec lui ne dépasse jamais la mesure. Ce vague désir, cet élan vers la mort ne dégénère point en mépris, en haine de l’existence, en négation systématique, absolue. Le sens profond qu’il a de la nature, une résignation pieuse, intelligente, éclairent de lueurs vaporeuses ses tristesses en apparence les plus sombres ; sa fantaisie et sa foi semblent attacher un nimbe de gloire à la mort elle-même.

Pour la forme proprement dite, Kerner est loin d’Uhland, plus loin encore de l’art exquis, du ciselé parfait de l’oriental Rückert, qui taille son vers à facettes comme un diamant, et dont la recherche et le fini dépassent parfois les conditions de la prosodie classique et touchent au précieux. L’expression chez Kerner sort trop souvent confuse, embarrassée ; la mesure, le rhythme, lui présentent des difficultés énormes que l’énergie de son sentiment et de sa pensée a toutes les peines du monde à surmonter ou plutôt à franchir ; de là des incohérences fréquentes, des charnières mal soudées, des soubresauts qui vous déconcertent. On compte dans ses poésies les pièces bien venues, d’un seul jet, et encore est-ce alors au poète inspiré, à la flamme intérieure qui entraîne et fond en débordant tout ce qui s’oppose à son passage, plutôt qu’à l’artiste habile et distingué, qu’on en doit savoir gré.

On concevra aisément comment une organisation poétique, mue par de pareilles tendances, devait en venir à rechercher le commerce des somnambules et des visionnaires, et, si nous pouvons le dire, finir par trouver dans un semblable milieu son point de bien-être et de quiétude. L’infini des poètes, ce monde que les ames rêvent au-delà des bornes de l’horizon, est tout simplement le vide, le vide qui ne s’anime et ne se peuple qu’à l’aide de formes et d’images transfuges d’ici-bas, plus propres à bercer la fantaisie en de chimériques illusions qu’à la satisfaire, à irriter la soif qu’à l’apaiser. Qu’on se figure, d’après cela, ce qui arrive au poète qui se laisse emporter dans sa course à travers l’étendue sans avoir assuré d’avance son retour ici-bas : d’une part, le sentiment du vide le travaille ; de l’autre, il s’épuise à donner au vide un contenu, à porter le fini dans l’infini. Or, cette tendance ne serait-elle pas une disposition organique chez certaines natures maladives, nerveuses, toujours en humeur de créer des fantômes dont elles ont hâte de peupler les solitudes du vide, donnant ainsi un sujet déterminé à ce vague désir de l’ame, à cet essor presque involontaire qui l’entraîne vers les régions surnaturelles

Les conséquences de ce phénomène, qui semblent devoir être les mêmes pour le poète que pour l’homme, aboutissent cependant à deux points tout opposés. Une fois que le vide s’est peuplé, grace au coup d’œil extatique du visionnaire ; une fois que, des flottantes ombres du pressentiment, un monde nouveau s’est dégagé, un monde avec ses figures vivantes, ses lois organiques, ses influences positives sur la vie humaine, — l’imagination n’y tient plus. Enthousiaste et religieuse, spiritualiste et dévote, elle voit, elle touche, et, plongée jusqu’au cou dans le miracle, semble ne pouvoir s’en rassasier. Bientôt cependant, à mesure qu’on y regarde de plus près, la contradiction éclate, la plus effrayante des contradictions entre le contenu fini et la forme infinie qui l’enserre. Comment concilier cet extérieur prétendu, cette physionomie, ces lèvres qui murmurent des oracles, ces mains qui lèvent le marteau, tirent la sonnette et lutinent toute une maison, avec l’idée d’esprits, d’esprits détachés des liens de ce monde ? Hélas ! le plus cruel reproche qu’il y aurait à faire à ces apparitions serait qu’elles nous ressemblent trop bien, et ne répondent guère à ce qu’on attendait d’être habitant au-delà de nos terrestres horizons. Eh quoi ! vous avez passé par l’initiation de la mort, vous revenez d’Uranus ou de Saturne, et vous n’avez rien de mieux à nous dire, et vous ne savez que répéter les gestes et les manœuvres en usage depuis six mille ans sur cette terre d’épreuves et de misères, d’où l’ame veut bien s’enfuir, mais dans une tout autre espérance que celle de retrouver chez vous tout ce qui se passe de ce côté.

