La petite canadienne/Texte entier

Éditions Édouard Garand (72p. couv-56).
Drummondville
Montréal
FÉVRIER 1931

La Petite Canadienne
Roman canadien inédit
par
J. M. LEBEL
Illustrations d’Albert Fournier


ÉPISODE TROISIÈME



« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
1428, 1425, 1427, rue Ste-Élisabeth
Montréal

Tous droits de publication, de traduction, reproduction,
adaptation au théâtre et au cinéma réservés par
Édouard Garand

1931

Copyright by Édouard Garand, 1931.

De cet ouvrage il a été tiré 12 exemplaires sur papier spécial ; chacun
de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.



CHAPITRE I

OÙ FRINGER RETROUVE SES AMIS


Huit heures du soir.

New York flamboie.

Resplendissante de lumières Fifth Avenue est remplie de luxueux équipages qui se croisent en tous sens. Les promeneurs sont foule. La gaieté et la joie de vivre semblent régner de toutes parts. Du reste, la soirée est délicieuse, tiède et parfumée. C’est la fin mai de cette année 1917.

Une auto s’arrêta devant le Metropolitain Apartments, un homme en descendit, paya le chauffeur et pénétra dans l’édifice.

Cet homme, c’était le capitaine Rutten.

Au moment où la machine portant Rutten s’arrêtait, une autre auto, qui avait paru suivre celle du capitaine, vint se ranger le long du trottoir à cinquante pas environ de la première.

Un individu sauta hors de la voiture, dit quelques mots au chauffeur qui esquissa un signe de tête affirmatif, et se dirigea d’un pas nonchalant vers le Metropolitan.

Cet homme était vêtu d’un veston noir. Il portait un pantalon blanc tombant sur des bottines en cuir verni, et il était coiffé d’un de ces chapeaux de paille appelés par les Anglais « Boater », et que nous appelons canotier. Ses mains étaient gantées de gris. Il semblait se donner les allures d’un sportsman. Malheureusement il n’avait aucunement la taille d’un athlète. Il était plutôt petit, grêle et d’une physionomie maladive. Sa lèvre supérieure était agrémentée d’une énorme moustache noire dont les pointes étaient tortillées en queue de cochonnet. Et dans ce personnage notre lecteur aura, nul doute, reconnu « Monsieur Fringer ».

Oui, c’était bien Fringer.

Et Fringer, ayant marché jusqu’au Metropolitan, s’arrêta à la devanture vivement éclairée du café luxueux qui occupait l’un des angles de l’édifice, et y plongea un regard ardent. Après huit heures les convives sont plutôt rares, car les lieux d’amusements attirent tous les désœuvrés, de sorte que Fringer n’y découvrit, du moins dans la salle commune, que sept ou huit consommateurs, et parmi ces derniers il ne parut pas découvrir ce qu’il cherchait. Alors, il s’avança jusqu’à la grande porte d’entrée qui demeurait grande ouverte.

À la clarté d’un lustre électrique qui illuminait le spacieux vestibule, Fringer ne vit d’autre personnage que le préposé à l’ascenseur qui, le dos appuyé à la cage de sa machine, parcourait un journal du soir.

Fringer entra, s’approcha de l’employé, lui glissa dans la main deux pièces de monnaie, et demanda :

— N’avez-vous pas ici comme locataire un certain capitaine Rutten ?

L’employé mit d’abord les deux pièces de monnaie dans sa poche, ébaucha un sourire qui valait un remerciement, examina Fringer d’un regard rapide, parut satisfait et répondit, avec cet air de chercher dans ses souvenirs :

— Rutten !… avez-vous dit ?… Non… je ne connais pas ça.

— Ah ! Ah ! dit Fringer quelque peu désappointé, vous ne connaissez pas le capitaine ? Pourtant, c’est bien ici qu’il loge, puisque j’ai là son adresse.

Et Fringer, ce disant, posait sa main droite sur le côté gauche de son veston.

— Oui, vous avez, l’adresse ? fit l’employé, laissez-voir. Peut-être qu’en lisant le nom, ajouta-t-il, je pourrai me rappeler.

Fringer mit la main dans la poche intérieure de son veston et en tira un calepin qu’il se prit à feuilleter activement.

— Diable ! murmura-t-il au bout d’un instant, j’avais justement sa carte dans ce calepin… L’aurais-je perdue ?…

Il fouilla sa poche…

— Eh bien ! reprit-il, c’est cela… j’ai perdu sa carte !

— Pouvez-vous me dire quelle sorte de type est ce Rutten ? demanda l’employé.

— Parfaitement… un type très curieux. Il faut l’avoir vu une fois seulement pour le reconnaître.

Et Fringer fit un portrait exact du capitaine. Mais il n’avait pas achevé que l’employé se frappait le front et disait :

— Attendez donc… je sais ce que vous voulez dire maintenant !

— Ah ! Ah !

— Je viens justement de monter l’homme au premier étage… cinq minutes à peine. Mais il ne loge pas ici.

— Ah bah !

— Non. Mais il y vient souvent, tous les jours presque. Oui, je le connais bien de vue.

— Savez-vous ce qu’il vient faire ici ?

L’employé cligna de l’œil, sourit, regarda autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas observé, se pencha vers Fringer et dit à voix basse :

— Il a une amie là-haut… Vous comprenez ?

— Tiens ! tiens ! ricana Fringer, toujours galant ce vieux capitaine !

— Il y a de quoi aussi ! reprit l’employé en clignant deux fois de l’œil et en passant sa langue sur ses lèvres.

Fringer crut comprendre.

— Ah ! elle est gentille ? demanda-t-il.

— Et belle… belle à vous désespérer !

— Vous ne me dites pas… Et jeune aussi, j’imagine ?

— De dix-huit à vingt.

— Du tendre, quoi !

— Vous l’avez dit.

— Aussi, doit-elle posséder un joli nom ?… À moins qu’elle ne porte le nom d’un vilain mari ?

— Non, pas de mari du tout !

— Une vierge donc ?… se mit à rire Fringer.

— Oh ! je ne dis pas ça, sourit l’employé, et je ne le jure pas non plus. C’est une demoiselle qu’on appelle d’ordinaire par son prénom… un petit nom joli comme elle.

— Ma foi, j’aime les jolis noms, dit Fringer.

— Mieux les jolies filles ?… rétorqua l’employé avec un gros rire.

— Quand les deux y sont, je les adore ! Alors, je parie qu’elle s’appelle Florence… c’est mon nom de prédilection.

— Vous n’y êtes pas. Florence, pour dire vrai, n’est ni laid ni vilain ; mais j’aime mieux l’autre.

— Voyons voir !

— Elle s’appelle Miss Jane.

Fringer chancela.

— Vous la connaissez, donc ? questionna curieusement l’employé, et tout surpris par l’expression étrange qu’il voyait sur la physionomie de son interlocuteur.

— C’est-à-dire, répondit Fringer en retrouvant son calme, que j’ai connu jadis une Miss Jane… une fille splendide… Mais si vous pouviez me dire son nom de famille ?…

— Son nom, tout au long, est Miss Jenny Wilson.

— Non… ce n’est pas la mienne, répliqua Fringer avec indifférence.

Puis, sachant ce qu’il avait désiré, il ajouta aussitôt :

— En ce cas, je suis de trop ici. Donc, je me sauve… Bonsoir !

Et Fringer, étouffant de joie, sortit rapidement de l’édifice et regagna son auto. Chemin faisant, il se disait :

— Ai-je de la chance un peu ?… Je cherche d’abord Rutten. Au McAlpin, je me laisse dire qu’il est parti en voyage. Je suis désappointé et embêté à la fois. Que faire ? Or, voici que cet idiot de Rutten vient tomber à l’improviste dans mes pattes. Alors, comme je m’attache à lui pour savoir ses allées et venues, voilà qu’il me conduit tout droit chez Miss Jane. Oui… oui… mais ce n’est pas tout, mon cher capitaine, il va bien falloir maintenant que vous ayez la gentillesse de me donner votre adresse. Car, vous le savez, lorsqu’il se présente des affaires urgentes à traiter, il est toujours commode de savoir où trouver sûrement son homme !…

Et Fringer, jubilant de joie ironique, sautant, sifflant, arriva à son auto, y grimpa et dit au chauffeur :

— Attendez ici, et je vous dirai tout à l’heure ce que vous aurez à faire.

Et le chauffeur, la machine et Fringer attendirent.

Ils attendirent une heure.

Puis un homme sortit de l’édifice, et dans l’éclatante lumière qui rayonnait aux abords, Fringer reconnut facilement le capitaine Rutten.

Ce dernier regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelqu’un ou quelque chose.

Fringer devina ce que cherchait le capitaine. Il sauta sur le trottoir et dit au chauffeur :

— Je parie que ce monsieur désire une voiture. Comme j’ai du temps devant moi, vous pouvez gagner un extra en conduisant cet homme chez lui. Vous pourrez revenir me prendre ici.

— Très bien, dit le chauffeur qui, très satisfait de cet arrangement, mit sa machine en mouvement et alla stopper à deux pas du capitaine.

À la vue de l’auto, ce dernier demanda :

— Êtes-vous engagé ?

— Non, répondit le chauffeur.

— Bon. Voulez-vous me conduire au Welland Hôtel ?

— Montez, dit le chauffeur.

Et, l’instant d’après, la machine s’éloignait, avec le capitaine.

— Bien, grommela Fringer, s’il ne va pas chez lui, j’aurai au moins l’avantage de connaître ses amis !

Il se mit à arpenter le trottoir tout en se tenant le petit monologue suivant :

— Donc, tous les hasards se sont donné la main pour nous faciliter notre besogne. D’abord, Grossmann — qui aurait pu s’attendre à cela de la part d’une telle brute ? — oui, Grossmann découvre où se trouve le modèle du Chasse-Torpille de Lebon, et il reste à Montréal pour le garder à vue. Ensuite, Parsons et moi arrivons ici en chasse des plans de ce même Chasse-Torpille. Pendant que Parsons cherche Kuppmein, moi je cherche Rutten. Mais Kuppmein reste introuvable pour Parsons, tandis que moi — vraiment il faut que le hasard m’aime bien — oui, moi je tombe à l’improviste sur ce brave capitaine ainsi que sur cette délicieuse Miss Jane avec qui je me rappelle que j’ai un compte à régler. Et maintenant je veux que l’enfer me grille, si les jolis plans du Chasse-Torpille ne viennent pas habiter l’une de mes poches avant trois jours ! Puis, une fois ma petite besogne terminée, je trouverai bien le moyen d’envoyer ce Parsons à tous les diables, et alors, ce ne sera plus qu’entre Grossmann et moi ! Et alors aussi, je m’éveillerai un de ces beaux matins un digne et respectable capitaliste, avec une jolie maison comme j’en vois ici, avec des serviteurs en livrée, avec des autos, des équipages… et avec aussi, va sans dire, une jolie et ravissante petite épouse ! Oui, j’aurai tout cela ou je ne m’appellerai plus Fringer !

Un sourd ricanement résonna sur les lèvres minces de Fringer, qui se prit à siffler un air de valse tout en continuant à faire les cent pas.

Et ce ne fut qu’après une heure d’attente que l’auto de Fringer reparut.

— Eh bien ? demanda-t-il au chauffeur avec un air indifférent, je suppose que vous avez laissé ce digne gentleman à la porte de son petit château ? Dites-moi donc si c’est d’apparence honnête là où il demeure ?

— Heu ! fit le chauffeur avec un sourire moqueur, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux pour un tel gentleman… Je l’ai conduit au Welland.

— Ah ! ah ! c’est donc là qu’il loge ?

— Il paraît, oui.

— Singulier… C’est justement au Welland que je loge aussi. Et dire que j’aurais pu faire le voyage avec lui ou lui avec moi… C’est égal, ça fera autant pour vous.

Et ce disant, Fringer monta dans l’auto.

— Alors, dit le chauffeur surpris, c’est au Welland que vous allez ?

— Oui, et tâchez de ne pas refroidir trop votre machine !

— Soyez tranquille, répliqua le chauffeur avec assurance. L’autre aura à peine retiré ses gants que vous serez dans la place.

Et sans prêter attention au ricanement que lui lança Fringer, le chauffeur partit, à une allure peu recommandée par les règlements de circulation de la grande ville américaine.

Vingt minutes plus tard, Fringer sautait, sur le trottoir devant le Welland, payait son chauffeur et gagnait rapidement l’entrée de l’hôtel.

Mais il modéra son allure en voyant deux individus qui, d’un pas rapide aussi, le précédaient à l’intérieur de l’établissement.

Fringer s’arrêta tout à fait avec une physionomie empreinte de surprise, et ses yeux se fixèrent avidement sur les deux individus qui s’étaient arrêtés aux bureaux de l’administration.

L’un d’eux était un grand diable à barbe noire taillée en pointe au menton, avec d’énorme moustaches effilées à la Napoléon, vêtu d’une redingote noire et coiffé d’un melon.

L’autre était un petit vieux à face rasée rubiconde, à l’œil vif, au ventre convenablement arrondi, vêtu d’un complet de ville brun et coiffé d’un feutre en bataille.

Fringer les examina un instant à travers le vitrage de la porte d’entrée : puis, voyant ; qu’ils gagnaient l’ascenseur pour les étapes supérieurs, il murmura :

— Bon ! plus ça va, plus nous sommes en pays de connaissances. C’est égal, ces deux types ne sont pas de mes amis, et il faudra s’en défier !

Il s’apprêtait à pénétrer dans l’hôtel à son tour, lorsqu’il sentit qu’on le tirait par un bras en arrière.

Il se retourna avec surprise et effroi en même temps. Mais aussitôt il se mit à rire et dit :

— Ah !… Je pensais justement à vous, Monsieur Parsons.

— Avez-vous du nouveau ? demanda Peter Parsons, portant toujours son vêtement noir, et le visage entièrement couvert par sa barde noire et inculte.

— Oui, beaucoup. Et vous-même ?

— Un peu.

— Alors, vous avez retrouvé Kuppmein ?

— Non, pas encore. Mais, par contre, j’ai rencontré William Benjamin.

— Ah ! ah ! Je m’en doutais.

— Comment cela ?

— Je viens justement de voir entrer là ses deux gardes du corps.

— Le grand noir et le petit vieux ?

— Exactement.

— C’est bon à savoir.

— J’ai mieux que ça encore, reprit Fringer.

— Qu’est-ce donc ?

— Rutten est dans cet hôtel.

— Vraiment ? s’écria Parsons avec un éclair de joie dans ses yeux jaunes.

— Je viens seulement de découvrir sa retraite.

— Eh bien ! savez-vous ce que je pense tout à coup ?

— Que pensez-vous ?

— Que nous arrivons trop tard !

— Oh ! oh !

— Et que les deux gardes de corps de Benjamin, comme vous les appelez, vont nous jouer quelque tour !

— C’est à nous de les surveiller…

— C’est ce que j’ai pensé aussi.

— En ce cas, entrons dans l’hôtel et tâchons de voir ce qui s’y passe…


II

OÙ LES VIEUX AMIS SE RETROUVENT


Notre lecteur a sans doute reconnu, dans les deux individus qui avaient précédé Fringer et Parsons dans l’hôtel, nos amis Alpaca et Tonnerre, que nous trouvons quelque temps après dans une chambre du premier étage.

Sous l’œil grave et pensif d’Alpaca, debout et bras croisés, Tonnerre a disposé, sur une table placée au centre de la pièce, deux bouteilles de cognac, un syphon, et un cabaret sur lequel scintillent de jolis verres de pur cristal. À côté du cabaret il a placé une boite qui contient des cigares de choix.

Et maintenant, après s’être reculé de quelques pas. Tonnerre considère le tout avec une satisfaction que prouve son large sourire.

— Vous ne pouvez nier, cher Maître de mon cœur, dit-il, que voilà une harmonie que vous contemplâtes rarement au cours de votre existence. Deux cognacs exquis par la ritulence, la marque et l’arôme : un vieux Frapin, et ce Hennessey que vous avez toujours trouvé super-délectable. Puis ce gentil et limpide syphon, dont le contenu, bien convenablement mélangé à l’une de ces liqueurs ou aux deux à la fois, vous donne toute la saveur d’un nectar. Enfin, ces cigares, qui feraient les délices d’un fin connaisseur… Vraiment, le président de la république ne saurait être plus royalement défrayé.

— Oui, Maître Tonnerre, tout cela est parfait, approuva Alpaca de sa voix profonde et grave.

— Vous voulez dire que l’arrangement, l’ordre et le choix sont parfaits ?… Mais vous allez me dire, à présent, si ces liqueurs sont parfaites aussi.

Et ce disant, Tonnerre se mit à remplir deux verres moitié de Frapin et moitié de syphon. Puis il enleva délicatement l’un des verres, l’éleva vers la lampe électrique suspendue au plafond, et le fit un instant miroiter.

Alpaca se rapprocha de la table pour suivre l’exemple de son compère.

Puis deux glouglous se confondirent et deux langues claquèrent.

Tonnerre, en reposant son verre vide sur le cabaret, prononça d’une voix attendrie :

— Jamais, Maître Alpaca, je me suis senti une telle envie de vivre !

— Et c’est justement un élixir de longue vie que votre vieux Frapin, Maître Tonnerre !

— Je la pense. Maintenant, de l’élixir de longue vie passons à l’élixir d’amour ! Ou plutôt, celui-ci, cher Maître, c’est la « jouvenescence » ! Vous allez voir…

Et Tonnerre, cette fois, prépara un mélange de Hennessey et de syphon.

Et de nouveau les deux amis rendirent un hommage au dieu de la vigne.

— Décidément, fit Tonnerre après un nouveau claquement de langue, et la figure de plus en plus rubiconde, la lèvre plus humide, l’œil plus brillant, celui-ci l’emporte sur l’autre par la délicatesse même de la saveur et la finesse de l’arôme. N’est-ce pas votre avis, cher Maître ?

— Mon avis, Maître Tonnerre, répondit Alpaca toujours sérieux, est que ces deux fines boissons sont également dignes l’une de l’autre. Mais en voilà assez sur ce sujet. Nous nous sommes déjà trop attardés et paraissons oublier les instructions de Monsieur William Benjamin.

— Au fait, dit Tonnerre, comment allons-nous procéder ?

— Le plus simple vous concerne : vous tiendrez compagnie à cette magnifique table, mais sans toutefois toucher davantage à ces liqueurs.

— Compris, cher Maître, je me contenterai de les regarder.

— Pour le reste, reprit Alpaca, je m’en charge. D’ailleurs, notre ami vient de descendre au bar, et il n’en remontera probablement qu’une fois sa soif apaisée.

— S’il avait idée que nous avons fait ces dépenses en son honneur ?…

— Il est certain qu’il regretterait de s’être rendu au bar, compléta Alpaca.

— Dites donc, cher Maître, pourquoi n’allez-vous pas l’inviter ?

— J’y songeais… et je songeais aussi comment il me faudrait m’y prendre. Mais j’ai déjà mon idée. Attendez-moi donc ici, Maître Tonnerre !

— C’est dit, et en attendant je fumerai ce cigare à votre santé.

Et Tonnerre alluma le cigare qu’il venait de choisir, et se laissa choir sur un fauteuil, tandis qu’Alpaca se rendait au bar de l’hôtel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comptoir du bar était garni de consommateurs qui devisaient sur les événements du jour, et dont les commandes de liqueurs étaient vivement exécutées par trois garçons empressés et empesés.

Alpaca remarqua vers le centre du comptoir un espace libre entre deux consommateurs étrangers l’un de l’autre, silencieux et dégustant leur chope de bière.

Dans l’immense glace du mur sur laquelle se reflétaient l’intérieur du bar et ses buveurs, Alpaca vit à sa gauche un petit vieux, grêle et maigrelet, au teint parcheminé, qui promenait sur le miroir un regard sournois et soupçonneux.

De temps à autre il levait sa chope et, sans quitter de l’œil le miroir, il avalait une gorgée de bière. Or, à l’un de ces moments il arriva que les regards sournois du petit vieux et ceux d’Alpaca se rencontrèrent sur la glace.

Les regards du premier parurent étudier avec une vive curiosité la barbe noire d’Alpaca et ses moustaches effilées à la Napoléon. Quant aux regards d’Alpaca, ils semblèrent s’éclairer subitement d’un rayon de joie, et en même temps les lèvres de notre compère dessinèrent un large sourire. Ce sourire parut impressionner tellement le petit vieux que ses yeux du coup quittèrent la glace et, après un demi-tour de la tête, se posèrent avec surprise sur la personne même d’Alpaca.

Celui-ci, à son tour, se tourna du côté du petit vieux et, pendant que s’amplifiait son sourire, il lui tendit silencieusement la main. Mais le petit vieux, avec son visage glabre sur lequel se peignait le plus grand étonnement, n’osa prendre la main d’Alpaca, qui alors s’écria :

— Eh bien ! mon cher capitaine, on ne reconnaît donc plus les vieux amis ?

Rutten, puisque c’était lui, ouvrit des yeux démesurés, ses lèvres minces s’agitèrent sans proférer aucun son, et il continua d’examiner avec une stupeur croissante la physionomie souriante et placide d’Alpaca.

— Bon, bon, reprit ce dernier, je vois que vous m’avez complètement oublié.

— Vous me connaissez ? parvint à bredouiller Rutten avec son accent nasillard.

— Comment donc, si je vous connais !… de même que vous me connaissez avec cette simple différences, cependant, que vous ne me reconnaissez pas, voilà tout. Comment ça va-t-il ?

Et, narquois, Alpaca offrait encore sa main.

Le capitaine, bien contre son gré, mit sa main dans celle d’Alpaca qui la serra fortement et reprit :

— Au fait, j’ai quelque peu changé depuis ces derniers dix ans.

— Dix ans, dites-vous ? fit Rutten ébahi.

— Oui, au temps où vous étiez attaché d’ambassade à Washington.

— Ah ! c’est à Washington que vous m’avez connu ? dit Rutten plus stupéfait encore.

— Parfaitement, mon cher capitaine. Quoi ! est-ce vrai que vous ne me remettez pas du tout ?

— Pas le moins du monde, je vous assure.

— C’est impossible. Allons ! regardez-moi bien en face.

— Je vous regarde bien, mais rien dans mon souvenir ne me rappelle votre physionomie.

— C’est extraordinaire.

— Dites-moi, reprit Rutten qui commençait à se familiariser avec cet inconnu, si dans le temps vous aviez cette barbe-là ?

— Cette barbe-là !… s’écria Alpaca en jetant un coup d’œil vaniteux sur le miroir. Mais oui, c’est toujours la même !

— Et ces moustaches aussi ?

— Quoi ! les trouveriez-vous écourtées par hasard ?

— Au contraire, elles me paraissent fort longues.

— Juste Ciel ! seraient-elles plus longues que celles du dernier empereur des Français ?

— Pas que je sache… Mais si vous me disiez votre nom ? Voyez-vous, il n’y a rien comme le nom pour vous remettre en mémoire.

— C’est juste. Suis-je bête un peu ! Mais que voulez-vous ? Un simple oubli causé par l’énorme plaisir de vous retrouver à l’improviste, comme ça… moi qui vous pensais là-bas… commandant un corps d’armée… que sais-je ! Mais voulez-vous bien me dire par quel hasard ?…

— Vous omettez encore de me dire votre nom… nasilla Rutten avec un sourire contraint.

— Mon nom ?… C’est vrai, je n’y pensais déjà plus. Mais comment, diable, l’avez-vous déjà oublié aussi ?

— Comme j’ai oublié votre barbe et vos moustaches, se mit à rire Rutten qui, à la fin, s’assurait que cet individu le prenait pour un autre ; la méprise l’amusait, et il avait une forte envie de se moquer d’Alpaca.

Ce dernier éclata de rire à son tour.

Puis, baissant la voix et prenant un ton sérieux :

— Tenez, capitaine, fit-il, je vais vous confier une chose, puisque nous en sommes aux surprises, vous et moi.

— Quelle est cette chose ?

— Je désire simplement et bonnement vous ménager une autre surprise, et avec cette surprise-là je suis certain que mon nom et ma physionomie vous reviendront tout à fait.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Rutten très intéressé cette fois.

— Je veux dire que nous avons au premier étage de cet hôtel un ami commun que vous reconnaîtrez à coup sûr ; car, ainsi que vous-même, cet ami est demeuré jeune, alerte et vigoureux. Non, vraiment, vous ne pouvez pas ne pas le reconnaître. C’est tout son portrait de vingt ans ! Venez… il sera aussi heureux que surpris de vous revoir !… Venez donc…

Rutten ne bougea pas. Il hésitait, ne sachant si ce fâcheux ami, qu’il ne connaissait ni de la Création ni du Déluge, ne lui ménageait pas, au lieu de surprise, quelque tour de farceur dont on rirait à ses dépens.

Alpaca crut comprendre l’hésitation ou la défiance du capitaine. Aussi ébaucha-t-il un sourire tranquille pour répondre :

— Oh ! il n’y a pas de gêne, vous savez, c’est entre amis. Venez !

— Vous dites que c’est au premier ? demanda Rutten qui cherchait à gagner du temps, et par là trouver le moyen d’échapper à cet importun.

— Oui, pas plus haut. Je vous conduis, venez.

Et maître Alpaca, cette fois, saisit Rutten aux revers de son veston et dit dans un demi-rire :

— Va-t-il falloir que je vous traîne là-haut de vive force ?

— Non, non… protesta vivement Rutten qui, dans la crainte de voir son veston endommagé par la poigne d’Alpaca, se décida enfin à suivre ce dernier.

— Passez devant, ajouta-t-il, je vous suis volontiers !

— À la bonne heure, dit Alpaca en lâchant le veston du capitaine.

Et, suivi de près par ce dernier, il quitta le bar.

L’instant d’après, Alpaca pénétrait dans la chambre où il avait laissé Tonnerre, et, s’effaçant cérémonieusement devant le capitaine qui croyait vivre un rêve fantastique, s’écriait :

— Cher Maître, je vous amène une ancienne connaissance.

Et ce disant, il poussa rudement Rutten dans la chambre.

Tonnerre, alors, fit un bond énorme, se dressa hors de son fauteuil et, feignant la surprise la plus extraordinaire, s’écria de sa voix aigre !

— Hein !… Pas possible !… Non… ce ne peut être ce brave capitaine Rutten !

Et Tonnerre, les deux mains tendues en avant, se précipita, bondit, renversa deux ou trois sièges sur son passage, exécuta un dernier bond et se trouva planté devant le capitaine qui, décontenancé commençait à se sentir au ventre une terrible épouvante.

Et de même qu’en un rêve affreux on se sent incapable de fuir devant un danger ou une scène d’horreur, Rutten demeurait comme pétrifié, incapable d’articuler un son, de faire un pas de retraite, ni même de penser. L’unique chose qui parut lui prouver qu’il n’était pas tout à fait pétrifié, c’est le frisson violent qui le secoua en entier lorsque Tonnerre le saisit dans ses bras, le serra fortement contre lui, et se mit à l’embrasser avec toutes les démonstrations possibles.

Et Tonnerre, serrant de plus en plus Rutten, disait d’une voix pleureuse et réjouie à la fois :

— Ce cher capitaine de mon cœur !… que je retrouve bien portant, bien heureux, toujours content de vivre !… Moi, qui avais pleuré toutes mes larmes sur son cher sort, lorsqu’on m’apprit, un jour qu’un de ces maudits obus français lui avait emporté et la tête et l’esprit ! Oui, ce que j’ai pleuré… ce que je pleure encore ! Mais si je pleure à cette minute, mon cher capitaine, c’est de l’immense bonheur de vous retrouver encore de ce monde. Ah ! laissez-moi vous embrasser encore… encore… encore…

Et dans cette étreinte trop amicale de Tonnerre, de livide qu’il était, Rutten tourna au violet ; puis il ferma les yeux se résignant à mourir par l’étouffement qui l’empoignait depuis un instant.

Mais Tonnerre, ayant épuisé ses épanchements et ses embrassades, desserra son étreinte et lâcha tout à fait le capitaine qui, sous cette brusque détente et avec l’abondance de l’air qui revenait à ses poumons, rouvrit les yeux, chancela et faillit tomber. Mais Alpaca le retint sur ses jambes flageolantes, disant d’un accent moqueur :

— Enfin, mon cher capitaine, vous ne direz plus que vous ne reconnaissez pas les amis ? Oui, vous imaginez-vous, cher ami, ajouta-t-il en regardant son compère, que ce brave capitaine ne nous reconnaissait pas ?

— Est-ce possible ? s’écria Tonnerre, avec le plus grand étonnement, tandis que Rutten, estomaqué, cherchait à reprendre vent et l’assurance qui lui manquait comme le souvenir. Oui, est-ce possible, répéta Tonnerre, que ce cher capitaine ne nous remette pas ?

— C’est sa prétention obstinée, Maître Tonnerre. Pourtant, nous… nous le reconnaissons bien !

— C’est-à-dire, répliqua Tonnerre, que c’est tout comme d’hier seulement.

— Car il ne se peut pas que nous ayons changé à ce point, fit observer Alpaca.

— Pas d’hier sûrement, fit Tonnerre.

— Et figurez-vous, maître Tonnerre, reprit Alpaca toujours très sérieux… oui, figurez-vous qu’il n’a pas voulu reconnaître ma barbe.

— Quel outrage !

— Ni mes moustache qu’il a trouvées trop longues !

— Calomnie ! gronda Tonnerre en jetant un œil terrible sur Rutten qui avait l’air de devenir fou.

— C’est bien ce que je lui ai fait entendre, mais rien n’y a fait.

— Ainsi donc, mon cher capitaine, dit Tonnerre en fixant sur Rutten ses yeux pétillants de malice, comme ça, là, vrai, vous ne reconnaissez pas vos deux meilleurs amis ?

Rutten, qui finissait par rattraper un peu ses idées, répondit sournoisement :

— J’en suis vraiment peiné… Non, j’ai beau interroger ma mémoire…

— Mais qu’a donc de travers cette maudite mémoire ? interrompit rudement Tonnerre. Pourtant, c’est bien moi, Maître Tonnerre, notaire, et voilà bien Maître Alpaca, avocat !

— Ah !… vous êtes notaire et avocat, dit Rutten qui, de plus en plus étonné, esquissait une gauche révérence.

— Oui… faut-il vous le répéter ? gronda la voix profonde d’Alpaca dont les sourcils se froncèrent terriblement. Regardez donc encore, ajouta-t-il, ce sont bien nous en peinture !

— Bien, bien, je vous crois, répliqua vivement le capitaine auquel les grondements de voix et les froncements de sourcils des deux compères n’annonçaient rien de bon. Et laissez-moi vous l’avouer, ajouta-t-il sur un ton conciliant et hypocrite, je suis très touché de vos sentiments amicaux à mon égard.

— Ah ! ah ! fit Tonnerre avec un sourire narquois, je devine que vous allez finir par nous remettre tout à fait.

Et Rutten, comprenant qu’il était pris et que, pour l’instant, il ne voyait aucun moyen de se défaire de ces deux fâcheux, et comptant sur la ruse pour se tirer de là, résolut donc d’accepter l’aventure de bon gré. D’autant mieux que son regard sournois venait précisément de rencontrer les flacons aux couleurs de rubis. Et comme il était bon buveur, et comme il avait presque toujours soif, l’aventure lui apparut tout à fait agréable, et ce fut avec un sourire candide qu’il dit cette fois :

— Dame ! puisque nous sommes de vieux amis, réjouissons-nous donc de cette bonne rencontre !

— Rencontre fatidique et merveilleuse ! prononça Alpaca de sa voix de prophète. Et cette rencontre. Maître Tonnerre, nous allons la saluer le verre en main.

— Bravo, cher Maître ! s’écria gaiement Tonnerre. Approchez, capitaine.

Tonnerre releva l’un des sièges qu’il avait renversés l’instant d’avant, l’approcha de la table et l’indiqua à Rutten.

Ce dernier s’étant assis près d’Alpaca, Tonnerre se mit à emplir les verres.

— D’abord, annonça-t-il lorsque chacun eut pris son verre en main, nous allons boire à la santé de ce cher capitaine.

Les verres furent vidés d’un coup net.

— Ensuite, reprit Tonnerre qui remplissait déjà, nous boirons à la mienne.

De nouveau les trois verres furent convenablement asséchés.

— Et en troisième lieu, poursuivit Tonnerre, nous boirons à la santé et prospérité de Maître Alpaca ici présent, avocat et légiste.

Et pour la troisième fois les trois hommes fifirent honneur au Frapin, au Hennessey et au syphon.

Puis Alpaca offrit les cigares.

Et lorsque la chambre, son mobilier et ses hôtes eurent été bien soigneusement enveloppés d’un épais nuage de fumée, lorsque chacun des trois « amis » fut demeuré quelques minutes attentif en lui-même comme pour mesurer l’effet réconfortant des boissons, la conversation fut reprise.

Nous ne dirons rien de cette conversation, vu qu’elle n’offrirait aucun intérêt à notre lecteur. Mais nous dirons que, dans le cours de cette conversation, Tonnerre, homme de bonne maison et de politesse raffinée, ne ménagea pas les rasades, au point qu’au bout d’une demi-heure Alpaca fut requis d’aller chercher un autre Frapin et un autre Hennessey. Et comme le capitaine était bon buveur, et que Tonnerre et Alpaca étaient meilleurs buveurs encore, il s’en suivit qu’un troisième Frapin et un troisième Hennessey furent commandés. Tant et si bien qu’à la fin le capitaine, étant, nous l’avons dit, moins bon buveur que nos compères, dégringola tout à coup de son siège et alla s’écraser comme une masse sur le plancher pour y demeurer plongé dans un sommeil… mais un sommeil d’où les 305 du Kaiser ne l’eussent pu tirer.

— C’est fait ! dit alors Alpaca.

— C’est fait ! répéta Tonnerre d’une voix pâteuse.

Ils se levèrent tous deux en chancelant, se raffermirent sur leurs jambes, se regardèrent l’un l’autre avec des yeux humides et attendris, puis Tonnerre remarqua :

— Encore un peu cet animal-là nous soûlait !

Alpaca fit entendre un sourd ricanement et dit :

— Qu’importe les horions, si nous avons la victoire !

— Oui, victoire ! cria Tonnerre, l’Allemand est battu !

— Reste maintenant à le soulager de certain lourd fardeau ! reprit narquoisement Alpaca.

— C’est juste, répliqua Tonnerre en se frappant le front. Pour que ce bélître soit tombé comme ça, il faut, en effet, qu’il porte sur lui quelque chose de bien lourd.

— Fouillez-le donc, puisque ce sont les instructions de Monsieur William Benjamin.

Tonnerre se baissa, s’agenouilla auprès de Rutten ronflant, et, d’une main inhabile et tremblante, se mit à tripoter les vêtements du capitaine.

— Eh bien ! Maître Tonnerre, s’enquit Alpaca au bout d’un moment, trouvez-vous quelque chose ?

— Oui, Maître Alpaca, je découvre justement l’article trop lourd.

Et Tonnerre, à cette minute, avait sa main droite enfoncée sous la veste du capitaine et fouillait activement.

— Comme c’est singulier, murmura-t-il enfin : j’ai la main dans sa poche, et cette poche est vide. Et, néanmoins, je sens et je palpe comme un papier, là quelque part, près de ladite poche.

— Et moi j’en perçois le bruit que fait votre main en le froissant.

— Diable ! gronda Tonnerre, suis-je aussi soûl que ce cuistre ?

— Il faut le croire, dit Alpaca. Laissez-moi donc vous aider.

Alpaca se mit à fouiller à son tour le capitaine.

— Bon, dit-il au bout d’un moment, je vois ce que c’est.

— Que voyez-vous, cher Maître ?

— Que ledit papier est inséré entre la doublure et l’étoffe de la veste.

— Que déduisez-vous alors de cette magnifique constatation ?

— Rien, sinon qu’il va falloir couper ladite doublure. Avez-vous un canif ?

— Voici ledit canif ! annonça Tonnerre en tirant de la poche du pantalon de Rutten l’article mentionné par Alpaca.

La minute d’après, Alpaca fendait d’un coup de canif la veste du capitaine et d’entre l’étoffe et la doublure tirait cette enveloppe jaune que nous connaissons et qui contenait les plans du Chasse-Torpille du jeune inventeur canadien, Pierre Lebon.

Les deux compères se redressèrent aussitôt, tremblants et fort émus. Puis Alpaca lut sur l’enveloppe :

« Plans. C.-T. »

— C’est bien cela. Maître Tonnerre, n’est-ce pas ?

