La Photographie

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La Photographie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 114-138).

LA PHOTOGRAPHIE.




I

L’invention de la photographie appartient à deux hommes dont les travaux et le rôle respectif dans cette grande découverte sont très nettement établis. Joseph-Nicéphore Niepce a, le premier, trouvé le moyen de fixer, par l’action chimique de la lumière, l’image des objets extérieurs ; Louis-Mandé Daguerre a perfectionné les procédés photographiques de Niepce, et a découvert dans son ensemble la méthode générale actuellement en usage.

Joseph Niepce était un simple propriétaire de Châlons qui vivait retiré avec sa famille dans une maison de campagne aux bords de la Saône. Aidé de l’un de ses frères, Claude Niepce, qui possédait des connaissances étendues dans les arts mécaniques, il consacrait ses loisirs à des recherches de science appliquée. Les frères Niepce s’occupèrent ensemble, en 1806, de la construction d’une machine motrice dans laquelle l’air, brusquement chauffé, devait remplacer l’action de la vapeur. Cette machine attira l’attention de Carnot, qui en fit l’objet d’un rapport à l’Institut. La culture du pastel, à laquelle ils se livraient, leur donna ensuite l’occasion de préparer avec cette plante une matière colorante identique à l’indigo des Indes, question d’une haute importance à une époque où les guerres extérieures privaient le commerce français des produits coloniaux. Enfin, une invention des plus précieuses pour les beaux-arts vint changer la direction des travaux de Niepce. La lithographie venait d’être importée en France, et cet art curieux fixait alors toute l’attention des industriels et des artistes ; partout on fouillait les carrières pour y chercher du calcaire lithographique. Niepce fit divers essais de reproduction sur quelques pierres d’un grain délicat destinées à être broyées sur la route de Lyon. Ces tentatives ayant échoué, il imagina de substituer aux pierres un métal poli. Il essaya de tirer des épreuves sur une lame d’étain avec des crayons et des vernis lithographiques. C’est dans le cours de ces recherches qu’il conçut l’idée d’obtenir sur des plaques métalliques la représentation des objets extérieurs par la seule action des rayons lumineux.

Par quelle série de transitions mystérieuses Niepce fut-il conduit, en partant de simples essais typographiques, à aborder le problème le plus compliqué, le plus inaccessible peut-être de la physique de son temps ? La question serait bien difficile à éclaircir. Niepce était fort éloigné d’être ce que l’on nomme un savant. Il appartenait à cette classe d’infatigables chercheurs qui, sans trop de connaissances techniques, avec un bagage scientifique des plus minces, s’en vont loin des chemins courus, par monts et par vaux, cherchant l’impossible, appelant l’imprévu ; Niepce, pour tout dire, était un demi-savant. La race des demi-savans est trop dédaignée ; il est peut-être bon de n’en pas trop médire. Les demi-savans font peu de mal à la science, et, de loin en loin, ils ont des trouvailles inespérées. Précisément parce qu’ils sont malhabiles à apprécier d’avance les élémens infinis d’un fait scientifique, ils se jettent du premier coup tout au travers des difficultés les plus ardues ; ils touchent intrépidement aux questions les plus élevées et les plus graves, comme un enfant insouciant et curieux touche, en se jouant, aux ressorts d’une machine immense, et parfois ils arrivent ainsi à des résultats si étranges, à de si prodigieuses inventions, que les véritables savans en restent eux-mêmes confondus d’admiration et de surprise. Ce n’est pas un savant qui a découvert la boussole, c’est un bourgeois du royaume de Naples ; ce n’est pas un savant qui a découvert le télescope, ce sont deux enfans qui jouaient dans la boutique d’un lunetier de Middlebourg ; ce n’est pas un savant qui a découvert les applications de la vapeur, c’est un ouvrier ; ce n’est pas un savant qui a trouvé la vaccine, ce sont les bergers du Languedoc ; ce n’est pas un savant qui a imaginé la lithographie, c’est un chanteur du théâtre de Munich ; ce n’est pas un savant qui a imaginé les aérostats, c’est une femme, Mme Montgolfier, un jour qu’elle s’avisa de faire sécher son jupon sur un panier ; ce n’est pas un savant qui a découvert le galvanisme, c’est un médecin de Bologne qui, en traversant sa cuisine, s’arrêta devant sa ménagère, occupée à préparer un bouillon aux grenouilles. Il est donc prudent de ménager un peu cette race utile des demi-savans. C’est peut-être parce que Niepce n’était qu’un demi-savant que la photographie existe. Si Niepce, par exemple, eût été un savant complet, il n’eût pas ignoré qu’en se proposant de créer des images par l’action chimique de la lumière, il se posait en face des plus graves difficultés de la science humaine ; il se fût rappelé qu’en Angleterre l’illustre Humphry Davy, le patient Wedgewood, après mille essais infructueux, avaient déclaré le problème insoluble. Le jour où cette pensée audacieuse entra dans son esprit, il l’eût donc reléguée aussitôt à côté des rêveries de Wilkins ou de Cyrano Bergerac ; il eût tout au plus poussé un soupir de regret et passé outre. Heureusement pour nous, pour la science, pour les arts, Niepce n’était savant qu’à moitié. Il ne s’effraya donc pas trop des difficultés qui l’attendaient. Il ne pouvait guère prévoir qu’une question en apparence si simple allait lui coûter vingt années de recherches, et que la mort le surprendrait avant qu’il eût reçu la récompense et la satisfaction légitime de ses travaux.

Les essais photographiques de Niepce remontent à l’année 1813 ; c’est dans les premiers mois de 1814 qu’il fit ses premières découvertes. Les principes de ses procédés photographiques étaient d’une simplicité merveilleuse. Il savait, ce que savent tous les peintres, qu’une certaine substance résineuse de couleur noire, le bitume de Judée, exposée à l’action de la lumière, y blanchit assez promptement ; il savait ce que savent tous les chimistes, que la plupart des composés d’argent, naturellement incolores, noircissent par l’action des rayons lumineux. Voici comment il tira parti de cette propriété. Il s’occupa d’abord d’un objet assez insignifiant en apparence, mais qui avait l’avantage de préparer et d’éprouver les procédés pour l’avenir : il s’appliqua à reproduire des gravures. Il vernissait une estampe sur le verso pour la rendre plus transparente, et l’appliquait ensuite sur une lame d’étain recouverte d’une couche de bitume de Judée. Les parties noires de la gravure arrêtaient les rayons lumineux ; au contraire, les parties transparentes ou qui ne présentaient aucun trait de burin les laissaient passer librement. Les rayons lumineux, traversant les parties diaphanes du papier, allaient blanchir la couche de bitume de Judée appliquée sur la lame métallique, et l’on obtenait ainsi une image fidèle du dessin, dans laquelle les clairs et les ombres conservaient leur situation naturelle. En plongeant ensuite la lame métallique dans de l’essence de lavande, les portions du bitume non impressionnées par la lumière étaient dissoutes, et l’image se trouvait ainsi mise à l’abri de l’action ultérieure de la lumière.

Cependant la copie photogénique des gravures n’était qu’un prélude à des opérations plus intéressantes. Le but à atteindre, c’était la reproduction des dessins de la chambre obscure. Tout le monde connaît la chambre obscure. C’est une sorte de boîte fermée de toutes parts, dans laquelle la lumière s’introduit par un petit orifice. Les rayons lumineux émanant des objets placés au dehors s’entre-croisent à l’entrée, et produisent une représentation en raccourci de ces objets. Pour donner plus de champ à l’image et pour en augmenter la netteté, on place devant l’orifice lumineux une lentille convergente. C’est donc là véritablement un œil artificiel dans lequel viennent se peindre toutes les vues extérieures. Ces images éphémères, il fallait les fixer ; la chambre obscure est un miroir, de ce miroir il fallait faire un tableau.