Chez le poète, cette incompatibilité, ce contraste des acteurs et de la scène, ce choc bizarre d’élémens qui se heurtent et se contredisent pourra bien agir d’une façon plaisante et provoquer çà et là des velléités humoristiques. Ne serait-il pas nouveau, en effet, de nous représenter une fois ce monde d’esprits sous son point de vue critique ? Ne trouverait-on pas plus d’un incident burlesque, plus d’un contraste curieux, dans cet amalgame du fini et de l’infini, dans cette association impossible des contraires ? Évoquer avec un certain esprit d’analyse, mais en poète et sans trop de philosophisme, à la manière de Jean-Paul plutôt que de Voltaire, évoquer cette multitude surnaturelle, lui ôter, mais légèrement, ce qu’on lui supposait d’originalité ; nous montrer ce monde dans ce qu’il a d’insuffisant, de pauvre, de borné : il y aurait là, selon nous, le sujet d’un charmant poème. Mais, pour le faire, il faudrait un génie excellent, une inspiration impartiale, si jamais les deux mots pouvaient s’accorder ensemble, quelque chose qui ne fût ni la sécheresse des encyclopédistes, ni le mysticisme nuageux des Allemands ; une imagination bâtissant dans l’air ses fantaisies, mais ayant ses assises sur la terre, Goethe peut-être. Kerner, esprit transcendant, romantique par essence, devait n’avoir qu’ironie et persiflage pour un pareil compromis. Malheureusement, aujourd’hui comme pendant la période des Reiseschatten, l’ironie chez lui n’a plus sa source dans la conscience d’un infini vaguement pressenti. L’infini a laissé voir son contenu ; il a vidé son sac, pour nous servir d’une expression populaire, mais énergique, et le sac renfermait plus d’une misère qui n’a pas échappé aux brocards du poète lui-même. « Je le soupçonne d’être, sur plus d’un point, sujet à la critique, » s’écrie dans Faust le philosophe Thalès en voyant voltiger Homunculus dans sa fiole de verre. Kerner, j’imagine, a plus d’une fois eu la même idée de ses fantômes. Eux aussi, sans aucun doute, il les a trouvé sujets à la critique. Mais était-ce bien à lui de le dire ? N’en résulte-t-il pas, dans son œuvre, une certaine confusion ? Le trait manque son but, faute d’un point d’appui ; la critique, n’ayant où s’étayer, perd son impression ; je n’en veux d’autre exemple que son drame humoristique assez étrangement intitulé der Bârenhâuter im Salzbade[4], satire dirigée à la fois contre les esprits-forts qui refusent de croire au diable et aux fantômes, et contre ceux-ci qu’il s’efforce de rendre grotesques et risibles. Cette ironie sans levier, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’attaque aux phénomènes d’un monde invisible aussi bien qu’aux choses d’ici-bas, a cette conséquence pour le poète qu’elle entraîne la chute de sa rêverie et de son imagination dans le vide. Ces campagnes de l’infini, où germaient tant d’espérances, ont perdu, en s’ouvrant à lui, leur fécondité mystérieuse, et, s’il y plonge encore après tant de pressentimens trompés, tant de splendides illusions déçues, c’est tristement, l’oreille basse, sur l’aile grise et silencieuse de la foi. Or, cette foi résignée, mais incolore, n’ayant plus en elle de quoi parer aux découragemens, aux misères d’ici-bas, comme l’autre militante et fougueuse et qui tenait de l’illuminisme, il en résulte pour le poète une douleur languissante, abstraite, un sentiment de la mort qui se trahit à chaque pas, et couvre, comme un voile de crêpe, toutes les riantes nuances de son printemps. La dernière édition des poésies de Kerner est pleine de pièces de ce genre, de ces lieds moins écrits que sentis où l’ame se soulage : poésie est délivrance. Je citerai encore cette pièce où le poète se compare à un papillon fixé au mur par une épingle qui lui traverse la poitrine.

