XXI


« Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves)).
Victor Hugo


Il y a quelques mois, Lucette non plus ne le connaissait pas ; et maintenant le voilà ; il est là devant elle ; il est devenu son tourment : il s’attache à ses pas, il veut constamment la voir, la comprendre, deviner les secrets qu’elle ne veut pas livrer.

Il est beau et elle n’aime pas les hommes beaux. Elle le lui a dit ; il a ri et il a déclaré :

— Eh bien, vous m’aimerez tout de même.

Et de ce jour Lucette est malheureuse ; et dans la solitude elle a cessé de sourire. Son sommeil s’est coupé de cauchemars, d’insomnies. Car tout de suite elle a découvert que celui-là, celui-là, elle désire vivre toute sa vie à ses côtés. Et elle tremble. Il se lassera de tenter de lui arracher cet aveu qu’elle retient de toute sa force. Elle ne lui permet de venir qu’une fois chaque semaine ; et les six autres jours elle attend. S’il ne revenait pas ? Et les larmes glissent sur ses joues. Il y a tant de jeunes filles jolies et plus intéressantes. Ô mon Dieu, faites qu’il ne les trouve pas ! Conduisez-le vers moi, tout droit, sans détour. — Elle a perdu ce premier charme de l’adolescence. Elle a vingt-sept ans, bientôt des rides marqueront sa peau.

Ah ! Pourquoi n’a-t-elle pas résisté au plaisir de parcourir avec lui les paysages enchantés de Percé ? Ils marchaient du même pas entre les sapins, dans les sentiers moussus ; l’air était embaumé de résine chaude ; au loin s’étendait la mer d’un bleu profond avec un peu d’écume blanche à la tête des vagues. Ils se promenaient dans les montagnes, dans le vent et dans l’été. Ils voyaient à des distances infinies des baies qui s’enfonçaient entre les pointes sombres des rochers.

Un soir, ils avaient fait le tour complet des montagnes, au clair de lune. Le soleil était couché mais il avait laissé derrière lui de la clarté. Ils avaient escaladé l’abrupte côte du Découragement ; ils n’avaient pas senti combien elle était raide ; ils montaient à reculons pour voir le coquet village qui s’étendait à leurs pieds, avec ses deux baies frangées d’écume ; et la mer coupée par la forme paresseuse de l’île Bonaventure. Au bout de la baie du Sud, le phare du Cap Blanc s’allumait et commençait à tourner, et les nuées de mouettes virevoltaient bruyantes, au-dessus du Rocher.

Ils avaient ainsi franchi le point culminant de la côte ; ils décidèrent de monter au bord extrême de la falaise. Et, ô prodige, ô bonté d’un hasard aimable, quand ils se penchèrent au-dessus du vide vertigineux pour regarder en bas la mer encore bleue, la pleine lune se posait, comme une grosse orange, sur la ligne de l’horizon.

Le groupe qui les entourait manifestait par des cris son enthousiasme. Eux, serrés l’un contre l’autre, silencieux, regardaient avidement le tableau qui se déroulait ; la mer mystérieuse, la lune, les falaises, les phares tournoyants, les montagnes proches et lointaines, le rocher et l’île.

La route descendait ensuite dans la nuit de la vallée. Pour dissimuler un silence oppressant ils avaient parlé de livres. Lucette ne l’avait pas avoué à Monique, mais c’était de Guy qu’elle avait pris son admiration pour Zangwill, Elliott, Wharton. La culture de Lucette subissait toujours l’influence des hommes qu’elle rencontrait.

À Percé, le grand paysage endormait le cœur de Lucette ; elle se sentait détachée de sa vie ordinaire et ne s’analysait plus. Guy s’en irait. Quinze jours, au plus, et ce serait l’abandon d’un rêve impossible.

Mais Guy Beaulieu s’était imposé après son départ avec plus d’insistance. Le rêve, loin de s’effacer, se matérialisait. Lucette reçut des télégrammes, de courtes lettres, de beaux volumes, des revues. De loin, il était facile d’en parler à Jean. Elle lui avait écrit :

— « J’ai fait malgré moi une conquête. On m’envoie des livres. Me permettez-vous de remercier ? »

Ce que Jean pensa en écrivant : « Mais il faut répondre, »… elle ne le sut jamais, et elle n’aimait pas l’imaginer. L’intuition du malade l’avertissait cette fois du danger. Il détournait la conversation quand Lucette, de retour, essayait de raconter son été.