— C’est exactement cela ! répondit Tonnerre à demi dégrisé par le succès final et complet de leur entreprise.

— En ce cas, je vous charge de mettre cette enveloppe en sûreté, reprit Alpaca en tendant l’enveloppe jaune à Tonnerre.

Celui-ci ébaucha un sourire mystérieux, prit l’enveloppe, s’assit, délaça et retira l’une de ses bottines, glissa sur la longueur de la semelle intérieure l’enveloppe, et remit la bottine à son pied, disant :

— Pour me la ravir, cher Maître de mon cœur, il serait nécessaire aux maraudeurs, malandrins, voleurs, cambrioleurs, escamotiers, coupe-jarrets, va-nu-pieds, de me déchausser, et vu, lorsque je suis déchaussé, que mes pieds ne sentent…

— C’est bien, c’est bien, interrompit rudement Alpaca, nous n’avons plus rien à faire ici, et nous avons été enjoints, dès notre besogne terminée, de rejoindre immédiatement Monsieur Benjamin.

— Allons donc ! acquiesça Tonnerre.

Et, titubant, délirant de joie intérieure difficilement contenue, les deux compères sortirent de la chambre où Rutten continuait à dormir comme un bienheureux, fermèrent soigneusement la porte et s’en allèrent.


III

OÙ MISS JANE ET RUTTEN CONVIENNENT QU’ILS ONT PERDU LA PREMIÈRE MANCHE


Alpaca et Tonnerre marchaient côte à côte, d’un pas incertain et lourd, se serrant des coudes, se soutenant de l’épaule, la physionomie empreinte de cette sereine béatitude qu’ont les gens qui ont bien mangé ou bien bu, et saluant avec force révérences les dames et demoiselles qu’en dépit de l’heure tardive ils croisaient sur leur route.

Et Tonnerre, très égayé par la stimulante saveur du Frapin, du Hennessey et du syphon, disait de son accent gouailleur :

— C’est égal, Maître Alpaca, avouez que vous ne vous attendiez pas de frotter sitôt vos semelles cosmopolites sur le jeune sol américain. Car, si vous vous en souvenez, à notre départ de Dawson City de même qu’au moment où vous posâtes le pied sur la terre canadienne, vous avez juré de ne jamais plus revenir au pays des Yankees.

— C’est vrai, répondit Alpaca avec un soupir de regret. Mais observez, Maître Tonnerre, que j’avais alors une espérance que les événements subséquents ne m’ont pas permis de réaliser.

— Quelle était donc cette espérance, cher Maître ?

— Celle de retrouver ma bien-aimée Adeline. Car, si je l’avais retrouvée, je serais demeuré auprès d’elle en quelque petit coin de terre tout à fait ignoré du reste des humains, où nous eussions filé le plus sublime des éternels amours !

— Heu ! heu ! fit Tonnerre avec un air sceptique. Car, disons-le, Tonnerre ne croyait pas fermement « aux éternels amours ».

— Mais Dieu, hélas ! en a décidé autrement, acheva Alpaca avec un douloureux soupir.

Ce soupir émut Tonnerre, et il dit avec un accent de compassion sincère :

— Peut-être, cher Maître, ne vous êtes-vous pas donné la peine nécessaire pour arranger vos affaires de cœur ?

— Comment l’eussé-je pu faire ? Vous le savez bien : dès notre arrivée à Montréal nous sommes tombés dans une aventure qui ne nous a depuis laissé aucun répit, et dont je ne prévois pas la fin.

— C’est vrai, cher Maître, avoua Tonnerre, nous avons été excessivement occupés, même que nous n’eûmes jamais l’occasion de si bien boire comme nous avons bu ce soir.

— Mais pour en revenir à mes amours, Maître Tonnerre, laissez-moi vous dire que je conserve une consolation.

— Ah ! ah ! Et cette consolation, cher Maître ?

— Provient des lettres admirables que je lui ai écrites.

— Et je ne doute pas, répliqua Tonnerre en retrouvant son sourire narquois, qu’elle vous répondit par d’autres lettres non moins admirables.

— Vous l’avez dit, Maître Tonnerre. Et ces lettres et les miennes constituent…

Alpaca s’interrompit en voyant son compagnon s’arrêter subitement et promener autour de lui des regards étonnés.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc, Maître Tonnerre ?

— Savez-vous où nous sommes, cher Maître ?

— Mon Dieu ! si vous ne le savez pas vous-même, comment voulez-vous que je le sache ?

— En ce cas, nous avons perdu notre chemin !

— Vous croyez ?

— Regardez… à moins que vous reconnaissiez ce square et ce parc ?

Alpaca se mit à examiner les alentours.

Ils étaient arrivés sur un square au centre duquel était un petit parc planté de beaux arbres, coupé de belles allées sablonneuses et aménagé de bancs rustiques où, le jour, les citadins fatigués pouvaient se reposer et respirer la fraîcheur du feuillage.

Tout autour, et surplombant à une hauteur vertigineuse parc et square, des gratte-ciels dressaient et haussaient dans la nuit leurs géantes et fantastiques silhouettes.

Le parc paraissait désert. Il demeurait dans une demi-obscurité et faisait tache sombre dans la vive illumination du square.

— Décidément, dit Alpaca après avoir étudié les lieux. Je ne me rappelle pas avoir jamais mis les pieds en cet endroit.

— En sorte que, cher Maître, vous ne savez pas s’il nous faut continuer notre chemin ou revenir sur nos pas, ou bien tourner à gauche ou à droite pour atteindre l’Hôtel Américain ?

— Non, Maître Tonnerre, je ne sais pas. Aussi, en cette occurrence vais-je vous laisser l’initiative.

À cet instant un inconnu traversait le parc et passait bientôt près des deux compères.

— Voici un monsieur qui va nous renseigner, murmura Tonnerre à l’oreille d’Alpaca.

Et interpellant aussitôt l’homme qui allait d’un pas pressé :

— Pardon, cher Monsieur ! dit-il en portant la main à son feutre.

L’homme s’arrêta court et jeta à nos deux amis un regard de travers.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix malveillante.

— Savoir, répondit Tonnerre, si nous sommes sur le bon chemin qui conduit à l’Hôtel Américain.

— L’Hôtel Américain ?… fit l’inconnu rassuré par le ton poli de Tonnerre. Vous n’en êtes pas bien loin. Franchissez ce parc, tournez sur la gauche, descendez quatre blocs, puis tirez à droite jusqu’à la rue suivante, revenez à gauche et, deux blocs plus loin, vous touchez l’Hôtel Américain. C’est le plus court chemin, acheva l’homme qui s’éloigna aussitôt.

Et cet homme était déjà loin que Tonnerre et Alpaca cherchaient encore à déchiffrer l’indication qui venait de leur être donnée. Naturellement, ils n’y parvenaient pas et, plus égarés que jamais dans l’enchevêtrement des « à gauche », des « à droite » et des « blocs » servis par l’étranger, ils semblaient patauger dans un dédale de rues, de ruelles et d’avenues.

— Eh bien ! cher Maître, dit enfin Tonnerre, de quel côté allons-nous ?

— Je vous le demande, Maître Tonnerre.

— Pour ma part je n’ai retenu qu’une chose, c’est que, en franchissant ce parc, nous aurons pris le plus court chemin.

— En ce cas, suivons toujours ce premier renseignement, ce sera autant de gagné.

— Marchons alors ! dit Tonnerre.

— Marchons ! répéta Alpaca.

Et les deux amis s’engagèrent à travers le parc.

Ils avançaient d’une marche lente et peu sûre dans la demi-obscurité du parc, se soutenant toujours de l’épaule, silencieux et graves.

Comme ils entraient dans une allée plus obscure, à peu près au milieu du parc, les deux compères furent brusquement et violemment heurtés sur le crâne, culbutés, renversés, écrasés, puis comme immobilisés dans un évanouissement.

En même temps deux individus tombaient sur eux, et de leurs quatre mains les fouillaient activement.

— Rien ici ! grommela l’homme qui fouillait Tonnerre.

— C’est moi qui tiens le bon ! dit l’homme qui s’occupait d’Alpaca.

— Ouf ! fit le premier en lâchant Tonnerre, j’ai cru un moment que nous les avions assommés pour rien.

— Non pas, reprit l’autre en exhibant, une large enveloppe, voici bien les documents qu’ils ont soustraits à ce pauvre capitaine Rutten !

— Tant mieux, alors ! Mais filons…

— Filons ! répéta l’autre.

Et les deux hardis assommeurs s’éloignèrent au pas de course.

Cependant, Tonnerre et Alpaca étendus côte à côte demeuraient inanimés.

Enfin, au bout d’une dizaine de minutes, un souffle de vie parut animer les membres raidis de Maître Tonnerre. Un soupir énorme se dégagea de son gosier, puis il souleva péniblement sa tête pour promener autour de lui des regards très étonnés. Ces regards, il les arrêta peu après sur la silhouette inerte de son compagnon qui, les yeux grands ouverts, contemplait le feuillage des arbres ou, peut-être plus vraisemblablement, à travers ce feuillage, le firmament piqué de petits points d’argent.

Un mélancolique sourire courut sur les lèvres de Maître Tonnerre qui demanda :

— Que pensez-vous de tout ceci, cher Maître Alpaca ?

À cette interrogation Alpaca parvint à soulever sa tête, lourde et souffrante, et répondit :

— Je pense, Maître Tonnerre, que j’ai subitement éprouvé comme un étourdissement, et alors je suis tombé.

— Selon moi, dit Tonnerre à son tour, il me semble qu’il m’est tombé sur le crâne un objet très lourd par la pesanteur duquel j’ai bien failli être assommé tout net.

— En ce cas, cet objet très lourd, Maître Tonnerre, ne peut être que l’une des cheminées de ces bâtisses gigantesques.

Tonnerre ouvrit des yeux démesurés.

— Pourtant, dit-il avec doute, je n’en perçois pas autour de moi les matériaux épars.

— Avez-vous bien regardé ?

— Dame ! je regarde encore et ne vois rien, répondit Tonnerre qui trouvait fort étrange cette histoire de cheminée.

— S’il en est ainsi, reprit Alpaca, il faut croire que des gens bien obligeants les auront ramassés.

— Vous avez peut-être raison, cher Maître.

Aussitôt ces paroles dites, les deux compères d’un commun accord se mirent sur leur séant.

— Par tous les testaments ! rugit tout à coup Tonnerre en prenant sa tête à deux mains, tandis que sa figure exprimait une grimace de douleur.

— Juste Ciel ! geignit Alpaca en portant, lui aussi, ses mains à sa tête.

— Qu’avez-vous donc, cher Maître ! demanda Tonnerre surpris de la plainte proférée par son compère.

— Rien, sinon qu’il manque quelque chose à mon chef, répondit Alpaca.

— Comme à moi… on m’a enlevé mon feutre !

— Et moi, mon melon !

— Mais non, cher Maître, s’écria vivement Tonnerre. Voilà bien votre melon tout près de moi !

— Que Dieu soit, loué !

— Seulement, reprit Tonnerre avec un accent railleur, il me paraît joliment endommagé votre melon !

Et Tonnerre exhibait un melon tout bossué, cassé, couvert de poussière, ajoutant, plus ironique :

— Il faut croire, cher Maître, que votre cheminée a quelque peu aussi caressé votre crâne !

Alpaca prit son chapeau melon d’une main tremblante, et, tout en essayant de lui rendre sa forme primitive, poussait des soupirs d’intense chagrin, avec ses paroles répétées :

— Un melon tout neuf… qui me seyait si bien !… oui, un melon tout neuf… qui me…

— Ne vous plaignez donc pas tant, interrompit Tonnerre : vous êtes encore bien chanceux d’avoir votre melon. Il est vrai qu’il se trouve un peu avarié, mais vous l’avez quand même. Tandis que moi, me voilà bel et bien sans feutre et susceptible de m’enrhumer au cerveau. Je parie qu’en ramassant votre cheminée, cher Maître, ces gens auront, par mégarde, ramassé mon feutre avec. Et un feutre tout flambant neuf sur lequel je veillais comme sur la prunelle de mes yeux.

Cependant, ayant réussi à redonner à son chapeau une forme quelconque, Alpaca s’en couvrait le chef et se levait en proférant de douloureux gémissements.

Aux gémissements d’Alpaca répondit une exclamation joyeuse de Tonnerre qui, à la place même où était assis son compagnon la minute d’avant, venait de découvrir son feutre.

— Enfin, le voilà ! cria joyeusement Tonnerre.

— Quoi donc ? demanda Alpaca qui tâtait ses reins,

— Mon feutre donc !… Vous me l’avez rudement aplati tout de même !

— Étais-je assis dessus ? demanda Alpaca avec surprise.

— Vous le voyez bien… Il n’a plus l’air que d’une guenille !

— Je vous fais toutes mes excuses, cher Maître, je ne l’ai certainement pas fait exprès. Allons ! donnez-moi la main que je vous aide à vous remettre sur pied !

L’instant d’après, boitant, geignant, jurant, les deux compères poursuivaient leur route si malencontreusement interrompue par « la chute d’une cheminée ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, un commis de l’hôtel Welland pénétra dans la chambre où Tonnerre et Alpaca avaient, la veille au soir, grisé le capitaine Rutten.

Ce dernier dormait toujours profondément sur le plancher.

Le commis le secoua rudement par les épaules.

Rutten ouvrit les yeux, battit des paupières, bâilla, regarda autour de lui avec une profonde surprise, considéra un instant le commis qui le regardait avec un air féroce, puis, mû par une idée soudaine avec le souvenir qui se dégageait des brouillards de son esprit, Rutten tâta le côté gauche de son vêtement.

Il tressaillit, se mit brusquement sur son séant, ouvrit son veston, découvrit la longue coupure de sa veste et constata la disparition de l’enveloppe que lui avait remise Kuppmein quelques jours auparavant.

Alors il proféra un effrayant blasphème, bondit sur ses pieds, flanqua une claque formidable au commis qui se trouvait entre la porte et lui, gagna cette porte et s’élança dans le corridor. Par malchance une fille de chambre se trouva sur le passage du capitaine. Lui, furieux, culbuta la pauvre fille qui jeta un cri d’épouvante, tomba et s’évanouit. Et rugissant, le capitaine dégringola l’escalier, traversa au pas de course la grande salle de l’hôtel, semant partout la stupeur, l’émoi et la terreur, se précipita au dehors, se rua dans un taxi qui stationnait à la porte, et cria d’une voix farouche au chauffeur terrifié :

— Fifth Avenue !

La machine partit avec la rapidité d’une rafale…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En son fumoir-bibliothèque, sur Fifth Avenue, et, selon sa coutume, nonchalamment allongée sur la méridienne, Miss Jane fumait sa cigarette.

Le petit cadran indiquait huit heures.

Miss Jane appuya sur un timbre électrique.

La minute d’après parut la camériste.

— Monsieur Lebon est-il venu ? demanda Miss Jane.

— Pas encore, mademoiselle.

— S’il vient à venir, n’oubliez pas de nous apporter des tasses de chocolat et vous aurez soin d’ajouter dans la sienne, comme hier, la dose de cordial que je vous ai remis l’autre jour.

— Je n’y manquerai pas, mademoiselle.

— C’est bien.

De la main Miss Jane congédia sa camériste et se remit à fumer sa cigarette.

Au bout d’un moment elle murmura comme pour répondre à ses pensées :

— Pauvre jeune homme ! comme il me fait pitié !… Vraiment, j’ai hâte de lui rendre sa liberté, en dépit de ma promesse faite à Rutten de le dénoncer comme l’assassin de Kuppmein. Non, je ne pourrai jamais commettre une telle monstruosité ! Non… non… Vous serez libéré bientôt. Monsieur Lebon, dès que nous tiendrons votre modèle de Chasse-Torpille…

Elle garda le silence un instant et reprit :

— C’est bien assez de lui prendre sa fortune sans lui prendre la vie ! Décidément, ce Rutten est un véritable barbare ! Oh ! s’il peut seulement me payer mes cent mille dollars, une fois que nous aurons le modèle ! Mais ce modèle, quand l’aurons-nous ?… Oh ! ce Benjamin devrait bien arriver, alors le capitaine pourrait sans danger se mettre à l’œuvre !…

Tout à coup Miss Jane tressauta en entendant un vacarme épouvantable dans la porte de l’antichambre. Il lui sembla qu’on heurtait violemment dans la porte. Inquiète et palpitante, elle prêta l’oreille.

Le heurt augmentait de violence.

Elle frémit.

Puis un craquement arriva jusqu’à elle, et en même temps elle perçut comme un grondement de bête fauve.

Miss Jane bondit de terreur jusqu’au centre de son fumoir, où elle demeura livide et frémissante.

Au même instant, par l’arcade dont les draperies avaient été écartées, elle vit un homme faire irruption dans le salon. Puis cet homme, les vêtements en désordre, tête nue, rugissant, terrible, se rua dans le fumoir.

Avec un cri Miss Jane proféra ce nom :

— Rutten !…

Et le capitaine, l’œil en démence, la lèvre écumeuse, haletant, se jeta sur la méridienne et demeura dans l’attitude d’un moribond arrivé à la dernière agonie.

Revenue de son émoi, Miss Jane put demander, la voix toute frémissante :

— Que se passe-t-il donc, capitaine ?

— Il se passe, hurla Rutten avec un blasphème, que j’ai été volé la nuit dernière.

— Volé !… s’exclama Miss Jane qui eut peur de comprendre la vérité.

— Oui, volé… dépouillé de mes plans !

— Oh ! damnation ! rugit la jeune fille.

— Volé par deux… bandits ! hoqueta Rutten.

— Des bandits !… quels bandits ?… Allons ! expliquez-vous et tâchons de raisonner un peu !

Rutten, d’une voix hachée par la fureur et la perte de son haleine, raconta la scène de la veille au soir, et fit en même temps un portrait minutieux de Tonnerre et Alpaca. Il termina par ces paroles :

— Vous le voyez, je me suis laissé stupidement rouler par ces deux insensés.

Les yeux noirs de Miss Jane étincelèrent, ses lèvres blêmies se crispèrent en une sourde imprécation, et elle rugit ce nom :

— William Benjamin !

— William Benjamin !… répéta Rutten, étourdi.

— C’est-à-dire, reprit Miss Jane sur un ton concentré et tremblant de colère et de haine, que vos deux insensés, qui le sont moins que vous-même, sont des gens à Benjamin.

— Par l’enfer !… vociféra Rutten en se dressant debout avec un geste terrible.

— C’est-à-dire encore, poursuivit Miss Jane d’une voix sifflante, que ce William Benjamin est à New York et qu’il vient de gagner sur nous la première manche.

Rutten retomba lourdement sur la méridienne, comme assommé.

— Mais s’il a gagné la première partie, continua Miss Jane avec un sourire féroce, c’est à nous de gagner la deuxième.

— Comment ? demanda Rutten qui se mit à respirer avec espoir.

En nous emparant du modèle !

— C’est vrai.

— Et pour atteindre ce but nous n’avons pas un instant à perdre.

— Que faut-il faire ?

— Rendez-vous à Montréal, faites connaissance avec Mme Fafard, comme je vous l’ai déjà expliqué, louez une chambre et cherchez l’occasion propice. Dans la chambre à coucher de Mme Fafard, il y a une garde-robe assez spacieuse, et dans cette garde-robe il y a le modèle du Chasse-Torpille Lebon.

— Oui, oui, je sais, répondit Rutten.

— Il importe donc de ne pas moisir, et d’être de retour à New York avant quatre jours.

— C’est bon, je partirai par le prochain convoi, déclara le capitaine sur un ton résolu.

— Quant à moi, reprit Miss Jane avec un accent non moins résolu, d’ici ces quatre jours j’aurai les plans en ma possession.

Et la jeune fille, avec une expression de menace effroyable, rugit ces mots :

— À nous deux, William Benjamin !…


IV

OÙ WILLIAM BENJAMIN AJOUTE UN ATOUT À SON JEU


À peu près à la même heure, dans une chambre de l’Hôtel Américain, trois de nos personnages sont réunis : ce sont William Benjamin et les deux compères Alpaca et Tonnerre.

Ce matin-là, la physionomie de William Benjamin est tout à fait rayonnante : ses yeux noirs et brillants, ses lèvres rouges qui ne cessent de sourire, le son musical de sa voix limpide, tout chez lui révèle un joyeux état d’esprit. Mais quand il parle il a encore des accès de cette toux étrange qui, loin de diminuer, semble empirer de jour en jour. On croirait entendre les tousseries d’une poitrinaire. Et lorsque, à la fin, il devient tracassé par des accès répétés, il murmure avec humeur, mais sans toutefois perdre son sourire tout à fait :

— Est-ce possible que je ne me débarrasserai jamais de ce vilain rhume ?… Je le soigne assez bien pourtant !

Et alors il tire une bonbonnière, y puise une petite pastille rosée, l’introduit dans sa bouche et reprend la conversation.

Quand à Tonnerre et Alpaca, ils ont tous deux une mine fort battue, et la pâleur de leur visage tiré indique assez la ripaille de la nuit précédente. Ils écoutent avec une attention religieuse les paroles de William Benjamin.

— Mes bons amis, disait ce dernier, puisque, grâce à votre précieux concours, nous avons pu recouvrer le modèle et les plans de Monsieur Lebon, c’est de ce dernier que nous allons à présent nous occuper. Il y a pour nous un mystère formidable à éclaircir, mystère qui s’appelle : Lebon-Kuppmein ! Qu’est devenu Pierre ? Qu’est devenu Kuppmein ?… Selon mon humble avis, retrouver l’un ou l’autre, c’est retrouver les deux, car tous deux sont disparus le même jour et au même endroit. Mais une chose certaine, c’est qu’il y a là-dessous du Rutten, et une autre chose non moins certaine, c’est qu’il y a mêlée à tout ce mystère une femme ! Quelle est donc cette femme et quel est le but qu’elle poursuit ? Mystère encore ! Seulement dans la lourde besogne qui s’impose nous allons essayer cette théorie policière : … Cherchons d’abord la femme !

— Belle théorie, en vérité, fit Tonnerre la voix très enrouée… Cherchons la femme !… Il me semble que la théorie vaudrait mieux s’il y avait un nom au bout de la femme, quand ce ne serait qu’un tout petit nom qui, tout probablement, suffirait à nous mettre la main au bout du fil de…

Tonnerre se tut pour chercher le nom qui lui manquait.

Alpaca vint à son secours.

— D’Ariane… Maître Tonnerre, dit-il gravement.

— Merci, cher Maître, c’est bien ça… le fil d’Ariane. Vraiment, vous avez une mémoire mythologique !

Benjamin fit entendre un petit rire clair.

Alpaca demeura sombre et grave, et Tonnerre poursuivit :

— Donc, je crois qu’il n’est rien comme un nom… tout est là, et, suivant moi, la besogne est à moitié faite.

— Vous croyez ? fit Benjamin en riant. Eh bien ! Je vais vous dire le nom de la femme mystérieuse…

— Ah ! ah !

— Cette femme, poursuivit Benjamin, s’appelle : Miss Jane !

— Miss Jane ! répéta Tonnerre en se frappant le front.

— Vous la connaissez ? demanda Benjamin surpris par le geste de Tonnerre.

— Non… Je grave seulement ce nom dans mon souvenir.

Il ajouta en regardant son camarade :

— Vous avez compris, cher Maître ?… MISS JANE !

Alpaca se contenta de pencher la tête, geste qui lui était facile ce matin-là à cause de l’énorme lourdeur de cette tête.

— Voici donc, reprit Benjamin, vos instructions pour les jours qui vont suivre. Dès ce matin vous allez vous attacher aux pas du capitaine Rutten et vous ne le perdrez pas de vue. En quelque maison qu’il entre, hôtel ou édifice quelconque, tâchez de savoir ce qu’il y a fait, avec qui il a parlé, et prenez bonne note des noms et adresses des personnages qu’il visite. Je vous conseille aussi de pousser l’indiscrétion à surprendre les conversations du capitaine, tout en vous gardant de susciter l’éveil ou le soupçon. Moi, de mon côté, je vais faire quelques petites enquêtes.

Il ajouta, après avoir consulté sa montre :

— Il est huit heures. Vous retrouverez le capitaine Rutten à l’Hôtel Welland. Ayez soin de n’être pas vus ni reconnus du capitaine. Jusqu’à nouvelles instructions vous me rendrez compte ici même, par téléphone, midi et soir, de ce que vous aurez pu saisir et découvrir de nouveau.

— Nous suivrons vos instructions à la lettre, assura Tonnerre.

— J’ai toute confiance en vous, mes amis, et je suis certain que vous m’apporterez du nouveau avant la fin de cette journée.

Avec ces paroles Benjamin se leva.

Les deux compères se levèrent aussi et prirent congé de leur jeune chef. Peu après, Benjamin demeurait seul.

Il ouvrit une petite valise, en tira un revolver en acier bruni et le mit dans une de ses poches tout en murmurant :

— Ceci pourrait devenir utile… Il est bon d’être sur ses gardes quand on a affaire à de tels gredins.

Après avoir mis un peu d’ordre dans sa toilette. Il quitta sa chambre et descendit à la salle des hôtes.

Là, ses premiers regards avisèrent trois hommes assis sur une banquette et paraissant tenir un conciliabule secret. Benjamin remarqua que le personnage du milieu semblait faire tous les frais de la conversation, tandis que les deux autres lui prêtaient une grande attention.

— Tiens ! tiens ! se dit Benjamin, ou je me trompe fort, ou l’un de ces hommes ne m’est pas inconnu. Cette figure rude, longue et blême, ces lèvres pincées et décolorées, ces regards durs sont la vraie propriété de Monsieur Robert Dunton. Que vient faire à New York Dunton ?… Oh ! oh ! je viens d’attirer l’attention de ces messieurs !… Bon, je pense qu’on parle de moi !…

C’est à la dérobée que Benjamin avait surpris les regards de ces trois hommes dirigés sur lui, et il perçut un échange de paroles brèves.

Oui, c’était bien Robert Dunton qui, à ce moment, conférait avec deux policiers dont l’un était celui-là même que nous avons connu, un jour, au bureau de Dunton à Montréal.

Benjamin comprit de suite qu’il était en cause, mais il ne fit mine de rien. Il prit un journal abandonné sur une banquette et alla un peu plus loin s’asseoir dans un fauteuil. Pendant quelques minutes il parut s’absorber tout à fait dans sa lecture. Mais il ne perdait pas de vue les trois personnages. Dunton continuait à entretenir fort mystérieusement les deux policiers.

Au bout de dix minutes, Benjamin abandonna son journal, quitta la salle des voyageurs et sortit de l’hôtel.

Dehors, il se mit à marcher lentement, sans but précis, tout comme un bon bourgeois qui désire prendre l’air et se donner un peu de mouvement. Lorsqu’il eut fait une cinquantaine de pas, il s’arrêta à la devanture d’un magasin de nouveautés et se mit à inspecter l’étalage savamment arrangé. Mais en réalité il surveillait du coin de l’œil la sortie de l’hôtel.

Un individu venait de sortir de l’hôtel, et tout en fumant tranquillement une cigarette, marchait lentement aussi dans la direction de Benjamin. Mais avant d’arriver jusqu’à ce dernier, il s’arrêta pour examiner l’étalage d’un autre magasin tout proche. Dans cet individu Benjamin reconnut de suite l’un des agents qu’il avait vus en conférence avec Dunton.

— Bon, se dit Benjamin, je gage que ce mouchard me file ! Voyons, je vais m’en assurer.

Il reprit sa marche de son pas lent et délibéré. Au bout de quelques minutes il s’arrêta de nouveau, et un simple coup d’œil lui suffit pour voir que l’inconnu s’était remis à marcher à son tour, et il le voyait s’arrêter devant la vitrine d’un autre magasin.

— Très bien, mon garçon, murmura Benjamin avec un sourire moqueur ; puisque je vous intéresse tant que ça, j’aurai peut-être l’avantage de vous passer ma carte tout à l’heure.

Et, cette fois, il se mit à marcher plus rapidement.

Au bout de dix minutes, le pseudo-banquier de Chicago pénétra dans un cabaret. Une dizaine de consommateurs buvaient de la bière au bar. De garçon, gros, gras, dodu, avec un visage en rond-de-lune, bien propre dans sa veste blanche, la bouche fendue d’un sourire large, salua silencieusement Benjamin et attendit, placide, que ce dernier commandât sa consommation.

— Versez-moi une chope de bière, dit Benjamin.

Toujours avec son sourire large le commis s’exécuta.

Déjà Benjamin trempait ses lèvres dans la mousse blanche de sa bière, lorsque la porte de la buvette s’ouvrit. Dans l’homme qui entrait, Benjamin reconnut encore le policier qui l’avait filé depuis l’Hôtel Américain…

Le détective commanda une chope de bière et jeta en même temps une pièce de monnaie sur le comptoir.

Le garçon, le sourire de plus en plus large, allait prendre la pièce de monnaie après avoir servi la chope commandée, lorsque Benjamin l’arrêta d’un geste poli et dit :

— Je paye la tournée générale… servez ces messieurs ! Et négligemment il jeta sur le comptoir un billet de banque de cinquante dollars.

Le garçon de bar se précipita pour prendre les commandes. Le détective reprit sa pièce de monnaie, sourit à Benjamin et leva son verre à sa santé. Puis ce fut le tour des autres buveurs de saluer Benjamin, et aussi du commis qui ne voulut pas manquer cette occasion de boire sans bourse délier.

Une fois les verres vidés, le commis étendit la main vers le magnifique « green back » de cinquante.

Benjamin avec un sourire candide l’arrêta et dit :

Une autre, s’il vous plaît !

Le garçon amplifia son sourire, les buveurs se réjouirent intérieurement, et les verres furent remplis et vidés.

Alors le détective se rapprocha de Benjamin et dit :

— Sans avoir le plaisir de vous connaître, monsieur, je désire vous offrir quelque chose avant de m’éloigner.

— Vous êtes bien honnête, monsieur, et je ne saurais vous refuser.

Et Benjamin commanda une troisième chope de bière pour lui-même.

Dès lors la conversation s’engagea entre les deux hommes et leur entretien roula sur les événements de la guerre. Deux ou trois chopes furent encore vidées. Le détective était devenu très communicatif, Benjamin comprit que le moment était venu de mettre en œuvre le plan qui lui trottait par la tête depuis une demi-heure.

— Avez-vous ici, demanda-t-il au garçon du bar, des cabinets où l’on puisse s’asseoir, boire un verre et causer tranquillement ?

— Certainement, répondit le garçon avec toute la courtoisie du Yankee complaisant. Au fond, par là, vous n’avez que le choix.

De l’index il indiquait une porte ouverte qui donnait sur un passage plutôt obscur.

Alors Benjamin dit au policier avec un sourire engageant :

— Acceptez-vous, monsieur ?

— Avec grand plaisir, en vérité, s’empressa de répondre le détective très enchanté de ce piège que, selon lui, Benjamin allait se tendre.

L’instant d’après, les deux hommes étaient assis à une table placée dans le centre du petit cabinet, et sur cette table le garçon du bar déposait une bouteille de champagne et des verres qu’il emplissait.

Avant de se retirer le garçon dit avec un sourire :

— Je vais vous rapporter de suite votre monnaie.

— Inutile, répliqua Benjamin dont le sourire fut compris avec une joyeuse émotion du commis. D’ailleurs, ajouta-t-il, il est probable que nous boirons encore quelque chose à même ce billet de cinquante dollars que je vous ai remis tout à l’heure.

Le commis exécuta une savante révérence et se retira à reculons.

Alors, sans mot dire, Benjamin se leva, poussa sa chaise contre la porte de façon à masquer celle-ci et à intercepter toute sortie, et s’assit tranquillement dessus. Puis, à la plus grande stupeur du policier, Benjamin tira de sa poche un fort joli rouleau de billets de banque de cinquante dollars chacun, en compta dix très lentement, les posa sur son genoux et mit les autres dans sa poche. Cela fait, il exhiba — mais cette fois, au lieu de la stupeur, ce fut de l’épouvante qui se peignit sur les traits du détective — Benjamin exhiba, disons-nous, un revolver en acier bruni et le posa sur l’autre genou.

Et comme l’agent de police le regardait avec des yeux désorbités par l’inquiétude et la peur, Benjamin prononça d’une voix brèves et froide, tandis que ses yeux noirs pleins de feux se fixaient durement sur les regards troublés de l’homme de police :

— Maintenant, mon ami, choisissez !

L’homme tressaillit, pâlit et bégaya :

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire ceci simplement : ou vous accepterez ces cinq cents dollars à titre d’acompte pour services que vous aurez à me rendre, ou je vous logerai dans le cœur une des cinq balles que contient ce revolver. Que décidez-vous ?

Et en achevant ces paroles Benjamin prenait l’arme dans sa main droite et tout en feignant de l’examiner avec attention, il en faisait fonctionner le mécanisme ; et ce mécanisme il le faisait fonctionner en tenant, sans paraître s’en douter, le canon braqué sur le policier.

Mû par l’épouvante et l’instinct du salut, l’agent de police fit un mouvement pour se lever et se mettre hors de la portée de l’arme qui le menaçait.

Benjamin releva aussitôt sur le policier tremblant ses regards pleins de flammes et dit :

— Un autre mouvement de ce genre pourrait vous être fatal, prenez garde !

— Mais enfin, s’écria l’agent agité et livide de peur, avez-vous décidé de m’assassiner comme cela sans raison ? Prenez garde vous-même, ajouta-t-il sur un ton qui voulait être fort et menaçant, mais qui ne tomba de ses lèvres blêmes que comme un vagissement.

— Que je prenne garde, dites-vous ? répliqua Benjamin avec un sourire ironique. Au fait, je ne vous ai pas dit que les gens du bar sont prévenus, et que si vous vous avisez d’appeler, on ne viendra pas à votre secours. Ensuite, je vous ferai observer que ce joli revolver ne fait aucun bruit… il aime à faire silencieusement son œuvre. Choisissez donc !

— Que voulez-vous que je fasse ? balbutia le policier.

— Que vous me serviez, vous dis-je, moyennant ces cinq cents dollars à titre d’avance. Si je suis content de vos services, je pourrai doubler cette somme. Décidez-vous, je suis pressé.

— J’accepte, répondit l’homme avec un accent si sincère que Benjamin sourit d’aise et replaça dans sa poche le revolver devenu pour l’instant inutile.

Il prit ensuite la liasse de billets de banque et alla la poser devant le policier, disant :

— Voici d’abord l’argent.

Le policier, non sans un plaisir très visible, mit les billets de banque dans sa poche.

— Ensuite, reprit Benjamin, je bois ce verre à votre santé. Et ce disant il porta à ses lèvres le verre plein de la liqueur mousseuse et ambrée.

Le policier imita l’exemple du pseudo-banquier, et celui-ci, s’étant assis près de la table, dit :

— Causons maintenant !

— J’écoute.

— Vous êtes au service de Robert Dunton ?

— Oui, dit l’agent surpris.

— Et chargés, vous et votre confrère, d’épier mes actes ?

— Oui.

— Dans quel but ?

— Pour savoir la nature des rapports qui existent entre James Conrad et vous.

Ce fut Benjamin, cette fois, qui tressaillît de surprise. Car il avait été loin de s’attendre que le nom de l’ingénieur allait être prononcé dans cette circonstance. Mais ce tressaillement fut insaisissable pour le policier, et Benjamin reprenait aussitôt avec un calme parfait :

— Ainsi donc, Dunton pense qu’il existe entre Monsieur Conrad et mol des relations susceptibles de quelque intérêt pour lui ?

— Il semble croire que le vol des plans du Chasse-Torpille Lebon n’a été qu’une machination de Conrad qui, par haine contre son associé, a voulu se réserver à lui seul tous les bénéfices de l’affaire, en trafiquant ces plans avec des espions ou agents allemands dont vous êtes le banquier. Mais je dois vous confesser qu’il y a là toute une histoire à laquelle je ne comprends pas grand’chose, me bornant, à remplir à la lettre les instructions qu’on me donne.

Benjamin se mit à rire.

Le policier parut s’étonner de cette subite gaieté.

Mais de suite le pseudo-banquier était fortement secoué par une toux violente qu’il eut peine à calmer. Et ce fut après quelques minutes seulement qu’il put dire :

— Mon ami, je vais vous apprendre une chose : votre Dunton est tout à fait dans la lune ! Monsieur Conrad est innocent de la machination et du vol que veut lui imputer Dunton. Je vous apprendrai aussi que ses relations avec moi n’ont aucun rapport avec cette affaire de Chasse-Torpille ; ou si elles ont quelque rapport, ce n’est pas de la façon dont les interprète Dunton. Je vous dirai enfin que James Conrad fait lui-même d’actives recherches pour découvrir les véritables auteurs du vol commis à son bureau à Montréal.