DEDANS.

« Je vois passer dans l’air une vive et joyeuse volée d’oiseaux libres. Ô ciel ! que n’ai-je un pareil essor ! que n’ai je une pareille existence de voyageur !

« Hélas ! pauvre insecte que je suis ! Cloué à la même place, attaché par une épingle à une case dans le cabinet !

DEHORS.

« Aïe ! aïe ! qui m’a délivré du casier où je dormais ? Oh ! l’épingle ardait profondément, et maintenant voilà mon cœur à nu.

« Lumière rayonnante du soleil, limpide azur du ciel, parfum des fleurs, rosée des fleurs ne font qu’aviver la blessure.

« Remportez-moi dans le casier, attachez-moi plus fort, martyrisez-moi ! Ah ! qu’au moins je puisse enfin mourir !

Cependant, où le poète renonce, il s’en faut que l’homme doive abdiquer. L’homme absorbe en lui le poète, et tend à de plus hautes, à de plus indépendantes fonctions. L’ame, déçue à la fois dans ses rapports avec les hommes et dans son commerce avec les esprits, avant de s’engloutir dans le vide, se réfugie en elle-même, rentre dans son foyer intérieur, dans son propre amour, et jette là les bases d’une félicité d’autant plus pure qu’elle se fonde sur une résignation intelligente. L’action morale, l’influence poétique de Kerner, médecin, ami de l’humanité, père de famille, l’impulsion généreuse de sa nature, en un mot tout ce fonds concret de l’existence qui ne saurait passer dans la poésie, lui donne en tant qu’homme un point d’appui duquel il peut combattre en même temps les rationalistes et les visionnaires, ne ménager personne, et s’égayer comme il lui plaît, tantôt aux dépens de ses antagonistes, tantôt à ses propres dépens. De là ce laisser-aller singulier, mais qui n’implique nullement la contradiction ou le charlatanisme, le sans-façon dont il use avec ses esprits, qu’il traite lestement et en véritables personnages de comédie. Avouons aussi qu’à force de les avoir sous les yeux à toute heure, de vivre dans leur commerce et leur fréquentation, il devait finir par n’y plus prendre garde, et, pour peu que vous séjourniez à Weinsberg, il vous en arrive autant. On ne saurait imaginer une vie plus étrange, plus merveilleuse que celle qu’on mène là. Le prodige n’est plus un fait inaccoutumé, surprenant, un phénomène en dehors des lois naturelles, qu’on recherche de loin et qu’on évoque, mais une chose toute simple et ordinaire, l’élément dans lequel on se meut. Vous le trouvez dans les corridors de la maison, dans les allées du jardin, blotti derrière un meuble ou rôdant à la brune sous les touffes d’arbres ; le fantastique est à demeure dans ce palais de Salomon. On conçoit comment cette familiarité, ce commerce de tous les jours et de tous les instans avec le monde invisible a dû amener Kerner à ne plus accorder qu’une attention médiocre à des esprits qu’il traite avec aussi peu de cérémonie que les chiens, les chats et les autres animaux domestiques dont il peut s’entourer. « Cher docteur, lui disait un jour Strauss dans une promenade à Weinsberg, chaque fois que je viens ici, je me surprends en flagrant délit de superstition. » — « Oui, certes, répondit Kerner ; tous les deux compatriotes, tous les deux natifs de Ludwigsburg, vous et moi, nous nous complétons ; plus vous arrachez de mythes, plus j’en sème. » Kerner, prenant pour sujet de son caprice poétique ses visions magnétiques, magiques, ses phénomènes démoniaques, et cela du plus grand sérieux du monde et sans abdiquer rien de ses croyances, me représente assez ce bon peuple du moyen-âge, jouant, à certaines époques, avec les saints et les saintes de la légende, et faisant, sans le moindre scrupule, parader sur des tréteaux les augustes figures qu’il ne cesse ni de reconnaître, ni d’avoir en honneur.