Elle n’aimait pas Jean d’amour, elle le constatait maintenant, elle ne l’aimait pas d’amour. Sa tante avait eu raison. Lucette s’était fourvoyée. Cependant, elle n’imposerait pas une douleur de plus à un pauvre infirme dépourvu de toute consolation ; elle subirait plutôt son martyre et ne changerait rien à la voie qu’elle s’était choisie.

Mais comment surmonter l’irrésistible attrait ? Comment refuser de se laisser entraîner vers Guy, comment lutter jusqu’au bout contre son cœur, sa raison, contre son imagination ? Où trouver en elle-même les paroles capables d’amener le jeune homme à se contenter de son amitié ? Où trouver la force de donner pour prétexte sa carrière, d’éloigner de ses lèvres, volontairement, la coupe où elle voulait boire ?

S’il était auprès d’elle, elle oubliait ses scrupules et ses inquiétudes. Mais seule avec sa conscience, elle se sentait prise de remords. Elle se savait infidèle et coupable. Une tentation qu’elle jugeait abominable s’insinuait dans son esprit. Tout avouer à Jean. Mais non, jamais elle ne commettrait cette méchanceté. Elle savait que lui ne changerait jamais. Il l’aimait toujours autant. Il n’avait personne d’autre à aimer. Non, elle ne parlerait pas, elle ne pourrait pas parler. Elle éprouvait la honte de son involontaire trahison ; déçue de sa faiblesse, elle la dissimulerait, se résignerait, plutôt que de l’avouer, à toutes les souffrances.

Des jours passèrent, puis des semaines, des mois, une année. Guy absorbait toujours Lucette. Et Lucette qui se prétendait incapable de lire les romans de Bourget, qui se moquait de leurs complications inutiles, Lucette s’aperçut qu’elle se trouvait dans une situation analogue à celle de ses héroïnes. Quel supplice, pour sa franchise innée, que cette duplicité involontaire à laquelle les circonstances l’enchaînaient. Le secret qu’elle portait seule, il pesait à sa nature expansive. Son devoir, croyait-elle, était de rester liée à Jean qu’elle n’aimait que par pitié. Jean qu’elle n’aimait plus. Elle butait par moment sur ces mots. Aimer n’était-ce pas pour elle uniquement la recherche d’un bonheur égoïste ? Si Guy lui apprenait qu’il devait la quitter pour être vraiment heureux, consentirait-elle de bon cœur à ce bonheur sans elle ? Désirait-on vraiment le bonheur de ceux que l’on prétendait aimer ? Non, on ne souhaitait que sa propre félicité, tous les sentiments cachaient de l’égoïsme. Quand le moi cessait d’être satisfait, le sentiment basculait, et tombait.

Mais tentation douloureuse, Jean était le moins égoïste des hommes ; Jean seul comprendrait ; et malheureux mais résigné, il pardonnerait. Il aimerait assez Lucette pour contribuer à son bonheur, au détriment du sien. Aucune rancœur ne viendrait gâter leurs relations. Jean dirait : « C’est la vie, il faut bien se soumettre ». Tout serait ensuite tristesse mêlée de douceur et d’attendrissement. Mais quand elle se représentait cette scène, la joie de sa liberté reconquise jaillissait trop haut. Son aveu lui semblait de nouveau une tentation qu’il fallait repousser ; mieux valait continuer de souffrir en silence, en éclairant autant que possible l’existence si terne du malade.

Mais le rayon de soleil s’appauvrissait et percevant confusément ce tourment, Jean demandait :

— Mais qu’avez-vous donc, Lucette ? Des ennuis ? Des tracas ?

— Je n’ai rien. Je suis peut-être fatiguée, répondait-elle.

Puis elle allongeait le récit de ses courses, de ses heures de travail. Une fois de plus, elle reculait devant l’occasion offerte. Au fond, ce qu’elle espérait, c’était un miracle ; un événement surviendrait à point pour tout arranger. De sa propre initiative elle ne modifierait pas le choix enthousiaste de ses dix-huit ans. Tout supporter plutôt que de céder au caprice de son cœur. Elle priait, offrait ses angoisses à Dieu, multipliait les pénitences. Elle aurait bien aimé prendre conseil. Jamais elle n’avait su parler des choses qui l’atteignaient profondément et elle gardait malgré elle, avec cette rigueur, son déchirant secret.

