XIX


Lucette s’était longtemps abstenue de sortir avec des jeunes gens. Mais depuis qu’elle était accompagnatrice, de nombreuses occasions surgissaient ; alors elle acceptait parfois une invitation à un concert, une conférence, ou au théâtre.

Scrupuleuse, elle racontait tout à Jean, exigeait son approbation.

— Naturellement, Lucette, vous ne devez pas refuser…

Il ne lui répétait plus cependant, comme au début : « Il faut songer à votre avenir ».

Comme Lucette semblait heureuse, Jean ne craignait rien ; cette chaude affection ne lui serait point enlevée. Il savait maintenant qu’il ne guérirait jamais. Il traînerait pendant des années peut-être une existence rétrécie, misérable, mais non sans une part de joie, puisqu’il possédait le royaume des livres. Il oubliait la réalité cruelle dans les délices des choses de l’esprit, et tant qu’il pouvait en plus, compter sur l’amour de Lucette, un certain bonheur l’habitait.

La jeune fille lui apportait l’écho de tout un monde qu’il s’imaginait connaître ensuite. Rien d’imprévu ne marquait d’ordinaire la vie du jeune homme. Cependant, d’anciens camarades qui n’avaient jamais cessé de le voir lui offraient parfois une promenade en auto, en dehors de la ville enfumée. Le souvenir de cette évasion rapide peuplait de longs jours sa solitude trop tôt retrouvée.

Aucune plainte, aucun regret ne montaient à ses lèvres. Et Lucette, par contraste, se découvrait futilement impatiente, elle qui se plaignait à propos de tout ; pour une pluie, une migraine, la chaleur.

Depuis quelques mois, elle rencontrait au studio un jeune homme qui l’invitait presque toutes les semaines à aller au théâtre. Une bonne troupe française séjournait à Montréal, il fallait profiter de l’aubaine. Lucette éprouvait une satisfaction toute neuve, à sortir au bras de Gaston Saint-Arnault, à être traitée avec galanterie, à recevoir des compliments. Elle aimait aussi à causer avec lui. Après la soirée, il demandait :

— Puis-je vous inviter encore ?

Elle disait oui. Pourtant un vague remords la tourmentait. Ces relations nouvelles enlevaient quelque chose à Jean. Même avouées elles lui semblaient une espèce d’infidélité. Ne s’exposait-elle pas à moins aimer Jean ? à s’attacher ailleurs malgré elle ? Certes, aurait-il mieux valu se tenir en dehors du monde, mais comment ? Elle n’était pas fiancée, sa jeunesse rayonnait, on venait à elle.

Elle n’avait aucune raison plausible de se dérober. Elle ne pouvait ni donner le véritable prétexte, ni mentir. On l’avait tellement blâmée de son amitié imprudente pour le malade qu’elle ne pouvait afficher maintenant ce sentiment exclusif, ni le trahir par sa conduite. Dédales douloureux du cœur, où elle commençait à marcher, anxieuse et incertaine. « Au début, se disait-elle pourtant, je n’aurais pas hésité, j’aurais catégoriquement refusé toute invitation. Pourquoi alors ? »

Cloîtré, souffrant, Jean ne pouvait causer avec l’amusante verve d’un homme en pleine jeunesse mêlé à la vie courante. Avec Jean, l’entretien se tenait toujours dans une sphère plus élevée, peut-être, mais se teintait pour elle d’une tristesse légèrement opprimante. Au cours de ses promenades avec Gaston, elle respirait plus aisément, lui semblait-il, comme délivrée d’une asphyxie naissante. Ils riaient et Lucette s’apercevait qu’elle avait beaucoup perdu l’habitude de ce rire reposant.

Elle avait délibérément choisi son sort ; elle repoussait avec une sourde angoisse l’idée que Jean pourrait cesser d’être son unique amour ; elle ne se résignait pas à cette tiédeur imperceptible et sournoise qui s’infiltrait entre eux. Au fond, se disait-elle, aller au théâtre avec Gaston ne diminue pas mon attachement qui reste intact, et intacte aussi, ma résolution de suivre jusqu’au bout la même route. Mais cette fièvre qui l’avait maintenue trépidante et heureuse au commencement, où s’en était-elle allée ? Elle s’affolait de n’en plus rien sentir. Le phénomène était-il inévitable ? Un sentiment pur comme le sien, né d’un tel désir de consolation, d’assistance, ne pouvait-il demeurer fort, entier, parfait ?

Le jeu des complexités sentimentales se poursuivait en elle. Comment s’avouer qu’elle attendait avec plus de trépidation une soirée au théâtre avec Gaston, qu’une après-midi dans le salon de Jean ? À ce dernier elle avait consacré ses lundis, ses jeudis ; une routine, une habitude. De l’autre côté s’offraient les ressources de l’imprévu magique, des soirées brillantes, des retours joyeux, avec la lune qui se penchait parfois sur la rue, au-dessus de la ligne brisée des toits et des cheminées.