Si l’on recherche la somme des divers jugemens portés en Allemagne sur Kerner, voici à peu près ce qu’on trouve : ôtez à cette nature l’élément superstitieux, magnétique, démoniaque, et vous aurez un excellent homme, un des maîtres de l’école souabe, un poète religieux, naturel, d’une sentimentalité suave, élégiaque, mais, disons-le aussi, maladive et par momens dangereuse comme l’opium. Kerner lui-même s’écrie quelque part, sans doute en faisant allusion à ce verdict : « Je vis par la poésie et la médecine, et, seulement lorsqu’on parle d’esprits, on se souvient du mien, et pour railler encore. » Cependant nous ne pensons guère qu’on puisse voir dans les tendances magnétiques de Justin Kerner, dans ses spéculations magiques si l’on veut, une simple affaire de dilettantisme et de curiosité. Il y a plus, ce besoin d’évoquer et de connaître est chez lui une chose instinctive, profonde, inhérente à son individualité, dont on ne saurait l’extraire sans dissolution. « Destinée, conscience, deux mots pour une même idée, » a dit un philosophe allemand, Schubert, je crois, et cette phrase, prise dans son sens légitime, enferme une très grande vérité. Je doute que sur un autre la visionnaire de Prevorst eût jamais agi comme sur Kerner ; les mêmes conditions scientifiques, médicales, religieuses, se fussent-elles rencontrées d’ailleurs ? Cette femme fut pour lui, pour son ame et sa poésie, une sorte de miroir fidèle, de réfracteur lumineux ; et dans ce sens on pourrait dire que la physionomie de la visionnaire, telle qu’il nous l’a donnée, est l’œuvre de Kerner. Elle participait de son originalité, de son individualité, comme lui prenait en elle de nouvelles impulsions, d’autres vues ; et, sans prétendre porter un jugement sur la réalité, sur le degré de réalité de ces apparitions dont on s’est préoccupé si vivement de part et d’autre en Allemagne, ne pourrait-on pas dire, en ayant égard à l’influence personnelle de Kerner, que ces phénomènes ont puisé dans le cercle où ils se sont développés, dans la mystique atmosphère du médecin, de l’ami, du poète, cette couleur éthérée, ce merveilleux, qui n’ont certes pas médiocrement aidé à leur concilier l’intérêt général ? Il est tout-à-fait selon les principes du magnétisme que la visionnaire prenne part à l’individualité de son médecin, de son magnétiseur, et, sur ce qui regarde l’originalité parfaite de cette individualité, les témoins compétens se prononceront. Déjà, il y a plus de trente ans, Varnhagen, le spirituel et incisif Varnhagen, lorsqu’il étudiait à Tubingen avec lui, remarquait l’excentricité singulière, transcendante, de cette nature souabe, et la notait dans ses écrits avec cette réserve, ce ton diplomatique des Allemands du nord. Kerner crut, avec la visionnaire de Prevorst, porter un coup mortel au rationalisme, opposer une digue à la dialectique, alors comme aujourd’hui envahissante, confondre les railleurs, amener les gens du monde aux idées sérieuses, et les incrédules à la foi. Il concluait de lui-même aux autres, et s’écriait, après la mort de sa visionnaire :

« Adieu ! Tous les trésors que je te dois, je les porte désormais dans mon sein, et mon être intérieur plonge sans hésiter dans les profondeurs de l’esprit… Apparais à ma dernière heure, viens m’avertir lorsque mes yeux se fermeront. »

Et dans une autre pièce :

« Il t’était donné, à toi, de lire dans les cercles lumineux du monde intérieur ; tu savais ce que c’est que l’esprit et que l’ame, comment ils se séparent, se cherchent et se réunissent dans la mort. »