Niepce résolut ce problème en 1821. Sur une lame de plaqué ou cuivre argenté, il appliquait une couche de bitume de Judée. La planche ainsi recouverte était placée dans la chambre noire, et l’on faisait tomber à sa surface l’image transmise par la lentille de l’instrument. Au bout d’un temps assez long, la lumière avait agi sur la substance sensible. En plongeant alors la plaque dans un mélange d’essences de lavande et de pétrole, les parties de l’enduit bitumineux que la lumière avait frappées restaient intactes ; les autres se dissolvaient rapidement. On obtenait donc ainsi un dessin dans lequel les clairs correspondaient aux clairs, et les ombres aux ombres ; les clairs étaient formés par l’enduit blanchâtre de bitume, les ombres par les parties polies et dénudées du métal, les demi-teintes par les portions du vernis sur lesquelles le dissolvant avait partiellement agi. Ces dessins métalliques n’avaient qu’une médiocre vigueur ; Niepce essaya de les renforcer en exposant la plaque à l’évaporation spontanée de l’iode ou aux vapeurs émanées du sulfure de potasse, dans la vue de produire un fond noir ou coloré, sur lequel les traits se détacheraient avec plus de fermeté et de vigueur ; mais il ne réussit qu’incomplètement. L’inconvénient capital de cette méthode photographique, c’était le temps considérable exigé pour l’impression lumineuse. Le bitume de Judée est une substance qui ne s’impressionne que très lentement à la lumière ; il ne fallait pas moins de dix heures d’exposition pour produire un dessin. Pendant cet intervalle, le soleil, qui n’attendait pas le bon plaisir de cette substance paresseuse, déplaçait les lumières et les ombres avant que l’image fût entièrement saisie. Le succès n’était jamais assuré d’avance. Ce procédé était donc fort imparfait ; néanmoins, comme on le voit, le problème photographique était résolu dans son principe.

Envisageant dès-lors sa découverte sous tous les aspects, Niepce pensa qu’en appliquant l’art de la gravure à ses produits, il rendrait son invention plus utile et lui prêterait un développement sérieux. Ses tentatives dans cette nouvelle direction furent couronnées de succès. En attaquant ses plaques par un acide faible, il creusait le métal en respectant les traits abrités par l’enduit résineux. Il formait ainsi des planches à l’usage des graveurs[1].

Cependant, à l’époque même où Niepce voyait ainsi réussir ses premiers essais photographiques, il y avait à Paris un homme que le genre tout spécial de ses connaissances et la nature de ses occupations habituelles avaient conduit à s’occuper de recherches analogues : c’était M. Daguerre. Peintre habile, il était depuis long-temps connu des artistes ; mais il ne s’était guère occupé que des décorations de théâtre. Les toiles remarquables qu’il avait composées pour l’Ambigu et pour l’Opéra lui avaient fait en ce genre une sorte de célébrité. Il avait surtout fondé sa réputation par l’invention du Diorama. On connaît les effets remarquables qu’il avait réussi à produire en représentant sur une même toile deux scènes différentes qui apparaissaient successivement sous les yeux des spectateurs par de simples artifices d’éclairage. La Messe de minuit, l’Éboulement de la vallée de Goldau, la Basilique de Sainte-Marie et quelques autres toiles qui furent consumées dans l’incendie du Diorama en 1839, ont laissé de précieux souvenirs dans la mémoire des artistes. Ces études si spéciales du jeu et des combinaisons de la lumière avaient amené M. Daguerre à entreprendre de fixer les images de la chambre obscure. Toutefois, malgré des recherches persévérantes, il est certain qu’il n’avait encore rien trouvé, lorsqu’il apprit par hasard que dans un coin ignoré de la province un homme avait résolu ce difficile problème.

C’est au mois de janvier 1826 que M. Daguerre reçut dans la boutique d’un opticien de Paris, ami et confident de Niepce, la nouvelle de cette découverte imprévue. Il écrivit aussitôt à l’inventeur pour se mettre en rapport avec lui, et dès ce moment une correspondance active s’établit entre les deux physiciens. Elle dura quatre ans. Au bout de ce temps, séduit par les promesses de M. Daguerre, et estimant d’ailleurs que ses procédés en étaient venus à un point tel qu’il lui serait difficile, en restant livré à ses seules ressources, de les faire beaucoup avancer, Niepce proposa à M. Daguerre de s’associer à lui pour s’occuper en commun des perfectionnemens que réclamait son invention. Un traité fut conclu entre eux à Châlons, le 14 décembre 1829, et après la signature de l’acte, Niepce communiqua à M. Daguerre tous les faits relatifs à ses procédés photographiques.

Une fois initié au secret de la découverte de Niepce, M. Daguerre s’appliqua sans relâche à la perfectionner. Il remplaça le bitume de Judée par la résine que l’on obtient en distillant l’essence de lavande, matière qui jouit d’une certaine sensibilité lumineuse. Au lieu de laver la plaque dans une huile essentielle, il l’exposait à l’action de la vapeur fournie par cette essence à la température ordinaire. La vapeur laissait intactes les parties de l’enduit résineux frappées par la lumière, elle se condensait sur les parties restées dans l’ombre. Ainsi le métal n’était nulle part mis à nu. Les clairs étaient représentés par la résine blanchie, les ombres par la résine qu’avait dissoute l’huile essentielle, et qui formait à la surface du métal une couche transparente. L’opposition de teintes entre le mat des particules blanchies et la diaphanéité des autres parties de la plaque produisait seule les effets du dessin. Toutefois cette modification du procédé de Niepce ne diminua que faiblement la durée de l’exposition dans la chambre noire : sept à huit heures étaient encore nécessaires pour obtenir une vue. Cette méthode avait d’ailleurs un inconvénient fort grave : au bout d’un certain temps, l’image s’effaçait en partie.

Heureusement, le hasard, qui avait joué un grand rôle dans les premières expériences photographiques, amena cette fois encore les inventeurs sur la voie véritable. On a vu qu’avant son association avec M. Daguerre, Niepce avait essayé de donner plus de vigueur à ses dessins en renforçant les noirs à l’aide des émanations sulfureuses ou des vapeurs de l’iode. Or, il arriva un jour qu’une cuiller laissée par mégarde sur une plaque d’argent iodée y marqua son empreinte sous l’influence de la lumière ambiante. Cet enseignement ne fut pas perdu. Aux substances résineuses on substitua l’iode, qui donne aux plaques d’argent une sensibilité lumineuse exquise. Ce fut le premier pas vers l’entière solution d’un problème qui avait déjà coûté vingt ans de recherches assidues ; mais il n’était pas réservé à l’inventeur de jouir du triomphe définitif dans lequel il avait placé les espérances de sa vie Niepce, alors âgé de soixante-trois ans, mourut à Châlons, le 5 juillet 1833. Il mourut pauvre et ignoré. L’auteur de la plus intéressante découverte de notre siècle s’éteignit sans gloire, oublié de ses concitoyens, avec la pensée désolante d’avoir perdu vingt années de sa laborieuse carrière, dissipé son patrimoine et compromis l’avenir de sa famille à la poursuite d’une chimère.

Resté seul, M. Daguerre continua ses recherches avec ardeur. Cinq ans après la mort de Niepce, il avait imaginé dans tout son ensemble la méthode admirable qui lui a mérité l’honneur d’attacher son nom à une science nouvelle.

La découverte de Niepce et de Daguerre fut connue pour la première fois par l’annonce publique qu’en fit M. Arago dans la séance de l’Académie des Sciences du 7 janvier 1839. Chacun se souvient de l’impression extraordinaire qu’elle produisit en France et bientôt dans toute l’Europe. Le nom de Daguerre acquit en quelques jours une célébrité immense. Toutes les voix de la presse célébrèrent à l’envi ce nom presque inconnu la veille ; mais, on le sait, du modeste et infortuné Niepce, pas un mot. Dans ce concert d’acclamations enthousiastes, il n’y eut pas un cri de reconnaissance pour le pauvre inventeur mort à la tâche.

Dans sa communication académique, M. Arago s’était borné à faire connaître le principe de la découverte et à présenter les produits de cet art nouveau. Il avait dû se taire sur les procédés employés par l’habile artiste. Cependant une telle découverte ne pouvait rester secrète. Concentrée entre les mains d’un seul, elle serait restée long-temps stationnaire ; devenue publique, elle devait, au contraire, grandir et s’améliorer par le concours de tous. Il était donc nécessaire qu’elle devînt une propriété publique. Dans la séance du 15 juin 1839, le gouvernement présenta à la chambre des députés un projet de loi portant la demande d’une récompense nationale accordée aux inventeurs de la photographie, qui consentaient à rendre leurs procédés publics. A la suite des rapports remarquables de M. Arago à la chambre des députés et de M. Gay-Lussac à la chambre des pairs, la convention provisoire conclue entre le ministre de l’intérieur et MM. Daguerre et Niepce fils fut convertie en loi. On accorda une pension viagère de 6000 francs à M. Daguerre, et une pension de 4000 francs à M. Niepce fils. Le chiffre un peu mesquin de cette rémunération s’efface évidemment devant la pensée qui l’a dictée. Nul, dans le gouvernement ni dans les chambres, n’avait prétendu payer la découverte à sa véritable valeur. Le titre de récompense nationale témoigne suffisamment que c’était là surtout un hommage solennel de la reconnaissance du pays au désintéressement et au génie des inventeurs.


