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§. II.

Que nous n’avons point
d’Idées innées.


Je vous ai promis, Madame, que je tâcherois de vous prouver, que nous n’avons aucune Idée innée. Je vais vous tenir ma Parole ; & j’eſpere de vous perſuader de la Vérité de mon Opinion.

Prémiérement ſi Dieu gravoit dans nos Ames un certain Nombre d’Idées & de Principes, qu’elles apportaſſent avec elles dès le moment qu’elles ſont créées, il faudroit que tous les Hommes leur donnaſſent un Conſentement général, & que ces Idées fuſſent univerſellement les mêmes dans les divers Entendemens. Or, les Principes, auxquelſon donne préférablement à tout autre la Qualité de Principes innez, ne ſont pas reçus univerſellement. En voici la Preuve.

Ces deux Propoſitions (Ce qui eſt, eſt ; & il eſt impoſſibJe qu’une Choſe ſoit, & ne ſoit pas ;) paſſent pour innées, préférablement à toutes autres. Cependant, on ne ſauroit nier, que les Enfans & les Imbécilles, n’en ont pas la moindre Idée. Car, il eſt ridicule de dire, qu’une Notion eſt empreinte dans l’Ame, innée, & formée avec elle ; & que l’Ame ne la connoit pas, & qu’elle n’en a aucune Perception. C’eſt faire de cette Notion un pur Néant : & j’aimerois autant ſoutenir, que l’Ame a la Faculté de penſer, & pourtant ne penſe pas.

Si l’on eſt en Droit d’aſſurer qu’une Idée eſt dans l’Entendement, lorſque l’Entendement ne l’a point encore apperçue ; on pourra conclurre de là, que toutes les Propoſitions véritables, & que l’Eſprit regarde comme telles, étoient déjà imprimées dans l’Ame, & innées avec elles. D’ailleurs, ne paroît-il pas abſurde, que les Enfans aient le Pouvoir de penſer, d’acquérir des Connoiſſances, de donner leur Conſentement à différentes Véritez ; & qu’ils ignorent, cependant, les Notions que la Divinité imprime dans leurs Ames ? Et eſt-il poffible de s’imaginer, qu’un Enfant reçoive des Impreſſions des Objets extérieurs, & n’a aucune Connoiſſance des Caracteres que Dieu a gravez dans ſon Ame, pour ſervir de Fondement à toutes les Notions qu’il peut acquérir, & à toutes les Réfléxions qu’il peut faire dans la ſuite ?

Il étoit donc inutile, que la Divinité imprimât dans l’Ame des Idées innées, dont elle devoit faire ſi peu d’Uſage, & qu’elle pouvoit acquérir autrement : & je ne crois pas qu’on ôſe outenir, que les Enfans aïent auſſi-tôt des Notions de cette Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une Choſe ſoit & ne ſoit pas en même Tems, que de bien d’autres Véritez qui leur ſont connues.

J’ajouterai, avant de finir ce Chapitre, que s’il y avoit des Idées innées, elles devroient paroître avec plus d’éclat dans l’Eſprit des Idiots, des Enſans, & des Gens ſans Lettres, (où cependant l’on n’en voit aucune Trace,) que dans les autres Hommes, dont les Eſprits ſont altérez & corrompus par la Coutume, les Préjugés, & les Opinions étrangeres, & dont les Penſées ont pris une nouvelle Forme par l’Etude ; au lieu que celles des Enfans, des Idiots, & des Gens ſans Lettres, n’ont point été brouillées par le Mélange des Doctrines acquiſes par l’Art, & que ces beaux Caracteres, que Dieu a gravez dans leur Ame, doivent être dans un Ordre parfait[1].

  1. « Que s’il y a des Gens, qui ôſent aſſûrer, que les Enfans ont des Idées de ces Maximes générales & abſtraites, dans le tems qu’ils commencent à connoître leurs Jouëts & leurs Poupées, on pourroit peut-être dire d’eux, ſans leur faire grand Tort, qu’à la vérité ils ſont fort zélez pour leurs Sentimens, mais qu’ils ne les défendent pas avec cette aimable Sincérité qu’on découvre dans les Enfans. » Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’Entendement Humain, Livr. I, Chap. I, pag. 33.