Éternel jeu des contradictions, Guy s’attachait d’autant plus fermement que des obstacles plus nombreux se dressaient entre eux. Il simulait volontiers l’amitié, mais cette amitié avait la même saveur que l’amour. Il savait Lucette captive ; ses yeux suppliants indiquaient le sentiment qui ne s’avouait pas, ou refusait délibérément de prendre conscience de lui-même. Tôt ou tard, il l’épouserait. En attendant, il aimait la simplicité égale et enfantine de Lucette ; elle semblait plutôt intimidée lorsqu’elle sortait d’un concert où on l’avait chaudement applaudie ; elle n’en concevait point d’orgueil. Cette absence totale de prétention plaisait au jeune homme ; elle l’empêchait surtout de croire que Lucette mettait sa carrière de pianiste au-dessus de tout ; surtout au-dessus de l’amour.

À leurs soirées dans le monde, il préférait les tranquilles veillées sous le cercle lumineux de la lampe, en ce salon arrangé par elle, où elle jouait pour lui du Chopin et d’étranges pièces modernes, imitatives, bigarres, mais cristallines. Il aimait encore qu’elle fût aussi intensément intellectuelle, ardente pour les choses de l’esprit ; et tenace dans ses goûts et dans ses idées. Il l’appelait femme savante, la taquinait. Elle le regardait alors, hésitante, prompte à croire qu’il ne l’aimait pas ainsi ; puis, rassurée, elle souriait tout à coup de son sourire particulier, doux et complexe, tendre, moqueur et craintif à la fois. Des fossettes se creusaient dans ses joues. Sa peau lisse était blanche. Il réprimait le vif désir qu’il avait de l’embrasser.

D’autres semaines passèrent, mais avant qu’une autre année se fût écoulée, Lucette se retrouvait à Percé, avec Guy pour compagnon. La journée était froide, un capuchon de brouillard couvrait le faîte de la montagne. Personne d’autre n’avait voulu se promener. Guy et Lucette auraient bravé n’importe quelle intempérie car les quinze jours de vacances de celui-ci achevaient.

D’un commun accord, ils retournaient dans les sentiers du Mont Sainte-Anne ; en chemin, ils s’arrêtèrent au bureau de poste. Lucette recevait toujours des lettres. Guy les soupesait en riant. Sans rien dire, il avait remarqué cette enveloppe du même format qui arrivait fidèlement tous les jours.

Un peu plus tard, en gravissant le premier sentier, se penchant sous un sapin où poussaient de beaux champignons jaunes, il se hasarda à demander :

— Qui donc vous écrit si souvent ? Mon obéissante et fidèle amitié a-t-elle le droit de s’en informer ? Ce n’est pas une femme, bien que l’écriture soit féminine.

— C’est un malade.

Elle rougit un peu et se tut. Il se souvint alors qu’on avait autrefois assuré devant lui qu’elle aimait un jeune homme tuberculeux. Ce racontar ne cadrait guère avec la gaieté de Lucette ; et il l’avait oublié. Le mot « malade » venait de le faire revenir à sa mémoire. Il expliquait tout ; la volonté de la jeune fille de s’en tenir à l’amitié, son sentiment réprimé de force. Un peu d’irritation l’agita.

Un fin brouillard, glissant dans le sentier, les isola du monde. Il revint brusquement sur le sujet :

— Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit ?

— Je vous nomme Jean Sylvestre si souvent…

— Mais il vous écrit tous les jours ; lui répondez-vous tous les jours ?

— Oui.

— Alors, vous l’aimez ?

— Je ne veux pas parler.

L’heure qu’elle avait redoutée et souhaitée à la fois approchait inévitable maintenant ; l’heure déchirante et pourtant heureuse, l’heure de bonheur et de détresse.

— Mais moi, il faut que je sache. Mon amitié vous savez ce qu’elle est au fond. Il faut éclaircir cette situation. Si Jean Sylvestre occupe déjà la place à laquelle je tiens…

— Oh ! Guy, Guy !

Elle baissa la tête, pressa le pas. Des larmes roulaient sur ses joues.

Il la rejoignit, l’enlaça, la retint prisonnière.

Sans lutter davantage, cachant son front, elle resta muette et ses larmes continuèrent à couler. Puis elle se dégagea.

— J’ai tant souffert, si vous saviez ; attendons.

Mais lui ne voulait plus attendre. Sa douce violence rencontrait au fond d’elle-même la complicité. Je vous aime, je vous aime, pensait-elle. Je ne veux pas que vous partiez, je ne veux pas que vous vous en alliez.

Elle sentait venue la minute décisive où elle pouvait tout perdre et elle ne le voulait pas. Son amour cria plus fort en elle-même que sa trahison, sa trahison d’un être incapable de se défendre, lui semblait-il, trahison pleine d’abjection, et de bassesse.