Ces visites à Jean qui au début étaient une douce obligation, la tenaient maintenant prisonnière. Jamais libre aux heures fixes qu’elle consacrait au malade, Lucette manquait maintes fois un voyage, une réunion. Elle tentait bien de trouver de la joie dans ce sacrifice. Mais pourquoi ne pas plutôt prévenir Jean et changer son jour ? Quand elle parlait ensuite du contretemps, Jean lui conseillait de téléphoner à une autre occasion, il l’excuserait volontiers. Ému, touché, il en vint pourtant à croire que Lucette préférait ce tendre dévouement. Eût-il mieux valu que la jeune fille se montrât moins scrupuleuse, se soumît avec moins de sévérité aux devoirs qu’elle s’était imposés ? Sa rigueur lui semblait la base solide d’un sentiment qu’elle voulait égal, constant, ferme. Toute sa vie, Lucette aimerait Jean, se dévouerait à Jean ; elle prouverait au monde qu’une femme pouvait être heureuse et utile en dehors du mariage ; elle prouverait à sa marraine que celle-ci s’était trompée.

Du reste, si cette amitié nouvelle d’un autre jeune homme devenait d’une part une source de tourment, de l’autre, elle la tranquillisait : ce n’était qu’une camaraderie saine, nullement sentimentale. Gaston s’était tout d’abord présenté à son studio pour des répétitions. Il aimait beaucoup le chant ; elle l’accompagnait, l’encourageait à travailler. Leurs goûts s’accordaient, et pendant plus d’un an elle le vit régulièrement. Quand il dut ensuite s’éloigner, appelé à un poste plus important dans une autre ville, Lucette ne regretta que leurs parties de théâtre et leurs soirées musicales. Le domaine de Jean n’était pas envahi. Elle s’était alarmée à tort. Elle éprouva à le constater un soudain renouvellement de tendresse. Pendant quelques semaines, leurs après-midi se remplirent de l’ardeur d’autrefois. Lucette trouvait plus de choses à raconter. À son insu, lorsque Gaston lui tenait compagnie si souvent, elle s’abstenait de rendre à Jean ce compte rendu minutieux de ses actes, auquel elle l’avait habitué. Sans rien avoir à cacher, elle était ainsi plus certaine de ne point attrister le malade.

L’été revint.

Depuis sept ans, Lucette passait ses vacances à Percé. Autrefois, elle avait quitté Jean le cœur gros ; elle aurait volontiers renoncé aux beaux paysages pour souffrir en ville avec lui. Mais comment braver sa marraine à ce point ?

Au départ du train, elle constatait que l’habitude atténuait maintenant son chagrin. Lucette disait : « Je m’ennuierai de vous, je penserai à vous. Nul plus que vous n’aimerait ce beau pays ». Et elle s’apitoyait sur le sort de Jean. Il lui fallait tant de richesses à elle, pour être contente, alors que le malade ne possédait rien.

Mais la joie du voyage submergeait tout. Elle se trouvait égoïste et elle songeait à Nicole à jamais délivrée des complications sentimentales. Dans son cloître, entendait-elle les sifflets de train ? La voie du chemin de fer longeait les murs de son couvent, comme ceux du Carmel dont parle Huysmans dans la Cathédrale. Et justement cette voie conduisait au lac où Nicole avait vécu tant de beaux étés. Seulement, si Nicole se laissait attrister par la nostalgie, sans doute offrait-elle au ciel ce nouveau sacrifice, un peu plus dur que les autres, un peu plus pénible. Pauvre, pauvre chère sauvage Nicole, qui avait emporté une si large part du précieux passé.

Lucette philosophait avec sa tante. Des regrets, n’en souffrait-on pas toujours ? La vie n’était-elle pas ainsi ? Monique, mariée, en plein bonheur, ne venait-elle pas de lui dire au moment des adieux :

— Que tu es heureuse d’être libre comme l’air. Rien ne t’attache, songe donc ! Tu gardes ton insouciance intacte. Moi la mienne est morte à jamais à la naissance de mes enfants. Maintenant aucun voyage sans eux et sans mon mari ne représenterait la perfection. Et Percé avec les mioches, les biberons et les langes, merci !

Le train roule, roule, roulera pendant vingt-quatre heures. Lucette se souvient d’elle-même, la première fois qu’elle parcourut ce trajet. Elle se revoit comme au bout d’une longue avenue, si jeune, si différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Une vague d’attendrissement, d’amitié l’envahit pour cette touchante petite fille, si ardente, si fougueuse, qui croyait fermement que, dans la vie, tout arrive à volonté et pour le mieux !