Cependant le livre fut loin d’accomplir les miracles qu’on espérait, et l’humanité continua d’aller son train comme par le passé. Il fallait bien se résigner ; on le fit, non sans quelque amertume contre les doctrines du temps et leur perversité :

« Un livre que la multitude repousse, parce qu’à ceux qu’un ignoble appétit consume, il ne promet pas le ciel, le ciel étoilé, mais la nuit éternelle pour le repentir ; un livre où les paroles d’une faible femme menacent de ruiner l’esprit des forts, la sagesse du monde, de ruiner la Babel telle qu’ils la construisent ! De là leur colère à tous en le lisant. »

Les Lettres de Prevorst et bon nombre d’écrits théoriques ou critiques, contenant soit de nouveaux faits de l’ordre magnétique et démonologique, soit des exposés de doctrines et des réponses à ses adversaires, sont venus depuis compléter ce système de spiritualisme transcendant dont Kerner avait jeté les bases dans la Visionnaire.

Le grand moyen de conviction qu’emploie Kerner, ce sont les faits qu’il produit et qu’il entasse comme à plaisir, associant l’antique au moderne, mêlant ensemble la tradition et l’observation, souvent sans trop s’apercevoir qu’il ouvre par là le champ à la critique. Si Kerner a jusqu’ici rencontré bien des incrédules, avouons cependant que ses convictions à lui ne se sont jamais démenties ; ni les argumens de ses plus redoutables antagonistes, ni leurs railleries n’ont jamais su le prendre au dépourvu. « Venez, voyez et croyez, »

leur disait-il dans le temps ; et maintenant : « Pourquoi n’êtes-vous venus alors ? » S’il n’a pas atteint le but suprême qu’il se proposait, du moins peut-on reconnaître que ses efforts n’ont pas été infructueux pour la science. En opposant à la froide raison de notre époque, à cet esprit qui tend à tout réduire, à tout analyser, à ne laisser subsister un fil de ce vêtement vivant de la divinité dont parle Goethe, en lui opposant des problèmes nouveaux, des mystères nouveaux, ou plutôt ignorés, oubliés, Kerner appelait l’attention sur une des plus grandes questions de la philosophie moderne : l’être de la conscience, et, qu’on me passe le mot, l’énigme de l’individualité. Ces phénomènes physiologiques, psychologiques, pathologiques, qu’il observe et décrit en les appuyant d’analogies et de parallèles rassemblés curieusement dans les archives du passé, devaient nécessairement provoquer des recherches plus sérieuses, des éclaircissemens nouveaux. Tandis que d’un côté on cherchait à démontrer l’unité humaine, l’identité de l’esprit et de la matière, Kerner s’efforçait de prouver la division des deux principes, une division non plus simplement abstraite, spéculative, mais réelle, et d’établir son système de dualité dans l’esprit. Sous l’empire des phénomènes que nous avons cités dans la première partie de ce travail, il déclare la conscience humaine quelque chose d’éternel en soi, mais de réel, de substantiel à ce point qu’elle est susceptible de recevoir l’action d’influences étrangères et de se modifier à leur contact. Ainsi je m’explique sa théorie des esprits familiers, des bons et mauvais anges, etc. Il fallait trouver une loi d’être à ces apparitions, il fallait, avant tout, les loger quelque part. On inventa le royaume intermédiaire, idée peu originale et renouvelée des alexandrins, qui devait paraître aussi monstrueuse aux théologiens orthodoxes, que frivole et ridicule aux partisans fanatiques du réalisme absolu. La science se souleva, avec quelle énergie, on le devine, contre ces opinions et ces théories de visionnaire, combattit à outrance ces hypothèses d’un éther nerveux, d’un organe psychique, et donna pour dernière raison aux phénomènes en question la maladie du sujet, la perturbation du système nerveux et de la vie de l’ame. Kerner riposta de pied ferme, et, dans ce conflit, le spiritualisme eut plus d’un bénéfice à enregistrer. Ainsi, l’attention se porta davantage du côté de la nature, le cercle de la raison fut étendu, le possible empiéta sur les limites où naguère commençait le domaine de la superstition. On accorda plus de valeur à l’instinct, à la conscience une base plus substantielle. Il fallut descendre dans les profondeurs de la nature, de l’ame humaine, et reconnaître le jeu divin, le poète caché, pour me servir d’une expression originale de Schubert, là où l’on s’efforçait de ne voir qu’un engrenage matériel de forces mécaniques, et c’est justement avec ce poète caché, ce poète de l’ame, que Justin Kerner vit en rapport intime ; c’est vers ce sens prophétique, révélateur, que sa nature sentimentale et contemplative, que son individualité l’entraîne. De là une poésie d’inspiration plutôt que de fiction, une poésie dénuée de manière, d’éclat, mais fortement empreinte d’un caractère de vérité, et toujours, ouvertement ou par symbole, parlant à l’ame. Sous ce point de vue, la direction poétique de Kerner et sa tendance magnétique se confondent ; et si sa philosophie a pour but de rechercher partout le principe spirituel, mystique, ignoré ou méconnu, et de l’attirer dans le cercle de notre activité prosaïque, sa poésie est-elle autre chose qu’une plainte monotone, le chant douloureux de l’ame qui languit dans la nuit ou l’ombre et soupire vers la lumière, la délivrance ? De bonne heure ce penchant vers la sympathie et le magnétisme se fait sentir dans ses productions poétiques, comme, en revanche, la poésie intervient dans ses spéculations démoniaques ? Je trouve, dans un de ses contes écrit il y a près de trente ans, cette peinture d’un médecin idéal, qui pourrait bien n’être que son portrait :