II

Nous devons maintenant donner une description succincte de la méthode photographique inventée par M. Daguerre. On appréciera mieux ensuite les perfectionnemens successifs qui assurent à cette méthode un rang si élevé parmi les découvertes modernes.

Les images daguerriennes se forment, comme tout le monde le sait, à la surface d’une lame de plaqué ou cuivre recouvert d’argent. Une lame de plaqué est exposée pendant quelques minutes aux vapeurs spontanément dégagées par l’iode à la température ordinaire, elle se recouvre d’une légère couche d’iodure d’argent, et le mince voile ainsi formé présente une surface éminemment sensible à l’impression des rayons lumineux. La plaque iodée est placée alors au foyer de la chambre noire, et l’on fait arriver à sa surface l’image formée par la lentille de l’instrument. La lumière a la propriété de décomposer l’iodure d’argent : par conséquent, les parties vivement éclairées de l’image décomposent en ces points l’iodure d’argent ; les parties obscures restent, au contraire, sans action ; enfin, les espaces correspondant aux demi-teintes sont influencés selon que ces demi-teintes se rapprochent davantage des ombres ou des clairs.

Quand on la retire de la chambre obscure, la plaque ne présente encore aucune empreinte visible ; elle conserve uniformément sa teinte jaune d’or. Pour faire apparaître l’image, une autre opération est nécessaire ; la plaque doit être soumise à l’action des vapeurs du mercure. On la dispose donc dans une petite boîte et l’on chauffe légèrement du mercure liquide disposé dans un réservoir à la partie inférieure de la boîte. Les vapeurs de mercure se dégagent bientôt et viennent se condenser sur le métal ; mais le mercure ne se dépose pas uniformément sur toute la surface métallique, et c’est précisément cette condensation inégale qui donne naissance au dessin photographique. En effet, les gouttelettes de mercure viennent se condenser uniquement sur les parties que la lumière a frappées, c’est-à-dire sur les portions de l’iodure d’argent que les rayons lumineux ont chimiquement décomposées ; les parties restées dans l’ombre ne se recouvrent pas de mercure ; ainsi pour les demi-teintes. Il résulte donc de cet effet curieux que les parties éclairées sont accusées sur la plaque par un vernis brillant de mercure, et les ombres par la surface même de l’argent non impressionnée. Pour les personnes qui assistent pour la première fois à cette curieuse partie des opérations photographiques, c’est là un spectacle étrange et véritablement merveilleux. Sur cette plaque, qui ne présente aucun trait, aucun dessin, aucun aspect visible, on voit tout d’un coup se dégager une image d’une perfection sans pareille, comme si quelque divin artiste la traçait de son invisible pinceau.

Cependant tout n’est pas fini. La plaque est encore imprégnée d’iodure d’argent ; et, si on l’abandonnait à elle-même en cet état, l’iodure continuant à noircir sous l’influence de la lumière ambiante, tout le dessin serait détruit. Il faut donc débarrasser la plaque de cet iodure. On y parvient en la plongeant dans une dissolution d’un sel, l’hyposulfite de soude, qui a la propriété de décomposer l’iodure d’argent. Après ce lavage, l’épreuve peut être exposée sans aucun risque à l’action de la lumière la plus intense ; tout à l’heure on ne pouvait la manier que dans l’obscurité ou tout au plus à la faible lueur d’une bougie ; on peut maintenant l’exposer impunément à l’action directe des rayons solaires. On voit en définitive que, dans les épreuves daguerriennes, l’image est formée par un mince voile de mercure déposé sur une surface d’argent ; les reflets brillans du mercure représentent les clairs, les ombres sont produites par le bruni de l’argent ; l’opposition, la réflexion inégale de la teinte de ces deux métaux suffisent pour produire les effets du dessin.

Tel est l’ensemble des opérations dans le procédé primitif imaginé par Daguerre, et nous devons dire que ce procédé, tel qu’il a été décrit par l’inventeur, est d’une exécution à la fois si simple et si facile, que l’on est assuré de réussir dans tous les cas en suivant à la lettre les instructions qu’il a données. Les perfectionnemens apportés plus tard à la méthode originelle ont eu pour résultat d’abréger le temps des opérations ; mais les manœuvres sont devenues par cela même plus difficiles et le succès moins certain. Lorsque la durée de l’opération est une circonstance secondaire, quand il s’agit, par exemple, de reproduire une vue extérieure ou un monument, le plus court est de recourir aux instructions publiées par M. Daguerre en 1839 ; on peut les considérer comme un véritable modèle de précision et de clarté.

Une fois tombée dans le domaine public, la photographie a fait des progrès immenses. Un résumé rapide suffira pour faire comprendre l’importance de ces perfectionnemens divers.

Les épreuves obtenues d’après les procédés de M. Daguerre, bien que remarquables à divers titres, avaient cependant un assez grand nombre de défauts qui en diminuaient beaucoup la valeur artistique. Elles offraient un miroitage des plus désagréables, le trait n’était visible que sous une incidence particulière de la plaque, et, dans certains cas, ce défaut allait si loin, que l’épreuve ressemblait plutôt à un moiré métallique qu’à un dessin. Le champ de la vue était extrêmement limité. Les objets animés ne pouvaient être reproduits ; la vie manquait dans ces tableaux. Les masses de verdure n’étaient accusées qu’en silhouette, et le ton général des dessins était criard. Enfin, il était à craindre que, par suite de la volatilisation spontanée du mercure, l’image ne finît, sinon par disparaître entièrement, au moins par perdre de sa netteté et de sa vigueur. La plupart de ces défauts étaient la conséquence du temps considérable exigé pour l’impression lumineuse : en effet, un quart d’heure d’exposition à une lumière très vive était indispensable pour obtenir une épreuve. Aussi les premiers efforts des artistes eurent-ils pour but de diminuer la durée de l’exposition de la plaque dans la chambre obscure.

Ce premier résultat fut en partie réalisé par des modifications très heureuses apportées à l’objectif de la chambre noire. M. Daguerre avait fixé avec beaucoup de soin les dimensions de l’objectif ; mais on reconnut bientôt que les règles qu’il avait posées à cet égard, excellentes pour la reproduction des vues et des objets éloignés, ne pouvaient s’appliquer aux objets plus petits ou plus rapprochés. On imagina donc de raccourcir le foyer de la lentille ; par cet artifice, on put condenser à la surface de la plaque une quantité de lumière beaucoup plus grande, et, la plaque étant plus vivement éclairée, on put diminuer d’une manière notable la durée de l’exposition dans la chambre noire. Bientôt un opticien français, M. Ch. Chevalier, imagina une modification particulière de l’objectif qui doubla, pour ainsi dire, la puissance de l’instrument. L’emploi d’un double objectif achromatique permit à la fois de raccourcir les foyers pour concentrer sur la plaque une grande quantité de lumière, d’agrandir le champ de la vue et de faire varier à volonté les distances focales. La disposition et la combinaison de ces deux lentilles sont tellement ingénieuses, que, sans employer de diaphragme, on conserve à la lumière toute sa netteté et toute son intensité. Le système du double objectif permit de réduire de beaucoup la durée de l’exposition lumineuse ; on put opérer en deux ou trois minutes.

Toutefois ce problème capital d’abréger la durée de l’exposition lumineuse ne fut résolu qu’en 1841 d’une manière vraiment complète, grace à une découverte d’une incalculable valeur. M. Claudet, artiste français, domicilié à Londres, et l’un des cessionnaires du brevet que M. Daguerre a pris en Angleterre pour l’exploitation de ses procédés, découvrit en 1841 les propriétés des substances accélératrices. On donne en photographie le nom de substances accélératrices à certains composés qui, appliqués sur la plaque préalablement iodée, en exaltent à un degré extraordinaire la sensibilité lumineuse. Par elles-mêmes ces substances ne sont pas photogéniques, c’est-à-dire qu’employées isolément, elles ne formeraient point une combinaison capable d’être chimiquement influencée au contact de la lumière ; mais, si on les applique sur une plaque iodée, elles communiquent à l’iode la propriété de s’impressionner en quelques secondes. Les composés capables de stimuler ainsi l’iode sont extrêmement nombreux. Le premier, dont la découverte est due à M. Claudet, est le chlorure d’iode ; mais il le cède de beaucoup en sensibilité aux composés découverts postérieurement. Le brôme en vapeur, le brômure d’iode, la chaux brômée, le chlorure de soufre, le brômoforme, l’acide chloreux, la liqueur hongroise, la liqueur de Reiser, de Thierry, sont les substances accélératrices les plus actives. Avec l’acide chloreux, on a pu obtenir des épreuves irréprochables dans une demi-seconde et même dans un quart de seconde.