— Guy, vous ne m’aimerez plus si je vous dis tout, et pourtant il faut tout vous dire et vous me pardonnerez peut-être.

Et elle raconta : ses dix-huit ans, son amour de l’amour, son enthousiasme pour les premières lettres du malade. Son ardeur, puis son recul instinctif ensuite devant le pauvre infirme qu’elle avait imaginé pareil à un héros de roman ; et ce recul transformé par sa volonté en un sentiment très tendre, chargé de pitié, du désir de donner le bonheur, de jouer un rôle héroïque, de remplir un destin d’une noblesse rare.

Elle raconta son tourment de constater depuis trois ans que son sentiment s’était vidé de sa joie, qu’il lui pesait comme une chaîne, alors qu’elle s’était consacrée à la fidélité. Le pauvre Jean, que deviendrait-il ? Elle revoyait le malade dans sa chaise d’infirme, les longues mains blanches et maigres, les yeux si tristes et si doux.

Guy eut tout de suite la tentation de blâmer Jean.

— Il n’aurait pas dû accepter ce dévouement. Vous étiez ; trop jeune. Une situation anormale comme celle-ci ne peut pas durer.

Elle confessa :

— Je déclarais tous les jours que je ne voulais épouser personne, que je me ferais une carrière. Une vie noble d’un tel dévouement, unique par sa différence avec les existences ordinaires et méritoire dans le sens chrétien me semblait la beauté suprême. Parfois je me sentais exaltée par le sacrifice ; il donnerait à notre amour plus d’intensité, plus de grandeur. Mais j’ai lamentablement échoué. Je n’étais pas assez forte.

— Vous n’aviez ; qu’une bonne petite âme de jeune fille un peu chimérique. Comment auriez-vous pu vous attacher à jamais à une tâche surhumaine ?

— Jean souffrira. Causer de la souffrance à un être ordinaire, c’est déjà pénible, mais à un malade, Guy, je ne peux pas supporter cela. Nous parlons et je me dis : « S’il entendait notre conversation, s’il nous écoutait en ce moment ». La trahison, c’est cela, voyez-vous, je le trahis. Et je me dis encore : Je pensais que Jean était l’unique amour de ma vie, et maintenant, je ne l’aime plus ; et c’est vous que j’aime aujourd’hui ; et ce second amour sera-t-il bref comme l’autre ? Passera-t-il aussi ? Guy, pourquoi faut-il que je me demande si je cesserai un jour de vous aimer !

Ardente, émue, elle implorait un mot d’encouragement, d’espoir.

— Attendez un peu. Un événement surgira peut-être. Écoutez votre cœur, Lucette, il est sincère, il ne vous trompera pas. Jean mérite beaucoup de considération. Il est tellement à plaindre. Je ne voudrais pas non plus augmenter ses souffrances déjà grandes. Il ne faut pas piétiner sur le bonheur des autres pour arriver à son propre bonheur. Puis on apprend peu à peu dans la vie la faiblesse du cœur humain. Je vous enverrai un gros livre, Lucette : Guerre et Paix, de Tolstoï. Et dans ce roman, vous verrez la petite héroïne passant par les affres de trois amours successifs avant de devenir la charmante petite femme que vous deviendrez aussi. C’est cela, la vie. Avoir honte de changer, c’est avoir honte d’être humain.

Lucette écoutait et elle disait en elle-même : Merci, mon Dieu, de ces paroles qui m’éclairent, m’apaisent ; de ces conseils de douceur et de fermeté, de bonté, d’intelligence.

— Personne ne vous a mise en garde, autrefois ?

— Oui, Tante Aline. Mais dans mon exaltation, elle m’a semblé trop pratique, trop terre à terre. Je ne pouvais pas croire qu’elle avait raison.

Des larmes retenues mouillaient les yeux de la jeune fille. Le soleil perçait le brouillard devenu mince et lumineux, et au faîte des arbres, les gouttes d’eau luisaient.

Elle demeurait troublée ; l’égoïsme pouvait aussi influencer les opinions de Guy. Trop longtemps nourrie d’héroïsme, elle se refusait à revenir à la réalité.

Tout de même, ce poids qui avait tant pesé sur ses épaules s’allégeait comme le brouillard au soleil. Elle éprouvait le soulagement des confidences, celui d’avoir partagé son fardeau. Depuis plus de trois ans, elle renfermait en elle ce lourd secret ; la faillite d’un amour qu’elle avait désiré éternel.