« Non loin de là s’élevait la maison d’un homme singulier ; on l’appelait maître Lambert ; il passait pour un grand médecin, et tous les malades, ceux du voisinage et ceux des contrées lointaines, venaient à lui. On disait qu’il opérait des cures merveilleuses par la force de la sympathie, et conservait des secrets profonds dans de vieux manuscrits héréditaires. Ce qu’il y a de certain, c’est que c’était un homme qui, secouant la poussière de l’école, s’était donné de lui-même à la nature, en véritable enfant, avec simplicité, avec amour, libre des influences perturbatrices de la vie du monde. La nature, apprivoisée en quelque sorte, le laissait faire. Il connaissait ses influences, mais sans vouloir jamais les formuler en règles. Il avait observé attentivement le cours des étoiles et leurs révolutions, la vie et la mort des animaux et des plantes. Il avait plongé dans les profondeurs de la terre pour y surprendre le travail des minéraux et des métaux, et plus d’un prodige se révélait à son ame paisible, inaltérable, dont une conscience étrangère à la nature, en proie à de vulgaires impressions, n’aurait pas même eu jamais le plus lointain pressentiment. « La nature, cette bonne et généreuse mère, s’écriait-il souvent, nous prend volontiers dans ses bras et nous révèle les harmonies de son être, pourvu que nous consentions à ne pas prendre avec elle des airs de docteurs. Comme une mère attentive ouvre ses bras à son enfant, qui commence à peine à courir et lui montre ainsi la route de son sein, de même fait pour nous la nature, cette excellente mère ; seulement, n’ayons garde de nous croire de si grands héros, car alors la timide mère se retire et dérobe ses secrets à notre grandeur. »

Dans les Reiseschatten, cette espèce de monstre esthétique dont nous avons parlé, cet amalgame bizarre d’arabesques humoristiques, on rencontre aussi, comme un motif éternellement cher au poète, cette idée de magnétisme et de seconde vue ; et, par un surcroît d’analogie qu’on n’enregistre qu’avec peine, comme si la nature eût voulu compléter, selon les règles traditionnelles, cette étrange figure de philosophe visionnaire au XIXe siècle, Kerner, sur ses vieux jours, se trouve menacé de cette infirmité que la légende attribue aux poètes et aux devins de l’antiquité[5].