La découverte des substances accélératrices a permis de reproduire avec le daguerréotype l’image des objets animés. On a pu dès-lors satisfaire au vœu général formé depuis l’origine de l’art photographique, on a pu obtenir des portraits. Déjà avant cette époque on avait essayé de faire des portraits au daguerréotype ; mais le temps considérable qu’exigeait alors l’impression lumineuse avait opposé des obstacles insurmontables. On opérait avec l’objectif à long foyer, qui ne porte dans la chambre obscure qu’une lumière d’une faible intensité ; il fallait donc placer le modèle en plein soleil et prolonger l’exposition pendant vingt minutes. Comme il est impossible de supporter si long-temps, les yeux ouverts, l’éclat des rayons solaires, il avait fallu se résoudre à faire poser les yeux fermés. Quelques amateurs intrépides osèrent se dévouer, mais le résultat ne fut guère à la hauteur de leur courage. Pendant six mois, avec la prétention déclarée d’obtenir des portraits photographiques, on n’a guère reproduit que des images contractées et cadavéreuses qui ne semblaient bonnes qu’à faire prendre le daguerréotype en horreur. Néanmoins toutes les préventions durent disparaître, tous les préjugés durent tomber en présence des résultats qu’amenèrent la découverte et l’emploi des substances accélératrices. Dès ce moment, la physionomie put être saisie en quelques secondes et reproduite avec cette continuelle mobilité d’impressions qui forme le signe et comme le cachet de la vie. C’est à partir de cette époque que l’on vit paraître, de jour en jour perfectionnés, ces admirables portraits où l’harmonie de l’ensemble est encore relevée par le fini des détails. C’est alors que put être vraiment réalisé le rêve du conteur allemand : « Qu’un amant, voulant laisser à sa maîtresse un souvenir durable, se mire dans une glace et la lui donne ensuite, parce que son image s’y est fixée. »

Après la découverte des substances accélératrices, la fixation des épreuves marqua un nouveau progrès de l’art photographique. Les images daguerriennes obtenues à l’origine étaient déparées par un miroitement métallique des plus désagréables. Le dessin ne présentait d’ailleurs que peu de fermeté, puisque le ton résultait seulement du contraste formé par l’opposition de teintes du mercure et de l’argent. Enfin (et c’était là un des plus graves inconvéniens), l’image était extrêmement fugitive, elle ne pouvait supporter le frottement ; le pinceau le plus délicat promené à sa surface effaçait entièrement le dessin. M. Fizeau fit disparaître tous ces inconvéniens à la fois en recouvrant l’épreuve photographique d’une légère couche d’or. Il suffit pour obtenir ce résultat de verser à la surface de l’épreuve une dissolution de chlorure d’or mêlée à de l’hyposulfite de soude, et de chauffer légèrement. La plaque se recouvre aussitôt d’un mince vernis d’or métallique. Cette opération si simple en elle-même est cependant le complément le plus utile de la découverte de Daguerre. Elle a permis en effet de rehausser à un degré remarquable le ton des dessins photographiques, de bannir presque entièrement le miroitage et de communiquer à l’épreuve une grande solidité, c’est-à-dire une résistance complète au frottement et à toutes les actions extérieures.

Comment la dorure d’un dessin photographique peut-elle communiquer à celui-ci la vigueur de ton qui lui manquait et faire disparaître le miroitement ? C’est ce qu’il est facile de comprendre. L’or vient recouvrir à la fois l’argent et le mercure de la plaque ; l’argent, qui forme les noirs du tableau, se trouve bruni par la mince couche d’or qui se dépose à sa surface : ainsi les noirs sont rendus plus sensibles, et le miroitage de l’argent n’existe plus ; au contraire, le mercure, qui forme les blancs, acquiert par son amalgame avec l’or un éclat beaucoup plus vif, ce qui produit un accroissement remarquable dans les clairs. Le ton général du tableau est d’ailleurs singulièrement rehaussé par l’opposition plus vive que prennent les couleurs des deux métaux superposés. Tous ces avantages ressortent d’une manière surprenante, si l’on compare deux épreuves dont l’une est fixée au chlorure d’or et l’autre non fixée. La dernière, d’un ton gris bleuâtre, paraît exécutée sous un ciel brumeux et par une faible lumière ; l’autre, par la richesse de ses teintes, semble sortir de la chaude atmosphère et du beau ciel des contrées méridionales. Quant à la résistance qu’une épreuve ainsi traitée oppose au frottement et aux actions extérieures, elle s’explique sans peine, si l’on remarque que le mercure, qui tout à l’heure formait le dessin à l’état de globules infiniment petits et d’une faible adhérence, est maintenant recouvert d’une lame d’or uniforme, qui, malgré son extraordinaire ténuité, adhère à la plaque en vertu d’une véritable action chimique. Les épreuves ainsi fixées offrent assez de résistance au frottement pour pouvoir être conservées et transportées dans un portefeuille : elles présentent donc plus de solidité qu’un dessin ordinaire au crayon.

Les perfectionnemens successifs apportés au procédé originel de Daguerre ont changé d’une manière très notable, comme on le voit, l’ensemble de l’opération photographique. Il ne sera donc pas inutile de préciser en peu de mots la méthode actuellement suivie. Voici la série consécutive des opérations qui s’exécutent aujourd’hui pour obtenir l’épreuve daguerrienne : exposition de la lame métallique aux vapeurs spontanément dégagées par l’iode à la température ordinaire ; — exposition aux vapeurs fournies par la chaux brômée, le brôme ou toute autre substance accélératrice ; — exposition à l’action de la lumière dans la chambre obscure ; — exposition aux vapeurs mercurielles pour faire apparaître l’image ; — lavage de l’épreuve dans une dissolution d’hyposulfite de soude pour enlever l’iodure d’argent non attaqué ; — fixage au chlorure d’or.

La méthode actuelle, en permettant d’opérer cent fois plus vite que par le procédé primitif, a introduit dans la photographie un perfectionnement immense ; mais il faut reconnaître aussi qu’elle a rendu les opérations beaucoup plus compliquées. L’exposition à la lumière étant abrégée de trente ou quarante fois le temps ordinaire, les erreurs sur la durée de cette exposition, sur le temps nécessaire pour l’application de l’iode et des substances accélératrices, sont devenues plus faciles et plus désastreuses. L’artiste le plus exercé n’est jamais assuré d’avance de réussir dans l’opération qu’il entreprend, et ces obstacles continuels seraient susceptibles de décourager le plus fervent adepte, si la photographie n’était par elle-même un art des plus attrayans. Ce sont précisément ces difficultés, cette incertitude sur le succès définitif, qui prêtent aux opérations photographiques un charme toujours nouveau et toujours renaissant. Si le daguerréotype n’était qu’une machine aveugle dont le résultat pût être toujours calculé avec certitude, si le maniement de l’appareil ne laissait aucune part aux soins habiles et aux prévisions de l’intelligence, il perdrait son intérêt le plus vif aux yeux des amateurs et des artistes.

Parmi les modifications apportées dans ces derniers temps aux procédés photographiques, il en est encore quelques-unes que nous devons signaler : nous voulons parler des emprunts curieux que l’on a faits à diverses sciences pour perfectionner les épreuves daguerriennes ou pour leur prêter certaines qualités spéciales. Ici se rangent en première ligne les applications de la galvanoplastie.

La galvanoplastie est un art tout récent, qui n’est aujourd’hui ni assez apprécié ni assez connu. Il consiste à produire, par l’action de l’électricité, un dépôt métallique à la surface de différens corps, et surtout à la surface d’autres métaux. En décomposant certains sels par la pile voltaïque, on peut appliquer avec économie le cuivre sur l’argent, l’or sur l’acier, l’argent sur l’étain, le platine sur le fer, sur le bronze, etc. Si l’on soumet, par exemple, à l’action d’un courant électrique une dissolution de sulfate de cuivre en plaçant dans la liqueur une image daguerrienne, le cuivre provenant de la décomposition du sel se dépose peu à peu sur toute la plaque, et, se moulant sur les faibles inégalités de la surface, il donne naissance, au bout de vingt-quatre heures, à une planche de cuivre sur laquelle le dessin photographique se trouve reproduit avec une entière fidélité. « Je ne saurais rendre, dit M. Ch. Chevalier, la surprise que j’éprouvai, la première fois que je réussis à reproduire une épreuve photographique au moyen du galvanisme. L’idée de cette expérience me vint en cherchant un objet propre à être placé dans l’appareil galvanoplastique ; ne trouvant ni médaille ni empreinte, j’imaginai de souder une petite épreuve daguerrienne au conducteur de l’appareil ; je croyais vraiment sacrifier l’épreuve et n’obtenir tout au plus qu’une feuille de cuivre bien plane. Le lendemain, en présence de MM. Richoux et de Kramer, je détachai les deux plaques, et nous trouvâmes sur le cuivre une contre-épreuve parfaite de l’original[2]. » Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que la plaque daguerrienne qui a servi de type à ce merveilleux moulage n’est aucunement altérée, et qu’elle peut être reproduite ainsi un grand nombre de fois sans se détruire ou sans se détériorer sensiblement. Il faut ajouter cependant que cette application de la galvanoplastie est plus curieuse qu’utile, car on se décide difficilement à soumettre une belle épreuve à une pareille opération.