Alors, fit le policier tout étourdi par ces affirmations de Benjamin, Monsieur Conrad se serait mis lui aussi à la recherche de Lebon ?

Benjamin ne put réprimer un nouveau tressaillement en entendant le nom de l’inventeur canadien.

Seriez-vous chargé aussi de rechercher Lebon ? demanda-t-il avec son calme ordinaire.

— Sans doute, puisque Dunton a l’assurance que Conrad a monté toute cette affaire avec le concours de Lebon lui-même, et il appuie son assurance sur l’arrestation de Lebon et son évasion qui lui sont une preuve que quelqu’un se tenait dans la coulisse pour tirer les ficelles. Et le tireur de ficelles, selon Dunton, ne peut-être que Conrad ou quelqu’un à ses gages.

Benjamin sourit et répliqua ;

— Écoutez-moi, je vais pour votre information personnelle, mettre les faits et les personnages en cause en pleine lumière. Et ce que je vais vous confier vous enlèvera les scrupules que vous pourriez garder à me servir contre les intérêts de celui qui vous emploie à cette heure. Et observez ceci ; en acceptant de travailler pour mon compte, loin de nuire aux intérêts de Dunton, vous lui rendez par le fait même un service inestimable. Écoutez, vous allez voir.

Ici Benjamin porta son mouchoir à sa bouche, toussa un peu, essuya ses lèvres et poursuivit :

— Une chose que je sais parfaitement bien, c’est que Dunton hait James Conrad depuis de longues années. Cette haine, il la croit réciproque. Et alors, se sachant exécré par son associé, il s’imagine que celui-ci ne songe qu’à lui jouer quelque vilain tour. Mais il n’est rien de tout cela ; car je sais que Conrad est un homme de droiture et de probité. Mais Dunton, comme tous les esprits haineux, est rendu ombrageux et défiant par sa haine. Alors, qu’arrive-t-il ? Dunton guette l’occasion d’assouvir sa haine. Un incident se produit, et de cet incident tout fabriqué d’apparences, il tire des conséquences et des conclusions. Puis, entraîné par l’imagination, haïssant trop pour pouvoir raisonner sainement les faits et les circonstances, il se jette tête baissée dans une aventure qui ne peut lui rapporter que déconvenue et ridicule. Voilà l’exacte vérité, et de cette vérité vous aurez d’ici quelques jours la preuve éclatante. Or, ajouta Benjamin avec un sourire tranquille, si le rôle que joue à cette heure Dunton est ridicule, vous voyez, vous qui le servez, ce qu’est le vôtre ? Donc, en travaillant pour et avec moi, vous épargnerez à Dunton des désagréments, et vous servirez en même temps une cause de justice, car vous empêcherez à l’égard de James Conrad des ennuis qu’il ne mérite pas.

— Je vous crois, dit le policier très convaincu par le ton naturel et sincère de Benjamin. Alors, demanda-t-il, quelle serait auprès de vous la nature de mes services ?

— Ce seront les mêmes services que vous aviez à rendre à Dunton, avec cette seule différence que, au lieu de perdre votre temps à me surveiller, vous surveillerez Dunton lui-même et me rapporterez tout ce qu’il fait, dit et pense si possible. Bref, tout en me servant vous aurez l’air de le servir lui-même, et vous lui serez par le fait du meilleur secours.

— Bien, je comprends. Mais il y a l’autre agent ?

— Votre confrère ? C’est juste. Eh bien ! surveillez-le lui-aussi.

— Très bien.

— Maintenant une question : connaissez-vous le colonel Conrad ?

— Oui, nous avons l’œil sur lui également.

— Bien, tâchez de ne le pas perdre de vue ! Une autre question.

— Faites.

— Connaissez-vous, un certain Peter Parsons ?

— De nom, oui. Mais son signalement me manque.

— Voici ce signalement.

Benjamin fit un portrait très exact du personnage en question, et termina par ces mots :

— Voilà encore un individu qui pourra vous intéresser. Et maintenant, pour conclure, de l’œil, de la vigilance et de la circonspection. Et sur ce, buvons encore un verre de ce délicieux champagne…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était quatre heures de l’après-midi lorsque Benjamin rentra à son hôtel. Un employé de l’administration lui remit une dépêche arrivée du midi et venue de Montréal.

Benjamin brisa l’enveloppe et lut avec la plus grande stupéfaction ce qui suit :


Dépêche de Pierre reçue… Envoie modèle par express… Montjoie.


Pendant dix minutes Benjamin lut et relut l’étrange télégramme.

Tout à coup un long frisson le secoua des pieds à la tête, il pâlit et murmura :

— Je comprends… nous sommes joués encore une fois !

Alors, comme saisi d’un grand découragement, il pencha la tête, marcha en chancelant vers un fauteuil, s’y laissa choir lourdement et s’abîma en une longue et sombre rêverie.

Le temps s’écoula. L’heure du dîner arriva. Benjamin demeurait toujours immobile dans son fauteuil, les traits de son visage pâles et contractés, ses sourcils affreusement froncés, ses yeux grands ouverts et fixes, ses lèvres blêmies pressées l’une contre l’autre. Seules, les palpitations de sa poitrine annonçaient que la vie n’avait pas encore abandonné ce corps, jeune et beau.

Les gens de l’hôtel lui décochaient, en passant, des regards curieux.

L’un des hôtes avait une fois demandé au gérant de l’hôtellerie :

— Qu’a donc Monsieur Benjamin ?

Le gérant cligna de l’œil, ébaucha un sourire énigmatique et chuchota à l’oreille de l’hôte :

— Une dépêche… grosse perte d’argent… la décave sans doute… ça l’a abattu !…

L’hôte haussa les épaules avec indifférence et gagna la salle à manger. Pour lui un richard de moins ou de plus importait peu.

Quant au gérant, la dégringolade d’un banquier ou la cuve renversée d’un capitaliste quelconque, était pour lui une des distractions de la vie… Il jubilait.

Enfin, le gérant, voyant que l’heure du dîner allait bientôt finir, s’approcha de Benjamin et dit en lui touchant l’épaule :

— Monsieur, il est temps de dîner !

Benjamin ne répondit pas. Pas une fibre de son visage ne remua. Il demeura de pierre.

Plus jubilant, l’employé s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix heures du soir sonnèrent.

La grande salle de l’hôtel était presque déserte.

William Benjamin demeurait toujours inerte dans son fauteuil.

Deux hommes pénétrèrent en hâte dans l’hôtel : c’étaient nos deux amis Alpaca et Tonnerre.

Ils aperçurent Benjamin et s’en approchèrent.

— Mademoiselle… commença Tonnerre de sa voix aigrelette.

Mais un formidable coup de coude dans les côtes lui coupa net la parole et la respiration, il fit entendre un gémissement de douleur, prit ses côtes à deux mains et s’écrasa sur une banquette voisine.

— Mon cher Monsieur Benjamin, corrigea aussitôt Alpaca de sa voix profonde…

Benjamin fut secoué d’un frisson. Il releva ses yeux ternes et aperçut la figure grave d’Alpaca.

— Ah ! c’est vous ? murmura-t-il avec un sourire amer.

— Nous avons une nouvelle ! dit Alpaca.

— Voyons la nouvelle ! s’écria tout à coup le jeune homme dont la physionomie s’éclaira de suite d’un rayon d’espoir.

— Le capitaine Rutten, répondit Alpaca, a pris ce soir même un convoi en destination de Montréal.

— Vous êtes sûr de cela ? haleta Benjamin en se dressant debout.

— Demandez à Maître Tonnerre !

Tonnerre se leva, quelque peu remis de son coup de coude aux côtes, et vint se planter à côté de son compère pour répondre :

— Si sûrs, mademoi… pardon ! capitaine, oui, nous en sommes si sûrs que nous eûmes l’envie de l’accompagner !

Benjamin pencha la tête et demeura méditatif.

— Nous avons encore une autre nouvelle, reprit Tonnerre.

— Dites, commanda Benjamin en relevant le front.

— Monsieur Conrad et son neveu, le colonel, sont à New York.

— Je le savais, répondit Benjamin. Aussi, allais-je vous demander de surveiller le colonel.

— Nous aurons l’œil sur lui, dit Alpaca.

— Maintenant, mes amis, j’ai à mon tour une nouvelle à vous communiquer.

Les deux amis s’inclinèrent et demeurèrent attentifs.

— Et la nouvelle, poursuivit Benjamin, est de Montréal. Tenez, lisez ceci.

Il leur tendit la dépêche signée… Montjoie.

Tonnerre lut, tressaillit, regarda une seconde Benjamin dans les yeux et, ayant paru comprendre, il grommela un juron et passa la dépêche à Alpaca.

Celui-ci lut à son tour, mais il demeura calme et grave.

— Que pensez-vous de cela ? questionna Benjamin.

— Je pense, répondit Alpaca froidement, qu’il y a là dedans un tour de ce même Rutten, ou de l’un de ses agents à Montréal.

— C’est ce que je pense aussi, répliqua Benjamin, depuis que vous m’avez annoncé le départ du capitaine pour Montréal. Et je précise ce tour dont vous parlez, Maître Alpaca, en disant que Madame Fafard et Montjoie ont été bien habilement joués par ces coquins.

— C’est aussi mon avis, dit Tonnerre.

— Alors, poursuivit Benjamin, en retrouvant toute son énergie, il s’agit de ne pas perdre de temps, et je décide de partir pour Montréal demain matin.

— Devrons-nous vous accompagner ? demanda Alpaca.

— Non. Vous serez plus utiles ici à surveiller nos ennemis. Si, par cas, ce modèle a été réellement enlevé à Madame Fafard et qu’il ait été expédié à New York, il peut arriver que la Providence le fasse tomber en vos mains.

— Croyez, dit Tonnerre, que nous aurons l’œil bien ouvert.

— Et à présent, reprit Benjamin avec un sourire, comme je n’ai pas encore dîné, je vous offre une collation dans l’un des bons restaurants de Broadway.

— Nous acceptons de grand cœur, répondirent les deux amis enchantés.

— Nous en profiterons, ajouta Benjamin, pour nous concerter et tâcher de pénétrer le mystère dans lequel nous nous débattons.

— Nous arriverons bien à bout du mystère, assura Tonnerre avec conviction.

Et sur ce, tous trois sortirent de l’hôtel.

V

L’ENVELOPPE JAUNE


Le matin de ce même jour, une scène d’un tout autre genre se passait à l’hôtel Welland.

Nous suivrons d’abord Tonnerre et Alpaca qui, on s’en souvient, après avoir reçu leurs instructions de William Benjamin, étaient partis pour se mettre en chasse du capitaine Rutten.

Chemin faisant, ils aperçurent sur le trottoir opposé et venant en sens inverse un grand diable roux, serré dans sa jaquette d’officier canadien, allant d’un pas raide, la mine hautaine, et jouant furieusement de son stick de parade.

— Tenez, Maître Tonnerre, dit Alpaca, voilà justement un de vos anciens amis !

— Tiens ! tiens ! s’écria Tonnerre, ce cher colonel… Quelle surprise !

— Très chic, ce matin, le colonel ! gouailla Alpaca.

— Je gage qu’il serait enchanté de nous serrer les quatre mains !

— Et de nous faire fusiller ensuite ! sourit narquoisement Alpaca.

— Savez-vous, cher Maître, quelle idée me frappe ?

— Quoi donc ?

— Qu’il serait peut-être intéressant de savoir ce que fait ce brave colonel en cette jolie ville de New York.

— Idée admirable ! maître Tonnerre.

— N’est-ce pas ? Eh bien ! que diriez-vous si, laissant le capitaine Rutten à ses soins chéris, moi je m’attachais un peu à la ravissante personne du colonel ?

— Je dirais que la même idée vient d’éclore en mon cerveau.

— Alors, c’est dit. Au revoir, cher Maître ! cria Tonnerre en s’élançant dans la direction du colonel.

— Bonne chance, Maître Tonnerre ! répondit Alpaca en poursuivant sa route.

Ce dernier était déjà loin, mais Tonnerre était encore bon marcheur en dépit de son âge ; aussi put-il le rattraper bientôt sans, naturellement, aller le lui dire… comme, par exemple :

— Bonjour, cher Colonel ! C’est moi votre ami, Maître Tonnerre, notaire, et à votre service…

Non, Tonnerre se contenta de le suivre à une distance respectueuse. Au bout de vingt minutes de marche, il vit le colonel pénétrer dans l’Hôtel McAlpin.

— Bon, se dit Tonnerre en s’arrêtant à quelques pas de l’hôtel, ce colonel, si plein de complaisance qu’il a été pour Maître Alpaca et moi, ne loge pas trop mal après tout ! Mais voilà, ajouta-t-il avec un accent perplexe, vais-je aller rejoindre Maître Alpaca, ou attendre ici la sortie du colonel ? D’une chose je suis sûr : c’est que Maître Alpaca peut très bien de débrouiller seul avec ce Rutten. Et moi, en me rivant aux pas du colonel, je pourrais finir par dénicher une poule aux œufs d’or. Et, par le temps qui court, la trouvaille serait des mieux appréciée par moi-même d’abord, par Maître Alpaca ensuite, et aussi par Monsieur William Benjamin. Et cette poule aux œufs d’or pourrait bien s’appeler Miss Jane !… Donc, conclut Tonnerre, je tiens le colonel et ne le lâche pas !

Cette résolution prise, il alluma un cigare et attendit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À son entrée à l’hôtel le colonel s’était trouvé sur le passage de James Conrad qui s’apprêtait à sortir.

— Quoi de neuf, Philip ? demanda l’ingénieur.

— Êtes-vous pressé ? interrogea le colonel sans répondre à la question de son oncle.

— Non, répondit Conrad.

— Eh bien ! montons chez moi.

— Je te suis, acquiesça l’ingénieur.

Les deux hommes s’engagèrent dans l’ascenseur et montèrent au deuxième étage où le colonel avait son appartement.

— Savez-vous ce que j’ai découvert ? commença le colonel, après que son oncle et lui-même se furent assis.

— Est-ce intéressant ?

— Vous allez en juger. Écoutez bien. Ce matin, après avoir réglé une petite affaire avec un ami au Welland, j’étais en train de boire un apéritif, lorsque je vois un individu s’approcher de moi, enlever poliment son chapeau et me demander :

— Vous êtes le colonel Conrad, de Montréal ?

— Oui, fis-je un peu surpris et en examinant cet homme qui m’était tout à fait inconnu.

— Et vous êtes, continua ce dernier, un parent de M. James Conrad ?

— Je le crois, puisque je suis son neveu.

— Ah ! très bien, répliqua l’homme avec une apparente satisfaction, je suis content de vous voir, car j’aurais une petite mission à vous confier auprès de monsieur votre oncle.

— Je me chargerai volontiers de cette mission, répondis-je très curieux.

— Voici ce que c’est, reprit l’inconnu. J’ai été informé que votre oncle s’intéresse tout particulièrement à certain Chasse-Torpille l’œuvre d’un jeune inventeur canadien, Pierre Lebon, aussi de Montréal.

— Tout cela est exact. Continuez, dis-je de plus en plus surpris.

— J’ai appris par après que les plans de cette machine acquis par votre oncle lui avaient été subséquemment volés.

— C’est la vérité.

Alors l’inconnu se rapprocha de moi et me dit à voix basse et en grand mystère :

— Monsieur, écoutez bien mes paroles : un hasard a fait tomber ces plans entre les mains d’une personne qui, connaissant leur très grande valeur, cherche à en disposer avec un petit bénéfice pour elle-même. Cette personne a déjà entrepris des démarches qui offrent de bonnes possibilités. Mais elle vient d’avoir la nouvelle que M. James Conrad est à New York et à la recherche de ces plans. Elle a donc pensé que M. Conrad serait plus généreux que quiconque… Et voilà la mission, acheva l’homme, que je désire vous confier.

— Diable ! fis-je très étonné et méfiant à la fois, ceci demande beaucoup de réflexion à cause même de la délicatesse que présente votre mission. Il est vrai que, à la rigueur, je pourrais toujours informer mon oncle de la chose. Seulement, ajoutai-je, il n’y a pas que les plans en question auxquels mon oncle s’intéresse, il y a aussi le modèle de la machine.

L’homme eut un sourire équivoque pour répondre :

— J’allais ajouter, cher monsieur, que la même personne est en mesure de traiter avec M. Conrad relativement à ce modèle.

— Oh ! oh ! m’écriai-je, ceci est mieux, si je dois comprendre que, tout comme les plans, le modèle est en la possession de votre « personne ».

— Cette personne, reprit l’homme avec assurance, détient les plans et le modèle.

— Très bien, alors. Pourtant, je trouve encore une objection.

— Laquelle ?

— Il me semble qu’il serait plus satisfaisant pour moi comme pour mon oncle de connaître le nom de la personne dont vous parlez.

— Je dois vous prévenir, dit l’inconnu, que cette personne est tout à fait étrangère à M. Conrad. Néanmoins, pour la satisfaction de M. Conrad et pour la vôtre, je pourrai vous renseigner tous deux à ce sujet.

— J’estime, insistai-je, qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de la mission que vous voulez me confier, me dire de suite ce nom.

— Puisque vous l’exigez, voici : la personne en question se nomme M. Karl Fringer.

— Connais–tu ce nom là ? interrompit Conrad dont l’émotion grandissait à mesure que le colonel parlait.

— Pas plus que vous ne le connaissez vous-même, répondit le colonel.

— Qu’as-tu donc conclu avec cet homme ?

— Nous avons causé plus d’une heure et débattu vivement le prix de la transaction.

— Combien demande-t-il ?

— Vingt mille dollars pour les plans et trente mille pour le modèle. Il en demandait d’abord cent mille en tout.

— Naturellement, tu l’as envoyé promener ? fit Conrad avec mépris.

— Au contraire…

— Allons donc, fit l’ingénieur avec surprise.

— Je l’ai encore ramené au rabais, sourit le colonel avec certaine vanité.

— Ah ! ah !

— Au point que j’ai fini par le convaincre que dix mille dollars pour les plans était un chiffre fort raisonnable. Quant au modèle, je lui ai fait entendre que, au cas où vous seriez disposé à traiter de cette affaire, quinze mille dollars seraient la plus haute somme payée.

L’ingénieur se mit à considérer son neveu avec le plus drôlatique étonnement, et il s’écria, non sans papilloter très fort des paupières :

— As-tu perdu la tête, Philip ? As-tu pensé une seule minute que je serais assez stupide de payer deux fois pour ces plans et ce modèle ?

Le colonel fut secoué par un tressaillement de contrariété.

— Me serais-je fourvoyé ? pensa-t-il. Quelle idée peut donc avoir mon oncle ?

Et comme il gardait le silence, très désorienté, Conrad reprit avec véhémence :

— Oui, je me demande si tu as perdu la tête. Voilà un individu qui vient te dire : « C’est moi ou telle autre personne que je connais qui suis actuellement le dépositaire des plans volés à votre oncle ! »… Et toi alors, au lieu de livrer à la justice ces receleurs, tu discutes avec eux toute une transaction financière.

Le colonel se mit à rire doucement.

L’ingénieur demeura interloqué par le rire de son neveu, puis il demanda avec humeur :

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Ceci, répondit le colonel : que mon homme m’avait tout d’abord prévenu que le particulier, Karl Fringer, a pris toutes ses dispositions et ses précautions pour assurer la mise à point de son entreprise, et que l’argent seul, bien et dûment versé, pourra acquérir les plans et le modèle. Ce qui, dans mon esprit, revient à dire que la police, une arrestation, toute la machine justicière enfin ne pourra vous rendre ce qui vous a été volé.

James Conrad poussa un long soupir et se renversa sur le dossier de son siège. Les dernières paroles du colonel lui ôtaient l’espoir qu’il avait un moment entrevu de ravoir les plans et le modèle sans bourse délier.

Le colonel comprit l’effet de ses paroles, et un éclair de joie illumina ses prunelles jaunes.

Aussi reprit-il avec plus de confiance :

— Mon oncle, vous savez que j’ai peu l’habitude de me mêler de vos affaires pas plus que de celles des autres : mais vous savez aussi que je m’intéresse beaucoup au succès des vôtres. Alors, j’avais pensé qu’en acceptant la proposition de ce Karl Fringer vous mettiez tout bonnement cinquante mille dollars dans vos poches.

Ce chiffre fit tressauter l’ingénieur. Il clignota fortement des yeux, assujettit son lorgnon et dit :

— Explique-toi, Philip.

— Écoutez donc. Lebon vous a volé les plans et le modèle plus vingt-cinq mille dollars. Mais si Lebon n’avait pas été une canaille, vous auriez eu à lui verser une somme additionnelle de soixante-quinze mille dollars, ce qui, si je sais bien compter, aurait fait une somme totale de cent mille dollars. Or, Lebon en commettant ce vol a perdu tous ses droits à l’invention, et n’a à faire valoir contre vous aucune réclamation. Maintenant il arrive, par je ne sais quelles combinaisons du hasard, que des inconnus vous offrent les mêmes plans et le même modèle pour une somme nette de vingt-cinq mille dollars, somme qui, avec celle payée à Lebon, vous rend propriétaire de toute l’affaire pour un montant global et final de cinquante mille dollars. Voyons, est-ce clair, mon oncle ?

Conrad, cette fois, parut ébloui et il s’écria :

— Tu as raison, Philip, l’affaire est splendide. Revois ton homme et l’amène ici.

— Une minute, mon oncle. Cet homme m’a dit que, si vous acceptiez le marché, vous pourriez vous rendre aujourd’hui entre dix et onze heures au Welland.

— Ce Fringer loge donc au Welland ?

— Je le crois et je crois aussi qu’il n’est ni plus ni moins que la personne même qui m’a chargé de cette mission auprès de vous.

— C’est ce que j’avais un peu pensé, répliqua Conrad, méditatif.

Un silence s’établit au bout duquel l’ingénieur demanda :

— Es-tu d’avis que je me rende au Welland ?

— Sans doute, répondit vivement le colonel. Car le plus tôt l’affaire bâclée, le mieux ce sera pour vous. Je crois savoir que ce même Fringer est aussi en relations avec William Benjamin.

— Au fait, l’avais oublié Benjamin. Eh bien ! c’est dit : je vais au Welland. Tu m’accompagnes ?

— Certainement, répondit le colonel avec un sourire de triomphe.

L’instant d’après les deux hommes sortaient rapidement de l’hôtel, montaient en taxi et s’éloignaient à toute allure, au grand désespoir de Maître Tonnerre qui pesta, jura, sacra, et finit, enfin, par se donner cette bonne consolation :

— C’est égal, je connais le logis… Je pourrai toujours rattraper le locataire !

Et Tonnerre s’éloigna pour aller rejoindre son compère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dix heures et demie, lorsque James Conrad et son neveu furent introduits dans l’appartement de M. Karl Fringer, au Welland Hôtel.

Après l’échange usuel de politesse et que chacun des trois personnages eut pris un siège, l’ingénieur commença :

— Ainsi donc, Monsieur Fringer, vous possédez les plans du Chasse-Torpille Lebon ?

— Oui, monsieur, répondit Fringer en recroquevillant davantage les pointes de sa moustache tournées en queue de cochonnet.

— Et le modèle ? interrogea encore Conrad.

— Le modèle pourra vous être livré d’ici deux ou trois jours.

— Aux prix que vous avez établis avec le colonel ?

— Oui, monsieur.

— C’est-à-dire, spécifia Conrad, dix mille dollars payables contre remise des plans, et quinze mille contre livraison du modèle ?

— C’est cela.

— Eh bien ! je suis prêt à conclure le marché. Mais vous conviendrez que je ne peux rien faire avant de m’être assuré que les plans en question sont bien authentiques.

— C’est très juste, monsieur, répondit Fringer. J’ai ici les plans.

— Tout va bien alors, répliqua Conrad.

Et pendant que Fringer tirait d’une poche intérieure de sa veste une large enveloppe jaune, l’ingénieur exhibait son carnet de chèques et le posait devant lui.

— Voici l’enveloppe qui contient les plans, dit Fringer dont l’œil avide, comme celui du colonel, se posait sur le beau carnet de chèques.

Conrad prit l’enveloppe, ajusta son lorgnon et l’examina avant de l’ouvrir. Ses yeux clignotèrent vivement. Il retourna l’enveloppe en tous sens, puis, regardant Fringer, demanda :

— Êtes-vous sûr qu’en cette enveloppe se trouvent les plans qui nous intéressent.

Car, disons-le, l’ingénieur ne reconnaissait pas l’enveloppe en laquelle il avait mis les plans du Chasse-Torpille, le jour où il les avait achetés de Pierre Lebon.

La question de l’ingénieur parut embarrasser Fringer, qui jeta sur le colonel un regard interrogateur.

Le colonel tressaillit et fit mine de ne pas voir le regard de Fringer. Il demanda :

— Ne reconnaissez-vous pas cette enveloppe, mon oncle ?

— Cette enveloppe n’est ni du format ni du papier de celle dans laquelle j’avais mis les plans.

— Ah !… fit le colonel dont le front s’humecta d’une sueur légère mais froide.

— Ensuite, ajouta Conrad, j’avais noté sur l’enveloppe : « Plans C.-T. » Cette note, je ne la retrouve point sur celle-ci.

Le colonel tressaillit de nouveau et pensa :

— L’imbécile de Fringer… qui a refusé de me laisser voir et constater que cette enveloppe était ou n’était pas celle que j’avais vue !

Mais de suite Fringer émettait :

— Il se peut, monsieur Conrad, que l’enveloppe ait été changée ?

— En effet, cela se peut, répliqua Conrad. Et puis, je remarque qu’elle est scellée, et la mienne ne l’était pas.

— My Lord !… s’écria le colonel qui était sur des épines, rien n’est plus simple que de voir ce que contient cette enveloppe, regardez !

Oui, regardez, appuya Fringer.

— Il n’y a pas autre chose à faire, dit Conrad en brisant une extrémité de l’enveloppe. Puis il en tira une feuille de papier blanc pliée en trois. Dans l’enveloppe il remarqua qu’il y avait encore une dizaine de ces feuilles de papier. Il déplia celle qu’il tenait dans ses mains et la vit couverte d’une grosse écriture très irrégulière, et cela lui parut une lettre.

Il la parcourut rapidement et curieusement des yeux.

— Diable !… s’écria-t-il au bout d’un moment, qu’est-ce que cela veut dire ?… C’est une lettre… une lettre écrite en langue française !… Voyons ! heureusement que je connais cette langue. Cette fois, il se mit à lire attentivement.

— Pâle, le colonel observait son oncle d’un regard vacillant.

Fringer, curieux et craintif à la fois, cherchait à surprendre sur la physionomie de l’ingénieur les impressions que pourrait faire naître cette lecture.

Quant à Conrad, au fur et à mesure qu’il lisait, son visage exprimait tour à tour la surprise, l’étonnement, la stupeur. Puis un sourire retenu se fit jour entre ses lèvres. Ce sourire s’accentua, s’amplifia, pendant que les paupières battaient terriblement. Puis, enfin, l’ingénieur partit d’un rire, mais d’un rire énorme, formidable, d’un rire qui fit chanceler sur leur siège respectif le colonel et Fringer,

Le colonel voulut parler… Conrad continua de rire de plus belle.

Fringer, à son tour, tenta de demander une explication de ce rire singulier.

Le rire de Conrad devint plus formidable.

Alors le Colonel et Fringer s’entre-regardèrent et ils parurent se poser cette question :

— Est-il fou ?…

Ils finirent par le penser, lorsque Conrad se pâma… Et, pour le colonel qui connaissait son oncle, c’était d’autant plus bizarre, que rarement l’ingénieur riait. Mais là, ce n’était plus du rire… L’ingénieur avait échappé son lorgnon, ses yeux pleuraient de rire, sa bouche se fendait dangereusement, il se tapait les cuisses, il posait ses mains à ses côtés, sautait, tressautait… puis retapait ses cuisses… Il voulut bien mettre un frein à ce rire débordant, mais alors il apercevait les figures stupides d’hébétement du colonel et de Fringer et le rire, le fou rire, le rire débridé, le rire qui tue parfois, le reprenait…

Enfin, par un terrible effort de volonté, il réussit à retrouver en partie son calme et son sérieux, et la voix à demi éteinte, hoquetante, toujours sur le point de repartir avec le mors aux dents, il dit à ses deux interlocuteurs :

— Écoutez cela… je ne veux pas rire seul…

Et il se mit à lire la lettre suivante :

Ma chère et très adorée Adeline…

Est-il pire souffrance, pire douleur, pire catastrophe que cette longue et cruelle séparation ? Hélas ! sans cesse ballotté par les vagues gigantesques d’une mer en furie, j’ai beau tourner ma barque vers votre port, toujours je suis repoussé par les vents contraires. Mais qu’importe ! Votre cher souvenir et mon inaltérable amour me donnent le courage viril et la ténacité inébranlable qui finiront bien par vaincre les éléments déchaînés. Comme César, je franchirai le Rubicon ! Mais j’aurai plus de gloire que César, attendu que j’aurai été seul à conduire ma barque avariée. Et dussé-je m’environner d’ailes, comme l’aigle qui traverse la tempête pour remonter à son aire, je balayerai l’espace ! Je refoulerai les vastes ouragans ! Je ferai rentrer les mers dans leur lit ! J’apaiserai les océans écumeux ! De ma route j’écarterai les monts ! Et, chère Adeline, je vous le jure, vous me verrez bientôt tomber à deux genoux devant votre personne. Et, en attendant que ce bienheureux espoir se réalise, je vous prie de me croire toujours, très chère et très adorée Adeline,


Votre très amoureux et fidèle…
MAÎTRE ALPACA, Avocat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


VI

LA VENGEANCE DE DUNTON


Le colonel avait bien ri… il avait ri plus fort que son oncle, mais cela avait été pour mieux cacher son désappointement.

Quant à Fringer, il avait ri pour couvrir les rugissements de fureur qui grondaient au dedans de lui-même.

Et le rire des trois hommes avait pris des proportions effrayantes, lorsque James Conrad avait constaté que l’enveloppe jaune ne contenait pas autre chose qu’une dizaine de ces lettres dans lesquelles Alpaca avait, de toute son âme amoureuse, chanté les hautes vertus de son adorée Adeline.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il passait onze heures lorsque James Conrad et le colonel sortirent du Welland et remontèrent dans leur taxi.

Peu après, deux autres personnages sortirent de l’hôtel, et s’arrêtèrent un moment sur le trottoir pour échanger quelques paroles. Ces deux personnages étaient Robert Dunton et l’un de ses policiers.

— Tout nous prouve maintenant, disait Dunton de sa voix rude et cassante, que Conrad est en relations avec des agents allemands. Vous l’avez constaté, n’est-ce pas ?

— C’est clair, répondit le policier.

— Donc, c’est à vous à présent de retrouver votre camarade et d’agir le plus tôt possible. Entendez-vous d’abord avec la police de New York en faisant valoir votre mandat ; et pendant que celle-ci se chargera de Karl Fringer, vous et votre confrère vous vous assurerez de la personne de Conrad.

— Et le colonel ? demanda l’agent.

— Le colonel, répondit Dunton avec mépris, n’est qu’un imbécile avec qui il vaut mieux ne pas perdre votre temps.

— Très bien, répliqua l’agent, je vais me mettre à l’œuvre immédiatement. Où vous retrouverai-je ?

— À l’Hôtel Américain, répondit Dunton.

Et les deux hommes se séparèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si, au bout d’une heure, nous rentrons au Welland et remontons à la chambre de Fringer, nous retrouvons ce dernier en train d’arpenter avec agitation la longueur et la largeur de la pièce.

À le voir, les mains furieusement enfoncées dans les poches de son pantalon, les traits de sa figure maladive livides et contractés, les sourcils bien froncés, on peut comprendre que M. Fringer n’est pas en humeur joyeuse.

Et le monologue qu’il se débite correspond pleinement à l’expression de rage qu’exprime toute sa physionomie.

— Feu d’enfer !… M… du diable ! Imbécile que je suis ! Triple idiot de Parsons ! Colonel de fumier ! Et jusqu’à ce maudit Alpaca… Oh ! mais qu’il ne me retombe plus sous la main cet Alpaca de satan, car je le tondrai cette fois de la bonne manière !

Et Fringer continuait à rugir ainsi toute une litanie de jurons et d’apostrophes du même genre.

Puis, s’étant déchargé un peu de ce qui l’oppressait, il reprit, plus satisfait et plus calme :

— Que sont devenus les plans ?… Voyons ! je vais un peu récapituler pour me remettre au fil. Il est certain que Rutten avait les plans, puisque nous avons pu constater que sa veste avait été coupée durant son ivresse. Il est non moins certains que les plans ont été enlevés par ces deux individus que nous avons par après assommés, Parsons et moi. Et il est encore certain que l’un ou l’autre de ces deux gredins avait les plans sur lui… mais nous avons eu le tort de ne pas fouiller assez longtemps. Oh ! grinça-t-il avec un nouvel accès de rage, si nous avons perdu la partie, c’est à cause de cette maudite, enveloppe jaune trouvée sur cet Alpaca que Satan grille pendant cinquante siècles !… Oui c’est la trouvaille de ces lettres de bêtises qui nous a fait précipiter notre besogne ! Et penser que ces plans étaient à notre portée ! Que ma main les a peut-être frôlés !… Damnation !… Et voilà deux fois que ces mêmes individus nous roulent !…

Ici Fringer se tut, tordit sa moustache dans un geste de fureur, et poursuivit :

— Or, ces deux hommes étant des agents de Benjamin, et Benjamin étant à New York, il en résulte que, à cette heure, les plans sont dans les mains de ce Benjamin. Donc, Monsieur Benjamin, se mit à ricaner Fringer, c’est à vous personnellement que nous aurons affaire dès ce jour. Vous avez la première manche, à nous la seconde !

Et le même ricanement sardonique éclata sur les lèvres blêmes de Fringer.

Il venait de s’arrêter devant sa fenêtre ouverte et, tout en monologuant à peu près de la même façon, il laissait ses regards errer distraitement sur la rue en bas.

Il continuait :

— Mais rien n’est perdu encore ! Certes, c’est un fâcheux contre-temps, mais nous allons nous remettre à la besogne avec plus d’ardeur et d’acharnement que jamais, dussé-Je y laisser mes os ! Et dire que tout allait si bien déjà ! Grossmann nous fait savoir qu’il a pu retrouver le modèle, nous tenions les plans. James Conrad allait nous payer vingt cinq mille dollars en bel argent… oh !…

Avec cette exclamation Fringer esquissa un nouveau geste de rage et de désespoir, mais ce geste, il ne le fit qu’à demi : ses regards venaient de se poser sur deux individus qui, postés sur le trottoir opposé de la rue et faisant face à l’hôtel, causaient entre eux. Et les yeux de Fringer se dilatèrent de surprise ; il grommela un blasphème et murmura :

— Non… Je ne me trompe pas : voilà bien mon Alpaca et son camarade que nous avons assommés hier soir ! Il faut croire qu’ils sont munis d’un crâne joliment dur. J’avais bien pensé qu’ils en auraient pour trois jours de lit au moins.

Il se tut et frissonna lorsque ses regards se posèrent sur un nouveau personnage, et ce personnage était une femme d’allure légère et Jeune, tout de noir vêtue et scrupuleusement voilée. Fringer la vit passer lentement, tête haute, indifférente en apparence à ce qui l’entourait.

Seulement, lorsqu’elle passa derrière Alpaca et Tonnerre, les effleurant presque, sa tête se détourna légèrement, et ses regards cachés par la voilette parurent se fixer un instant sur les deux compères. Puis Fringer la vit s’éloigner plus rapidement et se perdre au loin.

— Miss Jane !… murmura-t-il comme avec une sorte d’épouvante mystérieuse. Miss Jane !… répéta-t-il, oui, c’est elle, j’en donnerais mon âme à l’enfer !… Pourquoi a-t-elle ainsi regardé ces deux individus ? Oh ! je voudrais bien savoir ce qu’elle manigance en ce moment ! Si, seulement, je pouvais la filer un bout !… Non, c’est inutile d’y songer pour le moment, il faut que j’attende ici Parsons qui m’a téléphoné. Mais qu’importe ! Je sais où niche l’oiseau ! Et pas plus tard que demain je me permettrai une visite aux alentours de son nid d’amour. Et qui sait si, alors, je n’aurai pas à mon tour quelque bonne fortune, et un peu de ce plumage que ce galant Rutten semble se réserver pour lui seul !…

Et avec cette facétie, Fringer fit entendre un ricanement narquois.