Esprit méthodique, mais honnête, convaincu, persistant, Kerner n’a jamais varié. Prosateur, poète, vous le retrouvez toujours égal, identique à lui-même. La Visionnaire de Prevorst, les Reiseschatten, les Gedichte, sont pour lui trois cycles dont il ne saurait se départir ; les fondemens de ces ouvrages, rayonnemens d’une même idée, une fois jetés à ses premiers pas dans la carrière, il n’a plus fait qu’y revenir, ajoutant çà et là, complétant, aimant mieux un appendice qu’un volume. Aussi, qu’il philosophe, qu’il rêve ou qu’il rime, vous ne voyez guère que le nombre de ses livres s’en augmente : les faits de l’ordre magnétique vont à la Visionnaire, les fantaisies aux Reiseschatten, les lieds nouveaux aux poésies, qui s’augmentent ainsi à chaque édition, naturellement et presque sans qu’on s’en aperçoive. Pour une hirondelle de plus, le printemps ne change pas. Au déclin de l’âge, ses lieds ont encore la fraîcheur et les graces de la jeunesse, et le seul trait qui les distingue dans leur famille harmonieuse, c’est la mélancolie plus profonde et le détachement terrestre qu’ils respirent. Il n’y a point à rechercher quels progrès Justin Kerner a fait faire à la muse allemande. La nature domine ici trop ouvertement toute question d’art, de culture, d’école, pour qu’on puisse voir dans le poète qui nous occupe autre chose qu’une individualité pure et simple. D’ailleurs, avant la venue de Kerner, la poésie allemande n’avait-elle pas touché à son plus haut point ! Kerner, c’est un peu l’oiseau sur la branche, l’oiseau qui demeure fidèle au chant que Dieu a mis dans son gosier, et qui, s’il n’étend pas sa gamme, vocalise dans sa mesure et se garde au moins des fausses notes. Élève de la nature, véritable néophyte de Saïs, Kerner appartient à toute une catégorie de poètes allemands qu’on ne saurait ni classer ni définir. Comme les ames pathétiques en qui le sentiment déborde et qui jamais n’atteignent l’idéal qu’elles cherchent, il a besoin que les sympathies du lecteur lui viennent en aide et le complètent. Aux amateurs de l’art curieux, aux partisans absolus de la forme, je ne le conseillerais pas. Il y a dans cette poésie une autre poésie latente et, si l’on me passe l’expression, interlinéaire, que les initiés seuls peuvent saisir ; j’entends par initiés tous ceux pour qui les mots d’ame et de nature ont encore un sens, aujourd’hui.


Henri Blaze.
  1. Voyez premier article sur le docteur Kerner, dans la livraison du 15 mars.
  2. Voyez la dédicace de ses Poésies. « Maintenant, ce qu’à peine j’entrevoyais en songe s’est réalisé pour moi. Au pied de la Frauentreue, sous les arbres verts, s’élève hospitalière notre petite maison, etc.

    « Bien loin se sont enfuies la douleur et l’aspiration inassouvie qui éveillaient le lied en moi ; ma joyeuse humeur, elle aussi, ne jaillissait que de mes larmes secrètes, que des tristesses dont j’étais la proie. Et maintenant, mon cœur, j’ai fini de chanter, puisque tu t’es défait de ta douleur ! »

  3. Plus d’une fois les éditeurs du Wunderhorn ont pris le change et donné des fantaisies de son invention pour des morceaux populaires du vieux temps.
  4. La Peau d’Ours à Salzbad.
  5. Kerner devient aveugle ; depuis quelques années, sa vue s’est affaiblie au point qu’il a aujourd’hui toutes les peines du monde à tracer quelques lignes. Épreuve bien douloureuse pour un chantre du soleil et de l’arc-en-ciel, mais supportée avec résignation, et à laquelle ses récentes poésies, non moins que ses entretiens familiers, contiennent de touchantes allusions. C’est ainsi qu’il disait, l’an passé, à une jeune femme venue de loin pour le visiter, et qui lui promettait de revenir : « Hirondelle qui ne passe qu’une fois l’année, quand vous reviendrez au printemps, je ne vous verrai plus. »