Les procédés galvanoplastiques appliqués aux images daguerriennes ont fourni d’autres résultats pleins d’intérêt. Afin de communiquer aux épreuves des tons particuliers ou des effets plus vigoureux, on les a revêtues, par l’action de la pile, d’une mince couche d’un autre métal richement coloré. Si l’on place dans une dissolution d’or une planche photographique, en plongeant dans la liqueur les pôles d’une pile voltaïque extrêmement faible, on la recouvre, en quelques instans, d’un mince vernis d’or. Cette pellicule métallique donne à l’épreuve des tons qui sont souvent du plus heureux effet, et varient depuis la teinte verdâtre jusqu’au jaune intense. On obtient avec le cuivre, en opérant dans des conditions semblables, des tons vigoureux, qui varient depuis le rose le plus pâle jusqu’au rose vif. L’argent a été essayé dans le même cas ; mais ce métal, qui donne au tableau une douceur et un chatoiement très agréables, lui retire cependant une partie de sa vigueur.

Depuis deux ou trois ans, on voit à plusieurs étalages de produits photographiques des portraits coloriés qui excitent la curiosité de quelques passans. Il ne s’agit pas, comme on a paru le croire d’abord, d’images obtenues dans la chambre obscure avec les couleurs naturelles, mais tout simplement de couleurs appliquées à la main. Il serait difficile de rien imaginer d’aussi barbare. Colorier une planche daguerrienne est aussi ridicule que vouloir enluminer une gravure de Reynolds ou de Rembrandt. Le mérite essentiel des épreuves photographiques réside dans l’admirable dégradation des teintes et dans une harmonie si parfaite de la lumière et des ombres, qu’elle défie à jamais le burin. Toutes ces qualités restent ensevelies sous cet absurde empâtement de couleurs. Arrivons à quelque chose de plus sérieux, aux efforts que l’on a faits et qu’on ne cesse de faire en France pour transformer une épreuve daguerrienne en planche propre à la gravure.

Il ne faut pas que les produits du daguerréotype, d’une perfection si achevée, restent à l’état de type unique ; il faut que l’impression puisse les multiplier indéfiniment ; il faut perfectionner et surtout régulariser les procédés de gravure photographique actuellement connus ; il faut qu’ils ne restent pas plus long-temps concentrés entre les mains d’un ou deux artistes, paralysés dans leur développement par toutes les entraves des brevets. Alors seulement le daguerréotype aura dit son dernier mot, alors la photographie aura trouvé des applications utiles, complètes, étendues, dans la pratique des arts. Le jour où les planches daguerriennes pourront être économiquement transformées en planches de gravure, nous n’aurons plus rien à demander à la photographie, car nous obtiendrons sur le papier des images parfaites, redressées, inaltérables, d’une correction et d’une finesse achevées, et qui présenteront l’inappréciable avantage de pouvoir être multipliées indéfiniment. Nous sommes loin encore d’avoir atteint un si désirable but ; cependant les résultats obtenus jusqu’ici et que nous allons rapidement indiquer font concevoir à cet égard d’assez légitimes espérances.

L’idée de transformer les plaques photographiques en planches à l’usage des graveurs était si naturelle, que, dès les premières applications du procédé de Daguerre, un grand nombre de personnes s’occupèrent de ce problème. M. Fizeau est celui qui l’a résolu avec le plus de bonheur. Voici un court aperçu du procédé curieux qu’il a imaginé. On commence par soumettre la plaque à l’action d’une liqueur légèrement acide qui attaque l’argent, c’est-à-dire les parties noires de l’image, sans toucher au mercure qui forme les blancs. On obtient ainsi une planche gravée d’une grande perfection, mais d’un très faible creux. Or, la condition essentielle d’une bonne gravure, c’est la profondeur du trait, car si les creux sont trop légers, les particules d’encre au moment de l’impression surpassant en dimension la profondeur du trait, l’épreuve au tirage est nécessairement imparfaite. Pour creuser plus avant, on frotte la planche gravée et peu profonde d’une huile grasse qui s’incruste dans les cavités et ne s’attache pas aux saillies. On dore ensuite la plaque à l’aide de la pile voltaïque. L’or vient se déposer sur les parties saillantes et ne pénètre pas dans les creux abrités par le corps gras. En nettoyant ensuite la planche, on peut l’attaquer très profondément par l’eau-forte, car les parties saillantes recouvertes d’or sont respectées par l’acide. On creuse ainsi le métal à volonté. Enfin, comme la mollesse de l’argent limiterait singulièrement le tirage, on recouvre la planche d’une couche de cuivre par les procédés galvanoplastiques. Le cuivre, métal très dur, supporte donc seul l’usure déterminée par le travail de l’impression.

On a réussi, en Angleterre, à graver les épreuves photographiques par un procédé plus hardi encore. M. Grove est parvenu à ce résultat par la seule action d’un courant électrique. Si l’on attache une image daguerrienne au pôle négatif d’une pile voltaïque chargée d’une liqueur faiblement acide, en plaçant au pôle positif une lame de platine, l’acide attaque l’argent de la plaque et grave en creux le dessin. Une plaque ainsi traitée peut à peine se distinguer de l’épreuve daguerrienne. Si on l’examine à la loupe, on y retrouve les détails les plus fins et les plus délicats de l’impression lumineuse.

Ainsi, un dessin tracé par la lumière est gravé par l’électricité. Tout est surprenant, tout est merveilleux dans ces mille inventions nouvelles qui chaque jour apparaissent autour de nous. La lumière est domptée, le fluide électrique est un serviteur obéissant ; de la lumière on fait un pinceau et de l’électricité un burin. Partout la main de l’homme est bannie. A la main tremblante de l’artiste, au regard incertain, à l’instrument rebelle, on substitue les forces inévitables des agens naturels. C’est ainsi que tous les arts, toutes les industries se trouvent aujourd’hui sous le coup de révolutions profondes dont il est impossible de calculer la portée ; c’est ainsi que les puissances aveugles de la nature menacent de remplacer partout la main et presque l’intelligence des hommes. Rien n’est plus propre à marquer la grandeur actuelle des sciences, à faire deviner le rôle immense qu’elles sont appelées à jouer dans l’avenir.


III

Ce n’est pas seulement sur des plaques métalliques, c’est sur de simples feuilles de papier que l’on a appliqué les procédés photographiques ; il nous reste à parler de la belle série de ces travaux.

Lorsqu’un amateur de Lille, M. Blanquart-Evrard, publia au commencement de l’année 1847 la description des procédés de la photographie sur papier, cette communication fut accueillie par les amateurs et les artistes avec un véritable enthousiasme, car elle répondait à un vœu depuis long-temps formé et jusque-là resté à peu près stérile. On devine sans peine en effet les nombreux avantages que présentent les épreuves photographiques obtenues sur papier. Elles n’ont rien de ce miroitage désagréable qu’il est si difficile de bannir complètement dans les épreuves sur métal, et qui a l’inconvénient de rompre toutes les habitudes artistiques ; elles présentent les qualités ordinaires d’un dessin ; une bonne épreuve sur papier ressemble à une seppia faite par un habile artiste. L’image n’est pas simplement déposée à la surface comme dans les épreuves sur argent, elle se trouve formée jusqu’à une certaine profondeur dans la substance du papier, ce qui assure une durée indéfinie et une résistance complète au frottement. Le trait n’est point renversé comme dans les dessins du daguerréotype ; le dessin est au contraire parfaitement correct pour la ligne, c’est-à-dire que l’objet est reproduit dans sa situation absolue au moment de la pose. En outre, un dessin-type une fois obtenu, il est possible d’en tirer un nombre indéfini de copies. Enfin, l’énorme avantage de pouvoir substituer une simple feuille de papier aux plaques métalliques d’un prix élevé, d’une détérioration facile, d’un poids considérable, d’un transport incommode, l’absence de tout ce matériel embarrassant, si bien nommé bagage daguerrien, qui rendait si difficile aux voyageurs l’exécution des manœuvres photographiques, la simplicité extrême des opérations, le bas prix des substances employées, sont autant de conditions qui assurent à la photographie sur papier une utilité pratique véritablement sans limites.