Mais ce ricanement, il l’interrompit subitement en entendant frapper à sa porte.

Il alla ouvrir.

Peter Parsons parut.

— Ainsi donc, fit ce dernier en pénétrant dans la chambre, les nouvelles sont mauvaises !… Que s’est-il donc passé ?

Fringer fit entendre quelque chose comme un rugissement, tandis qu’un rictus moqueur entr’ouvrait ses lèvres, et il répondit :

— Il s’est passé que vos capitalistes, le colonel Conrad et son oncle, ont refusé d’acheter mes plans. Tenez ! les voyez-vous, là encore, sur cette table ?

— Ah ! ah ! fit seulement Parsons avec un sourire ambigu.

— Quoi ! c’est là tout l’effet que produit sur vous ce fiasco ? s’écria Fringer, tout surpris de la mine presque indifférente de Parsons.

— Vous m’avez annoncé par téléphone, répliqua Parsons, une mauvaise nouvelle. Or, si c’est là votre nouvelle, simplement je me dis qu’elle aurait pu être plus mauvaise, voilà tout.

Et il s’avança vers la table sur laquelle demeurait l’enveloppe jaune d’Alpaca.

— Il me semble, reprit Fringer avec humeur, qu’elle est bien assez mauvaise !

— Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui s’est passé, fit Parsons en tirant de l’enveloppe les lettres d’Alpaca.

Mais avant que Fringer put répondre, il s’écria ;

— Qu’est-ce que cela ?… Où sont les plans ?… Et en même temps que cette double question, ses yeux aux rayons jaunes se posaient soupçonneux sur Fringer.

Ce dernier raconta alors la scène que notre lecteur connaît déjà.

Et lorsque Fringer lui eut expliqué la nature du contenu de l’enveloppe, Parsons fit entendre un « goddam » qui eût fait pâlir un cocher.

— Maintenant, reprit Fringer, voulez-vous savoir qui a les plans ?

— Qui donc ? gronda Parsons.

— William Benjamin !

— Qui vous le fait penser ?

— Les deux particuliers que nous n’avons pas assez assommés et pas suffisamment fouillés, c’est-à-dire les deux agents de Benjamin.

— Je comprends, fit Parsons devenu pensif.

— Et, continua Fringer qui s’exaspérait au souvenir de son fiasco, ayant cru poser les mains sur un trésor, c’est sur un fumier que nous les avons placées.

Il est bien probable que si Maître Alpaca eût entendu appeler ses jolies lettres d’amour « un fumier », qu’il eût fait ravaler dans sa gorge celui qui venait de prononcer cette injure !…

Cependant Parsons réfléchissait.

Au bout d’un moment il dit :

— Il est inutile de nous faire plus longtemps du mauvais sang ; le mieux à faire est de recommencer. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que c’est mon avis également, répondit Fringer. Mais c’est aussi mon avis et ma détermination de regarder ce que contient la prochaine enveloppe jaune qui me tombera sous la main.

— Reste à savoir si Benjamin garde sur lui cette enveloppe, si vraiment elle est en sa possession.

— Oh ! je jurerais qu’il a l’enveloppe et les plans, gronda Fringer. Et s’il n’a pas ces plans sur lui, c’est qu’il les a mis en lieu sûr. Mais comme en ce monde rien n’est jamais sûr, c’est à nous de faire des recherches actives et d’user de tout notre flair et d’employer toutes les ruses.

— Occupons-nous donc de suite de ce Benjamin, dit Parsons d’un accent rude et en gagnant la porte.

— Attendez un moment, dit Fringer. Qu’est-ce que nous allons faire de ces deux particuliers que je vois là sur la rue ?

Et Fringer, qui était revenu se poster dans sa fenêtre, dardait des regards de flammes sur Alpaca et Tonnerre toujours en train de causer tout en surveillant l’entrée de l’hôtel.

— Quels particuliers ? demanda Parsons en s’approchant de la fenêtre.

— Voyez !

— Ah ! ah ! fit Parsons en ricanant, nos amis de la nuit passée ! Ils m’ont l’air en assez bonne santé ce matin !

— Et de bonne et joyeuse humeur !… à voir rire le petit vieux.

— Pourquoi sont-ils postés là ? Y a-t-il longtemps que vous les avez vus ainsi devant l’hôtel ? On dirait qu’ils sont en faction.

— Ils étaient là avant votre arrivée. Je ne serais nullement étonnés qu’ils nous surveillent, dans l’espoir de prendre leur revanche.

— C’est possible. Aussi, nous éviterons de sortir de la grande porte de l’hôtel. Nous irons vider un verre au bar, et nous sortirons par une porte de derrière, et de là nous gagnerons par un passage que je connais une rue voisine.

— Où irons-nous ensuite ? interrogea Fringer.

— Retracer Benjamin ! répondit Parsons avec un regard mauvais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Laissons Parsons et Fringer, ainsi que Tonnerre et Alpaca qui, comme nous le savons, sont postés devant l’hôtel dans le but de surveiller Rutten. Nos deux compères s’imaginent que le capitaine est encore plongé dans le sommeil de l’ivresse. Mais nous savons, nous, que Rutten était parti dès le matin pour se rendre chez Miss Jane ; mais pour des raisons ou d’autres il n’était pas revenu à l’hôtel. Quoi qu’il en soit, notre lecteur se rappelle, que le soir de ce même jour les deux amis étaient venus rapporter à William Benjamin qu’ils avaient retrouvé le capitaine, mais que celui-ci avait pris un convoi de chemin de fer pour Montréal.

Ceci posé, nous allons revenir à James Conrad que nous retrouvons, vers les trois heures de relevée, à son appartement du McAlpin.

Il écrit, fume un cigare, clignote des yeux et, en somme, paraît très agité.

On frappe à la porte.

— Entrez ! dit-il sans arrêter sa plume.

Deux hommes entrent, referment, la porte et attendent que l’ingénieur daigne lever la tête. Ces deux hommes sont précisément les deux policiers à la solde de Robert Dunton.

Conrad, enfin, lève le front, aperçoit ces deux hommes qui lui sont étrangers, s’étonne, puis demande, les yeux très clignotants :

— Est-ce à moi que vous avez affaire ?

— Vous êtes Monsieur James Conrad ? demande l’un des hommes en se rapprochant.

— Oui.

— Monsieur Conrad, reprend cet homme en exhibant un papier, nous sommes porteur d’un mandat d’arrestation contre vous.

Si un obus allemand fût tombé tout à coup en plein dans la place, l’ingénieur n’aurait pas éprouvé un plus grand émoi.

Il tressauta, échappa son lorgnon, se dressa debout et, pâlissant, les paupières très actives sur ses prunelles effarées, les mains tremblantes, il parvint à balbutier ces mots :

— Un mandat contre moi ?… Pour quelle raison ?

— Monsieur, répondit l’agent froidement, nous avons reçu un ordre et l’exécutons ; c’est tout ce que nous pouvons vous dire.

— Mais enfin, s’écria Conrad en reprenant ses esprits, on n’a pas, que je sache, l’habitude d’arrêter un homme sans au moins lui dire la raison d’une telle arrestation !

— Ceci est très possible. Mais, je vous le répète, nous avons nos ordres. Ensuite, là où nous vous conduirons vous aurez tout le loisir de demander les raisons et les explications que nous ne sommes pas en mesure de vous donner.

— Vous êtes bien sûrs au moins de ne pas faire une erreur de nom ? demanda Conrad qui n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles.

— Vous pouvez lire votre nom sur ce papier, répliqua l’agent toujours impassible.

L’ingénieur retomba sur son siège, mit les coudes sur la table, prit sa tête, à deux mains et murmura :

— Est-ce que je rêve ?… Que peut signifier cette stupide arrestation ?

Et il parut entrer dans une sombre et longue méditation.

Mais l’agent, à la fin, s’impatienta et rompit brusquement le silence.

— Monsieur Conrad, je dois vous prévenir que nous sommes pressés.

L’ingénieur releva la tête et demanda d’une voix méconnaissable :

— Vous m’arrêtez de suite… comme ça… sans…

— Ce sont nos ordres ! interrompit rudement le policier.

— Ensuite, laissez-moi vous rassurer quant aux apparences que vous pouvez redouter. Nous sommes, mon compagnon et moi tout à fait inconnus dans cet établissement. Dehors, une auto nous attend. Vous n’avez donc rien à craindre ; et dans votre intérêt je vous conseille de nous suivre volontiers.

— Soit, murmura Conrad d’un accent désespéré.

Il se leva, prit son chapeau, promena autour de lui un regard abattu, et marcha vers la porte que venait d’ouvrir le deuxième agent. L’autre précéda Conrad dans le corridor qu’il inspecta d’un regard rapide.

— Venez ! dit-il à l’ingénieur.

Celui-ci franchit le seuil de la porte, mais au même moment, l’autre agent se pencha vers lui et murmura :

— Ne désespérez pas… on veille !

Conrad tressaillit et regarda le policier avec effarement.

Mais celui-ci fit un signe mystérieux, et l’ingénieur, comprenant qu’il marchait dans un mystère dont il aurait plus tard la clef probablement, suivit le premier policier.

L’instant d’après, une auto emportait les trois hommes.


VII

COMMENT GROSSMANN RÉUSSIT À REPRENDRE LE MODÈLE DU CHASSE-TORPILLE


Ici nous sommes forcés d’abandonner pour un moment nos personnages actuels, de quitter New York pour nous rendre à Montréal, et là, de revenir à quelques jours antérieurs aux scènes qui précèdent.

Et le personnage dont nous nous occuperons en premier lieu, c’est Grossmann.

On se rappelle la décision de se rendre à New York prise par Parsons, Fringer et Grossmann, qui, tous trois, venaient de se coaliser contre le capitaine Rutten, Kuppmein et Benjamin.

Il avait été décidé, en outre, entre ces trois honorables sociétaires, que Parsons partirait par l’un des trains du matin, tandis que les deux autres prendraient un convoi du soir, sûrs qu’ils étaient, par cette disposition, de pouvoir suivre William Benjamin pas à pas.

Dans l’après-midi du lendemain Grossmann, mû par une sorte d’instinct mystérieux, et tout en cherchant à tuer le temps avant son départ pour New York, gagna la rue Sainte-Catherine et descendit tranquillement jusqu’à la rue Saint-Denis. Là, il s’arrêta, bourra sa pipe, l’alluma et se mit à descendre la rue d’un pas nonchalant.

Cinq minutes après il passait devant la maison No 143 B où habitait la digne Mme Fafard. La maison, comme la rue, était paisible.

Grossmann continua à marcher jusqu’à la rue Dorchester. Il s’arrêta de nouveau, ralluma sa pipe qui venait de s’éteindre et, comme un bon rentier flâneur, il traversa la chaussée et se mit à remonter la rue toujours de son pas lent et en tançant vers le ciel des nuages de fumée.

Mais Grossmann n’avait pas fait dix pas que son attention fut tout à coup attirée par une auto qui, venant de la rue Sainte-Catherine, s’arrêtait, devant le logis de Mme Fafard.

Et alors, ce que vit Grossmann faillit le renverser sur le trottoir : il pâlit, chancela comme sous le coup d’un étourdissement, puis il retira sa pipe, frotta rudement ses paupières et grommela quelque chose comme un juron, et ce fut peut-être un grognement de joie.

Voici ce que Grossmann avait vu.

L’auto s’était arrêtée devant le No. 143 B. De la voiture était descendu un jeune homme très bien mis, et ce jeune homme avait ensuite tiré hors de la voiture une énorme valise.

Or, cette valise, Grossmann avait cru la reconnaître pour celle même qu’il avait soustraite à Miss Jane à la gare Windsor, et c’était la valise que lui avaient enlevée Tonnerre et Alpaca quelques jours auparavant. Oui, Grossmann la reconnaissait bien cette valise, objet de sa dévorante convoitise. Mais en même temps aussi il avait reconnu le jeune homme, bien qu’il ne l’eût vu qu’une fois, c’est-à-dire ce soir du bal militaire… le soir où il avait été, lui Grossmann, soulagé de cette même valise.

Et ce jeune homme, c’était William Benjamin.

Grossmann, donc, tout en remontant la rue Saint-Denis, vit Benjamin prendre la valise, dire un mot au chauffeur, puis gagner la maison dans laquelle il ne tarda pas à pénétrer.

L’Allemand s’arrêta un peu plus loin, et, pour n’avoir pas l’air d’espionner, se mit à bourrer sa pipe lentement. Ce faisant, il pensait :

— Bon, monsieur Benjamin n’est pas encore parti pour New York. Et voilà qu’il ramène le modèle à son ancien domicile. Va-t-il l’y laisser ?… Va-t-il le rapporter avec lui ?… C’est ce qu’il est très important de savoir. Une chose certaine, c’est que ce gentil Benjamin ne va pas s’éterniser dans cette maison, vu que sa voiture ne bouge pas et semble l’attendre. En bien, j’attends aussi !

Dix minutes s’écoulèrent au bout desquelles Benjamin reparut… mais sans la valise.

De nouveau Grossmann fit entendre un sourd grognement de joie.

Puis il vit Benjamin remonter dans l’auto, et la machine partir et descendre du côté du Carré Viger.

— Bon, bon, se dit Grossman, voilà pour une fois un bienheureux hasard qui met le joli modèle sous ma main. Que faire ? ajouta-t-il réfléchissant, Entrer, peut-être ?… étouffer la dame du logis, prendre le modèle et m’en aller ?… Une telle besogne en plein jour et en un tel quartier est sensément hasardée ! Sans compter qu’il pourrait y avoir là dedans quelques mâles peu commodes aux mains de qui j’aurais le désavantage !… Le parti le plus sage serait d’employer quelque bonne ruse. Mais pour trouver la ruse, il faut réfléchir, et pour réfléchir il faut du temps. Or, il serait à propos que je consulte Fringer et lui recommande de partir sans moi pour New York. Oui, tout cela a du bon sens que j’aille prévenir Fringer ; mais si je m’absente comme ça, il se pourrait que Benjamin vienne reprendre sa valise, et alors, j’aurai de nouveau perdu le modèle que je tiens !

Dans cet état d’extrême perplexité, Grossmann se mit à fumer furieusement, tout en tirant très fort les poils de sa barbe rousse.

Comme il en était à sa méditation, il avisa un type qui, vêtu d’un habit en loques, coiffé d’un mauvais chapeau de paille, avec une physionomie de pochard abruti, venait vers lui d’un pas lourd et traînant. Cet homme, en passant près de Grossmann, jeta sur sa bonne mise comme un regard d’envie.

L’Allemand eut une idée soudaine.

— Bonjour, mon ami, dit-il d’une voix bonhomme en se tournant vers l’inconnu.

Celui-ci s’arrêta avec surprise, dévisagea Grossmann avec méfiance, et d’un accent rogne demanda :

— Que me voulez-vous ?

— Je veux te faire gagner dix dollars, répondit Grossmann.

— Dix dollars !… fit l’homme en écarquillant les yeux avec étonnement. Que faut-il faire ?

— Une chose toute simple : te poster ici et regarder une porte !

— C’est facile. Est-ce tout ?

— Non. Chaque fois que cette porte s’ouvrira pour laisser sortir quelqu’un, tu auras soin de t’assurer si ce quelqu’un porte à la main une valise d’assez grande dimension et de cuir jaune.

— Bon.

— Et si tel cas se présente, tu suivras la personne.

— Et la valise ?

— La valise, surtout.

— Je comprends, fit l’homme en clignant de l’œil avec un air entendu.

— Et lorsque, poursuivit Grossman, tu te seras assuré que l’homme ou la valise ou tous les deux ensemble se sont réfugiés en tel ou tel endroit, tu viendras ici m’en prévenir.

— Bon, bon. Mais supposez qu’il ne sorte par la porte en question ni valise ni personne ?

— Attends ici mon retour simplement.

— Pour longtemps ?

— Je n’en sais rien.

— Au moins, Je n’attendrai pas jusqu’à la fin du monde ?

— Sois tranquille. Je serai ici dans la soirée et de bonne heure encore.

— Ça va. Mais j’aurai quand même les dix dollars.

— Quand même. Du reste, voici un acompte. Et si tu désires prendre un coup avant ta faction, je t’accorde dix minutes.

— Ça tombe bien… j’ai le soleil dans le gosier !

— En ce cas, cours refroidir ton soleil et reviens aussitôt. Et Grossmann mit un billet de banque dans la main de l’individu.

L’homme partit vivement du côté de la rue Sainte-Catherine où, sans aucun doute, il devait être de connaissance avec quelque buvette.

Il revint au bout de quinze minutes, l’œil brillant, le nez plus enluminé, et avec toute l’apparente satisfaction d’avoir noyé « son soleil » quelque part.

— Je suis prêt, dit-il seulement.

— Eh bien ! voilà la porte là-bas… numéro 143B !

— Je vois ça.

— Donc, je vais compter sur toi, dit Grossmann.

— Je ne manquerai pas l’œil, répliqua l’homme.

Et Grossmann, très satisfait d’avoir pu mettre la main sur cet individu, s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il passait neuf heures du soir, lorsque Grossmann retrouva son homme au poste.

— Eh bien ? interrogea-t-il simplement.

— Je n’ai pas vu la moindre valise sortir de là.

— Très bien, s’écria joyeusement Grossmann. Tu as gagné tes dix dollars, les voici.

Et sans tenir compte de l’avance payée dans l’après-midi, il tendit un billet de dix dollars à l’individu qui l’empocha rapidement… grogna quelque chose qui ressemblait à un merci, et s’éloigna pour aller une seconde fois noyer « son soleil » qui, en toute probabilité, après une telle faction avait dû retrouver toute son ardeur.

Grossmann demeura seul.

— Maintenant, se dit-il, raisonnons. Benjamin, comme je m’en suis convaincu, est à cette heure en route pour New York avec Fringer sur ses talons. Ensuite, le modèle est toujours en ce domicile No 143B. Et si Benjamin l’a mis là, c’est pour l’y retrouver à son retour de New York. Alors, je ne gagnerai rien à m’éreinter ici en surveillant cette porte. Donc, je peux m’en aller manger un morceau, car je sens la faim me retourner les entrailles. Ensuite, je pourrai aller dormir, et demain je chercherai un plan d’action.

Et après un long regard de convoitise — vers la porte No 143B, Grossmann s’en alla.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours s’écoulèrent sans que Grossmann pût trouver un moyen sûr de s’emparer du modèle. Chaque jour, comme dans l’espoir d’y puiser une inspiration, il venait rue Saint-Denis, passait et repassait devant le logis de Mme Fafard, puis s’en retournait sacrant et jurant, maudissant son imagination infertile.

Le soir du troisième jour, au moment où il quittait, plus sombre, plus découragé, la rue Saint-Denis, il s’arrêta tout à coup, esquissa un sourire de joie sauvage et murmura :

— Que n’ai-je donc pensé à cela plus tôt !… Oui, le plan est merveilleux, pas un risque, un véritable escamotage de magicien. Allons ! conclut-il en ricanant, ou je me trompe fort, ou le modèle est à moi !

Et la face hideuse de l’Allemand s’éclaira d’un nouveau sourire plus hideux encore.

Quelle était donc l’idée qui venait si subitement de germer au cerveau de Grossmann ? On va le voir.

Vers le milieu de la matinée du lendemain, un messager du télégraphe remettait à Mme Fafard une dépêche ainsi adressée :

William Benjamin, 143B, rue Saint-Denis.

La brave femme s’étonna fort. Elle tourna et retourna le message et le tourna encore sans pouvoir se décider à briser l’enveloppe et prendre connaissance de son contenu.

Enfin, comme pour obéir à certaines instructions, elle alla au téléphone et demanda à parler à l’avocat Montjoie. Elle fit part à ce dernier du message apporté chez elle.

— Si vous voulez attendre dix minutes, dit l’avocat, je vais me rendre chez vous.

Peu après, en effet, Montjoie arrivait chez la veuve et se faisait remettre la dépêche adressée à Benjamin.

— Voyons ! dit-il en brisant l’enveloppe d’une main nerveuse.

Voici ce qu’il lut, non sans une extrême surprise :

« Apportez immédiatement ou envoyez par expresse modèle. Très pressant. »…

Et cela venait de New York et de Pierre Lebon.

— Ce qu’il y a de plus curieux, commenta Montjoie, après avoir communiqué la dépêche à Mme Fafard, c’est que Pierre adresse ce télégramme à Benjamin, et que tous deux doivent être réunis en ce moment là-bas. Je n’y comprends rien.

— C’est assez étrange, admit Mme Fafard.

— N’est-ce pas ? Cependant la dépêche est claire, et je ne vois qu’une chose à faire : envoyer le modèle. Car il faut croire que Benjamin n’est pas encore rendu à New York, et qu’il a dû s’arrêter en chemin quelque part. Pour quelle raison ? Je me le demande. Mais Pierre le croit encore à Montréal, et il lui demande le modèle. Quelle est votre idée, Madame Fafard ?

— Dame ! je ne sais pas. Je pense pas mal comme vous, qu’il faut envoyer le modèle.

— Oui, dit l’avocat, nous ne pouvons faire autre chose. Vous avez ce modèle sous la main ?

— Il est dans le garde-robe de ma chambre à coucher.

— Bien. Allez le chercher, tandis que je vais appeler par téléphone une voiture des messageries.

Mme Fafard gagna aussitôt sa chambre à coucher. L’avocat alla à l’appareil du téléphone, Mais à l’instant même la sonnerie de la porte vibra.

Montjoie courut ouvrir.

Il se trouva devant un individu à forte barbe rousse, au visage laid, hideux, repoussant. Mais cet homme était coiffé d’une casquette bleue dont la visière était décorée de ces deux mots anglais : Express Man.

En même temps l’homme présentait un petit paquet bien enveloppé, bien scellé de cire rouge et bien ficelé à l’adresse de Mme Fafard.

— Vous arrivez bien, dit Montjoie, j’ai précisément un paquet à expédier.

— Très bien ! répondit seulement l’homme.

À cette minute Mme Fafard apportait la valise contenant le modèle. À la vue de cette valise, l’homme ne put réprimer un léger tressaillement.

Mais aussitôt il tendit le paquet à la veuve, lui fit signer le livre de livraison, puis il inscrivit dans ce même livre la valise consignée à Pierre Lebon à New York, donna à l’avocat un récépissé, prit la valise et s’en alla.

Dehors, il monta dans une de ces légères voitures de livraison au service des messageries, et lança son cheval au galop vers la rue Dorchester dans laquelle il s’engouffra. Il arrêta cheval et voiture à l’encoignure d’une ruelle déserte à ce moment, il sauta à bas de la voiture, et avec sa précieuse valise s’élança dans la ruelle à toute course. Un peu plus loin, il s’arrêta près d’un hangar, jeta sa casquette loin de lui, tira d’une poche de son vêtement un feutre gris, s’en coiffa et reprit son chemin tout en grommelant dans un demi-rire moqueur :

— Que le conducteur de cet attelage se débrouille, et qu’il le retrouve ou non, pour moi, je m’en fiche !

Et l’homme prit bientôt la rue Vitré et disparut.

Et cet homme, comme on l’a deviné, était Grossmann.

Quant au paquet livré à Mme Fafard. — et Grossmann, cette fois, mérite quelque crédit. — oui, ce paquet était une superbe boite de chocolats !…


VIII

OÙ LE CAPITAINE RUTTEN ARRIVA TROP TARD


On se rappelle comment le capitaine Rutten. au sortir de son ivresse à l’Hôtel Welland, s’était aperçu de la disparition des plans du Chasse-Torpille en constatant que sa veste avait été coupée, et comment, fou de rage, il était accouru chez Miss Jane pour l’informer du malheur. Et là, on se rappelle encore, qu’il avait été décidé que Rutten se mettrait immédiatement en route pour Montréal, dans le dessein de s’emparer du modèle Chasse-Torpille de Pierre Lebon.

Rutten était donc parti, comme l’avaient constaté Alpaca et Tonnerre, et à son arrivée à Montréal il avait pris logement dans une petite hôtellerie avoisinant la gare Bonaventure.

Il n’avait encore arrêté aucun plan d’action. Avant de tenter l’entreprise hasardeuse qu’il méditait, il voulait reconnaître les lieux et s’en familiariser, après quoi il aviserait.

Une chose qui ne sortait pas de son esprit, c’est qu’il fallait agir rapidement : car la moindre hésitation, le plus petit retard pouvaient entraîner la perte des chances qu’il pourrait avoir.

Aussi, dès le milieu de la matinée, Rutten prit-il le chemin de la rue Saint-Denis.

À midi, il était de retour à son hôtel.

À deux heures, il repartait pour la rue Saint-Denis : maintenant son plan d’action était tout tracé.

Il s’arrêta devant le logis de Mme Fafard et se mit à lire l’affiche suivante :


Pension privée
Chambres garnies à louer


Et Rutten, comme s’il eût en effet cherché une pension, mais aussi, comme s’il eût hésité dans le choix, continua son chemin pour s’arrêter à deux portes plus loin devant une autre affiche et du genre de la première.

Un instant il parut réfléchir profondément, tout en promenant sur les maisons avoisinantes des regards scrutateurs. Enfin, comme s’il eût pris une décision, il revint sur ses pas, s’arrêta de nouveau devant le No 143B, relut l’affiche ou feignit de la relire, puis alla frapper à la porte.

Mme Fafard vint ouvrir.

Rutten, comme beaucoup d’Allemands qui ont un peu habité tous les pays du monde, parvenait à baragouiner plusieurs langues ; mais la langue française, entre autres, lui était familière.

Ce fut donc en bon français qu’il parla.

— Je vois, madame, dit-il avec un sourire aimable, que de toutes les maisons de pension environnantes la vôtre offre la meilleure apparence. Me serait-il possible d’y louer pour un mois une bonne et confortable chambre ?

— Je n’ai plus qu’une chambre de disponible… Si vous voulez la visiter ?

— Est-ce en bas ou en haut ?

— Au premier étage.

— Ce n’est déjà pas trop mal. Est-ce sur le devant ou…

— Sur le devant, monsieur, à droite, interrompit Mme Fafard.

— De mieux en mieux, s’écria Rutten en se frottant les mains de satisfaction. Et le prix de location, madame ?

— Quinze dollars par mois, monsieur. C’est la plus grande et la plus belle de mes chambres.

— Quinze dollars seulement ! fit Rutten avec surprise ; mais c’est pour rien. Tenez, je vous offre vingt dollars tout de suite.

— Vous êtes trop généreux… répliqua Mme Fafard tout émerveillée de cette bonne aubaine, et très flattée aussi par la mise correcte, élégante, de ce futur locataire et par ses belles manières.

Mais Rutten, plus souriant, plus amène, demandait déjà :

— Alors, chère madame, si vous me permettez de visiter ?

— Oh ! avec plaisir… venez.

Dix minutes plus tard, le capitaine tout à fait enchanté laissait tomber dans la main de la veuve un billet de banque de vingt dollars et, prétextant d’urgentes affaires, il se retirait.

Il ne rentra à son nouveau domicile qu’à dix heures de la soirée.

Seule, ce soir-là, Mme Fafard lisait dans son petit salon. Les portières entr’ouvertes lui permettaient de voir dans le vestibule ceux qui entraient ou sortaient.

À la vue de son nouveau locataire elle eut un sourire accueillant, sourire auquel le capitaine répondit galamment par ces paroles :

— Voulez-vous me permettre, madame, de vous exprimer encore tout le plaisir que j’ai d’avoir pu trouver si bon gîte ?

Madame Fafard sourit de nouveau. Puis, sur son invitation, Rutten pénétra dans le salon et prit un siège.

Nous épargnerons à notre lecteur les banalités de la conversation qui suivit entre l’entreprenant capitaine et l’aimable Mme Fafard qui, comme toutes les veuves jouissant encore d’une certaine fraîcheur, ne dédaignait pas d’essayer à l’occasion ce pouvoir séducteur qui est l’unique force de la femme et qui fait en même temps sa faiblesse.

Néanmoins, nous dirons que le capitaine profita de la circonstance pour se faire renseigner sur les dispositions intérieures de la maison, en sorte qu’il put apprendre où se trouvait la chambre à coucher de la veuve.

Il était onze heures lorsque le capitaine monta à son appartement.

À minuit tous les locataires étaient rentrés et tous dormaient profondément. Depuis le départ de Pierre Lebon. Mme Fafard n’avait que cinq locataires, hormis Rutten, qui occupaient le deuxième étage. Le capitaine se trouvait donc seul au premier, attendu que Mme Fafard couchait au rez-de-chaussée dans une vaste et belle chambre à l’avant de la maison et sous la chambre même que le capitaine avait louée.

Lorsqu’il fut entré dans sa chambre, le capitaine ne prit pas la peine de presser le bouton électrique pour faire la lumière : il se jeta dans un fauteuil et demeura attentif aux bruits de la maison. Sa chambre était légèrement éclairée par une lampe électrique de la rue dont les rayons pénétraient par la fenêtre. Rutten entendit les locataires rentrer un à un puis se coucher. Et bientôt le plus grand silence régna dans toute la maison.

De temps à autre Rutten consultait sa montre. Enfin, lorsqu’elle marqua une heure, il se leva doucement, enleva ses bottines et marcha vers la porte de sa chambre qu’il ouvrit doucement.

Il entra dans le corridor. Là, à sa gauche, était la porte des appartements de Pierre Lebon. Plus loin l’escalier qui conduisait en bas. Un peu plus loin celui qui conduisait à l’étage supérieur. L’obscurité régnait partout, mais Rutten savait déjà par cœur toutes les dispositions de la maison. Il marcha donc vers l’escalier et descendit au rez-de-chaussée.

Là, dans le vestibule, face à la porte de sortie, Rutten regarda la porte à gauche. Elle était close. Mais cette porte, il savait que c’était celle de la chambre de Mme Fafard. À droite, il vit la porte toujours ouverte du salon, et avec sa draperie de velours écartée. Rutten venait de regarder, sans savoir pourquoi, cette porte. Et son œil perçant avait été attiré dans le salon faiblement éclairé par la lampe électrique de la rue. Et, chose curieuse, il avait cru voir comme une ombre glisser rapidement dans cette demi-obscurité ! Mais c’était peut-être une hallucination… car tout était silence ! Tout de même, il scruta attentivement le salon, mais il ne vit rien… Oui, il avait eu la berlue !

Rassuré, il reporta son regard sur la porte de Mme Fafard. Pour atteindre cette porte il n’avait plus que deux pas à faire. Il avança donc de ces deux pas et posa sa main sur le bouton. Tout doucement il tourna le bouton, lentement, sans le moindre bruit il poussa la porte… Mais il ne la poussa qu’à demi, suffisamment pour lui permettre d’entrer. La chambre était très obscure à cause de ses épais rideaux bien tirés. Là, avant de s’aventurer plus loin, Rutten écouta. Oui, il entendait distinctement et tout près de lui la respiration calme de Mme Fafard. La maîtresse de maison dormait paisiblement.

Rassuré encore une fois, le capitaine entra tout à fait dans la chambre. Là, il pencha vers la gauche, il se glissa aussi doucement qu’une ombre de long du mur. Il savait que la garde-robe de Mme Fafard était là placé sous l’escalier du vestibule. Il toucha bientôt le bouton de la porte, et sans plus de bruit qu’il avait fait pour la porte de la chambre, il ouvrit celle-là, sans difficulté non plus. Puis, il se glissa dans l’intérieur du garde-robe dont il referma la porte.

Il était dans la place.

Il respira avec effort, ayant tenu sa respiration en suspens depuis trois ou quatre minutes, et il sourit avec triomphe. Décidément, l’entreprise n’allait être qu’un jeu d’enfant.

Oui, mais il ne faisait pas clair dans cette garde-robe… Le capitaine tira une allumette de sa poche et s’apprêta à la frotter. Mais il s’arrêta en tressaillant, et vers l’escalier sous lequel se trouvait la garde-robe, il prêta avidement l’oreille. Quoi ! n’avait-il pas saisi un bruit de pas étouffés dans cet escalier ?… Quoi ! n’avait-il pas entendu comme un léger accès de toux ?… Il écouta… écouta… suant, tremblant… Mais non, il n’entendait rien, rien, rien… Un silence de plomb pesait sur la maison. Il reprit confiance. Il frotta son allumette. Il ne vit d’abord que du linge de femme accroché à des patères. Il regarda, fouilla la garde-robe… mais il ne vit pas de valise !… ou… il ne vit nulle part cette valise à grande dimension et en cuir jaune dont lui avait parlé Miss Jane !… Non, non, il n’y avait pas de valise là-dedans, il en était certain !

Il jeta son allumette toute consumée et murmura avec désappointement et rage :

— Rien… rien… Miss Jane, ajouta-t-il, se serait-elle moquée de moi ? Oh !… si cela était !…

Une sourde imprécation trembla sur ses lèvres sèches.

Mais de nouveau il prêta l’oreille et frissonna…

Quoi ! n’avait-il pas encore perçu un bruit de pas au-dessus de sa tête ?… Non… il eut beau écouter, le même silence lourd demeurait. Mais, par précaution, il tira son revolver, l’assujettit, dans sa main droite, et de la main gauche ouvrit la porte du garde-robe.

Mme Fafard dormait toujours paisiblement, et la même obscurité régnait dans la chambre.

Rutten glissa hors de la chambre, referma la porte et s’engagea dans l’escalier pour regagner son appartement, mais distrait, se demandant ce que pouvait être devenu le modèle.

Arrivé sur le palier supérieur il s’arrêta subitement, les prunelles dilatées par la surprise ou l’effroi… il regardait la porte de sa chambre. Et si dans cette noirceur il la voyait, c’est pour la bonne raison que sous cette porte glissait un rayon de lumière, or, Rutten se rappelait fort bien qu’il avait laissé sa porte toute grande ouverte. Et à présent, il la devinait fermée ! Qui l’avait fermée ?… Et puis, il se rappelait non moins bien qu’il n’avait laissé nulle lumière dans sa chambre, et voilà qu’une vive lumière éclatait sous la porte et par le trou de la serrure ! À moins que ce fut la lumière de la rue ? Non… cela ne se pouvait pas, la lumière de la rue était trop faible pour produire un tel reflet. Mais alors…

Le capitaine, tremblant, frotta ses paupières… Il voyait peut-être mal ! Mais le même rayon demeurait là… Il écouta… Le plus grand silence pesait de toutes parts.

— Allons ! se dit-il, il est impossible que quelqu’un soit entré dans ma chambre. J’ai dû fermer ma porte, et je ne me le rappelle pas. Et cette lumière qui jaillit là, ne peut être que celle de la rue. Oui, oui,… mon imagination fiévreuse grossit probablement dans cette obscurité ce qui frappe ma vue !

Mais pas trop certain de lui-même, et le revolver braqué devant lui, il marcha vers sa porte et l’ouvrit.

Un flot de lumière l’éblouit. Il s’arrêta, étouffa un cri de surprise, chancela d’effroi et recula de deux pas pour demeurer quelques secondes comme pétrifié.

Debout devant lui, bras croisés et souriant, le capitaine voyait un homme, un homme tout jeune, très joli, vêtu avec une élégance irréprochable. Et ce jeune homme disait d’une voix limpide et harmonieuse :

— Bonsoir, capitaine !

À cette même minute, un rapide travail se fit dans l’esprit de Rutten : il voyait devant lui la silhouette d’un jeune et joli garçon dont lui avait parlé Miss Jane. Et Miss Jane lui avait fait un portrait minutieux de ce jeune homme, si exact qu’il reconnaissait le jeune homme comme s’il l’avait connu de longue date. Et il murmura ce nom avec une stupéfaction extrême :

— William Benjamin !…

— Donnez-vous donc la peine d’entrer, mon cher capitaine, dit Benjamin avec ce sourire moqueur qui plissait joliment ses lèvres rouges.

Alors Rutten fit entendre un hurlement de rage, et, rapide comme l’éclair, il éleva son revolver et fit feu.

Puis il bondit en arrière, se rua dans l’escalier, atteignit la porte du vestibule, l’ouvrit, la referma avec un claquement formidable, et se trouva dehors, sans bottines, tête nue, inondé de sueurs, son cerveau tournoyant comme en un rêve de folie, et courant dans la direction de son hôtel.

