La plante et ses applications ornementales/Introduction


INTRODUCTION

Depuis longtemps, les artistes, la critique et les amateurs, les uns sincèrement, d’autres sournoisement hypocrites, demandent qu’on cesse de copier les siècles morts qui n’ont plus rien à nous dire.

Depuis longtemps, la sève factice qui soutenait les Arts, fils de la Renaissance, a cessé de couler, et ce qui reste de ceux-ci, en Europe, n’est plus qu’un caduc bégayement.

Quand on reproche avec raison à des artistes d’être « vieux jeu » et de ressasser indéfiniment les formules usées et sans signification du passé, ils ne manquent jamais d’attribuer à leurs contradicteurs l’exorbitante prétention de demander du nouveau fondamental. — C’est là de la discussion de mauvaise foi ; chacun sait que faire du nouveau signifie simplement améliorer, faire progresser.

Nous n’avons donc nullement la prétention d’inventer un Art, chose d’ailleurs impossible, et nous nous contenterons d’essayer de marcher de l’avant en abandonnant toute copie des ornements d’un autre âge.

Mais on ne peut rien fonder sur rien, et celui qui veut travailler sainement doit être possesseur d’une méthode basée à la fois sur le raisonnement et sur l’expérience séculaire des époques du passé ; mais en aucun cas sur la copie des objets laissés par ces époques, comme on le fait si platement, si pauvrement, si pleutrement aujourd’hui.

Il faut que les artisans de nos jours se replacent dans l’état d’ignorance archéologique des ouvriers d’autrefois, qui regardaient les belles choses, mais ne les décalquaient pas. La tradition se perpétuait, modifiée à chaque génération.

Or, comme depuis la fin du dernier siècle il n’y a plus de tradition que nous puissions continuer et sur laquelle nous puissions nous appuyer, mieux vaut tout de suite nous rapprocher des origines raisonnées de l’Art, en prenant comme base de composition les nécessités constructives, et en adoptant une ornementation empruntée à la nature.

Seulement ces formes naturelles ne peuvent être employées que si elles sont modifiées de façon à s’adapter étroitement à la matière dans laquelle elles sont fabriquées. C’est en méconnaissant cette vérité si simple et si saine que tous les styles sont tombés en décadence ; car il s’est toujours trouvé des « malins » qui ont voulu faire plus nature qu’on ne faisait ; c’est pour cette raison que les modernes pataugent depuis si longtemps, sans savoir pourquoi ils sont frappés d’impuissance.

Depuis bien des années je me suis voué à la très intéressante tâche d’essayer ce retour à la source première, et j’ai tenté de communiquer mon espérance à de jeunes esprits non encore ankylosés aux stériles décalques du passé, mais qui savent, néanmoins, regarder, pleins de respect et avec fruit, ce qui fut la gloire des hommes.

Bien loin de prétendre au chef-d’œuvre, nous nous contenterons de montrer à l’industrie des exemples pratiques avant tout et une voie à suivre ; mais nous ne donnerons aucune relâche au principe même qui nous guide, la guerre implacable à l’imitation du passé.

La tâche est difficile puisque presque tout est à faire et que nous ne pouvons pas, comme nos prédécesseurs anciens, je le répète, nous appuyer sur les inventions de nos pères immédiats.

Pour mon compte, je vais confiant au combat et certain de la réussite, accompagné d’une modeste phalange de jeunes gens ; troupe fraîche, c’est le cas de le dire, car elle compte dans ses rangs tous les jours plus nombreux beaucoup de jeunes filles, et ce ne sont pas les moins valeureuses aujourd’hui que la vie est devenue dure à tous, et que le sentiment du devoir, souvent émoussé ou absent dans le sexe fort, se trouve en ce cas remplacé par la plus abominable vanité, au point que le nom d’ornemaniste, pour certains jeunes hommes, est devenu au moins aussi gravement injurieux que celui de « géomètre ».

Il n’y a ni secret, ni procédé dans les modèles de cet ouvrage. Bien au contraire, tous les exemples sont appuyés d’une planche dessinée d’après nature avec la plus rigoureuse exactitude, et chacun pourra, en comparant l’étude et l’interprétation, essayer d’en faire autant en suivant son sentiment personnel. En effet, bien que cette publication donne plus de cent-cinquante motifs tout prêts pour l’exécution, on pourra par analogie en augmenter indéfiniment le nombre.

Un tel recueil ne pouvait se passer de la couleur ; car si le dessin est la décision de l’idée matérialisée, la couleur en est la sensibilité visible.

Mais loin de nous le gris, le gris cendre, le gris tombeau, le gris impuissant, le gris « décoratif » en un mot ! Si nous parlons de la couleur, c’est de la vraie couleur dont il s’agit, avec son clavier complet. Car il est temps de restaurer aussi ce tout puissant élément de l’effet aujourd’hui si méconnu, si contaminé, si barbarement employé : l’anémie règne sur les ruines de l’imitation du passé. Nous allons reprendre des forces nouvelles au contact de la nature ; nous y puiserons, avec notre indépendance enfin reconquise, un sang nouveau, riche et généreux.

Ce ne sont plus ici de vaines paroles, toujours faciles à trouver, que nous apportons, mais, ce qui est moins aisé, des actes.

Eugène GRASSET.
Avril 1896.

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