Il est donc facile de comprendre l’intérêt avec lequel le monde des savans et des artistes accueillit les résultats obtenus par M. Blanquart. Cependant, il faut le dire, il se passait là un fait assez étrange, et peut-être sans exemple dans la science. Les procédés publiés par M. Blanquart n’étaient, à cela près de quelques modifications utiles dans le manuel opératoire, que la reproduction de la méthode publiée depuis plus de six ans par un riche amateur anglais, M. Talbot. Or, dans son mémoire, M. Blanquart n’avait pas même prononcé le nom de M. Talbot, et cet oubli singulier ne provoqua, au sein de l’Académie ni ailleurs, aucune réclamation.

En effet, depuis 1834, alors que l’art photographique était encore à naître, M. Talbot avait essayé de reproduire sur le papier les images de la chambre obscure. Déjà d’ailleurs, et long-temps avant cette époque, d’autres physiciens avaient abordé cette question, car c’est un fait à remarquer, que les premiers essais de photographie ont eu pour objet le dessin sur papier. Niepce, au début de ses travaux, avait dirigé dans ce sens des recherches qu’il fut ensuite forcé d’abandonner. Avant lui, en 1802, Humphry Davy, dont le nom se retrouve à l’origine de toutes les grandes inventions modernes, s’en était occupé de concert avec Wedgevood. Ils avaient réussi à obtenir sur du papier enduit de nitrate d’argent des reproductions de gravures et d’objets transparens. Ils avaient essayé de fixer aussi les images de la chambre obscure ; mais la faible sensibilité du sel d’argent leur avait opposé un obstacle insurmontable. On n’obtenait d’ailleurs ainsi, à proprement parler, que des silhouettes ou des images inverses, dans lesquelles les noirs du modèle étaient représentés par des blancs, et vice versa. En outre, le dessin obtenu, on n’avait pas réussi à le préserver de l’altération consécutive de la lumière ; abandonnée à la clarté du jour, l’image noircissait complètement, car le sel d’argent non influencé noircissait à son tour et ensevelissait le dessin. On ne pouvait donc examiner ces productions éphémères que dans l’obscurité, en s’aidant de la faible lueur d’une lampe[3].

M. Talbot parvint à surmonter tous ces obstacles ; il résolut complétement la double difficulté de fixer sur le papier les images de la chambre obscure et de les préserver de toute altération ultérieure. En 1839, il se disposait à mettre sa découverte au jour, lorsqu’il fut surpris par la publication imprévue des résultats de M. Daguerre. Il fit connaître cependant, quelques mois après, l’ensemble de ses méthodes. En 1841, il compléta ses descriptions dans une lettre adressée à l’Académie des Sciences de Paris ; mais l’attention était dirigée d’un autre côté, et l’annonce du physicien anglais ne fit en France aucune sensation. Quelques personnes essayèrent de répéter ses procédés, divers essais infructueux firent croire que M. Talbot n’avait dit son secret qu’à moitié, et peu à peu la photographie sur papier tomba parmi nous dans un complet oubli. Seulement quelques artistes nomades, munis de quelques renseignemens plus ou moins précis, parcouraient la province, vendant aux amateurs le secret de cette nouvelle branche de la photographie. C’est dans ces circonstances que M. Blanquart fit paraître son mémoire. Il y reproduisait, sauf quelques modifications, le procédé de M. Talbot ; seulement ses descriptions étaient beaucoup plus précises et plus complètes que celles du physicien anglais. Tel est l’historique fidèle de la découverte de la photographie sur papier. C’était pour nous un devoir que de bien établir à ce sujet les droits méconnus d’un savant étranger, assez malheureux déjà d’avoir été devancé dans sa découverte par M. Daguerre pour que l’on respecte au moins les titres incontestables qui recommandent son nom à la reconnaissance publique.

Avant de présenter l’exposé sommaire des procédés de la photographie sur papier, il faut donner en quelques mots la théorie générale de l’opération. Tout le monde sait que les sels d’argent naturellement incolores, étant exposés à l’action de la lumière solaire ou diffuse, noircissent très promptement par suite d’une décomposition chimique provoquée par l’agent lumineux. D’après cela, si l’on place au foyer d’une chambre noire une feuille de papier imprégnée d’une dissolution d’un sel d’argent, l’image formée par l’objectif s’imprimera sur le papier, parce que les parties vivement éclairées noirciront la couche sensible, tandis que les parties obscures restant sans action laisseront au papier sa couleur blanche. On obtiendra ainsi une sorte de silhouette dans laquelle les parties éclairées du modèle seront représentées sur l’épreuve par une teinte noire et les ombres par des blancs. C’est ce que l’on nomme une image inverse ou négative, selon l’expression consacrée ; maintenant, si l’on place cette image sur une feuille de papier imprégnée d’un autre sel d’argent, et qu’on expose le tout à l’action directe du soleil, l’épreuve négative laissera passer la lumière à travers les parties transparentes du dessin et lui fermera passage dans les portions opaques. Le rayon solaire, allant ainsi agir sur le papier sensible placé au contact de l’épreuve négative, donnera naissance à une image sur laquelle les clairs et les ombres seront placés dans leur situation naturelle. On aura formé une image directe ou positive. Tel est le principe général de la photographie sur papier[4].

Le procédé pratique de cette branche curieuse de l’art photographique se compose, d’après cela, de deux séries distinctes d’opérations : la première ayant pour effet de préparer l’image inverse ; la seconde, de former l’épreuve redressée. On obtient l’épreuve inverse en recevant l’image de la chambre obscure sur un papier enduit d’iodure d’argent. Comme ce sel s’impressionne beaucoup plus promptement quand on l’entretient à l’état humide, on place le papier photogénique sur quelques doubles de papier humectés d’eau, et, pour lui donner une surface égale et parfaitement unie, on le presse entre deux glaces. Les choses ainsi disposées, on place ce système au foyer de la chambre obscure, l’interposition de la glace transparente ne nuisant aucunement à l’action de la lumière. Au bout de trente à cinquante secondes, l’effet lumineux est produit ; l’iodure d’argent se trouve décomposé dans les parties éclairées, et, dans les points sur lesquels a agi la lumière, l’oxide d’argent est rendu libre. Cependant l’altération chimique qui vient d’avoir lieu n’est en aucune façon accusée à la surface du papier, on n’y observe aucune trace de dessin ; mais, si on le plonge dans une dissolution d’acide gallique, ce composé forme, avec l’oxide d’argent mis en liberté, un sel, le gallate d’argent, d’une couleur noire foncée, et l’image apparaît subitement. Il ne reste plus qu’à enlever l’excès du composé d’argent non influencé pour préserver l’épreuve de l’action ultérieure de la lumière. On y parvient en plongeant le dessin dans une dissolution d’hyposulfite de soude qui décompose immédiatement l’iodure d’argent. Pour obtenir l’image redressée, on place l’épreuve négative sur un papier imprégné de chlorure d’argent, on les serre tous deux entre deux glaces, l’épreuve négative en dessus, et on expose le tout au soleil ou à la lumière diffuse. La durée de l’exposition varie depuis une demi-heure jusqu’à quatre heures à la lumière diffuse, et au soleil depuis quinze jusqu’à vingt-cinq minutes. Au reste, comme on peut suivre de l’œil la formation du dessin, on est toujours le maître de s’arrêter quand on juge le trait suffisamment renforcé. Enfin, pour fixer l’image, on la place dans une dissolution d’hyposulfite de soude qui enlève l’excès de chlorure d’argent non influencé. Il paraît qu’en prolongeant plus ou moins la durée du séjour dans le bain d’hyposulfite de soude, on peut communiquer à l’épreuve une couleur qui varie, en parcourant toute l’échelle des tons bruns et des bistres, jusqu’au violet foncé et au noir intense. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que l’épreuve négative peut servir à donner un très grand nombre d’autres épreuves positives, et qu’une fois obtenue, cette espèce de type peut fournir des reproductions indéfinies.

Il existe un autre procédé de photographie sur papier qui a l’avantage de donner du premier coup une épreuve directe sans passer par l’épreuve inverse. Il consiste à placer dans la chambre noire un papier imprégné de chlorure d’argent préalablement noirci par l’action de la lumière et plongé ensuite dans une dissolution d’iodure de potassium. Le mélange de ces deux composés produit un effet aussi précieux qu’inattendu. La lumière le détruit et fait apparaître par conséquent la surface blanche du papier. On forme un dessin blanc sur un fond coloré, et l’image est directe. Les plus belles épreuves connues de photographie sur papier s’obtiennent ainsi, et on arrive même à des résultats si admirables, que la gravure peut à peine en égaler la perfection. Nous avons vu quelques-uns de ces dessins devant lesquels un artiste serait tenté de briser ses crayons. Malheureusement ils s’altèrent à la lumière ; conservés pendant quelques années, ils finissent, dit-on, par s’effacer. Il paraît de plus qu’on ne peut opérer que par une exposition prolongée en plein soleil ; la reproduction des objets animés serait donc interdite. Toutefois nous en sommes, pour tout cela, réduits aux conjectures, car les détails de ce procédé ne sont encore que très imparfaitement connus.