La détonation de l’arme à feu avait été suivie d’un cri strident poussé par Mme Fafard. Et la brave femme, après le premier effroi et le premier étourdissement, s’était habillée à la hâte et était montée au premier étage. Elle avait, dans son esprit troublé, la vision d’un crime, meurtre ou suicide ! De fait, le souvenir de son nouveau locataire l’avait frappée…, et déjà elle s’imaginait que cet homme si aimable, si courtois, si généreux, était venu dans sa maison pour s’y donner la mort ! Elle accourut, folle d’épouvante, dans la chambre qu’elle avait louée ce jour-là au capitaine Rutten. Mais là, elle s’arrêta, tremblante, suffoquée, étourdie, devant la physionomie tranquille et souriante de William Benjamin…


IX

EXPLICATIONS


Du dehors arrivaient jusqu’à nos personnages des bruits de fenêtres glissant rapidement dans leurs rainures, des portes s’ouvrant et se refermant, des voix de voisines apeurées s’interpellant… Le coup de revolver avait éclaté si fortement que la détonation, traversant les murs, se répandit dans le silence de la nuit et réveilla en sursaut les habitants du voisinage.

Quand aux cinq locataires du deuxième étage, ils s’étaient, peu après Mme Fafard, précipités en bas, demi vêtus, hagards, pour ne trouver, comme la veuve elle-même, qu’un charmant jeune homme qui leur souriait.

Quel avait donc été le résultat du coup de revolver de Rutten ?… Une balle logée dans un mur, un peu de fumée, une odeur de poudre, et une certaine surexcitation chez certaines bonnes gens tirées à l’improviste de leur paisible sommeil ou de leurs rêves innocents.

En peu de mots Benjamin donna les explications que chacun paraissait désireux d’entendre, puis tout le monde retourna au sommeil et aux rêves interrompus. Et William Benjamin lui-même se coula doucement entre les draps d’un lit que le capitaine Rutten avait loué pour la jolie somme de vingt dollars, et dont il n’avait tiré ni bien-être ni profit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mademoiselle Henriette !…

Ce nom avait été prononcé avec une joyeuse surprise par Lucien Montjoie en voyant pénétrer dans son bureau, à deux heures de l’après-midi du jour suivant, l’élégant et toujours souriant William Benjamin.

— Chut !… souffla ce dernier en posant un doigt sur ses lèvres ; souvenez-vous, mon cher ami, que les murs regardent et entendent ! Que je ne sois donc que ce richissime et heureux banquier de Chicago que vous avez l’honneur de compter au nombre de vos amis et de vos clients.

Un rire jeune et clair souligna ces paroles enjouées.

— C’est entendu, répliqua Montjoie. Mais daignez prendre un siège et me dire quelle bonne aventure vous ramène sitôt à Montréal.

— Dites « mauvaise aventure », mon cher, répliqua Benjamin en s’asseyant et en prenant une physionomie grave.

— Vos affaires ne marchent donc pas ?

— Elles marchent, oui… mais à reculons !

— Voulez-vous m’expliquer ?

— Me permettrez-vous, auparavant, de vous demander à quelle date vous avez expédié à New York le modèle de Pierre ?

— Avant hier.

— C’est bien ce que Mme Fafard m’a aussi déclaré.

— Pierre ne l’a-t-il pas reçu ? demanda l’avocat avec surprise et inquiétude.

— Pas plus qu’il ne vous en a demandé l’expédition, sourit Benjamin.

Montjoie regarda son visiteur avec la plus grande stupéfaction.

Benjamin se mit à rire.

— Eh bien ? fit interrogativement l’avocat que le rire de Benjamin étonnait de plus en plus.

— Mon cher ami, savez-vous ce qui est arrivé ?

— Je vous le demande.

— Ceci : que nous avons été habilement, et coquinement joués ! Pierre Lebon, ajouta Benjamin, ne vous a jamais adressé aucune dépêche.

— Pardon ! cette dépêche nous a été adressée, et comme je…

— Oui, oui, je sais, sourit Benjamin. Mme Fafard m’a tout dit. Je veux dire que cette dépêche est fausse, qu’elle a été fabriquée de toute pièce par nos ennemis.

— Vraiment vous m’étonnez…

— Et je vous étonnerai bien davantage en vous certifiant que le modèle, que vous êtes bien sûr d’avoir expédié à Pierre, n’a pas même quitté Montréal.

— Ah ! par exemple, ceci est trop fort ! s’écria Montjoie, qui, à l’air enjouée de Benjamin, croyait à la fin que ce dernier voulait simplement se moquer de lui.

— Je sais par Mme Fafard, reprit Benjamin, que vous avez confié le modèle à un employé de messageries, et de cela vous êtes très sûr et certain. Seulement, vous n’avez pas suivi cet homme, et vous n’avez pas vu la valise bel et bien mise en chemin de fer.

— Oui, c’est vrai.

— Maintenant, écoutez. Vous rappelez-vous un certain capitaine Rutten, de New York, dont je vous ai déjà parlé ?

— Rutten !… fit Montjoie en fouillant son souvenir.

— Oui, une espèce d’agent allemand qui s’intéresse plus qu’il n’est convenable à l’invention de Pierre.

— Attendez donc… Rutten.. En effet, je me rappelle à présent. Eh bien, ce Rutten ?…

— Écoutez encore, vous allez voir.

Et Benjamin se mit à narrer le petit mélodrame de la nuit précédente, dans la maison de Mme Fafard, avec cette conclusion :

— Donc, si Rutten est venu à Montréal, c’est parce qu’il était certain d’y trouver le modèle, et des gens à lui par qui nous avons été épiés l’avaient parfaitement renseigné.

Disons ici que Benjamin se trompait en partie, puisque le renseignement ci-dessus avait été donné par Pierre lui-même à Miss Jane. Mais il faut bien comprendre que Benjamin raisonnait par rapprochements, et que, après tout, il n’était pas loin de la vérité.

— Oui, continua-t-il, ces gens-là ou d’autres agents que je ne connais pas, mais que je connaîtrai, n’ont pas attendu la venue du capitaine pour agir. Et ceci me fait penser que ces gens ont décidé de travailler pour leur propre compte, et, en nous jouant, ils ont joué également Rutten.

— Mais si vraiment le modèle est perdu encore une fois, que comptez-vous faire ?

— Je n’en sais rien encore. Je sais où Rutten loge à Montréal, il va nécessairement chercher à savoir ce qu’est devenu le modèle. Je vais donc l’épier, et peut-être me mettra-t-il sur la bonne piste. Oh ! s’il n’y avait que la perte du modèle, fit Benjamin avec un sourire amer, je ne m’inquiéterais pas outre mesure.

— Que peut-il donc y avoir de plus malheureux ?

— Une chose qui me tourmente au plus haut degré et qu’il me tardait de vous apprendre.

— Mon Dieu ! vous m’effrayez.

— Écoutez, à mon arrivée à New York l’autre jour, je n’ai pas trouvé notre ami Pierre.

— Que dites-vous ?

— Il avait disparu quelques jours auparavant sans laisser aucune trace.

— Comment… Il n’était plus à New York ? demanda Montjoie qui depuis une dizaine de minutes, marchait de stupeur en stupeur.

— Il était peut-être à New York ; mais, chose certaine, il n’était pas à son hôtel.

Et Benjamin raconta la disparition mystérieuse de Pierre et de Kuppmein de l’hôtel Américain.

— Pouvez-vous expliquer de quelque façon cette disparition ? interrogea l’avocat.

— Voici ce que je pense. Kuppmein, en apprenant que Pierre venait d’arriver à New York et qu’il logeait au même hôtel, eut peur et prit la fuite. Pierre, qui l’avait déjà retracé, partit à ses trousses. Mais c’est tout ce que je peux expliquer. Et c’est aussi ce qui explique la dépêche que Pierre m’a envoyée quelques jours après son arrivée à New York dans laquelle il disait : « Je tiens Kuppmein »…

— Mais pourquoi Pierre, depuis sa dépêche, n’aurait-il pas donné aucun signe de vie ?

— Il a pu être dans l’impossibilité de le faire. Mais, vous le voyez comme moi, il y a là un mystère, un mystère dû, je le jurerais, à quelque machination savante de ce capitaine Rutten. Et j’ajoute, pour mieux vous faire saisir la profondeur de l’intrigue à travers laquelle nous pataugeons, qu’il y a une femme dans tout ce dédale de combinaisons machiavéliques.

— Une femme ! s’écria Montjoie avec surprise. Quelle femme ?

— Je n’en sais rien, hormis son nom.

— C’est déjà quelque chose, car un nom peut produire une révolution.

— Oui, mais le nom de cette femme est si vague… elle s’appelle simplement Miss Jane.

— Miss Jane… une américaine ?

— Qui le sait ? Mais j’ai confiance en nos amis Alpaca et Tonnerre que j’ai laissés là-bas et à qui j’ai dit : Cherchez la femme !… Et cette femme, une fois entre nos mains, c’est la clef du mystère.

— Je le souhaite. Et maintenant retournez-vous à New York, ou si vous allez demeurer à Montréal pour rechercher le modèle ?

— Je n’ai pris aucune résolution encore, tout dépendra des prochains événements.

À cette minute, l’entretien de nos deux amis fut interrompu par la sonnerie du téléphone.

Montjoie saisit l’appareil qui était posé sur son bureau.

Une femme lui parla, et le jeune avocat parut très surpris.

— C’est vous, Ethel ?… Je suis enchanté…

— Lucien, écoutez, interrompit la voix de la jeune fille toute pleine d’angoisse, il nous arrive aujourd’hui une terrible nouvelle !

— Qu’est-ce donc ?

— Par une dépêche anonyme de New York on nous informe que mon père a été arrêté et mis en prison !

L’avocat tressauta.

— Arrêté ?… Mis en prison ?… Votre père, Ethel ?… Mais par qui ?… Pourquoi ?…

Et en même temps que ces questions précipitées l’avocat jetait sur Benjamin un regard éperdu. Et pourtant, chose curieuse, malgré la terrible nouvelle, William Benjamin esquissait de ses lèvres rouges un sourire tranquille.

— Par qui mon père a été arrêté ? Pour quelle raison ? reprit la voix troublée d’Ethel Conrad, la dépêche n’en dit rien.

— Mais cette arrestation me paraît impossible ! répliqua l’avocat.

— La dépêche est explicite, je vous le dis, Lucien.

— Ethel, dit Montjoie d’une voix très chagrinée, Je n’ai pas oublié nos bonnes relations d’un passé si peu loin encore. Voulez-vous me permettre de vous offrir mes services d’ami et d’avocat ?

— Votre générosité me comble. Merci. J’accepte avec le plus grand plaisir. Vous nous soulagez, ma mère et moi, d’un énorme fardeau. Merci encore.

— En ce cas, j’irai bientôt me concerter avec votre mère et vous.

— Oui, venez, nous vous attendrons.

— C’est bien. Je serai là d’ici une heure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien ! demanda Montjoie après avoir reposé l’appareil et s’être tourné du côté de William Benjamin, que pensez-vous de cette nouvelle ?

— Je m’y attendais un peu, sourit Benjamin.

— Vous savez donc quelque chose ?

— Beaucoup même. Cette arrestation de Conrad est une conséquence de la haine qu’a pour l’ingénieur son associé Robert Dunton.

Ici encore Benjamin mit l’avocat au courant des manigances de Dunton à New York et termina par ces paroles :

— Mais vous pourrez rassurer ces dames, je suis sûr que dans peu de jours tout sera rentré dans l’ordre et que tout s’arrangera selon nos désirs.

— Vous avez donc beaucoup de confiance ?

— Oui, sourit Benjamin.

Un heurt léger dans la porte interrompit de nouveau l’entretien.

C’était un messager du télégraphe.

Il regarda tour à tour les deux hommes et dit en fixant l’avocat :

— Voici une dépêche pour William Benjamin, adressée 143B rue Saint-Denis. On m’a renvoyé ici.

— Donnez, dit Benjamin, c’est pour moi.

Le garçon tendit la dépêche, fit signer sa feuille de livraison et s’en alla.

Benjamin tira de l’enveloppe la dépêche suivante :


Kuppmein trouvé assassiné dans garde-robe de la chambre de Pierre. Ce dernier accusé du crime. Avons trouvé Miss Jane…
ALPACA

Benjamin avait énormément pâli en lisant cette dépêche. Puis, sans un mot il la tendit à l’avocat qui la lut à son tour.

L’avocat aussi devint très pâle.

— Pierre assassin… murmura-t-il en levant les yeux sur Benjamin ; il ne manquait plus que cela !

De son côté Benjamin murmurait en pesant chaque parole :

— Kuppmein trouvé assassiné dans le garde-robe de Pierre en sa chambre de l’Hôtel Américain !…

Un silence funèbre se fit entre les deux hommes.

Ce fut Benjamin qui le premier, reprit la conversation.

Décidément, dit-il d’une voix sourde, tous les malheurs se coalisent contre nous !

— Est-ce que cet assassinat n’expliquerait pas la disparition de Pierre ? demanda Montjoie.

— Allons, mon cher ami, s’écria Benjamin avec reproche, j’espère bien que vous n’allez pas croire Pierre coupable d’un tel crime ?

— Certainement non. Mais j’avoue que je ne peux me défaire de certaines suppositions.

— Eh bien ! je vous le répète, nous sommes toujours plus avant dans les ténèbres d’une monstrueuse machination. Mais, tout de même, je sens germer en moi une très grande espérance. Nous possédons enfin la clef du mystère, ou je me trompe fort.

— Que voulez-vous dire ?

— Relisez la dépêche et ces mots : « Nous avons trouvé Miss Jane ».

— Au fait, c’est la femme mystérieuse !

— Oui, c’est par cette femme que nous arriverons à la lumière.

— Je le souhaite ardemment, répliqua Montjoie. Il ajouta en voyant Benjamin se lever :

— Partez-vous déjà ?

— Il le faut. J’ai plusieurs courses à faire. J’irai aussi au télégraphe pour prévenir Alpaca que je retourne à New York ce soir même.

— Vous reverrai-je ?

— Oui, si vous venez dîner avec moi.

— C’est entendu.

Après le départ de William Benjamin, l’avocat prit son chapeau, consulta l’heure et murmura :

— Maintenant, occupons-nous de James Conrad !…


X

CHEZ MISS JANE

Si notre lecteur le veut bien, nous retournerons à New York par le premier convoi en partance, et une fois retombés sur le pavé de la grande métropole, nous ramènerons notre souvenir un peu en arrière, c’est-à-dire à cette matinée où Tonnerre et Alpaca, postés devant l’Hôtel Welland dans le but de surveiller le capitaine Rutten, avaient été si étonnés et terrifiés à la fois par le rire formidable qui avait retenti hors des murs de l’hôtel.

On se rappelle que Fringer, de sa fenêtre, avait remarqué une jeune femme habillée de noir et scrupuleusement voilée, et cette jeune femme (du moins Fringer l’avait devinée jeune) avait, un instant, regardé les deux compères qui devisaient entre eux. Puis Fringer avait des yeux suivi cette jeune femme jusqu’au moment où elle s’était évanouie dans l’immense foule des métropolitains.

Fringer, alors, avait prononcé comme avec une superstitieuse terreur ce nom :

Miss Jane !

Oui, c’était bien Miss Jane ! Miss Jane… qui avait regardé Alpaca et Tonnerre ! Miss Jane… qui avait murmuré :

— C’est eux !

Et Miss Jane avait poursuivit son chemin jusqu’à l’angle de l’avenue suivante.

Là, elle s’arrêta et se mit à examiner les gens qui l’entouraient. Elle avisa un petit vendeur de journaux qui s’égosillait pour vendre une édition toute fraîche du New York Herald.

Miss Jane fit un signe au gamin. Celui-ci se précipita vers la jeune fille en criant à tue-tête… « New York Herald ».

— Veux-tu gagner un dollar ? demanda Miss Jane.

— Oui, madame, répondit avec empressement le gamin. Que faut-il faire ?

— Porter cette lettre à son adresse.

— Si l’adresse y est, c’est facile, répliqua le gamin qui s’étonnait de voir que l’enveloppe de la jeune fille ne portait nulle inscription.

Miss Jane sourit.

— Je sais bien qu’il n’y a sur l’enveloppe que voici ni nom si adresse, mais je te dirai les deux… tu me comprends ?

— Oui, madame.

Miss Jane donna au gamin le signalement exact de nos deux compères et termina par ces mots :

— Ces deux gentlemen sont précisément arrêtés en face de l’Hôtel Welland.

— Le Welland ? dit le gamin, c’est tout près d’ici.

— Oui, et c’est pourquoi ton dollar sera facilement et vite gagné. Voici la lettre, puis voilà le dollar. Ainsi donc, je peux compter sur toi ? demanda Miss Jane, tandis que le petit vendeur empochait joyeusement le beau dollar.

— Dans cinq minutes, madame, votre lettre sera à son adresse.

— C’est bon, va.

Le gamin s’élança aussitôt dans la direction du Welland. Il n’eut aucune difficulté à reconnaître les deux « gentlemen » que lui avait signalés Miss Jane.

Il s’approcha donc, toucha au bras d’Alpaca et dit :

— Une lettre pour vous, monsieur !

— Pour moi ? fit Alpaca surpris de ne découvrir sur l’enveloppe ni nom ni adresse.

— Oui, répondit, le gamin avec un petit air assuré, pour vous ou pour monsieur !

— Pour moi aussi ? s’écria Tonnerre ahuri.

— Pour vous deux, messeigneurs ! répliqua le gamin en s’esquivant, avec un sourire narquois aux lèvres, et en clamant de plus belle son « New York Herald ».

— Ah ! diable, remarqua Tonnerre, je ne savais pas que nous avions autant de connaissances en cette magnifique ville ! Eh bien ! cher Maître, ajouta-t-il en voyant qu’Alpaca examinait toujours l’enveloppe sans paraître se décider à prendre connaissance de son contenu, c’est pour vous ou pour moi… allez-y donc !

Alpaca n’hésita pas davantage. Il brisa l’enveloppe et en tira une feuille de papier parfaitement pliée sur laquelle il découvrit une écriture fine et soignée qui dirait :

Une personne désireuse d’entretenir Maîtres Alpaca et Tonnerre de choses très importantes relatives au modèle du Chasse-Torpille Lebon, prie ces messieurs de vouloir bien se présenter chez elle, Fifth Avenue, Metropolitan Apartments, à huit heures précises demain soir. Au préposé à l’ascenseur, ils demanderont… Miss Jane.
DISCRÉTION

Miss Jane !…

Ce nom faillit renverser Alpaca. Il chancela et, pour ne pas tomber, s’appuya lourdement sur l’épaule de Tonnerre.

Celui-ci ploya terriblement, et poussa un Ho ! si aigu, si perçant, que nombre de passants s’arrêtèrent un moment avec des mines ébahies ou terrifiées.

Mais déjà Alpaca retrouvait son équilibre et disait :

— Excusez-moi, Maître Tonnerre… une soudaine émotion !

— Avouez, cher maître, répliqua Tonnerre, qui se redressait essoufflé, que l’émotion vous alourdit étrangement. Serait-ce par hasard, des nouvelles de l’amoureuse Adeline que cette lettre qui vous bouleverse ?

— Non… mais d’une autre personne qui, à mon avis, semble vouloir partager entre nous deux ses sentiments amoureux… lisez !

Tonnerre lut la lettre à son tour.

— Miss Jane !… murmura-t-il avec stupeur, lorsqu’il eut terminé la lecture de l’étrange missive.

— Et dites-moi, Maître Tonnerre, s’il n’y a pas de quoi émouvoir de plus solides que moi ?

— J’en suis tout à fait étouffé !

— La femme dont nous a parlé monsieur William Benjamin ! murmura à part lui Alpaca, pensif.

— La femme mystérieuse !… haleta Tonnerre. Ouf !… je suis malade !

— N’allez pas vous évanouir sitôt, Maître Tonnerre !

— Ici, non ; mais aux bras de Miss Jane, volontiers ! répliqua Tonnerre en ricanant.

— Maintenant, raisonnons ! reprit froidement Alpaca. Nous sommes en présence d’une invitation à nous faite par une jolie personne du sexe que nous ne connaissons pas, il est vrai, mais que nous sommes chargés de connaître. Quel est votre avis, Maître Tonnerre ?

— Mon avis ?… Mais le vôtre… exactement, cher maître !

— Ainsi donc, nous acceptons cette estimable invitation ?

— Refuser serait de notre part un manque de galanterie frisant injure !

— Et perdre peut-être une chance précieuse de retrouver Monsieur Lebon ?

— D’ailleurs, nos instructions étaient et sont encore de chercher la femme !

— Et elle se livre elle-même, sourit dédaigneusement Alpaca.

— Nous lui devrons bien nos remerciements les plus cordiaux et toute notre gratitude.

— Remerciements et gratitude que nous irons lui présenter, c’est convenu ! acheva Alpaca.

— Attendez un peu, cher Maître. Il y a cependant à considérer ce dernier mot qu’elle a souligné. Voyez… discrétion !

— Eh bien ?

— C’est très clair que la dame se recommande à notre très galante discrétion.

— Je le vois bien.

— Alors, si vous le voyez si bien, vous devez mieux voir encore que nous ne pouvons communiquer à personne notre prochaine visite sur Fifth Avenue.

— Évidement.

— Pas même à M. William Benjamin ? interrogea Tonnerre en regardant son camarade avec un air dubitatif.

— Ah ! ceci, c’est différent, répliqua Maître Alpaca.

— Il me semble, à moi, repartit Tonnerre, qu’il ne peut y avoir de différence quand il s’agit d’une chose comme la discrétion. Songez-y, cher Maître : la discrétion, particulièrement vis-à-vis d’une créature, est règle sans exception !

— Toute règle, pourtant, comporte ou reste susceptible d’une exception, argumenta Alpaca, sinon, elle n’est pas règle !

— Exception faite à celle-ci, cher Maître, insista Tonnerre. Réfléchissez !

— C’est ce que je fais… je réfléchis.

— Pesez !

— Je pèse.

— Et que trouvez-vous ?

— Une règle… donc une exception !

— Vous y mordez tout à fait à l’exception… s’écria Tonnerre avec impatience. Tenez ! voici qui va vous convaincre.

— Voyons !

— Supposez qu’en place du nom de Miss Jane, vous ayez trouvé celui de votre Adeline… Alors qu’auriez-vous fait ?

Alpaca leva les yeux sur son ami, parut chercher à saisir sa pensée, puis il ébaucha un vague sourire, disant :

— Maître Tonnerre, vous avez raison, je me range à votre avis.

— Donc, nous tairons cette circonstance à M. William Benjamin ?

— Oui.

— À la bonne heure ! Donc, à demain soir, cher Maitre !

— À demain, Miss Jane ! murmura Alpaca, tandis qu’une sombre appréhension l’agitait intérieurement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À huit heures bien sonnantes, le lendemain soir, Alpaca et Tonnerre, tirés tous deux à quatre et huit épingles, se présentaient au préposé à l’ascenseur du Metropolitan Apartments, — celui-là même avec qui Fringer avait eu un bout de causette deux jours auparavant, — et prononçaient tous deux d’une même voix grave, mais avec une intonation différente :

— Miss Jane !…

L’homme avait sans doute des instructions, car il sourit, s’inclina, s’effaça, et indiqua à nos deux compères l’entrée de la cage.

La minute suivante, l’ascenseur les enlevait vers le premier étage où l’employé leur indiquait une porte avec ces mots laconiques :

— C’est là !

Les deux amis s’inclinèrent, remercièrent, et gagnèrent la porte indiquée.

Ce fut Alpaca qui pressa le bouton électrique.

Ils attendirent.

Cinq minutes s’écoulèrent sans que l’un ou l’autre articulât un mot ou fit un geste d’impatience.

Puis la porte tout à coup s’ouvrit comme d’elle-même, et une jeune fille, très jolie, très parfumée, très souriante, parut à nos deux compères émerveillés.

— Miss Jane ! prononça Alpaca d’une voix légèrement tremblante.

— Entrez, messieurs, dit la soubrette avec ce sourire engageant que Tonnerre dévorait de l’œil.

Les deux amis ne se firent pas répéter l’invitation, ils entrèrent.

La porte fut refermée, les chapeaux accrochés, les cravates arrangées d’un tour de main.

— Veuillez me suivre, messieurs, dit la bonne en les précédant.

Alpaca et Tonnerre entrèrent bientôt dans le salon éblouissant de lumière.

Le salon était désert.

La soubrette indiqua des sièges, fit une révérence en accentuant son sourire, et disparut derrière les draperies de l’arcade.

Debout, étourdis, s’entre-regardant avec des yeux en lesquels se reproduisaient toutes les impressions de la surprise, de l’étonnement, de la stupeur, les deux amis gardaient une attitude comique.

Et les minutes s’écoulèrent.

À la fin, la curiosité chez Maître Tonnerre succéda aux autres sensations, et lui donna la hardiesse de promener sur le luxe qui l’environnait un regard admiratif.

Ce regard embrassa aussitôt, placée près des larges croisées aux lourds rideaux bien tirés, une petite table somptueusement surchargée de flacons aux couleurs les plus vermeilles, de verres au cristal limpide et scintillant, de fruits d’un velouté exquis, et de gâteaux que seuls des doigts de fée avaient pu tripoter.

Sur cette table Tonnerre arrêta et reposa ses yeux remplis d’une attendrissante émotion… une larme osa même humecter sa paupière. Il poussa du coude Alpaca, cligna de l’œil dans la direction de la jolie table et tapa sur la rotondité de son abdomen.

Alpaca, ayant suivi le regard enflammé de Tonnerre, aperçut à son tour la splendide table, poussa un soupir, toussota et murmura :

— C’est ici l’Olympe !

— Le monde meilleur ! répliqua Tonnerre.

— Il ne manque que Vénus ! souffla Alpaca.

— Près de laquelle vous pourriez être l’amoureux et puissant Jupiter !

— Et si cela était, que voudriez-vous être, Maître Tonnerre ?

— Oh ! quant à moi, je me contenterais, en digne et divin Bacchus, d’arroser vos amours de ces rayonnants nectars.

— Chut ! souffla Alpaca.

— Chut ! répéta Tonnerre en se campant à côté de son ami, l’œil en éveil et la mine déjà fleurie par la seule vision de la table vers laquelle, à chaque instant, il coulait un regard d’envie.

Or, à cette minute, les draperies de l’arcade s’agitaient doucement, comme si, derrière, des mains d’une finesse et d’une souplesse remarquables en eussent arrangé les plis artistiques.

Nos deux amis tressaillirent, se serrèrent des coudes, et leurs prunelles brillantes s’attachèrent avec une vive curiosité sur ces draperies.

Puis une main fort blanche et fort petite glissa entre les draperies, un bras demi nu, bien rond, bien policé, bien blanc, suivit la main, puis main et bras écartèrent lentement les riches et lourdes étoffes, puis une jeune femme apparut dans toute la splendeur que l’art si subtil du féminisme sait développer sur un visage très joli par nature, et sur un corps aux contours harmonieux et irréprochables.

C’était Miss Jane…

Devant cette apparition magique, devant cette beauté féerique qu’amplifiait en la rehaussant l’éclatante lumière du lustre électrique, les deux compères, saisis d’admiration, éblouis, fascinés, demeurèrent une minute dans une sorte de contemplation extatique. Puis, se souvenant qu’ils étaient tous deux gens d’éducation et de culture, ils exécutèrent une de ces révérences de cour qui n’eût pas manqué de faire les délices de l’ancienne société de Rambouillet.

Lorsque les deux amis furent revenus à leur attitude première, ils virent que Miss Jane avait gagné l’ottomane, qu’elle s’était assise et que, souriante, elle leur indiquait d’un geste gracieux un siège à chacun.

À ce geste les deux amis obéirent à reculons.

Alpaca se laissa choir dans un fauteuil placé tout près de l’ottomane.

Quant à Tonnerre, reculant et reculant toujours, — guidé nul doute par un souvenir très cher ou par des arômes dont il ne pouvait préciser la provenance, mais qu’il devinait, — Maître Tonnerre, disions-nous, sut reculer tant et si bien qu’il finit par s’échouer sur une espèce de tabouret emprunté au style Louis XV, et à trois pas au plus de la superbe table chargée de ses fruits et de ses flacons.

Puis nos deux compères, toujours sous l’éblouissement de la séductrice personne qui ne cessait de leur sourire, mais d’un sourire qui chatouillait fort leur épiderme impressionnable, demeuraient émus et muets.

Et Miss Jane souriait encore…

Ce soir-là, la belle créature s’était faite plus belle que jamais. Sa luxuriante coiffure rousse était entourée et soutenue par un petit bandeau d’ivoire incrusté de petits diamants qui éclataient de milliers de feux. Ce bandeau la ceignait comme d’une couronne de reine, et c’était le seul et unique ornement qu’on lui voyait ce soir-là.

Elle était, vêtue d’une robe de velours noir garnie, aux manches très courtes et au décolleté raisonnable, d’une petite et très fine dentelle blanche ; et cette robe, d’une coupe artistique et merveilleuse, modelait avec une netteté et une grâce parfaites les formes admirables de la jeune fille. Enfin, un petit soulier de satin blanc emprisonnait le plus mignon des pieds féminins… c’est du moins ce que pensa Alpaca qui, entre parenthèses, oubliait son Adeline.

Jamais avant ce soir, dans cette magnifique robe noire qui faisait mieux ressortir la blancheur laiteuse de sa peau, non, jamais Miss Jane n’avait été plus ravissante !

Durant une minute elle parut considérer tour à tour les deux amis, et pour chacun d’eux son sourire sembla avoir une signification différente.

Enfin, elle parla de cette voix métallique qu’elle savait rendre si suave et si harmonieuse :

— Messieurs, je vous remercie d’avoir bien voulu accepter mon humble invitation, et je vous assure de suite que vous n’aurez aucun regret de vous être dérangés.

— Madame… voulut répondre Alpaca.

— Mademoiselle… interrompit Miss Jane avec le plus délicieux des sourires.

— Pardon ! reprit Alpaca avec une légère révérence, Mademoiselle, ajouta-t-il aussitôt, pour l’honneur que vous avez bien voulu nous faire nous eussions, mon camarade et moi, subi avec joie les plus cruels dérangements. Et à présent que nous avons cet honneur de vous connaître, rien en ce monde ni dans l’autre ne saurait nous empêcher d’accourir au moindre de vos gestes, et de réaliser le moindre de vos désirs. Nous sommes, dès ce jour, vos plus fidèles serviteurs.

À nouveau Alpaca ploya son long et maigre buste. Tonnerre de plus loin en arrière, imita, quoique de façon moins prononcée, l’exemple de son ami.

— Merci de ces bonnes paroles, répondit Miss Jane. On m’avait assuré que vous étiez deux parfaits gentlemen et vous m’en fournissez vous-mêmes la preuve indiscutable. Mais ce n’est pas en serviteurs que je désire vous traiter, c’est en amis… en amis très intimes pour qui j’éprouve déjà la meilleure estime.

— L’honneur, mademoiselle, nous sera encore plus appréciable.

Nouvelles révérences des deux compères.

— Puisqu’il est convenu que nous sommes entre amis, reprit Miss Jane en se levant, et toujours très souriante, vous me permettrez bien de vous offrir de suite les marques de la plus amicale hospitalité.

Et la jeune fille, d’une démarche légère et gracieuse, se dirigea vers la table sur laquelle Maître Tonnerre posait de temps à autre un regard enluminé.

Miss Jane eut un sourire particulier pour Tonnerre dont la physionomie tourna à l’écarlate, et avec, une lenteur délicieuse elle se mit à emplir trois coupes d’une liqueur en larmes de rubis, dont le limpide bruissement amena au palais de Tonnerre une humidité telle, qu’il dut par trois fois et avec effort ravaler sa salive.

Les coupes emplies, Miss Jane dit :

— Si vous voulez approcher, messieurs ?

— Mademoiselle, répliqua Alpaca en se levant avec une certaine dignité, l’absorption de liqueurs quelconques est tout à fait hors de mes coutumes ; mais pour ne pas vous déplaire…

— Mademoiselle, dit Tonnerre à son tour, nos lèvres n’ont jamais trempé en cette liqueur qui semble divine ; mais pour ne pas vous outrager par un refus…

— Oh ! n’ayez nulle crainte, messieurs, cette liqueur est celle de l’amitié, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait inoffensive.

— Tant mieux, dit Alpaca. Cette assurance pourra m’enlever le moindre des scrupules, si, par cas, tel scrupule s’obstinait à demeurer.

— Pour moi, dit Tonnerre, tant mieux aussi. Car je ne me verrai pas contraint de briser ou d’interrompre seulement un vœu lointain que j’avais formé…

Ces explications données et les consciences calmées, chacun prit sa coupe, la bonne santé fut souhaitée, puis les coupes vidées.

— Vous aviez raison, dit Tonnerre en claquant de la langue, cette liqueur est réellement inoffensive et merveilleuse… mon vœu n’en est pas même entamé.

— Quant à moi, fit Alpaca, s’il m’est resté quelque part un scrupule, je suis sûr qu’il s’est évanoui sous les flots divins de ce pur nectar.

— Messieurs, dit Miss Jane, je suis enchantée de n’avoir pas troublé, même un tant soit peu, la tranquillité de vos consciences. Et à présent, si vous le voulez, nous causerons.

De son pas de fée Miss Jane regagna l’ottomane.

Tonnerre, lui, retomba sur son tabouret.

Alpaca revint à son fauteuil. Mais avant qu’il ne se fût assis, la jeune fille eut pour lui un sourire et un geste dont il parut saisir la juste signification ; car, faisant une révérence, il s’approcha de l’ottomane. Puis le même sourire et le même geste ayant été renouvelés par la charmante créature, Alpaca, séduit, prit place à côté d’elle.

Tonnerre, seul dans son coin, demeura gêné. Et pour se donner une contenance, il se prit à examiner, mais distraitement, les peintures du salon.

Cependant, Miss Jane disait à Alpaca qui demeurait raide, silencieux et grave :

— Mon cher Monsieur Alpaca, car c’est ainsi que vous vous nommez, n’est-ce pas ? j’ai un grand service à vous demander.

— À moi, mademoiselle ? fit Alpaca très surpris par ce début.

— À vous-même. Cela vous étonne qu’une étrangère comme moi vous demande si à l’improviste un service ?

— Ce n’est pas votre demande de service, mademoiselle, qui m’étonne, mais plutôt l’honneur que vous me faites.

— Merci, vous me rassurez, répliqua Miss Jane en se rapprochant un peu d’Alpaca qui, involontairement, sans doute, s’écarta légèrement.

Miss Jane éclata de rire.

— Auriez-vous peur de moi par hasard ? demanda-t-elle.

— Au contraire, mademoiselle ; j’ai pour vous la plus vive sympathie.

— Pourtant, vous avez l’air de me fuir !

— Non pas… je crains seulement de déranger ou souiller les plis somptueux de votre robe.

— Oh ! n’ayez de crainte à ce sujet, sourit l’enchanteresse.

Et, plus enchanteresse, elle se rapprocha davantage… elle se rapprocha tant, que Maître Alpaca put sentir sur sa joue la tiédeur parfumée du souffle caressant de la jeune fille.

Il frissonna malgré lui, sa figure pâle s’empourpra violemment, ses paupières battirent sous les effluves fascinateurs des yeux de Miss Jane.

Il voulut parler, simplement pour dire quelque chose, ne fût-ce qu’un petit mot de galanterie, mais sa voix manqua, ses lèvres remuantes ne produisirent aucun son.

Miss Jane esquissa un petit sourire énigmatique, et elle demanda, comme pour permettre à Maître Alpaca de retrouver une contenance, sinon la voix :

— Fumez-vous, cher ami ?

— Hélas !… non, mademoiselle ! parvint à bégayer Alpaca.

— Votre ami, peut-être ?

Et Miss Jane, avec ces paroles, pencha sa tête du côté de Tonnerre que lui dérobait la haute taille d’Alpaca.

— Mademoiselle, répondit Tonnerre, je n’ai pas cette mauvaise habitude… Mais si cela vous fait plaisir…

— Oui, oui, cela me fait plaisir. Choisissez un cigare sur cette table.

— Merci.

Et Tonnerre, par crainte de commettre une indélicatesse, quitta son tabouret pour s’approcher de la table.

Miss Jane aussitôt reprenait avec Alpaca la conversation interrompue.

— Savez-vous, dit-elle très câline, que j’éprouve soudain un remords ?

— Vraiment fit Alpaca curieux.

— J’ai commis une faute à votre égard.

— Ce n’est pas possible !

— Vous allez voir, répliqua Miss Jane en riant.

Je viens justement de vous appeler « cher ami »…

— Ah ! et vous regrettez déjà de m’avoir appelé ainsi ?

— Oui, parce que cette appellation a paru vous froisser !

— Pas du tout… Je serais tellement honoré d’être « votre cher ami », répliqua Alpaca qui reprenait un peu de hardiesse.

— Alors, je ne me rétracterai pas, cher ami ? sourit Miss Jane toujours plus séduisante.

— Je souhaite que non.

La jeune fille garda le silence. Puis, comme pour arranger un pli de sa robe, elle inclina légèrement le buste et la tête et son regard à la dérobée chercha Maître Tonnerre, et ce regard fut accompagné d’un sourire mystérieux.

Voici ce que vit Miss Jane.

Sur l’invitation de la jeune fille de choisir un cigare. Tonnerre, l’instant d’avant, s’était donc approché de la table. Un premier coup d’œil caressa l’un des flacons, celui-là-même avec le contenu duquel la jeune fille avait empli les trois coupes. Un deuxième coup d’œil découvrit la boîte aux cigares, et un troisième se dirigea sur le groupe formé par Miss Jane, Alpaca et l’ottomane.

Ce troisième coup d’œil, sinon l’oreille, lui fit constater que la conversation se poursuivait et qu’on ne l’observait pas. Donc, Tonnerre choisit un cigare, l’humecta d’un tour de langue, l’alluma.

De nouveau son retard attendri se posa affectueusement sur le rutilant flacon, le même toujours, puis un quatrième et très rapide coup d’œil lancé vers l’ottomane parut lui donner l’assurance et l’audace qu’il semblait souhaiter.

Tout à fait sûr de lui, il saisit prestement, le joli flacon, l’éleva à la hauteur de son front, renvoya la tête en arrière, porta le goulot à ses lèvres, et en trois ou quatre lampées rapides et successives il mit le flacon à moitié.

C’est à la minute même où Tonnerre, les yeux au plafond, tirait ces trois ou quatre lampées que Miss Jane, par hasard, avait en se penchant tourné le coin de ses yeux noirs vers notre ami.

Lui, pourlécha ses lèvres, sourit de béate satisfaction, prêta une seconde son oreille à la conversation qui se poursuivait sur l’ottomane, y glissa un furtif regard, vit qu’il était tout à fait oublié et replaça le flacon sur la table. Puis, le cigare fumant aux lèvres, la mine fort réjouie, Maître Tonnerre regagna son tabouret.

Avant de s’y rasseoir, toutefois, il eut soin, d’un mouvement subreptice du pied, de rapprocher ce tabouret très sensiblement de la table… au point qu’il ne s’en trouva plus séparé que par une demi-longueur de bras.

Nous avons dit que la conversation avait été reprise sur l’ottomane ? En effet.

Miss Jane avait, dit, comme on se le rappelle :

— Ainsi donc, je ne me rétracterai pas, cher ami ?

— Je souhaite que non, avait répondu Alpaca.

Et lorsque Miss Jane eut arrangé le pli de sa robe et surpris la manœuvre frauduleuse de Maître Tonnerre et qu’elle fut revenue à sa position première, Alpaca avait ainsi continué l’entretien :

— Et puisque, mademoiselle, vous daignez me traiter en ami, permettez-moi de vous demander quelle serait la nature du service qu’il m’est possible de vous rendre ?

— Au fait, ce service… je l’avais oublié, sourit l’étrange créature en penchant sa tête dont les cheveux roux et soyeux effleurèrent les longues moustaches d’Alpaca. Seulement, ajouta-t-elle avec une sorte de timidité enfantine, je ne suis pas encore toute prête à vous parler de ce service. Mais en attendant, puis-je vous poser une question ?

— J’écoute de toutes oreilles.

Miss Jane, une seconde, garda le silence, et son regard qu’elle rendit très caressant enveloppa la physionomie attentive et avide d’Alpaca. Puis elle demanda, un peu riante :

— Me trouvez-vous belle ?

— Belle !… s’écria Alpaca avec extase… Mais la plus belle qui soit ! La plus charmante ! La plus exquise ! La plus ravissante des créatures humaines !… Et en même temps que ces paroles ardentes Maître Alpaca se sentit emporté sur les ailes d’un sublime vertige.

— Vraiment ? fit en souriant, la belle fille. De sorte que je ne suis pas bien loin de vous plaire ?

— Pas bien loin, dites-vous ?… Mais vous me plaisez déjà… vous me plaisez énormément… vous me plaisez à me…

— Ah ! que je suis contente ! interrompit Miss Jane avec un vrai ravissement ! Car, voyez-vous, ajouta-t-elle sérieuse, pour que j’ose vous demander un service il me faut bien savoir si je suis un peu estimée… sinon aimée !

— Aimée !… cria Alpaca plus ardemment. Quelle musique céleste que ce mot ! Aimée… mademoiselle… Oh ! ce mot que vous avez prononcé, je ne sais au juste pourquoi, oui, ce mot-là, il faut que je vous le dise autrement, tel que je le sens, tel que je le vois écrit en toutes lettres au fond de mon cœur…

Il s’interrompit subitement, fixa sur la jeune fille des yeux plus brillants que des flammes et, baissant la voix, murmura d’un accent impossible à rendre :

— Je vous aime… je vous…

— Vous m’aimez… déjà ! s’écria vivement la jolie fille en essayant de perdre son sourire.

— Mieux que cela, balbutia Alpaca, je vous adore… Je vous vénère…

— Êtes-vous sérieux ?

— Sérieux et sincère, oui. Ne le sentez-vous pas ? ne le croyez-vous pas ?

Miss Jane garda le silence et demeura pensive, comme si elle eût voulu se persuader de la vérité et de la sincérité des paroles de l’amoureux Alpaca, qui, l’angoisse dans l’âme, attendait une réponse.

Enfin, elle tira de son corsage un petit mouchoir de dentelle, essuya ses lèvres rouges et humides, sourit coquettement et mystérieusement et dit :

— Je vous crois !

Et sa tête rousse se pencha encore… effleura les poils noirs de la barbe d’Alpaca. Lui, gagné à la fin par la hardiesse que déployait la jolie fille, prit l’une de ses mains et murmura :

— Savez-vous, mademoiselle, que vous avez une petite main tout à fait exquise ?

— Vous trouvez ?

— Jamais je n’en ai vue de plus exquise !

— Vous me flattez…

— Je vous aime ! Et pour la première fois Alpaca sourit.

— Ce qui veut dire ?…

— Que flatter, lorsqu’on aime, n’est pas péché !

— Serait-ce péché que d’aimer ?

— Non… mais flatter sans aimer est, selon mon avis, une faute sociale très grave.

— Ou mieux une mesquine galanterie ?

— Et mieux encore, une injure. Or, vous savez qu’on n’injurie pas ceux qu’on aime.

— C’est vrai.

— Mais on les louange !

— Mais pas trop… se mit à rire Miss Jane.

— Assez pour s’en faire aimer.

— Avez-vous pensé que je ne vous aime pas ?

— Vous ne me l’avez pas dit.

— Je vous l’ai bien fait voir, avouez !

— Moi, je vous l’ai dit verbalement et franchement.

— Où voulez-vous en venir ?

— À une chose : que, sans vouloir paraître exigeant, ce serait justice que vous me disiez…

— Que je vous dise… Je vous aime ? interrompit la jeune fille avec un bel éclat de rire.

— Eh bien ? fit Alpaca agacé par ce rire.

— Je pense à ceci : que vous avez dit m’aimer, mais sans me le prouver !

— Quelle preuve voulez-vous ?

— Il y en a tant… c’est au choix !

— Ne pouvez-vous spécifier ?

— Dame ! comment puis-je savoir au juste ? Néanmoins, je comprends que, lorsqu’on aime, on ne se contente pas de le dire, on le fait voir par des actes, des gestes, une démonstration quelconque, amicale… suggestive… Il y a beaucoup d’amoureux qui…

Ici Miss Jane parut hésiter. Elle baissa les yeux, tripota son fin mouchoir, sembla gênée…

— Finissez ! murmura Alpaca très ému.

— Il y a donc des amants qui prouvent leur amour par un baiser… acheva la jeune fille à mi-voix.

Alpaca éprouva un éblouissement.

— Vous voulez… bredouilla-t-il.

— Sans le vouloir, interrompit Miss Jane en relevant ses paupières et en ébauchant un sourire irrésistible, je peux bien douter de la sincérité d’une parole que tant de galfâtres ont toujours sur les lèvres.

Cette fois Miss Jane arrêta son regard brûlant sur Alpaca et son sourire devint si captivant qu’Alpaca, saisit par le vertige de l’amour, ne put contenir plus longtemps le désir violent qui le consumait. D’un geste rapide il prit à deux mains la tête de la jeune fille et l’attira à lui… Oui, Alpaca oubliait tout à fait son Adeline !… Et déjà il penchait ses lèvres blêmes vers les lèvres rouges, lorsqu’il s’arrêta net en frissonnant…

Car à cette minute même une voix avinée et aigrelette proférait à quelque pas de là ces mots latins :

ET NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM

Puis un bruit sourd suivit, la chute d’un corps lourd sur le plancher… Puis, un bruit de flacons et de cristaux secoués… puis encore, un grondement, comme un juron inachevé… et le tout s’acheva par un ronflement heureux.

Alpaca et Miss Jane s’étaient vivement écartés l’un de l’autre, et tous deux avaient tourné la tête du côté des croisées.

Miss Jane partit de rire. Mais Alpaca fronça les sourcils en voyant Maître Tonnerre allongé sur le tapis du salon près de la table aux liqueurs, dormant profondément, et tenant en sa main crispée un flacon qu’il avait asséché de la plus nette façon.

Alpaca fit une grimace de dégoût et gronda :

— Ivrogne infernal… il me déshonore !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour ne pas trop nous étendre dans cette scène, disons que Miss Jane, après avoir bien grisé Maître Alpaca de ses coquetteries, elle le grisa de liqueurs. Et, une demi-heure après Tonnerre, Alpaca roulait à son tour ivre-mort au bas de l’ottomane.

Alors le sourire de Miss Jane se transforma en un rictus sauvage, ses yeux s’illuminèrent de lueurs sombres et terribles.

Elle se rua sur Alpaca. De mains fébriles elle se prit à fouiller l’une après l’autre toutes les poches de son vêtement, avec une sorte de rage elle palpa l’étoffe, elle tâta la doublure…

— Rien !… rien !… murmura-t-elle avec dépit après cinq minutes de cette besogne.

— L’autre, peut-être ?… ajouta-t-elle en reportant ses regards farouches sur Tonnerre toujours ronflant.

Elle courut à Tonnerre avec la même fureur et la même fébrilité, et recommença la même besogne de perquisition. Mais là aussi les résultats furent les mêmes : elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait.

Elle proféra un long rugissement. Puis, comme une bête furieuse en sa cage, elle se mit à marcher à pas saccadés dans le salon. Elle grommelait des paroles hachées, incompréhensibles, elle faisait des gestes brusques et courts. Son sein battait violemment. Souvent elle grinçait des dents et semblait mordre ensuite ses lèvres. D’autres fois, elle s’arrêtait court entre les corps étendus de Tonnerre et Alpaca, et vers chacun d’eux elle dirigeait un regard farouche et sanglant. Puis, plus furieuse, elle se remettait à marcher.

Une fois encore elle s’arrêta et prononça sur un ton concentré :

— Ces plans… je parie que c’est William Benjamin qui les a !…

Elle se tut, réfléchit, puis, frappant le tapis de son petit soulier blanc, elle s’écria :

— Ho ! malheur ! malheur à Benjamin ! De ce soir, c’est entre lui et moi… ne serait-ce que pour me venger !

Elle garda de nouveau le silence et s’abîma dans une violente méditation. Son front laiteux et pur s’assombrissait en se creusant de plis durs. Mais peu à peu ses lèvres serrées s’entr’ouvrirent, un sourire… mais un sourire féroce, cruel, parut se jouer sur ces lèvres qui un moment avaient blanchi, sa physionomie se dérida, et une sorte de joie sauvage éclaira tout son visage. Cependant, dans ses yeux noirs, plus brillants, des éclairs se succédaient lumineux et menaçants. Elle murmura lentement, comme si elle avait eu quelque peine à suivre le travail de sa pensée diffuse :

— Oh ! si cela était !… Si mes soupçons étaient justes !… Si ce William Benjamin n’était pas plus Benjamin que Miss Jane n’est Miss Jane !… Oui, si cela était ainsi que je le pense, quelle superbe vengeance ne tirerais-je pas en commençant par mettre en œuvre la suggestion de Rutten !… Oui, oui, plus j’y pense, plus je trouve que cela s’harmonise !…

Elle ricana et poursuivit :

— Oui, on se demande le motif de la disparition de Pierre Lebon ! Le motif ?… Je le connais, moi, ce motif… cette cause ! Je sais… ou je pourrais savoir pourquoi Lebon a disparu de son hôtel !… Oui, je n’ai qu’un mot à dire pour donner à la police l’explication de la soudaine et mystérieuse disparition de Lebon !… À L’Hôtel Américain, dans la garde-robe d’une chambre il y a un cadavre !… Ce cadavre est celui de Kuppmein !… Oh ! se mit à rire nerveusement la jeune fille, décidément ce capitaine Rutten est un véritable génie du mal !

Puis, tout à coup, elle s’immobilisa, ses yeux se fixèrent comme sur une vision lointaine, et ses lèvres grondèrent cette menace :

— Gare à toi, William Benjamin !

Un frisson convulsif la fit trembler des pieds à la tête, puis elle courut à l’arcade, en écarta rudement les draperies et cria :

— Votre besogne est prête, vous autres, à l’œuvre !

À ce commandement impérieux, deux hommes se dressèrent derrière les draperies… deux individus d’un aspect fort peu recommandable, de ces gens que notre société n’aime pas à tolérer dans son sein.

Miss Jane leur indiqua les deux compères.

— Vous êtes payés, dit-elle d’une voix dure… Faites donc et vite !

Les deux hommes firent entendre un grognement sauvage et s’élancèrent.

Ils s’emparèrent d’abord d’Alpaca, l’un prit les épaules, l’autre les pieds. Ils sortirent du salon, traversèrent l’anti-chambre et gagnèrent le corridor. Tout était désert et silencieux. Ils descendirent par l’escalier de service leur fardeau, et bientôt, sans avoir rencontré âme qui vive, ils se trouvèrent dehors.

La rue était déserte, car il était plus de deux heures de nuit.

Alpaca, toujours profondément endormi, fut jeté par les deux hommes sur le bord de la chaussée.

Les deux hommes remontèrent à l’appartement de Miss Jane. Cinq minutes après, Maître Tonnerre, qui n’eût pas cédé son bienheureux ronflement pour un paradis, reposait auprès de son cher camarade.

Là-haut, les croisées illuminées de Miss Jane venaient de s’obscurcir. L’Avenue demeurait déserte. Les deux individus, qui reprenaient haleine, parurent se consulter du regard et tous deux clignèrent de l’œil vers les deux compères.

L’un d’eux rompit le silence et dit, goguenard :

— Est-on si bêtes que ça ?… On est payés, oui… mais on pourrait se payer davantage !

— Et ces deux-là, répliqua l’autre, ont l’air assez « copés ».

— Moi, je me dis qu’on ne visite pas les grandes maisons avec des clous dans ses poches !

— Il est certain que ces deux cuistres ont mieux que des clous !

— À moins que les jolis doigts de là-haut n’aient précédé les nôtres ! ricana le premier des deux chenapans.

— Il faut nous en assurer. Et puis, il pourrait bien passer des voleurs !

— Tu as raison, fouillons-les !

Les deux individus promenèrent un regard circulaire sur les lieux, puis, ne voyant personne dans les alentours immédiats, se jetèrent sur les deux dormeurs.

Mais au même instant un pas lourd et sonore résonna. Les deux inconnus se dressèrent à demi pour inspecter la rue. Pas bien loin de là se profilait la silhouette d’un policeman, et ce policeman venait vers le Metropolitan Apartments.

— Canaille !… gronda l’un des inconnus avec un geste de colère à l’adresse du policeman,

— Oui, c’est le voleur qui s’en vient ! ricana l’autre.

Circulons…

Et jugeant qu’ils n’auraient pas le temps d’accomplir leur « charitable besogne », les deux sacripants décampèrent, se glissèrent le long des maisons et se perdirent bientôt dans la nuit.


XI

LA REVANCHE DE MISS JANE


— Dites-moi donc, cher maître de mon cœur, comment vous trouvez, ce matin, notre nouveau logis ?

— Je le trouve un peu froid… je grelotte. Maître Tonnerre. Il est aussi quelque peu étroit…

— Et sombre… ne trouvez-vous pas ?

— Ça se comprend : pas la moindre fenêtre pour nous montrer le jour !

— C’est vrai, aucune fenêtre à notre singulier logis. Mais, par contre, cette jolie porte faite de bonnes et solide tiges de fer nous garantit de tout attentat contre notre gousset.

— Je crois, en effet, que nous sommes ici en sûreté.

— Et avec tout le confort d’un appartement dégarni.

— Heureusement que les bonnes gens qui ont effectué le déménagement du mobilier ont eu la noble et charitable inspiration d’oublier ce matelas.

— Oui, heureusement, car, sans ce matelas, nous aurions à coup sûr les côtes en marmelade.

— Ah ! ça, dites donc, Maître Tonnerre : jadis il me semble avoir vu quelque part et habité un appartement ayant quelque curieuse analogie avec ce logement.

— Il vous semble très justement et très véridiquement. Une fois, à Dawson City, que nous bûmes sans défiance d’une certaine liqueur très malfaisante — liqueur qui nous fit perdre nos deux équilibres, — deux braves policemen nous tendirent les bras et nous offrirent l’hospitalité. Vous en souvenez-vous ?

— Oui. Nous nous gardâmes bien, étant gens de bonne éducation, de refuser cette honnête hospitalité. Alors, selon votre souvenir, ce logis ?…

— Selon mon souvenir et le vôtre, cher Maître, il faudrait croire que le présent logis a, pour une seconde fois en notre vie, été mis à notre disposition par cette bienveillante et hospitalière hôtesse qu’est la police.

— Si tel est le cas. Maître Tonnerre, nous tâcherons de nous souvenir que nous sommes aussi gens de haute gratitude, et nous reconnaîtrons que notre digne hôtesse a droit à tous nos remerciements et à notre dévouement.

— Pour ma part, je promets en son nom un beau cierge à saint Tonnerre, mon patron.

— Et moi, une chandelle toute neuve à saint Alpaca. Prenez ça en bonne note, Maître Tonnerre.

Un cliquetis de clefs, une porte ouverte et refermée avec grand bruit de ferraille et un pas dur interrompirent brusquement cet entretien.

Un individu, dans l’uniforme des porte-clefs, apparut dans la pièce adjacente. À travers les tiges de fer de la grille les deux amis virent cet homme. Il portait sous un bras une petite boite de fer-blanc qu’il posa précieusement sur une table. De la boîte il tira deux tranches de pain de couleur douteuse, puis il s’approcha de la grille.

Il s’arrêta, pencha la tête en avant et dans la clarté incertaine qui régnait dans la cellule il jeta un regard moqueur. Car, là il vit deux ombres humaines assises côte à côte sur un méchant matelas gisant sur les dalles. Un moment, il considéra les deux ombres silencieuses. Puis il dit sur un ton railleur :

— Je suppose, mes bons amis, que vous ne dédaignerez pas un petit déjeuner ?

— Que non, répliqua Tonnerre avec un accent non moins railleur. Nous étions bien sûrs que votre très aimable hospitalité ne se bornerait pas uniquement à la couchée.

— Nous savions aussi, cher monsieur, dit Alpaca à son tour d’une voix très narquoise, que vous ne pouviez avoir l’impolitesse de venir nous souhaiter le bonjour sans nous offrir quelque chose à votre table. Nous vous remercions à l’avance.

Le porte-clefs ricana.

— Merci, répondit-il, de la bonne opinion que vous avez des gens de la maison. Voici donc votre déjeuner à tous deux… vous m’en direz des nouvelles !

Et ce disant, il passa son bras entre les barreaux de la porte de fer, lança un morceau de pain à Tonnerre, puis un autre à Alpaca.

— Merci bien, cher ami, dit Tonnerre, de cet excellent petit déjeuner.

— Vous allez nous gâter, fit Alpaca.

— Il nous prend pour des princes ! gouailla Tonnerre.

— Tous les honneurs ! sourit Alpaca.

— Un véritable festin ! exclama Tonnerre. Et il partit d’un rire aigre.

— Surtout, fit observer le porte-clefs, n’allez pas manger trop et crever d’indigestion !

— Soyez tranquille, cher Monsieur, rétorqua Tonnerre, nous ne sommes pas sujets aux indigestions à pareille table. Mais si, par hasard, il arrivait que nous crevassions de ce mal contre lequel vous voulez bien nous mettre en garde, nous et notre gourmandise, je souhaite pour vous la crevaison par la faim !

Un rire moqueur répondit à ces paroles de Tonnerre, puis le même bruit de porte sonnant la ferraille se fit entendre, et tout demeura dans le silence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour expliquer la situation peu confortable dans laquelle Alpaca et Tonnerre se trouvaient ce matin-là, il faut revenir à ce moment où les malandrins aux gages de Miss Jane s’apprêtaient à visiter les goussets de nos deux amis. Et si les deux maraudeurs ne mirent pas leur projet en œuvre, c’est pour la bonne raison qu’ils en furent dissuadés par l’approche d’un gardien de la paix.

Celui-ci de loin aperçut les corps immobiles des deux compères. Il s’arrêta très ému. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il n’osa pas approcher davantage, mais il considéra les deux hommes avec un œil soupçonneux et craintif. Puis sa physionomie revêtit une expression d’épouvante. Il recula de quelques pas en portant ses mains à ses yeux. Comme s’il eût voulue échapper à une vision affreuse. Puis il grommela une invocation à quelque saint probablement ennemi des spectres et des fantômes, tourna sur ses talons et partit dans une course rapide.

Un peu plus loin, il tourna sur une rue transversale, et arriva bientôt devant la devanture illuminée d’une boutique de drogues.

Il s’arrêta une demi-minute pour reprendre vent, puis il se rua sur la porte qu’il ouvrit violemment et se jeta comme un fou dans l’intérieur de la boutique. Du fond de son laboratoire le droguiste accourut, terrifié, croyant que des bandits venaient lui donner l’assaut. Mais déjà le policeman vociférait ces paroles :

— Deux hommes assassinés sur Fifth Avenue… téléphonez à l’Hôpital !

Sans en demander, davantage, le droguiste se précipita à l’arrière de son établissement pour donner l’alarme.

Le policeman, d’un autre bond, regagna la rue et, toujours à toute course, et soufflant et mugissant comme une locomotive grimpant une pente, il reprit la direction de Fifth Avenue.

Mais arrivé à l’angle de l’avenue, il s’arrêta haletant et suant. Puis tourné dans la direction où il avait vu « les deux hommes assassinés », c’est-à-dire près du Metropolitan Apartments, il sembla guetter quelque chose.

Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis au loin les phares éclatants d’une auto tracèrent sur l’avenue un long jet de lumière, et cette auto approchait si rapidement que le policeman constata qu’elle dépassait de beaucoup la vitesse réglementaire.

Mais de suite il comprit que cette auto n’était autre que la voiture d’ambulance expédiée par l’hôpital. Il s’élança aussitôt à sa rencontre tout en criant d’une voix de stentor :

— Au meurtre ! À l’assassin ! Au meurtre !

Et en même temps il agitait terriblement les bras et les mains, dont l’une tenait « l’assommoir ». Et il criait toujours et à tue-tête, au point que les fenêtres des maisons s’ouvraient pour encadrer des têtes épouvantées :

— Au meurtre ! Au meurtre !

Enfin, le policeman essoufflé et l’auto frémissante s’arrêtèrent à dix pas l’un de l’autre.

De la voiture un individu tout de blanc vêtu sauta sur le pavé de la rue et, suivi du policeman tremblant, s’approcha de Tonnerre et d’Alpaca.

Mais un simple coup d’œil suffit à l’homme en blanc pour lui faire comprendre de quoi il s’agissait. Alors, il jeta au policeman vacillant un regard chargé de colère et demanda d’une voix indignée :

— Ce sont là vos deux hommes assassinés ?

— Eh bien !… fit seulement le policeman ébaubi.

— Eh bien ! pensez-vous que l’hôpital, à présent, va se mettre à faire la patrouille pour ramasser les ivrognes sur la rue ?… Allez donc au diable, espèce de mufle !

Et, aussi brusquement que ces paroles avaient été prononcées, l’homme en blanc fit demi-tour et regagna d’un pas rude la voiture d’ambulance. Celle-ci, la minute d’après, virait de bord et s’éloignait à toute allure.

Le policeman était demeuré stupide devant « les deux hommes assassinés ». Puis, comprenant sa méprise, il maugréa quelques sourdes imprécations à l’adresse de l’individu qui l’avait traité de mufle, et, cette fois, alla donner l’alarme aux quartiers de police de l’arrondissement.

Et quinze minutes plus tard, c’était la voiture policière qui venait faire les honneurs à Maîtres Alpaca et Tonnerre qui, en toute probabilité, se réjouissaient fort à ce moment en compagnie de quelque déesse bien galante ou d’un Bacchus bien amusant qui les roulait en des flots de nectar.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour abréger cette aventure de nos deux compères, nous ajouterons que, après avoir longuement réfléchi sur leur situation, et s’être livrés aux conjectures peu plaisantes des gens qui se voient à tout coup privés par la solitude et la mélancolie d’un cachot, — nos deux amis furent conduits devant un magistrat.

Cet homme, — comme tout bon magistrat du reste, — s’empressa de faire valoir la haute autorité dont il était politiquement investi, fit à nos compères, qui riaient sous cape, une savante et philosophique remontrance en un langage choisi qui n’eut pas l’heur de déplaire à Maître Alpaca, puis condamna les deux copains à payer, chacun la somme de dix dollars… ce à quoi les deux amis acquiescèrent séance tenante et avec la meilleure grâce du monde.

Au sortir de la cour de police les deux amis s’arrêtèrent sous la marquise d’un théâtre pour délibérer.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda Alpaca.

— Dame ! Il n’est qu’une chose à faire, ce me semble : regagner notre hôtel, rafraîchir nos habits un peu frippés, puis communiquer avec M. William Benjamin à Montréal.

— Que voulez-vous communiquer, Maître Tonnerre ?

— La jolie trouvaille que nous avons faite hier soir !

— Diable ! s’écria Alpaca, j’y pense seulement !… Où donc avais-je la tête ?

— Vous l’aviez toujours à la même place, cher Maître. Seulement, cette délicieuse Miss Jane vous l’a quelque peu retournée !

— Miss Jane !… murmura Alpaca avec un profond soupir.

Miss Jane !… Oui, cher Maître, reprit Tonnerre sur un ton goguenard. L’angélique ou plutôt la diabolique Miss Jane qui vous fit oublier, monstre que vous êtes ! l’amoureuse Adeline. Fiez-vous maintenant, ô saintes femmes ! à la fidélité des hommes ! acheva Tonnerre avec une physionomie scandalisée.

— Adeline !… murmura Alpaca, rêveur. Adeline ! répéta-t-il en hochant la tête d’un air de profonde amertume. Celle qui, durant trente années de ma vie, n’a pas un instant quitté mon souvenir ! Oui, je l’ai odieusement trompée dans un moment de folie ! Je suis un infâme ! gronda-t-il sourdement. Oui, je suis un monstre, Maître Tonnerre ! Mes lèvres que je conservais pures pour cette fidèle et innocente Adeline, je les ai souillées aux lèvres de cette drôlesse qui s’appelle Miss Jane ! Misérable que je suis !… Ah ! mon Adeline adorée, pardonne-moi ! s’écria Alpaca avec un accent douloureux. Pardonne-moi, mon ange, d’avoir pressé sur ma poitrine cette femme-démon ! Pardonne-moi… et je pose ma main sur tes lettres sacrées qui à cet instant brûlent mon…

Alpaca s’interrompit net et toute sa physionomie se couvrit d’une mortelle pâleur. Avec une agitation fébrile il palpait le côté gauche de sa redingote.

Une plainte déchirante vint mourir sur ses lèvres, et il chancela…

Mais Tonnerre le soutint.

— Quel mal donc vous prend, cher Maître ? fit Tonnerre avec surprise.

— Maître Tonnerre, répondit Alpaca d’une voix défaillante. Elles… ne sont plus là !

— Elles !… Quoi donc ?

— Ses lettres vénérées !

— Est-ce possible ?

D’un geste brusque Alpaca introduisit la main dans la poche intérieure de sa redingote… cette poche était vide.

À sa pâleur succéda une ardente rougeur. Il baissa la tête et murmura dans un sanglot :

— J’ai perdu les lettres d’Adeline !

Une larme en même temps trembla au bord de ses paupières.

Cette larme émut terriblement Tonnerre.

Ne trouvant aucune consolation à présenter à son malheureux ami, il toussa, éternua, jura, sacra, et rugit avec une feinte colère pour cacher son émotion :

— Au diable cette poussière qui vous aveugle et vous étouffe ! Tenez, cher Maître de mon cœur, il serait fort à propos que nous vidions un verre de quelque chose : moi, pour me débarrasser de la poussière infernale qui assèche mon gosier, vous, pour noyer les nombreux remords qui vous assiègent. Est-ce dit ?

— Votre suggestion est merveilleuse, Maître Tonnerre. Cherchons donc un cabaret !

Les deux amis quittèrent la marquise du théâtre pour se mettre à la recherche du cabaret désiré.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était midi précis, lorsque Tonnerre et Alpaca réintégrèrent leur hôtel.

Ils trouvèrent la salle générale encombrée d’une foule de gens qui s’agitaient et se bousculaient tout en parlant avec une animation qui ressemblait à de la frénésie.

Que se passait-il donc d’étrange dans l’hôtellerie ?

C’est ce que nos deux compères se demandaient déjà avec une extrême curiosité, lorsqu’ils avisèrent un hôte de l’établissement de leur connaissance. Ils s’enquirent aussitôt auprès de ce personnage de l’agitation qui bouleversait l’hôtel entier.

— Quoi ! s’écrit ce personnage avec surprise, vous ne savez pas la nouvelle ?

— Nous arrivons seulement de voyage ! dit Tonnerre.

— Ah ! je vois. Eh bien ! depuis ce matin, il se passe ici des choses extraordinaires.

— Vraiment ? fit Alpaca intéressé.

— Jugez-en ! Ce matin, la police était informée par une lettre anonyme qu’un nommé Kuppmein avait été séquestré dans une garde-robe de cet hôtel, puis assassiné. Cette garde-robe faisait partie de l’appartement loué par un certain Pierre Lebon, et ce Pierre Lebon avait disparu aussitôt de mystérieuse façon.

Alpaca et Tonnerre s’entre-regardèrent. Une terrible épouvante se peignait sur leurs traits.

Enchanté de l’effet que créait son récit sur ses deux auditeurs, l’homme poursuivit :

— Donc, deux agents de police venaient ce matin communiquer au gérant de l’hôtel la lettre anonyme. Ce fut donc une course vers le garde-robe mentionné dans la lettre.

— Qu’a-t-on découvert dans ce garde-robe ? demanda Tonnerre d’une voix tremblante.

— Précisément ce que mentionnait encore la lettre anonyme, répondit l’homme avec un sourire énigmatique.

— Un cadavre ?… s’écria Alpaca.

— Un cadavre… oui, mes amis. Et ce cadavre fut reconnu pour celui de Kuppmein en question.

— Par tous les testaments ! jura Tonnerre ébahi et terrifié à la fois.

— Juste ciel ! exclama Alpaca en joignant les mains et en levant les yeux au plafond.

— Naturellement, reprit l’homme, vous devinez bien qui est l’assassin de Kuppmein ?

— Mais non, répliqua naïvement Tonnerre. Comment pourrions-nous deviner, cher monsieur ?

L’homme eut un sourire.

— C’est bien simple, dit-il, puisque la garde-robe faisait partie de l’appartement loué par Lebon !

— Ah ! ah ! fit Tonnerre qui ne savait trop comment réfuter cette sorte d’accusation contre le jeune inventeur canadien.

— En sorte que, dit Alpaca d’une voix qu’il d’affermir, Pierre Lebon est reconnu l’auteur de cet assassinat ?

— Tout l’accuse !

— C’est juste, dit Tonnerre. Merci, cher monsieur, de cette information, ajouta-t-il, et permettez-nous de nous retirer, attendu que nous avons affaire au télégraphe.

Et Tonnerre entraîna vivement Alpaca avec ces paroles prononcées à voix rapide et basse :

— Nous n’avons pas un instant à perdre… Allons télégraphier la nouvelle à William Benjamin !

Allons ! répéta Alpaca.


XII

LE DRAME


— Encore un baiser, ma Jenny !… Ah ! que je t’aime !…

Ces paroles d’ivresse, Pierre Lebon les avait balbutiées d’une voix languissante et à peine distincte au moment où, saisi d’un vertige mystérieux, il échappait au bras de Miss Jane et roulait sur l’ottomane pour demeurer inerte dans un sommeil profond, presque léthargique.

Et debout maintenant, avec un sourire de haine satisfaite au coin de ses lèvres rouges, et ses yeux noirs chargés d’éclairs, Miss Jane considérait sa victime.

Plus tard, elle murmurait d’une voix basse et rauque ces paroles :

— Je te frappe, toi, pour mieux atteindre l’autre… celle qui t’aime, celle à qui tu as voué ton existence avant de m’aimer, moi !… Celle qui, car je l’ai deviné depuis longtemps, sous le masque de William Benjamin, a fait échouer tous nos projets !… Je te frappe dans ton corps toi, Pierre Lebon, pour la frapper, elle, dans son cœur, dans son amour pour toi !… Car je la hais… je la hais de toutes les forces de mon être cette femme que je ne connais pas encore, et ma haine rejaillit sur toi !… Demain, tu ne seras plus qu’un gibier de potence ! Demain, la justice qui te recherche déjà viendra ici, attirée par moi ! Demain… que dis-je ? aujourd’hui, puisqu’il est maintenant l’aurore, oui, aujourd’hui, ce soir au plus tard, on viendra t’arrêter ; et lorsque cette femme, qui se fait appeler William Benjamin, te retrouvera enchaîné au fond de quelque noir cachot, elle pleurera alors des larmes de feu !…

Miss Jane se tut pour demeurer plongée dans une terrible méditation, tout en tenant son regard enflammé sur le visage livide du jeune homme.

Avec la table surchargée encore de liqueurs et de mets divers, avec la senteur capiteuse de la cigarette dont l’atmosphère demeurait saturée, avec le désordre qui demeurait par toute la pièce, l’orgie et la débauche se dessinaient pleinement entre les quatre murs de ce salon. Ensuite, avec l’accusation de meurtre qui pesait sur Pierre Lebon, et au sein de ce décor de mœurs libres que la jeune fille avait habilement arrangé, l’œil de la justice n’y pourrait trouver que la confirmation de la lettre dénonciatrice et accusatrice écrite par Miss Jane.

Dans l’esprit de celle-ci Pierre Lebon était perdu irrémédiablement, rien ne le pourrait sauver de l’infamie !

Et sa vengeance, Miss Jane en savourait à l’avance tous les délices, elle la savourait d’autant mieux qu’elle s’imaginait avoir accompli une de ces actions extraordinaires dont on parle dans les siècles futurs.

Telles étaient à ce moment les pensée sinistres qui tourbillonnaient dans le cerveau agité et tourmenté de Miss Jane : et ces pensées semblaient lui dévoiler des visions triomphales, car elles amenaient sur ses lèvres devenues pâles un sourire de féroce contentement.

Combien de temps la jeune fille demeura-t-elle dans cette contemplation des choses évoquées par son esprit vindicatif ? Il est certain qu’elle n’aurait pu le dire.

Car les heures avaient succédé aux heures, et elle n’avait pas paru s’apercevoir que l’aube d’un jour nouveau avait blanchi les vitres des croisées. Elle ne sembla pas voir que le jour peu à peu chassait l’ombre de la nuit, et que, dans la clarté profuse qui bientôt emplissait le salon, la lumière de l’homme pâlissait dans la lumière de Dieu. Car les lustres, oubliés, demeuraient comme stupides dans la blancheur rayonnante du matin.

Soudain un rude coup de sonnette résonna dans le lourd silence.

Miss Jane tressauta et promena autour d’elle un regard surpris.

Elle vit qu’il faisait grand jour.

Puis, comme si le coup de timbre vaguement entendu lui eût semblé l’effet d’un songe plutôt que de la réalité, elle prêta l’oreille tout en crispant d’une main nerveuse son sein tumultueux.