La photographie sur papier est loin d’être parvenue aujourd’hui à son dernier degré de perfection. Sous le rapport de l’art, ses produits sont infiniment au-dessous des planches daguerriennes. On y chercherait en vain la rigueur, la délicatesse du trait, la dégradation admirable des teintes qui font le charme des épreuves métalliques. Il ne peut guère d’ailleurs en être autrement. La surface plane et polie d’un métal offre pour l’exécution d’un dessin photographique des facilités véritablement sans pareilles ; au contraire, la texture fibreuse du papier, ses aspérités, la communication capillaire qui s’établit entre les diverses parties de sa surface inégalement impressionnées, sont autant d’obstacles qui s’opposent à la rigueur absolue du tracé linéaire comme à l’exacte dégradation des teintes. Il ne faut donc pas s’attendre à voir, comme quelques personnes l’ont pensé, la photographie sur papier détrôner la photographie sur métal. Ces deux branches de l’art ont chacune leurs qualités et leurs avantages spéciaux ; toutes deux elles marcheront parallèlement, satisfaisant à des exigences diverses. Lorsqu’il s’agira de reproductions qui demandent une netteté et une rigueur absolues, quand on voudra réaliser les plus parfaites conditions de l’art, on aura recours aux opérations sur plaques métalliques. On s’adressera aux dessins sur papier quand on cherchera dans les reproductions photographiques ce qu’il faut y chercher surtout, c’est-à-dire des images fidèles dans leur ensemble, arrêtées dans leurs principaux détails, qui, obtenues par une manipulation prompte et facile, puissent se conserver sans trop de précaution, se renfermer en grand nombre sous un faible volume et se transporter aisément. Ainsi le daguerréotype conservera le privilège de la reproduction des grands sites artistiques, des monumens, des portraits, des représentations délicates qui intéressent l’histoire naturelle ; les papiers photogéniques seront aux mains du voyageur qui ne sait pas dessiner, ou de l’artiste qui veut éviter une perte de temps.

Outre la photographie sur métal et sur papier, il y a encore la photographie sur verre. M. Niepce de Saint-Victor a proposé, il y a quelques mois, de remplacer les plaques métalliques par une lame de verre ou par une feuille mince et flexible de mica. On étend à la surface de ces lames une couche d’albumine, et l’on opère ensuite comme dans le procédé de M. Talbot pour les épreuves sur papier. L’égalité de la couche et le poli de la surface permettent d’obtenir des épreuves qui se placent, pour la perfection, presque à côté des produits formés sur métal, en réunissant tous les avantages ordinaires des épreuves sur papier.

La photographie sur papier n’est pas cependant le dernier mot de l’art : est-il nécessaire d’ajouter que, pour clore la série des créations photographiques, un dernier pas reste à franchir ? Il reste à reproduire la couleur. Aux produits déjà si merveilleux de l’appareil de Daguerre, à ces images d’une si admirable fidélité, d’une délicatesse si parfaite, il faut ajouter le charme du coloris. Il faut que le ciel, les eaux, toute la nature inanimée ou vivante puisse s’imprimer sous nos yeux en conservant la richesse, la variété, l’harmonie de ses teintes. L’action de la lumière nous donne aujourd’hui des dessins, il faut que ces dessins deviennent des tableaux. Mais, avant tout, le fait est-il réalisable et la reproduction spontanée des couleurs naturelles ne dépasse-t-elle point la limite des moyens dont la science dispose aujourd’hui ?

Certes, si l’on eût, il y a quatre ou cinq mois, adressé cette question à quelque savant initié aux lois générales de l’optique, il n’eût guère hésité à condamner cette espérance. « Rien n’autorise, aurait-il dit, rien ne justifie l’espoir de fixer un jour les images de la chambre obscure en conservant leurs teintes naturelles ; aucune des notions que nous avons acquises sur les propriétés et les aptitudes de l’agent lumineux ne se trouve liée à un phénomène de cet ordre. Au point de vue théorique, on comprend sans difficulté l’invention de Daguerre et le parti qu’on en a tiré ; il a suffi, pour en venir là, de trouver une substance qui, au contact des rayons lumineux, passât du blanc au noir ou du noir au blanc. Il n’y avait dans cette action rien de très surprenant, rien qui ne fût en harmonie avec les faits que l’optique nous enseigne ; mais de là à l’impression spontanée des couleurs, il y a véritablement tout un monde de difficultés insurmontables. Remarquez bien, en effet, qu’il s’agit de trouver une substance, une même substance, qui, sous la faible action chimique des rayons lumineux, soit influencée de telle manière, que chaque rayon inégalement coloré provoque en elle une modification chimique particulière, et de plus que cette modification ait pour résultats de donner autant de composés nouveaux reproduisant intégralement la couleur propre au rayon lumineux qui les a frappés. Il y a dans ces deux faits et dans l’accord de ces deux faits des conditions tellement en dehors des phénomènes habituels de l’optique, que l’on peut affirmer sans crainte qu’un tel problème est au-dessus de toutes les ressources de la science. » Voilà ce que notre physicien n’eût pas manqué de répondre, et certes il eût trouvé peu de contradicteurs. Pourtant une observation entièrement inattendue est venue changer, on peut le dire, toute la face de la question.

M. Becquerel a réussi à imprimer sur une plaque d’argent l’image du spectre solaire[5]. On sait ce que les physiciens entendent par spectre solaire. La lumière blanche, la lumière du soleil, résulte de la réunion d’un certain nombre de rayons diversement colorés dont l’impression simultanée sur notre œil produit la sensation du blanc. Si l’on dirige, en effet, un rayon de soleil sur un verre transparent taillé en prisme, les différens rayons composant ce faisceau de lumière sont inégalement réfractés dans l’intérieur du verre ; au sortir du prisme, ils se séparent les uns des autres, ils divergent en éventail et viennent former, sur l’écran où on les reçoit, une image oblongue où l’on trouve isolées toutes les couleurs simples qui composent la lumière blanche ; on y voit assez nettement indiqués le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu, l’indigo et le violet. On donne le nom de spectre solaire à cette bande colorée qui provient de la décomposition de la lumière. C’est là l’image que M. Becquerel a imprimée d’une manière durable sur une plaque d’argent qu’il avait préalablement exposée à l’action du chlore. Ce fait suffit évidemment pour prouver que la reproduction photogénée des couleurs est une opération désormais réalisable, car il fait voir qu’il existe des agens chimiques capables de s’impressionner au contact des rayons lumineux de manière à conserver les teintes des rayons qui les ont frappés.

Il ne faudrait pas cependant s’exagérer les conséquences de ce fait. L’observation de M. Becquerel présente une valeur théorique de premier ordre, mais elle ne fournit encore aucun moyen pratique d’arriver à la reproduction des couleurs. En effet, cette image colorée n’a pu être fixée par aucun agent chimique ; par conséquent, lorsqu’on l’expose à la clarté du jour, le chlorure d’argent continuant à s’impressionner, toute la surface de la plaque devient noire, et tout s’évanouit ; pour l’empêcher de se détruire, il faut la conserver dans une obscurité complète. Une autre circonstance défavorable, c’est l’extrême lenteur avec laquelle s’accomplit l’impression lumineuse. L’action directe du soleil s’exerçant pendant deux heures est indispensable pour obtenir un résultat ; aussi les images de la chambre obscure seraient-elles trop faiblement éclairées pour agir ainsi sur la plaque ; des journées entières n’y suffiraient pas. Enfin, il faut mentionner encore une circonstance plus grave. Les couleurs simples, les teintes isolées du spectre sont jusqu’ici les seules que l’on ait pu fixer ; les teintes composées, c’est-à-dire toutes celles qui appartiennent aux objets éclairés par la lumière ordinaire, ne s’impriment jamais sur le chlorure d’argent. Les objets blancs, par exemple, au lieu de laisser sur la plaque une teinte correspondante, s’y impriment en noir.