Une minute s’écoula dans un silence funèbre.

De nouveau le timbre vibra par coups violents et saccadés.

Miss Jane frissonna, pâlit et murmura ! comme avec épouvante.

— Si déjà c’était la police !…

Elle darda sur Pierre Lebon un long regard, et, chose étrange, dans ce regard on eût pu surprendre un rayon de pitié mêlé à une lueur de remords !

Puis elle fit un pas vers l’antichambre.

Elle s’arrêta aussitôt, hésitante et pensive.

Pour la deuxième fois son regard indécis et troublé se reporta sur le jeune inventeur canadien qui, dans son lourd sommeil d’ivresse semblait sourire à quelque joyeuse vision de rêve… rêve en lequel, peut-être, il se sentait tout grisé des caresses de Miss Jane.

Mais pour la troisième fois la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre, plus impérieuse

La jeune fille parut se décider. Elle hocha la tête avec une sorte d’indifférence, affectée et d’un pas alerte gagna l’antichambre. Mais ce ne fut pas sans une main tremblante qu’elle ouvrit la porte. Elle étouffa aussitôt un cri de joyeuse surprise. Au lieu de la police qu’elle s’attendait presque à voir paraître derrière la porte, ce fut la silhouette agitée du capitaine Rutten qui se trouva devant elle, le capitaine qui disait de sa voix nasillarde et moqueuse :

— Pardonnez-moi cette matinale visite, ma chère Miss Jane, je vous pensais debout depuis longtemps déjà.

— Quelle heure est-il donc ?

— L’heure ! s’écrit Rutten avec un geste de surprise. Mais il passe sûrement neuf heures.

— Neuf heures !… fit la jeune fille avec une mine égarée. D’où arrivez-vous ? demanda-t-elle.

— Mais… de Montréal. Le train retardait… C’est pourquoi…

Rutten s’interrompit pour considérer curieusement la jeune fille dont l’esprit lui paraissait voyager en pays inconnus.

— Dites donc, reprit-il brusquement, vous m’avez l’air de revenir d’aussi loin que je reviens moi-même !

Miss Jane se mit à rire nerveusement.

— C’est la surprise de vous voir, dit-elle, je ne vous attendais pas sitôt. Mais entrez donc !

Rutten franchit le seuil de la porte et demanda, tandis que Miss Jane refermait la porte doucement :

— Vous avez reçu ma dépêche, n’est-ce pas ?

— Oui.

— La mauvaise nouvelle vous a sans doute fort contrariée ?

— Très peu, sourit Miss Jane.

— Tiens !

— Je me doutais pas mal, reprit-elle avec une certaine indifférence tout en esquissant un sourire haineux, que William Benjamin vous aurait devancé.

— Comment le saviez-vous ? demanda le capitaine qui, du coin de l’œil, lança à Miss Jane, un regard chargé de soupçons.

— Je dis que je m’en doutais, répondit seulement Miss Jane avec un sourire froid.

— Vous vous en doutiez ?… Mais alors vous saviez que Benjamin m’avait suivi à Montréal.

— Je l’ai su par votre dépêche.

— Ah !… c’est juste.

— Seulement, poursuivit Miss Jane, le jour même de votre départ pour Montréal, je vous savais surveillé par Benjamin.

— Vraiment ?

— Ou plutôt par des gens au service de Benjamin, ce qui revient au même.

— Vous connaissez ces gens ?

— Vous savez bien que je connais vos amis, répliqua Miss Jane avec un sourire ironique.

— Quels amis ? demanda froidement Rutten.

— Ces deux amis qui, un soir, au Welland, vous ont fait les honneurs de l’hospitalité.

Rutten grimace de colère et de haine.

— Or, sachant que ces deux hommes vous épiaient, je me suis douté que Benjamin serait informé de votre départ précipité pour Montréal, et qu’il prendrait aussitôt des mesures pour faire mettre le modèle du Chasse-Torpille en lieu sûr.

— Ma chère Miss Jane, sourit le capitaine, votre perspicacité est admirable.

Et il pensa ceci :

— Tu t’es fait prendre au jeu de l’amour, je t’en avais prévenue !… Gare à toi, tu ne m’échapperas pas !

Et tout haut il répéta :

— Oui, ma chère Miss Jane, j’admire votre perspicacité.

— Merci, mon cher capitaine, se mit à rire la jeune fille. Ah ça ! ajouta-t-elle aussitôt en reprenant son sérieux, j’oublie que vous arrivez de voyage et que vous devez être morfondu… Voulez-vous accepter un petit verre et manger quelque chose ?

— Je ne vous refuse pas, vous me faites vraiment plaisir.

— Venez donc, dit la jeune fille en se dirigeant vers la porte du salon.

— Au moins, je ne trouble pas vos amours ?

— Pas le moins du monde. D’autant moins que ces amours, dont vous êtes tant jaloux, vont bientôt avoir leur dénouement.

— Par le mariage ? ricana Rutten.

— Non… par une condamnation à mort, peut-être ! répliqua Miss Jane avec un accent funèbre.

Rutten frissonna malgré lui et, silencieux, suivit Miss Jane au salon.

Arrivé sur le seuil de la porte il s’arrêta net. Ses yeux venaient de tomber sur Pierre Lebon.

— Voilà le condamné ! fit Miss Jane avec un sourire de cruelle ironie.

Rutten darda un regard clair dans les yeux ardents de la jeune fille et parut y lire sa pensée.

— Je vous comprends ! dit-il seulement.

— Ah ! vous comprenez, reprit froidement Miss Jane, que j’ai mis en œuvre l’idée que vous m’aviez donnée au sujet de l’assassinat de Kuppmein ?

— Oui, c’est ce que je comprends.

— Eh bien ! comprenez aussi que je vous venge, vous et moi, de William Benjamin !

— Cette fois, je ne vous comprends plus ! fit Rutten avec étonnement.

À cet instant Miss Jane emplissait deux coupes d’une certaine liqueur, et sur ses lèvres, voltigeait un sourire énigmatique.

Une fois les coupes emplies, la jeune fille releva son regard sur le capitaine et demanda :

— Mes paroles vous surprennent ?

— C’est vrai.

— Vous ne saisissez pas comment je nous venge de Benjamin en frappant ce garçon ?

— J’avoue que je ne saisis pas.

— Eh bien ! tant pis, vous comprendrez plus tard ! En attendant je bois à votre santé. Approchez…

Après que les coupes furent vidées la jeune fille demanda encore :

— Voulez-vous que nous causions de nos affaires ?

— Je suis venu pour cela.

— Venez au fumoir, nous y serons tout à notre aise.

— Je vous suis.

L’instant d’après, Rutten et Miss Jane, l’un fumant un cigare, l’autre une cigarette, reprenaient la conversation.

Comme cette conversation ne serait au lecteur d’aucun intérêt nouveau, nous la passerons sous silence. Disons seulement qu’elle dura longtemps, et elle aurait probablement duré plus longtemps, si un coup de timbre n’était venu l’interrompre.

— Une visite ! fit le capitaine.

— Demeurez ici, dit Miss Jane en se levant. Quoi qu’il arrive, ne bougez pas.

— Qui pensez-vous que ce soit ?

— Je n’en sais rien. Attendez seulement.

Miss Jane sortit du fumoir. Elle arrangea soigneusement les draperies de l’arcade et se disposa à gagner l’antichambre.

Mais elle s’arrêta subitement, très surprise de voir Pierre Lebon, debout au milieu du salon, lui souriant avec cette ivresse de l’amoureux follement épris.

— On vient de sonner, prononça le jeune homme d’une voix tranquille.

— Oui, je sais… j’ai entendu le timbre. Aussi allais-je ouvrir.

Ces paroles, Miss Jane les balbutia avec difficulté.

— Si c’est pour vous une visite personnelle, je puis me retirer, proposa Pierre toujours calme et souriant.

— Non… Demeurez, je n’attends aucune visite. Je vais voir, le facteur peut-être…

Sa voix s’étouffa dans sa gorge que crispait une émotion étrange. Tout son être frissonnait visiblement, et ses regards troublés évitaient ceux du jeune homme.

Lui, la considérait avec une curieuse surprise.

Miss Jane traversa rapidement le salon. Mais elle s’arrêta subitement près de la porte grande ouverte de l’antichambre. Elle demeura là indécise et inquiète, et son oreille se prêtait avidement aux bruits intérieurs de l’édifice.

Du corridor arrivaient jusqu’à elle des voix étrangères.

La sonnerie de la porte d’entrée résonna de nouveau impérieusement.

— La police !… pensa Miss Jane en pâlissant.

— Eh bien ! fit Pierre, n’entendez-vous pas, Jenny ? Je crois qu’on s’impatiente !

La pâleur de Miss Jane s’amplifia.

Elle jeta sur le jeune homme un regard épouvanté.

Son sein se mit à battre durement et elle y porta ses deux mains pour le comprimer, peut-être pour l’empêcher d’éclater.

Pierre la vit chanceler. Il courut à elle l’entourant de ses bras.

— Vous allez tomber ! s’écria-t-il, effrayé. Qu’avez-vous donc, Jenny ?… Vous êtes toute pâle… Vous souffrez ?

— Ce n’est rien ! balbutia l’étrange fille. Un malaise seulement… Pierre, fermez cette porte !

— Cette porte ?… La porte de l’antichambre ?… s’écria le jeune homme avec étonnement.

— Oui… cette porte !

— Mais… le visiteur ?

— Qu’importe ! fermez toujours.

Et comme Pierre hésitait devant cette soudaine bizarrerie de la jeune fille.

— Pierre, de grâce, supplia-t-elle, fermez la porte !

Cette fois et machinalement Pierre obéit, il ferma la porte.

Alors seulement Miss Jane parut capable de faire un mouvement ; elle courut à la porte, tourna la clef dans la serrure, la retira et l’enfouit dans son corsage.

— Que faites-vous donc ? demanda Pierre au comble de l’étonnement.

— Vous le voyez, répondit Miss Jane avec un sourire livide, je vous renferme avec moi.

— Pourquoi ?

— Par crainte de vous perdre.

— De me perdre !… Pierre la regarda avec une sorte de comique hébétement.

— Oui, mon Pierre, je ne veux pas vous perdre ! Je veux vous garder toujours avec moi !… Car je vous aime !…

Et brusquement Miss Jane, comme prise d’un accès de folie ou d’épouvante, se jeta dans les bras de Pierre Lebon en sanglotant.

Éperdu, le jeune homme la serra avec force sur sa poitrine, en murmurant :

— Jenny, vous souffrez… vous souffrez beaucoup, et vous ne me le dites pas ? C’est mal !

À cette minute la sonnerie vibra violemment, et dans la porte d’entrée donnant sur le corridor un poing frappa durement.

En même temps une voix forte cria :

— Au nom de la loi !

La jeune fille frémit.

— Au nom de la loi !… répéta Pierre avec épouvante et en regardant Miss Jane dans le fond des yeux.

Alors, de ces yeux qu’il regardait avec amour le jeune homme vit couler un flot de larmes brûlantes, et ces larmes, Miss Jane voulut les lui dérober en penchant son front sur son épaule.

Pierre, très pâle, balbutia :

— Jenny, que se passa-t-il ?

Miss Jane releva sa tête, puis avec une sorte de frénésie sauvage elle entoura de ses deux bras le cou du jeune homme, appuya ses lèvres blêmes sur les lèvres pâles de Pierre, renvoya sa tête en arrière et dit d’une voix désespérée :

— Pierre, pardonnez-moi, je suis une misérable ! Je vous ai trahi ! La jalousie m’a aveuglée ! Je croyais vous haïr en pensant que vous en aimiez une autre que moi, et je vous aimais éperdument au fond ! Et vos baisers, je les croyais destinés à l’autre ! Vos sourires, je croyais qu’ils étaient pour l’autre ! Vos paroles d’amour, je croyais que l’autre les entendait ! Alors, j’ai été folle ! Alors, j’ai voulu me venger ! Alors, j’ai été horrible ! Pierre… Pierre…

Deux coups vigoureux retentirent dans la porte d’entrée couvrant la voix plaintive de Miss Jane.

La même voix cria plus fort, plus impérieusement.

— Au nom de la loi !

— Jenny, s’écria Pierre saisi d’un horrible pressentiment, parlez, je le veux !

Miss Jane serra plus fortement le cou du jeune homme et répondit avec un accent de sauvagerie effrayante :

— Pierre, ne me maudissez pas !… Me me tuez pas !… car je vous aime, je vous aime, je vous aime…

— Jenny !… balbutia Pierre à qui la voix manqua tout à coup dans l’émotion terrible qui l’étreignait.

— Pierre… c’est pour vous qu’on vient… on vient vous arrêter !

— M’arrêter !… s’écria Pierre ébahi.

— Par ma faute ! pleura Miss Jane.

Ces paroles furent couvertes par un fracas de bois qui casse : la porte d’entrée venait d’être brisée et dans l’antichambre retentissaient des bruits de pas précipités, des grondements de voix furieuses, des Jurons.

— La porte est enfoncée ! murmura Pierre, en serrant Miss Jane plus fort contre lui.

— Qu’importe ! s’écria la jeune fille, il reste encore celle-ci. Oh ! je saurai bien vous défendre… je vous protégerai !

On frappait à présent à coups redoublés dans la porte du salon.

— Ouvrez ! commanda Pierre à la jeune fille qu’il voulut écarter de lui.

— Non, jamais ! Pierre, fuyez ! Vous leur échapperez… Fuyez par l’appareil de sauvetage qui passe par ma chambre à coucher ! Venez… nous fuirons ensemble !

— Pourquoi fuir, Jenny ?

— Parce qu’on vient vous arrêter !

— C’est impossible… pourquoi ?

— Au nom de la loi ! répéta la voix impérative dans l’antichambre.

Sous d’autres coups plus violents la porte craqua…

— Pour Dieu ! clama Miss Jane en cherchant à entraîner Pierre pétrifié par l’horreur, fuyez… fuyez donc !

Pierre ne parut pas entendre. Il demeura immobile, la physionomie livide, les yeux rivés sur la porte qu’on battait de coups plus durs de l’autre côté. Mais il serra davantage Miss Jane sur lui.

— N’entendez-vous pas, Pierre ? gémit la jeune fille avec désespoir. Ces hommes vont enfoncer cette porte comme la première ! Ils vont vous trouver ici ! Ils vous emmèneront !… Ah ! Dieu Puissant ! il ne veut pas m’entendre !… Et tout cela, c’est ma faute !… Malheureuse ! Maudite que je sois !…

Et, la gorge déchirée de sanglots, Miss Jane laissa sa tête retomber lourdement sur l’épaule de Pierre.

Sous les coups furieux la porte céda enfin, et quatre hommes se précipitèrent dans le salon.

Miss Jane poussa un rugissement terrible.

— Allez-vous-en ! cria-t-elle, en s’échappant des bras de Pierre, hors d’ici ! ajouta-t-elle avec un geste farouche.

— Pierre Lebon !… prononça d’une voix grave l’un des hommes de police en regardant le jeune homme.

— C’est moi ! répondit Pierre d’une voix ferme.

— Non, ce n’est pas celui que vous cherchez ! rugit Miss Jane en se dressant avec hardiesse devant les quatre hommes comme pour protéger celui qu’elle aimait.

— Madame, dit froidement l’agent de police, prenez garde ! Cet homme est un assassin… il appartient à la Justice !

— Assassin !… murmura Pierre avec ahurissement.

— Vous ne me le prendrez pas ! hurla Miss Jane. Vous ne l’arrêterez pas, moi vivante !

Et avec la furie d’une tigresse Miss Jane se jeta sur Pierre se cramponnant à lui.

— Saisissez-les ! commanda le chef de l’escorte d’une voix forte.

Les trois autres agents s’avancèrent menaçants.

— Arrière, chiens !… vociféra Miss Jane d’une voix éclatante et avec un regard effrayant.

— En avant ! hurla le chef et en tirant un revolver de sa poche.

Les trois agents s’élancèrent.

Mais ils s’arrêtèrent net au son d’une voix claire, haute et impérative qui venait de vibrer derrière eux :

— Un instant, messieurs ! avait dit la voix.

Tous se retournèrent.

En même temps une toux sèche traversa le silence qui venait de se faire.

Dans le cadre de la porte un jeune homme à la physionomie calme essuyait de son mouchoir ses lèvres souriantes.

C’était William Benjamin.

Derrière lui on pouvait apercevoir les figures placides de Tonnerre et Alpaca.

— Un instant, messieurs ! répéta William Benjamin d’une voix plus douce.

— William Benjamin !… gronda sourdement Miss Jane, tandis qu’un éclair de haine traversait sa prunelle sombre.

— Jenny Wilson !… murmura Benjamin avec la plus grande stupeur, en reconnaissant cette jeune américaine à qui il avait accordé sa protection à Montréal.

Quant à Pierre Lebon, à la vue de William Benjamin, un nom cher, aimé, adoré, mais oublié depuis quelques jours, monta de son cœur pour expirer sur ses lèvres livides ; puis son front s’empourpra d’une rougeur de honte, il ferma les yeux et chancela…

Miss Jane, toujours cramponnée à lui, l’empêcha de tomber.

Mais déjà le chef des policiers demandait à Benjamin avec hauteur :

— Qui êtes-vous ?

— Un ami, monsieur, qui vient vous dire que ce jeune homme n’est pas le meurtrier de Kuppmein.

— Comment le prouvez-vous ?

— Par ceci, répondit Benjamin en exhibant une petite feuille de papier et en s’approchant de l’homme de police.

Pour mieux saisir et suivre la scène qui va suivre, nous nous permettrons d’indiquer en peu de mots la disposition de nos personnages.

Miss Jane et Pierre Lebon, tous deux enlacés, tournaient le dos aux draperies de l’arcade. Sur leur gauche, entre l’ottomane et la porte, les trots agents subalternes demeuraient attentifs. Sur leur droite et faisant face à la porte défoncée, le chef des policiers observait Benjamin qui venait de s’approcher de lui. Et, enfin, derrière Benjamin nos deux amis Alpaca et Tonnerre étaient venus se poster.

Donc, à la plus grande stupéfaction de tous Benjamin avait exhibé une petite feuille de papier.

Et tout en tenant ce papier sous les yeux ébaubis du policier, voici ce qu’il expliquait :

— Ce matin, j’ai appris à l’hôtel Américain l’accusation qui pesait sur Monsieur Lebon. J’ai manifesté le désir de visiter la garde-robe dans lequel Kuppmein fut assassiné. J’y suis monté avec le gérant de l’hôtel et deux autres personnes, et nous avons découvert ce papier sur lequel une main agonisante a tracé ces mots que vous pouvez lire…

Et le policier lut à haute voix et non sans surprise :

Je meurs assassiné par le capitaine Rutten.
Kuppmein

— Rutten !… murmura le policier stupéfait.

— Rutten !… hurla tout à coup Miss Jane dans un cri de joie sauvage. Ah ! tu es sauvé, mon Pierre, ajouta-t-elle défaillante et en haussant les lèvres blêmes jusqu’à celles du jeune homme qui demeurait immobile, blafard, pétrifié. Tu es sauvé ! répéta Miss Jane avec amour… car le meurtrier de Kuppmein… car Rutten…

Elle ne put achever…

Un grondement terrible venait de couvrir ses paroles…

Et, dans la minute qui suivit, il se passa une chose si affreuse, si imprévue, que tous les spectateurs de cette scène demeurèrent cloués sur place par l’épouvante et l’horreur.

À peine le nom de Rutten avait-il retenti sur les lèvres de Miss Jane, que les draperies de l’arcade furent brusquement écartées. Sous l’arcade un homme parut, amassé sur lui-même, le visage terrible et farouche, l’œil en feu, la lèvre frémissante, et cet homme dans sa main furieusement crispée tenait un court poignard à lame étincelante.

Dans cette seconde, l’homme fit un bond prodigieux jusqu’au groupe formé par Pierre Lebon et Miss Jane enlacés tous deux dans une étreinte éperdue, et dans la durée d’un éclair on vit la lame du poignard briller rapidement puis disparaître tout entière dans la gorge de Miss Jane.

Il y eut un cri d’horreur, un gémissement douloureux, un grondement rauque… Et d’un autre bond aussi prodigieux, aussi terrible, l’homme traversa le salon, renversa deux agents de police sur son passage, atteignit l’antichambre, la franchit, disparut…

Et les spectateurs de cette scène demeuraient encore glacés, figés…

Puis, dans le lourd et tragique silence qui plana durant la minute suivante, deux coups de feu éclatèrent au dehors.

Ces détonations parurent ranimer tous nos personnages. Le premier, William Benjamin courut à une croisée et plongea sur la rue un regard ardent.

Dans la rue il vit deux agents de police, revolvers fumants au poing, accourir auprès d’un homme qui gisait sur la chaussée, immobile, mort, la face ensanglantée.

Et cet homme, c’était le capitaine Rutten !

Benjamin, oubliant l’horrible drame qui venait de se passer sous ses yeux, s’abîma dans une sombre méditation, ses regards fixes attachés sur la foule excitée qui s’agitait sur la rue.

Au moment où une voiture de la morgue venait enlever le cadavre du capitaine Rutten, une voix profonde et grave prononça derrière Benjamin :

— Je crois que son compte, au capitaine, est réglé pour toujours !

Benjamin se retourna brusquement et reconnut Alpaca. Mais tous les autres personnages de la scène précédente avaient disparu ; il ne restait plus que le cadavre de Miss Jane reposant sur l’ottomane.

— Pierre ?… interrogea seulement Benjamin d’une voix tremblante d’angoisse.

— Parti avec Maître Tonnerre ! répondit Alpaca.

Benjamin soupira longuement, puis marcha vers l’ottomane où, durant quelques minutes et très pensif, il considéra le corps inerte et sanglants de la jeune fille.

— Jenny Wilson !… murmura-t-il enfin. Oh ! je comprends tout maintenant… Que Dieu te pardonne comme je te pardonne moi-même ! ajouta-t-il lentement et gravement.

Puis il fit un signe à Alpaca, et tous deux sortirent de ce lieu funèbre.


XIII

UNE ENTENTE


Avant d’aller plus loin, nous croyons utile de dire un mot de certains de nos personnages que nous n’avons pas revus depuis le jour où James Conrad avait été arrêté au McAlpin.

Et nous parlerons de suite de l’ingénieur en disant que, après les formalités d’usage qui durèrent deux ou trois jours, il fut ramené à Montréal et retenu prisonnier dans une des cellules des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville.

Robert Dunton, l’auteur de cette arrestation, avait suivi de près avec l’un de ses agents. L’autre policier, celui que Benjamin s’était attaché, nous le retrouverons tout à l’heure.

Quant au colonel Conrad, après avoir appris l’arrestation de son oncle, il s’était éclipsé.

Miss Jane et le capitaine Rutten, nous le savons, avaient fini par aboutir au bout du chemin qu’ils avaient parcouru. Le coquin n’échappe jamais ! S’il arrive, trop souvent, hélas ! qu’il ait pu passer indemne de tout châtiment à travers ce monde, dans l’autre Dieu l’arrête au passage et se charge de lui ; car c’est toujours tôt ou tard que l’homme rend ses comptes, et que tout se paye !

Enfin, Maître Tonnerre et Pierre Lebon, à la suite des derniers et terribles événements avaient pris une direction inconnue à tous.

Maintenant, c’est William Benjamin que nous allons revoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est le lendemain du jour où Miss Jane et le capitaine Rutten avaient si terriblement payé leurs dettes.

Il approche midi.

Dans sa chambre d’hôtel William Benjamin est en train d’écrire. Il est pâle et défait. De temps à autre une toux grêle secoue sa poitrine.

Tout à coup on frappe doucement à sa porte.

— Entrez ! dit-il.

Un homme paraît… c’est cet agent de police que Robert Dunton avait embauché et dont Benjamin s’est assuré les services. Et il s’écrie en reconnaissant le policier :

— Ah ! enchanté de vous voir ! M’apportez-vous quelque chose de neuf ?

Avec un sourire bienveillant il indique un siège au visiteur.

L’agent s’incline avec respect, accepte le siège indiqué et répond :

— Je connais à présent votre Peter Parsons !

— Ah ! ah !

— Il part pour Montréal ce soir.

— Bon, nous ferons route ensemble. Comment savez-vous la chose ?

— Voici. Hier soir, me trouvant tout à fait désœuvré, j’allai boire un verre de bière au Welland. Au bar, j’aperçus un individu qui représentait en tous points le signalement que vous m’aviez donné. Et cet individu, avec sa barbe noire touffue et inculte, attira fortement mon attention. Je l’examinai attentivement, et je me dis : Si c’était là Monsieur Parsons !… Voulant en avoir le cœur net, je décidai de ne le pas perdre de vue. Comme il logeait au Welland, je couchai au Welland. Ce matin, je retrouvai mon homme et m’attachai à ses pas. Vers dix heures il pénétra dans un bureau de télégraphe, et à un des pupitres vacants se mit en train de rédiger un télégramme. Sans faire mine de rien je m’approchai, et à l’extrémité du même pupitre je me mis à rédiger aussi une dépêche. L’homme me jeta un regard défiant, mais tout de même, voyant que je ne faisais pas attention à lui, il se remit à sa besogne. Or, voici la dépêche que je pus saisir du coin de l’œil, je l’ai transcrite sur ce papier.

L’agent, tendit un papier à Benjamin qui y lut la dépêche suivante :


Monsieur Grossmann rue Saint-Antoine.

Montréal.
Tout va bien… Pars pour Montréal ce soir… Rendez-vous rue Dorchester demain soir sans faute.
Parsons

— Bon, fit Benjamin avec un sourire satisfait.

— Vous voyez d’ici, reprit l’agent, l’effet que ce nom de Parsons fit sur moi.

Benjamin garda le silence et parut s’absorber dans ses pensées.

Au bout de quelques minutes il releva le front pour demander :

— Pensez-vous que Parsons ait quelque doute au sujet de votre personnalité ?

— Je ne crois pas. Nous sommes tout à fait étrangers l’un à l’autre.

— Oui, mais il vous a vu aujourd’hui au télégraphe.

— Il ne m’a jeté qu’un regard rapide et indifférent.

— Ainsi donc, s’il vous rencontrait d’ici quelques jours à Montréal, par exemple, pensez-vous qu’il reconnaîtrait l’homme à qui il a aujourd’hui, dans un bureau de télégraphe, jeté un rapide regard.

— Je ne pense pas, à moins que cet homme soit si bien doué qu’il puisse, dans un simple coup d’œil, graver dans sa mémoire une physionomie d’homme.

— C’est peu probable.

— Je pourrais cependant me déguiser de quelque façon.

— Mauvais moyen, interrompit brusquement Benjamin. Un déguisement est toujours reconnu, et dans l’affaire que je médite, un déguisement, fût-il seulement soupçonné, exciterait la défiance et nous exposerait à manquer l’affaire. Donc, pas de déguisement.

— Eh bien, alors ?

— Voici l’idée qui m’est venue à l’esprit. Depuis quelques jours j’ai la presque certitude que le modèle du Chasse-Torpille est aux mains de ces deux gredins que sont Parsons et Grossmann. J’ai donc songé à vous confier un rôle important.

L’agent s’inclina.

— Demain soir, poursuivit Benjamin, nous serons à Montréal, et vous vous rendrez rue Dorchester en cette maison inhabitée dont je vous ai déjà parlé. Vous y trouverez les deux bandits. Vous façonnerez une histoire pour expliquer votre présence, et vous leur proposerez d’acheter le modèle à telle somme d’argent, raisonnable. Comme garantie de votre bonne foi et pour leur inspirer confiance, vous leur verserez immédiatement une somme de cinq cents dollars. Naturellement, ils vont s’empresser de vous faire un prix fixe. Vous aurez l’air de marchander, puis vous finirez par accepter la transaction en déclarant que vous viendrez à tel soir et à telle heure avec la somme nécessaire prendre livraison du modèle. Vous demanderez un délai de trois ou quatre jours pour vous permettre de réaliser cet argent, ce qui nous permettra de prendre toutes nos dispositions.

— Bon, je comprends, dit l’agent.

Quant au reste, je m’en chargerai. Dès demain matin, une fois que nous serons rendus à Montréal, je vous remettrai la somme de cinq cents dollars dont vous aurez besoin pour amorcer l’affaire.

— Très bien. Je tâcherai de faire en sorte que vous soyez content de mes services. N’avez-vous pas des instructions spéciales pour aujourd’hui ?

— Non. Vous pouvez prendre congé. Nous nous retrouverons ce soir à la gare.

Et Benjamin fit un geste pour congédier son homme. Mais lui ne bougea pas, il paraissait tourmenté par quelque chose qu’il n’osait dire.

— Avez-vous encore quelque chose à me confier ? demanda Benjamin avec surprise.

— Oui… Mais je redoute que la nouvelle que j’ai à vous apprendre…

— Est-ce une nouvelle qui me concerne ?

— Directement, oui.

— Oh ! allez, je n’ai pas peur.

— Dunton a pris des mesures pour vous faire arrêter à votre arrivée à Montréal.

— Ah bah ! se mit à rire Benjamin.

— Et c’est moi-même qui suis chargé de vous surveiller et de vous désigner aux agents qui se trouveront à l’arrivée du convoi.

— Bon. Ces agents ou Dunton savent-ils au moins à quelle gare je descendrai ?

— J’ai ordre de les prévenir.

— Très bien, sourit plus largement Benjamin. À présent, mon ami, je présume que vous voulez remplir tous vos devoirs, du moins en apparence. vis-à-vis de vos chefs ?

— Je ne tiens pas à perdre ma place, car il faut que je vive et que je fasse vivre ma famille.

— Je vous comprends, et je ne voudrais pas être cause que vous tombiez dans la misère et votre famille encore moins. Mais il y a moyen de tout concilier et de s’entendre.

— Je ne demande pas mieux.

— D’abord, vous allez télégraphier que je prendrai le convoi de 7.30 P. M., via Troy et Albany.

— Bon.

— Bien entendu, vous prendrez ce convoi.

— Soit.

— Quant à moi, je quitterai New York vers quatre heures en direction de Boston. Là je prendrai un convoi du Vermont Central qui, demain matin, me descendra en gare Bonaventure à Montréal, tandis que vous arriverez à la gare Windsor.

— Comment expliquerai-je votre absence sur mon convoi ?

— Vous direz simplement que je vous ai échappé aux frontières.

— Bien.

— Mais vous pourrez émettre l’hypothèse que j’arriverai peut-être une heure après par un convoi du New York Central, ce qui aura pour effet d’empêcher les agents d’aller fureter à la gare Bonaventure où j’arriverai bien tranquillement. Puis, à onze heures de la matinée, vous viendrez me rejoindre à l’Hôtel Windsor.

— C’est entendu.

Sur ce l’agent de police se retira.

Alors, William Benjamin quitta la table où il écrivait à l’arrivée de l’agent, et se mit à se promener par sa chambre.

Il méditait.

Après dix minutes environ de cette méditation, il s’arrêta brusquement et dit à voix basse comme pour résumer ses réflexions :

— Enfin, je crois que nous arrivons au dénouement. D’ici quelques jours nous aurons repris notre modèle, et alors il faudra bien que chacun reçoive ou paye son dû !… Oh ! monsieur Parsons, vous n’êtes pas, que je sache, de la force de Rutten, et pourtant nous avons vaincu Rutten !… Gare à vous, donc !

Mais de suite d’autres pensées affluèrent à son cerveau, et d’autres visions attirèrent sa pensée. Il retourna à sa table, s’assit lourdement et, un peu agité, il murmura avec une pointe d’anxiété :

— Pauvre Pierre… qu’est-il devenu depuis hier !…

Mais domptant aussitôt son inquiétude, il ajouta avec un sourire confiant :

— Bah, qu’importe !… J’ai confiance en Tonnerre…

Et, rassuré sans doute, Benjamin se remit à écrire…


XIV

LE PRÉVENU


Comme nous l’avons dit précédemment, James Conrad avait été ramené à Montréal et incarcéré dans une cellule des quartiers généraux de la police.

Naturellement, l’arrestation de l’ingénieur avait créé dans les cercles d’affaires une certaine sensation. Et comme la police gardait une entière réserve sur les motifs de cette arrestation inattendue, les rumeurs allaient leur train.

Il y a et aura toujours des gens qui pensent tout savoir : de là la calomnie. Ne sachant donc rien de l’aventure de Conrad, des bavards chuchotaient déjà mystérieusement à l’oreille d’un ami ou d’une connaissance :

— Dis donc… tu sais l’affaire Conrad ?

— Oui, eh bien ?

— Eh bien ! c’est connu : il aurait tout simplement fait servir à ses intérêts personnels des fonds de sa compagnie.

— Possible ?… C’est avéré !

— Est-ce possible ?

— Combien alors ?

— Oh ! c’est un finaud, ce Conrad, il sait tordre un linge mouillé.

— Et en faire tomber toutes les gouttes d’eau ?…

— Juge toi-même, cent mille dollars !

— H-o-o-o !…

Bref, sous le flot de cancans filant, de la sorte, James Conrad, jusqu’alors demeuré d’une probité scrupuleuse dans l’esprit de ses connaissances, n’était plus qu’un escroc.

Nous laisserons aller les cancans et nous nous rendrons auprès du prisonnier à l’Hôtel de Ville.

C’est le lendemain de son retour à Montréal.

L’ingénieur demeure assis sur son lit de camp, abattu, sombre, désespéré. Sa cellule donne sur une petite salle où entrent, passent et sortent des policiers, des reporters curieux, des avocats avides d’une affaire.

Onze heures de matinée.

Un policier s’approche de la grille de fer et rudement interpelle :

— Conrad !

Le prisonnier lève une tête pâle et jette sur l’importun un regard terne.

Le policier reprend :

— Le Chef a bien voulu vous accorder la faveur de voir votre fille que vous avez demandée hier.

— Ma fille !… Ah ! merci, balbutie Conrad avec un éclair de joie dans ses yeux clignotants. Quand la verrai-Je ?

— À l’instant, on va l’amener !

— Ah ! on va l’amener ! bégaya-t-il. Mais vous ne me laisserez pas voir ma fille derrière les barreaux de ma cage !

La colère l’avait emporté malgré lui.

— Vous ne la verrez pas autrement ! répartit durement le policier.

— Imbécile ! cria Conrad.

— Ordre du Chef ! répliqua le policier outragé.

— Ton chef est un autre imbécile, va le lui dire de ma part !

Le policier tremblait de colère.

— Songez dans quelle situation vous êtes ! menaça l’homme de police.

— Oui, je suis un innocent que vous traitez, idiots que vous êtes, comme un criminel ! Comme si j’étais le pire des bandits ! Va-t-en, je ne veux plus voir ma fille !

Conrad était exaspéré.

— Soit, dit le policier.

Et celui-ci s’éloignait avec son épithète d’imbécile, quand un reporter qui se trouvait là et avait entendu, arrêta l’homme de police et lui dit :

— Amenez-lui sa fille quand même, ce qu’il vous a dit, il l’a dit avec raison et justesse. On met le boulet et la chaîne au pied du criminel de carrière, mais non au pied d’un innocent.

Et le reporter, enchanté d’avoir plaidé une cause juste, tourna les talons et s’en alla.

Deux fois souffleté, le policier s’éloigna à son tour mais en essayant de se donner un air d’importance, car l’importance est la marotte de certains policiers comme elle en est leur vessie.

Quant à Conrad, il avait eu pour le reporter un regard de reconnaissance, puis il s’était mis à marcher dans son étroit cachot.

Tout à coup il aperçut du coin de l’œil une fine et sombre silhouette obstruer à demi la clarté qui entrait dans sa cellule. Il s’arrêta net, une intense émotion le saisit à la gorge, et il balbutia :

— Ethel !…

Et comme s’il allait tomber, il saisit les tiges de fer de la grille et s’y cramponna.

— Oui, de l’autre côté de la grille Ethel Conrad, sa fille, était là, pâle, chancelante, dans des vêtements noirs.

— Pauvre père ! murmura la jeune fille en pleurant.

Les larmes de la fille eurent le pouvoir de rendre la force au père.

— Ne pleure pas, Ethel, je suis l’objet d’une méprise qui bientôt sera, je pense, tirée au clair.

— Oh ! mon père, ce n’est pas une méprise, mais une traîtrise dont vous ne vous doutez pas.

— Que sais-tu donc ?

— Tout ce qui vous arrive est l’œuvre de la jalousie et de la haine que nourrit contre vous Robert Dunton !