Ainsi, le fait découvert par M. Becquerel est loin de justifier toutes les espérances que l’on a pu concevoir à ce sujet. Il démontre seulement, contrairement à tout ce que l’on avait pensé jusqu’ici, que le problème de la reproduction photogénée des couleurs pourra recevoir un jour une solution satisfaisante, et que les personnes qui s’adonneront à ces recherches ne trouveront plus comme autrefois, dans les principes de la science, la condamnation anticipée de leurs tentatives. Quelque limitée qu’elle soit dans ses conséquences actuelles, cette observation n’en conserve pas moins une importance capitale. On peut espérer, en effet, que des recherches bien dirigées feront découvrir d’autres agens chimiques jouissant des propriétés du chlorure d’argent et répondant mieux que cette substance aux exigences des applications pratiques. La lumière est, de tous les agens naturels, celui dont l’étude est encore aujourd’hui la moins avancée, et depuis quelques années on a vu se succéder dans cet ordre de phénomènes des découvertes si inattendues, qu’à ce sujet il est bien difficile de ne pas s’abandonner à quelques espérances.


IV

On connaît maintenant l’histoire et les plus récens progrès de la photographie. Si nous avons cru devoir nous étendre sur cette série d’opérations délicates, si nous les avons décrites avec quelque détail, c’est, on le comprendra aisément, parce que nous voyons dans cette découverte autre chose qu’un procédé ingénieux, qu’un agent mécanique de plus mis à la disposition des arts du dessin. La science a déjà tiré de la photographie de grands services, elle peut en attendre de plus grands encore. Tel est le principal titre des arts photographiques à notre attention, et c’est la portée scientifique de l’invention de Niepce et Daguerre qu’il nous reste à démontrer. La tâche sera facile.

Une des branches importantes de la physique, la photométrie, qui traite de la comparaison de l’intensité des diverses lumières, a emprunté aux procédés photographiques les plus précieuses ressources d’expérimentation. Avant la découverte du daguerréotype, les physiciens ne pouvaient déterminer avec rigueur l’intensité comparative de deux sources lumineuses que lorsque celles-ci brillaient simultanément. Les moyens de mesure perdaient la plus grande partie de leur valeur, quand les deux lumières n’étaient pas visibles à la fois. C’est ainsi que l’intensité comparée de la lumière solaire et de la lumière des étoiles ou de la lune n’avait pu jusque-là être fixée avec une exactitude satisfaisante. L’emploi des moyens photographiques a permis de procéder, avec une rigueur tout-à-fait inattendue, à ces déterminations si délicates. Une plaque daguerrienne étant exposée à l’influence chimique de l’image formée au foyer d’une lentille par un objet lumineux, le degré d’altération subie par la couche sensible sert de mesure à l’intensité de la lumière émise. On a pu comparer ainsi avec une entière précision les rayons éblouissans du soleil et les rayons trois cent mille fois plus faibles de la lune. MM. Fizeau et Foucault ont recouru aux mêmes moyens pour examiner comparativement les diverses sources lumineuses naturelles ou artificielles qu’il importait d’étudier.

Les procédés photographiques ont été employés pour enregistrer d’une manière continue les indications des instrumens météorologiques, tels que le baromètre, l’aiguille aimantée, etc. Aujourd’hui, grace à cet admirable artifice, dans plusieurs observatoires de l’Europe, les instrumens de météorologie enregistrent eux-mêmes leurs propres observations. L’aiguille indicatrice de l’instrument vient se peindre sur la surface d’un cylindre tournant sur son axe d’un mouvement uniforme et exécutant une révolution dans l’espace de vingt-quatre heures. Le cylindre, étant préparé comme une plaque daguerrienne, conserve dans une sorte de traînée continue la trace de l’indicateur, et présente ainsi une courbe dont chaque ordonnée indique l’état de l’instrument à l’heure marquée par l’abscisse correspondante.

Plusieurs physiciens avaient cru reconnaître que la lumière solaire émise deux ou trois heures avant midi diffère, par quelques caractères, de celle qui est émise aux périodes correspondantes après le passage au méridien. Il était donc utile de chercher à apprécier les caractères propres à la lumière solaire aux différentes heures du jour. M. Herschell et quelques autres physiciens ont construit divers instrumens nommés actinographes, qui permettent d’arriver facilement à ce résultat. Le degré d’altération d’une couche de bromure d’argent sert de mesure à l’intensité d’action chimique de la lumière émanant du soleil à chaque période de la journée.

Tels sont les services que la photographie a déjà rendus aux sciences physiques : les applications de cette découverte à l’histoire naturelle sont plus variées encore et plus générales. La possibilité d’obtenir dans quelques instans des dessins parfaits d’animaux, de plantes et d’organes isolés, donne aux naturalistes voyageurs la faculté d’accroître indéfiniment les richesses de leurs collections d’études. Les procédés daguerriens constituent donc une des ressources les plus efficaces offertes à l’avancement des sciences naturelles. L’étude si intéressante, mais si peu avancée encore des races humaines trouvera surtout dans l’usage de la photographie la source de progrès inespérés. L’imperfection actuelle de l’anthropologie tient surtout à l’absence d’un musée de types authentiques. On conçoit dès-lors l’utilité que présenterait pour cette science intéressante une collection de ce genre exécutée dans les conditions si parfaites de l’art photographique. Les portraits daguerriens des Botocudes ou naturels de l’Amérique du Sud apportés en France en 1844 par M. Thiesson, et les études de types africains recueillies par le même artiste dans un voyage postérieur, ont montré tout ce que l’anthropologie comparée peut attendre de l’emploi des procédés daguerriens. M. Donné a réalisé une autre application de la photographie à l’histoire naturelle qui est aussi curieuse qu’utile. Il a daguerréotypé l’image amplifiée des objets microscopiques. L’image formée au microscope solaire par les globules du sang, par exemple, est reçue sur une plaque iodurée et y laisse son empreinte. Les épreuves que l’on obtient ainsi ont servi de modèles aux dessins de l’atlas microscopique de M. Donné.

Est-il nécessaire d’ajouter que les opérations photographiques peuvent se combiner non moins utilement avec les travaux de la cosmographie, de l’archéologie, de l’architecture ? « Pour copier les millions et millions d’hiéroglyphes qui couvrent, même à l’extérieur, les grands monumens de Thèbes, de Memphis, de Karnak, a dit M. Arago dans un rapport présenté à la chambre des députés, il faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le daguerréotype, un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail. Munissez l’institut d’Égypte de deux ou trois appareils de M. Daguerre, et, sur plusieurs des grandes planches de l’ouvrage célèbre, fruit de notre immortelle expédition, de vastes étendues d’hiéroglyphes réels iront remplacer des hiéroglyphes fictifs ou de pure convention, et les dessins surpasseront partout en fidélité, en couleur locale, les œuvres des plus habiles peintres, et les images photographiques, étant soumises dans leur formation aux règles de la géométrie, permettront, à l’aide d’un petit nombre de données, de remonter aux dimensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des édifices. »

Auxiliaire puissant de la physique, de l’histoire naturelle et des arts du dessin, la photographie réunit, on le voit, des titres suffisans pour figurer parmi les plus importantes découvertes des temps modernes. Quelques amateurs passionnés ne se contentent pas cependant pour elle d’une si belle part, et prétendent lui assigner dans la sphère de l’art un rang non moins élevé que dans le domaine de la science. Il serait superflu de discuter cette erreur, et nous ne la signalerions même pas, si elle ne pouvait avoir pour conséquence de donner aux essais qui se poursuivent sur le terrain de la photographie une direction aussi fausse que puérile. C’est, répétons-le en finissant, dans une alliance de plus en plus étroite avec les sciences physiques et naturelles qu’est tout l’avenir de l’invention de Daguerre ; c’est aussi dans cette voie déjà si féconde que la photographie, il faut l’espérer, continuera de s’affermir. Grace à elle, si l’art moderne ne peut s’enorgueillir d’une nouvelle conquête, l’histoire des découvertes utiles aura du moins compté une page de plus.


L. FIGUIER.

  1. Nous avons vu chez un de nos habiles graveurs, M. Lemaître, quelques épreuves sur papier provenant du tirage de ces planches. Ces épreuves ont les qualités et les défauts ordinaires des gravures photographiques.
  2. Mélanges photographiques, page 74.
  3. Description d’un procédé pour copier des peintures sur verre et pour faire des silhouettes par l’action de la lumière sur le nitrate d’argent. (Journal de l’Institution royale de Londres, t. 1, page 170, 1802.)
  4. En appliquant une gravure, une lithographie, sur un papier imprégné de chlorure d’argent, et en exposant le tout au soleil, on peut reproduire cette gravure, cette lithographie d’une manière très simple et sans appareil optique. C’est une petite opération qui ne manque pas d’intérêt et qui peut avoir son utilité. On a jugé nécessaire de créer un mot pour la désigner : on l’appelle autophotographie.
  5. Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, février 1848.