— L’insensé ! gronda Conrad. Aussi, je m’étonnais qu’il ne fût pas venu me voir.

— Ses accusations, fort heureusement, n’ont aucun fondement, et la justice saura reconnaître bientôt qu’elle a été la dupe de cet insensé, comme vous l’appelez si justement.

— Ethel, tu me réconfortes, merci. Mais parle-moi de ta mère. Dis-moi comment est sa santé. Ce qu’elle fait… ce qu’elle pense… Nul doute qu’elle se meurt d’inquiétude et de chagrin ?

— C’est vrai. Mais comme moi elle a bon espoir, et elle m’a bien recommandé de vous faire part de cet espoir. Elle aurait bien voulu m’accompagner, cette pauvre mère, mais elle a trop redouté de ne pouvoir supporter le spectacle de votre captivité.

— Pauvre Edna ! soupira Conrad pendant qu’une larme roulait sous son lorgnon.

— Maintenant, mon père, laissez-moi vous apprendre une nouvelle qui, je le souhaite, sera bien reçue de vous.

— Quelle est cette nouvelle ?

— Je vous ai trouvé un avocat.

— Un avocat ?… Tiens, je n’y avais pas encore songé.

— Cet avocat, mon père, depuis le jour de votre arrestation n’a pas cessé de préparer votre défense.

— Qui est-ce donc ?

— Vous ne devinez pas ?… Lucien…

— Montjoie ?… s’écria Conrad très surpris.

— Oui.

— Il ne m’a donc pas gardé rancune ?

— Nullement. Voici comment la chose s’est faite. Sur réception de l’affreuse nouvelle l’autre jour, affolée que j’étais, ne sachant ni que faire ni que penser, j’eus la bonne inspiration de téléphoner à Lucien. La nouvelle le stupéfia autant que je l’avais été, puis de suite il m’offrit ses services pour prendre en ses mains votre défense.

— Généreux garçon ! Ethel, je l’avais peut-être mal compris.

— Il en est d’autres aussi, père, que vous avez mal jugés et mal compris. Oh ! je ne veux pas vous faire aucun reproche, mais je vous le dis pour que justice leur soit rendue. Oui, d’autres aussi, que vous n’avez pu oublier…

— De qui veux-tu parler ?

— De Pierre Lebon et de sa fiancée, Henriette.

— Eh bien ! celle-là ne s’est-elle pas suicidée ? Et l’autre… n’est-il pas le voleur et peut-être la cause de cette mésaventure qui m’arrive ?

— Non, mon père, ni Pierre Lebon ni Henriette Brière ne sont les voleurs que vous pensez !

— Allons donc ! s’écria Conrad avec un sourire sceptique.

— Je vous jure que je dis la vérité.

— Et comment sais-tu cette vérité ? interrogea l’ingénieur tout surpris.

— Par Lucien en qui je crois, parce que Lucien m’a juré que l’accusation lancée contre Pierre Lebon et Henriette Brière est fausse et mensongère.

— Dis-tu vrai, Ethel !

— Et il m’a dit ceci : « Ethel, avant que bien des jours se soient écoulés, vous serez convaincue de la vérité de mes affirmations. Je ne vous en dis pas davantage… vous verrez ! »

— Ah ! ah ! fit l’ingénieur pensif.

— Et il a ajouté, continua Ethel : « D’ailleurs les preuves que j’amènerai seront irrécusables… » Et il était si convaincu, père, que sa conviction est devenue ma conviction. Et, dois-je vous le dire, j’avais toujours douté que Pierre et sa fiancée fussent des voleurs, cela me paraissait impossible, une folie !

— Mais alors, Ethel, comment expliquer la fuite de Lebon et le suicide d’Henriette ?

— Comme vous, c’est vrai, je ne peux rien m’expliquer ; mais j’ai confiance en Lucien et cela me suffit.

L’entretien fut interrompu par un gardien qui s’approcha et dit :

— Mademoiselle, je suis peiné de mettre fin à cette entrevue. L’avocat du prisonnier vient d’arriver pour avoir avec lui un entretien. Si vous voulez me suivre, je vais vous reconduire.

Le père et la fille échangèrent vivement quelques paroles d’adieu et d’espoir, puis Ethel Conrad se retira.

Pendant quelques minutes l’ingénieur demeura tourmenté par de cruelles pensées. Il songeait à Pierre Lebon et Henriette Brière et se rappelait les paroles que lui avait dites Ethel. Puis il fut saisi par un sentiment de crainte et de regret.

— Oh ! murmura-t-il avec épouvante et horreur, si je m’étais trompé à leur égard !

Et il songea à son propre sort, et il comprit qu’il était frappé lui-même comme il avait frappé. Il avait suspecté, et lui avait été et était encore suspecté ! Il avait accusé, et lui était accusé à son tour ! Il avait fait jeter un jeune homme honnête dans un cachot, et lui était à ce moment dans un cachot ! Il avait condamné, et lui était à deux doigts d’une condamnation ! Oh ! s’il était vrai que Lebon et Henriette fussent innocents des crimes qu’on leur avait imputés, que lui Conrad leur avait imputés, comment pourrait-il jamais réparer le mal qu’il avait fait ? Pourrait-il réparer la mort de cette jeune fille ? Non… il y avait là quelque chose d’irréparable !

L’ingénieur frémit longuement, et il reconnut qu’à son tour il n’était pas frappé trop durement.

Et il s’enfonçait dans une longue et douloureuse méditation, lorsque l’avocat Montjoie parut devant la grille.

— Monsieur, dit Lucien, je viens d’apprendre par Miss Ethel que vous ne refusez pas mes services professionnels ?

— Oui, Lucien, sourit tristement Conrad, je veux bien accepter vos services, si de votre côté vous voulez bien oublier mes torts à votre endroit.

— C’est tout oublié, répondit Lucien avec un pâle sourire. Je les oublie d’autant mieux, que je suis convaincu que vous reconnaîtrez bientôt l’innocence de Pierre Lebon et d’Henriette Brière.

— Oui, oui… Ethel m’a parlé d’eux. Tenez, Lucien, écoutez ceci : si réellement je me suis trompé à leur égard, je veux réparer dans toute la mesure possible les malheurs effroyables dont j’aurai été la cause.

— Je suis heureux d’entendre ces paroles, répondit Montjoie. Mais pour le moment, il faut mettre ce sujet de côté et parler de vous. Vous connaissez, sans doute, la forme de l’accusation faite contre vous ?

— Je ne sais qu’une chose : que cette accusation émane de mon associé.

— Oui, de Dunton qui vous accuse d’avoir conspiré contre lui et contre votre compagnie, de concert avec Pierre Lebon, pour les frauder d’une somme de cent mille dollars. Il vous accuse en outre de trahison envers l’Empire Britannique en vous associant à des espions allemands à qui vous auriez livré les plans et le modèle du Chasse-Torpille.

— Le misérable ! gronda Conrad.

— Mais il allègue seulement, sans apporter de preuve à l’appui de ses dires. Et il répète que les preuves seront établies devant un magistrat.

— Ah ! les preuves seront établies… ricana l’ingénieur. Savez-vous ce que je pense, Lucien ? Que Dunton est devenu fou !

— C’est possible.

— Je pense aussi qu’il serait bon de le faire interner dans quelque refuge d’aliénés.

— Nous songerons à cela, répondit froidement l’avocat.

— Car vous conviendrez que du train qu’il y va, il devient dangereux.

— Donc, comme moi, vous niez toutes ses accusations ?

— Toutes… toutes… s’écria l’ingénieur avec véhémence. C’est un calomniateur… un imposteur… un fou… oui, un fou, vous dis-je !

— Très bien. Mais comme j’ai besoin d’aiguiser mes armes pour votre défense, voulez-vous me donner l’explication de votre voyage à New York, et me dire l’exacte vérité au sujet de certaines relations que vous auriez eues avec un certain Fringer ?

— Ah ! oui, ce Fringer… il paraît qu’on l’a arrêté lui aussi ?

— Oui, il est détenu à la prison commune. Je suis allé le voir pour l’interroger, mais il a refusé carrément de faire des déclarations. Il m’a dit seulement ceci : « Je ne parlerai que devant un magistrat. »

— Eh bien ! Je vais parler, moi, et vous dire la chose telle qu’elle est.

Et l’ingénieur narra comment, sur les instances de son neveu, le colonel, qui soupçonnait fort un certain et mystérieux William Benjamin d’être le complice de Lebon, il s’était rendu avec le colonel à New York. Il ajouta que ce voyage avait été entrepris dans le but de surprendre les manœuvres et les secrets de Benjamin et Lebon. Puis, il dit comment le colonel s’était trouvé en relations avec l’agent allemand Fringer, qui cherchait à négocier les plans et le modèle du Chasse-Torpille qu’il prétendait avoir en sa possession. Il termina en faisant part à l’avocat des circonstances de son arrestation au McAlpin.

— Je crois comprendre, dit Lucien, lorsque Conrad eut terminé le récit de son aventure, que Dunton vous faisait surveiller depuis quelque temps, et qu’il a pris pour des réalités ce qui n’était que des apparences. Mais, heureusement pour vous, sourit Montjoie avec un air énigmatique, le colonel pourra certainement déposer en votre faveur dans cette affaire.

— L’avez-vous vu ? interrogea l’ingénieur.

— Le colonel ? Non. Je ne sais même pas s’il est revenu de New York.

— Vous pourriez télégraphier au McAlpin. Tout de même, ajouta Conrad en clignotant des yeux, je trouve étrange qu’il n’ait donné aucun signe de vie depuis mon arrestation.

Le même sourire énigmatique effleura les lèvres de l’avocat qui dit seulement :

— Étrange, en effet.

— À quand mon enquête ? demanda Conrad.

— Je n’en sais rien encore. Je vais discuter la chose ce midi avec un magistrat. Il est possible que vous n’ayez pas d’enquête.

— Que voulez-vous dire ? fit Conrad avec surprise et espoir.

— Je vais essayer de vous faire libérer, c’est tout ce que je peux dire. Mais tout de même vous devrez comparaître à l’enquête de Karl Fringer.

— Comme témoin ?

— Oui, je vais aussi voir Dunton et lui faire comprendre le ridicule de ses accusations. Vous pouvez compter que je ne négligerai rien pour vous sortir d’ici.

— Merci, mon ami et je vous prie de croire que je n’oublierai jamais vos services.

Montjoie prit congé en assurant qu’il allait faire diligence.


XV


Trois jours s’étaient écoulés depuis la scène du chapitre précédent.

Sur la fin de l’après-midi de ce troisième jour, Lucien Montjoie vint trouver James Conrad dans sa prison.

— C’est pour ce soir ! annonça-t-il.

— Ce soir !… fit Conrad surpris.

— Oui. Pour des raisons particulières l’audience aura lieu ce soir entre huit heures et demie et neuf heures. J’ai moi-même suscité ces raisons particulières auxquelles j’ai réussi à intéresser un magistrat. C’est tout ce qu’il m’est permis de vous dire. Seulement, je peux ajouter que Fringer sera à l’audience.

— Avez-vous des nouvelles de Philip ?

— Aucune. Le colonel demeure introuvable.

— C’est extraordinaire ! fit Conrad.

— À cette audience, laissez-moi encore vous annoncer cette bonne nouvelle, madame et mademoiselle Conrad seront présentes.

— Ah ! ah !… Mais supposez, ajouta Conrad avec une vague inquiétude, que, par je ne sais quelle machination diabolique, les accusations de Dunton aient un semblant de vérité ?

— Je comprends : vous ne voudriez pas vous voir envoyé devant une cour criminelle en présence de votre femme et de votre fille ? Mais vous pouvez être tranquille et plein d’espoir.

— Ah ! Lucien, s’écria l’ingénieur avec un geste de reconnaissance, je vois que vous avez beaucoup travaillé pour moi, merci encore !

— Ne me remerciez pas trop à l’avance, car, à la vérité, je n’ai presque rien fait. Mais si plus tard vous croyez être redevable à quelqu’un, ce ne sera pas à moi, mais à une autre personne.

— À qui donc ? demanda Conrad très surpris par les paroles énigmatiques du jeune avocat.

Celui-ci garda le silence un moment, sourit, puis murmura très bas ce nom :

— À William Benjamin !…

Et Conrad n’était pas revenu de son étonnement, que l’avocat s’éloignait rapidement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À neuf heures ce soir-là, deux hommes arrivaient à cette maison inhabitée de la rue Dorchester où, à diverses reprises, nous avons introduit notre lecteur. L’un de ces deux hommes tenait à sa main droite une énorme valise de cuir jaune.

Tous deux montèrent vivement les marches du perron, l’un tira une clef de sa poche et ouvrit la porte. Mais avant d’entrer tout à fait il pressa un bouton dans le cadre intérieur de la porte, et le vestibule s’éclaira. Puis les deux hommes entrèrent tout à fait et refermèrent soigneusement la porte. On aurait pu reconnaître alors ces deux hommes dans la clarté du vestibule : c’étaient Peter Parson et Grossmann. Ce dernier portait la valise de cuir jaune.

— Quelle heure est-il ? demanda Grossman de son accent bourru.

— Neuf heures cinq minutes exactement, répondit Parsons après avoir consulté sa montre.

— Le rendez-vous est pour neuf heures et demie ?

— Vous l’avez dit.

— Alors on a vingt-cinq minutes à attendre ce capitaliste…

— Tiens ! j’ai déjà oublié son nom…

— Monsieur Levy Craigton, prononça Parsons.

— Bon, Craigton… ricana Grossmann. C’était un nom simple pourtant à retenir, je n’avais qu’à penser à la rue Craig…

— Et qui à ajouter un petit « ton », et vous l’aviez ! se mit à rire Parsons à son tour.

— Dites donc, reprit Grossmann, allons-nous attendre notre homme ici même ou monter là-haut ?

— Montons, dit Parsons. Nous serons plus à l’aise là-haut pour traiter cette importante affaire.

Quelques instants plus tard les deux associés étaient installés dans cette pièce du premier étage que nous connaissons et qui se trouvait située à l’arrière. C’était, comme on se le rappelle, une sorte de fumoir.

Parsons aluma une cigarette.

Grossmann bourra sa pipe, l’alluma et se mit à fumer à bouffées énormes.

Ce soir-là, la laide et grotesque figure de Grossman exprimait une sorte de jovialité dont certes elle n’était pas coutumière. Car Grossmann était plutôt un esprit morose et farouche, inaccessible à ces doux sentiments intérieurs qui, s’ils ne sont pas précisément de la joie, apportent à l’homme une sorte de sereine tranquillité et de contentement qui lui font un moment oublier les tracas de ce monde. Aussi, sous l’empire de cette sérénité intérieure, la physionomie de l’homme s’éclaire et rayonne comme dans les transports de joie et de bonheur.

La physionomie de Grossmann rayonnait comme s’il eût été transporté de joie. Pour tout dire, Grossmann était content de lui, content des autres, content de tout, enfin.

D’où venait ce contentement ?

Ses paroles vont nous l’apprendre ; car après un silence il dit d’un accent joyeux :

— À la fin, mon cher Monsieur Parsons, nous ne serons plus que deux pour partager les jolis bénéfices que va nous rapporter cette affaire.

— Et vous n’en êtes pas fâché, je vois, sourit ironiquement Parsons.

— Pas fâché du tout, avoua candidement Grossmann. Tout de même j’éprouve bien un petit regret.

— Lequel ?

— Ou plutôt un chagrin… celui de n’avoir pas retrouvé mon Kuppmein.

— Bah ! Rutten lui a réglé son compte en douceur, et vous a, par le fait, épargné une besogne qui n’est pas toujours sans risque.

— C’est vrai. Pauvre Rutten ! Il n’aura tou- jours pas eu longue jouissance, et il a entrepris le grand saut sans un ami pour l’accompagner.

— Oubliez-vous Miss Jane ?

— Tiens ! c’est vrai. Miss Jane… Quel dommage ! trouer une si jolie peau !… Qu’importe ! et de trois alors… trois qui un jour ou l’autre, se seraient abattus sur ma pauvre carcasse ! Eh bien ! tant mieux, quel joli débarras !

Et Grossmann partit d’un gros rire.

— Vous dites trois, interrompit Parsons ; pourquoi pas quatre ?

— Quatre ?

— Fringer, lui ?

— Fringer ! répéta Grossmann sans comprendre.

— Dame ! j’estime qu’il compte pour quelque chose.

— Vous avez peut-être raison, pourvu que la police n’aille pas faire la bêtise de le relâcher.

— Oh ! elle ne le relâchera pas à présent, c’est certain.

— Enfin, peu nous importe Fringer. Et si jamais il est relâché, il se rattrapera comme il pourra. Nous serions bien idiots de lui réserver sa part.

— Sa part ? grogna Parsons. Qu’a-t-il fait en cette dernière transaction pour avoir des droits à une part quelconque ?

— Rien, je le reconnais.

— Si encore il avait pu mettre une main sur les plans, mais il les a ratés. Et quant au modèle…

— C’est à moi que revient tout le crédit de cette opération, interrompit vivement Grossmann avec vanité.

— Non de l’opération financière, interrompit rudement Parsons à son tour, qui tenait à faire reconnaître ses droits. Souvenez-vous, ajouta-t-il avec orgueil, que si je n’avais pas été là pour mener les négociations avec Craigton, les trente mille dollars qu’il va nous apporter ce soir auraient été manqués.

— C’est juste, concéda Grossmann. Lorsqu’il s’agit de discuter une affaire, je le reconnais encore, vous avez plus de talent que moi. Néanmoins, pour ce qui est…

— Silence ! interrompit Parsons d’une voix sourde et en dressant l’oreille.

— Quoi donc ?

— Écoutez ! Ou je me trompe fort, ou l’on a marché dans cette maison même…

Durant deux minutes les deux hommes demeurèrent attentifs et inquiets. Un lourd silence planait de toutes parts.

— J’ai dû me tromper, dit enfin Parsons, rien ne bouge.

— Quelle heure est-il donc à présent ? interrogea Grossmann.

— Diable ! fit Parsons en consultant sa montre, il sera bientôt dix heures moins quart.

— Si notre homme n’allait pas venir ? émit Grossmann avec inquiétude.

— Avez-vous oublié les cinq cents dollars qu’il a versés l’autre soir ? Et pensez-vous que cet homme, tout millionnaire qu’il puisse être, a des cinq cents à cracher comme ça pour le simple plaisir de se rendre agréable auprès d’étrangers ?

— Je sais bien… N’empêche, qu’il est joliment en retard !

— Un petit quart d’heure seulement, attendons toujours !

Et Parsons alluma une nouvelle cigarette.

Quant à Grossmann, il bourra sa pipe pour la troisième fois, mais cette fois il n’eut pas le temps de l’allumer : car la porte de la chambre s’ouvrait brusquement et une voix claire et jeune prononçait hardiment :

— Bonsoir, messieurs !

Les deux hommes bondirent, et Parsons, le premier, rugit ce nom :

— William Benjamin !…

— William Benjamin !… répéta Grossmann avec ahurissement.

Mais aussitôt deux autres personnages apparaissaient et Benjamin leur commandait :

— Au modèle !…

D’un geste il indiquait la valise de cuir jaune que Grossmann, à son arrivée, avait déposé près de son fauteuil.

Tonnerre et Alpaca s’élancèrent vers la valise.

Mais Grossmann les prévint : tout en proférant un juron, il fit un bond et s’écrasa à plat sur la valise au risque d’en écraser le contenu.

— Bon, est-ce qu’il s’évanouit celui-là, cher Maître ? demanda Tonnerre d’un accent goguenard.

— C’est ce dont, je vais m’assurer, Maître Tonnerre.

Et ce disant, Alpaca posa sa large et puissante main sur la nuque de Grossmann, le secoua comme un linge, l’enleva de terre, et le rejeta à cinq pieds plus loin où il alla s’écraser lourdement.

Tonnerre aussitôt se jeta sur la valise et s’en empara, avec ces paroles joyeuses :

— Je la tiens, cher Maître !

Mais ces paroles furent brusquement couvertes par le bruit d’une forte détonation que suivit d’abord une plainte d’agonie, puis un ricanement diabolique.

Alpaca et Tonnerre se retournèrent d’une pièce pour voir William Benjamin qui, les deux mains crispées sur sa poitrine, chancelait et semblait faire d’inouïs efforts pour ne pas tomber.

D’un bond Alpaca se porta à son secours et le saisit dans ses bras.

Mais Tonnerre criait déjà :

— Gare à vous, Maître… on tire !

Alpaca leva les yeux et vit Parsons qui, d’un revolver encore fumant, ajustait Benjamin de nouveau.

Alpaca s’écrasa rapidement à terre avec Benjamin, et il n’était que temps : une nouvelle détonation éclata et une balle alla se loger dans le cadre de la porte.

Avec un grondement de fureur insensée Parsons fit un pas en avant et abaissa le canon de son arme sur le groupe enlacé de Benjamin et l’Alpaca.

Tonnerre vit le danger qui menaçait ses amis : il leva sa valise et la lança à toute force à la tête de Parsons. Puis, sans attendre l’effet de son projectile, il bondit, se rua sur le bandit et le saisit à la gorge.

Une lutte furieuse suivit entre les deux hommes déjà enlacés dans une étreinte mortelle. Puis tous deux, dans les efforts qu’ils faisaient pour s’enlever l’un l’autre, tombèrent sur le parquet et continuèrent à lutter plus férocement.

Cependant, Grossmann était revenu du choc que lui avait administré Alpaca, et d’un coup d’œil il embrassa la scène autour de lui.

Il vint Benjamin, étendu sur le plancher, mort peut-être, et Alpaca penché sur lui.

Plus loin il vit Parsons et Tonnerre aux prises.

Puis à deux pas de lui seulement, il vit la valise, et son regard, par un furtif ricochet, découvrit la porte grande ouverte et libre.

Il n’hésita pas.

Ses grosses lèvres ébauchèrent un sourire terrible. Puis il avança rapidement de deux pas, se baissa, saisit la valise, se redressa, prit son élan et se rua vers la porte.

Mais là il s’arrêta net en poussant un rugissement sauvage : deux hommes lui barraient le passage.

Grossmann fit aussitôt un bond en arrière. Mais dans ce bond son pied heurta quelque chose qui le fit tressaillir d’une joie farouche : cette chose, c’était le revolver de Parsons.

Avec la rapidité de l’éclair, Grossmann se baissa, ramassa l’arme et la braqua sur les deux hommes en criant :

— Place !

Mais Grossmann n’avait pas été assez prompt, car l’un des deux hommes venait précisément de le mettre en joue d’un revolver et faisait feu. Et cet homme, était Levy Craigton, l’agent de police à la solde de Robert Dunton et que Benjamin s’était attaché.

Atteint en pleine poitrine, Grossmann échappa son arme et sa valise, recula en titubant, ses yeux louchèrent énormément en se fixant sur l’homme qui venait de le tirer avec une si belle justesse, puis il proféra une lourde imprécation et s’écrasa tout d’une pièce en prononçant ce nom :

— Craigton !…

Pendant une minute Grossmann se tordit comme un reptile enragé, puis il s’immobilisa peu à peu. Et trois minutes n’étaient pas écoulées qu’il était mort.

Cependant, la lutte entre Parsons et Tonnerre se poursuivait toujours furieuse, toujours mortelle.

Aux grondements sourds de Parsons répondaient les jurons aigres de Maître Tonnerre qui, malgré le désavantage de la taille, parvenait à conserver le dessus. Il faisait d’effrayants efforts pour étrangler son adversaire.

Il finit par y réussir, lorsque, sous l’étreinte de ses dix doigts de fer furieusement incrustés dans la gorge de Parsons, celui-ci devint livide et sortit la langue qui s’allongea énormément entre ses lèvres violacées.

— Grâce !… haleta Parsons.

— Hein ! Grâce !… hurla Tonnerre, hoquetant et suant. Ah ! tu y viens à la fin, gueux ! Mais, par tous les testaments ! c’est au fond de l’enfer d’où tu viens que tu iras réclamer grâce ! rugit Tonnerre.

— Laissez-le !… commanda tout à coup une voix derrière Tonnerre.

Tonnerre tourna la tête et reconnut l’agent de police Craigton.

— Hein ! le lâcher, dites-vous ?… Pour qu’il morde encore comme un chien enragé qu’il est ?… Non, qu’il crève, le maudit !

— Nous avons besoin de cet homme, reprit l’agent. Du reste, avec ceci, je vous assure qu’il ne cherchera plus à mordre.

Et l’agent exhibait sous les yeux de Tonnerre une paire de jolies menottes.

— À la bonne heure ! répliqua Tonnerre. Si vous pouvez lui mettre ça, je le lâcherai après !

En un tour de mains les deux policiers montrèrent leur adresse à jouer de ce jeu, et la minute d’après Parsons se trouva les poings enserrés dans cet étau.

— Ouf !… exclama Tonnerre en se relevant. Il n’y a pas à dire, mais cet animal m’a joliment donné du fil à retordre !

Et Tonnerre, tout ruisselant de sueurs, épongeait son visage blêmi par l’effort et son crâne déplumé.

William Benjamin, cependant, était revenu de son évanouissement. Alpaca l’avait relevé et installé dans un fauteuil.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il après un moment.

— Mieux ! répondit Benjamin d’une voix faible.

Il fut durant trois ou quatre minutes violemment secoué par un accès de toux, et en même temps une écume rosée parut au coin de ses lèvres.

Très inquiet, Alpaca demanda encore :

— Voulez-vous que je cours chercher un médecin ?

— Non !  !  ! attendez… Plus tard !

— Plus tard pourrait être trop tard ! répliqua Alpaca d’une voix tremblante. Car, ajouta-t-il, je vois du sang à votre poitrine… car vous êtes blessé sérieusement !

— Ce ne sera rien interrompit Benjamin avec un pâle sourire.

À cet instant, les deux policiers, après avoir maîtrisé Parsons, s’approchaient de Benjamin ainsi que Tonnerre qui avait repris possession de la valise.

— Qu’on aille chercher une auto ! ordonna Benjamin.

— Où voulez-vous aller ? demanda Tonnerre, surpris.

— Au Palais de Justice, où nous sommes attendus ! Allez, vite ! commanda-t-il encore rudement.

Tonnerre posa sa valise près d’Alpaca, disant :

— Tenez un œil sur cette valise, cher Maître, c’est moi qui cours chercher l’auto… ça me connaît !

Et d’un bond il s’élança par la porte ouverte et disparut.


XVI

LES MASQUES TOMBENT


Tandis que se déroulait ce drame rue Dorchester, une autre scène se préparait dans le cabinet du magistrat de police au Palais de Justice.

À neuf heures précises l’avocat, Lucien Mont- joie, qui s’était chargé de la défense de James Conrad, pénétrait dans le cabinet du juge précédant Mme Conrad et Ethel. Le magistrat accueillit avec bienveillance les deux femmes.

Il y avait dans le cabinet un greffier et deux huissiers.

Montjoie s’entretint quelques minutes avec le magistrat, mais d’une voix si basse que personne ne put entendre. Puis le magistrat fit un signe à un des huissiers à qui Montjoie avait murmuré quelques paroles.

Les deux huissiers sortirent et revinrent quelques instants plus tard accompagnant l’ingénieur James Conrad.

Celui-ci courut à sa femme et à sa fille qu’il embrassa tour à tour. Il y eut quelques minutes d’émotion, puis Conrad se tourna vers le magistrat près duquel se tenait l’avocat et demanda :

— J’espère, monsieur, que vous allez m’entendre enfin !

— Oui, tout à l’heure, répondit le juge avec un sourire énigmatique. Mais quant à présent, je peux vous dire que vous êtes libre, seulement, vous devrez demeurer à ma disposition pour un certain temps.

L’ingénieur fut si ému qu’il ne put trouver de paroles pour exprimer sa joie et sa reconnaissance. Mais se doutant bien qu’il devait cette liberté à Lucien Montjoie, il alla à lui, lui serra les mains et dit seulement :

— Merci !

Et il retourna près de sa femme et de sa fille où les épanchements recommencèrent.

Sur un autre signe du magistrat les deux huissiers étaient repartis. Ils revinrent peu après amenant cette fois un prisonnier les menottes aux mains, et ce prisonnier était Fringer. Oui, Fringer qui parut avec un sourire narquois aux lèvres.

Le juge le regarda froidement et demanda :

— Êtes-vous disposé à parler maintenant, Karl Fringer ?

Celui-ci promena un regard inquisiteur autour de lui, puis branla la tête et répondit :

— Il manque quelqu’un devant qui je veux parler !

— C’est bien, sourit le juge. Asseyez-vous.

Le magistrat consulta sa montre et dit en regardant Montjoie.

— Robert Dunton n’est pas encore venu !

À cette instant même on frappa dans la porte.

Un huissier courut ouvrir. Là, un messager lui remit une lettre à l’adresse du magistrat.

L’instant d’après le magistrat prenait connaissance de la lettre, puis se tournant vers Montjoie et Conrad et dit :

— Monsieur Dunton m’avise qu’il ne viendra pas. Mais il m’informe également qu’il retire toutes ses accusations contre Monsieur Conrad, affirmant qu’il s’est trompé et qu’il a été trompé.

Cette nouvelle parut causer beaucoup de satisfaction parmi nos amis.

Puis le juge reprit :

— Mesdames, messieurs, je tiens à vous prévenir que cette séance n’est pas régulière ; mais je l’ai autorisée et je m’y suis prêté aux instances de Monsieur Montjoie. D’ailleurs, je reconnais qu’il eût été injuste de traîner des innocents devant un tribunal régulier et un public souvent malveillant. Et à présent que Monsieur Dunton retire ses accusations contre son associé, il ne reste plus que la cause de Karl Fringer que je dois renvoyer pour enquête demain devant le tribunal régulier.

— Monsieur le juge, dit alors Montjoie, ne serait-il pas opportun de recevoir la déposition de William Benjamin avant de clore la séance.

— Au fait, mais il sera bientôt neuf heures et demie, et ce William Benjamin n’est pas encore ici. Êtes-vous sûr qu’il viendra ?

— Oui, je suis sûr à moins qu’il ne lui arrive un malheur.

Au nom de William Benjamin, Ethel Conrad avait violemment rougi.

Quant à Fringer il avait tressailli et perdu un peu de son air narquois.

— Soit, consentit le magistrat, nous allons attendre un quart d’heure encore.

Pendant quelques minutes le juge dicta des notes à son greffier. Lucien Montjoie profita de ce répit pour se joindre au groupe formé par Conrad, sa femme et sa fille, et tous quatre s’entretinrent intimement et à voix basse.

Quant à Fringer, toujours gardé à vue par ses deux huissiers, il ferma les yeux et feignit de dormir.

Dix heures sonnèrent à une petite pendule placée sur la table du magistrat.

Celui-ci se leva avec une certaine impatience et dit :

— Je pense qu’il est inutile d’attendre plus longtemps, je renvoie le prisonnier Fringer à sa cellule et je lève la séance.

À ce moment dans le corridor résonnèrent des bruits de pas, des murmures de voix qui furent dominés par une toux claire et sèche.

— Monsieur le juge, dit Montjoie, je pense que voici ceux que nous attendons.

En effet, bruits de pas et murmures de voix se turent subitement derrière la porte du cabinet, et une main frappa dans cette porte.

Un huissier alla ouvrir.

Ce fut d’abord le policier Craigton et son camarade qui entrèrent poussant devant eux Peter Parsons.

— Ah ! voici un témoin intéressant ! murmura Montjoie à l’oreille du juge.

— Vous voulez dire un bandit ? sourit le juge.

Fringer, à la vue de Parsons, avait amplifié son sourire ironique. Mais le regard que lui lança Parsons, fut un regard si terrible, que l’Allemand tressaillit et pâlit.

Mais déjà trois autres personnages franchissaient le seuil de la porte, et c’étaient nos amis Alpaca et Tonnerre supportant William Benjamin, qui apparut livide, ensanglanté, chancelant et la poitrine déchiré par un accès de toux violent.

L’apparition du pseudo-banquier de Chicago créa une impression de curiosité et de sympathie à la fois.

Ethel, pour dérober la rougeur qu’avait fait naître le regard que lui avait lancé en entrant le beau jeune homme, avait caché son visage dans son mouchoir.

Mais tous les autres personnages avaient fixé leurs yeux sur William Benjamin que Tonnerre et Alpaca conduisaient près de la table du juge où Montjoie venait de disposer un fauteuil.

— Je vois, dit le magistrat, avec surprise, que vous m’amenez, un bandit ; mais quant à ce jeune homme, je le crois plutôt bon pour l’hôpital.

William Benjamin, qui venait d’atteindre le fauteuil que lui indiquait Montjoie, sourit et répliqua d’une voix faible, mais distincte.

— C’est à l’hôpital, en effet, que je vais, Monsieur le juge. Seulement, avant de me rendre jusque-là, j’avais affaire à passer par ici.

— Ah ! ah ! sourit le juge. Je parie que vous êtes l’un des témoins attendus ?

— Je suis plus qu’un témoin, Je suis un accusateur ! Mais avant d’accuser, Je tiens à exprimer ma reconnaissance à la Justice pour avoir libéré un innocent.

Et William Benjamin regarda Conrad dont les yeux clignotaient rapidement.

— Ah ! ah ! fit le Juge, vous saviez que Monsieur Conrad était innocent.

— Oui. Comme je savais que Pierre Lebon était innocent du vol qu’on lui a imputé, comme je savais qu’Henriette Brière était innocente du même vol. Car le véritable auteur de ce vol, monsieur le juge, le voici !

Et Benjamin pointa un index menaçant vers Peter Parsons.

Celui-ci fit entendre un grognement indistinct et baissa les yeux sous les regards brûlants de Benjamin et ceux, pleins de mépris, des spectateurs de cette scène.

Puis Benjamin reprit s’adressant directement à Parsons :

— Peter Parsons, je t’accuse d’avoir volé au bureau de James Conrad, en son coffre-fort, les plans du Chasse-Torpille qu’il avait acquis de Pierre Lebon ! Peter Parsons, je t’accuse d’avoir volé en l’appartement de Pierre Lebon, sur la rue Saint-Denis, le modèle du même Chasse-Torpille ! Peter Parsons, je t’accuse d’avoir, du haut du pont Victoria, jeté dans le fleuve Henriette Brière ! Peter Parsons, je t’accuse d’avoir tenté d’assassiner tout à l’heure William Benjamin. — Peter Parsons, si j’ai menti, dis-le !

Et William Benjamin croisa ses bras et attendit.

Parsons ne répliqua pas, mais on pouvait voir des flammes terribles éclater au fond de ses prunelles jaunes.

Un grand silence se fit.

Le magistrat d’une voix grave rompit le silence.

— Peter Parsons, demanda-t-il, admettez-vous les accusations qu’on vient de porter contre vous ?

Parsons leva la tête brusquement et cria :

— J’ai volé, soit, mais je n’ai pas assassiné Henriette Brière !

— Ah ! fit Benjamin avec un rire narquois, vous ne reconnaissez pas l’avoir jetée dans le fleuve du haut du pont Victoria !

— Non ! rugit Parsons.

Et lançant à Benjamin un regard de haine atroce, Parsons se tourna vers le juge et ajouta :

— Cet homme qui m’accuse d’un tel crime a menti ! Henriette Brière, comme il a été reconnu, s’est noyée elle-même, elle s’est suicidée, et personne ne peut être tenu responsable de sa mort !

— Mais si par miracle, Henriette Brière en personne, bien vivante, venait elle-même t’accuser, Peter Parsons, de l’avoir une nuit jetée dans le fleuve ?…

Et avec ces paroles dites lentement, Benjamin esquissait un sourire énigmatique.

Parsons frissonna longuement. Tous les spectateurs se regardèrent avec stupeur, et leurs regards fouillèrent les quatre coins de la pièce comme dans l’espoir pour les uns et la crainte pour les autres de voir tout à coup apparaître la petite canadienne.

Mais Parsons domina vite son effroi, et voulant payer d’audace il s’écria rageusement :

— Trêve de sottises… Henriette Brière est morte !

Benjamin, sans perdre le sourire ambigu qui courait sur ses lèvres, se tourna vers Alpaca et Tonnerre et dit :

— Parlez à votre tour, mes amis !

Alpaca avança de deux pas devant la table du juge et dit :

— Dans la nuit du 8 mai, entre une heure et deux, mon ami, Maître Tonnerre ici présent, et moi-même, avons sauvé d’une noyade Henriette Brière !

Tonnerre s’approcha à son tour et déclara :

— Dans la nuit du 8 mai, entre une heure et deux, mon ami, Maître Alpaca ici présent, et moi-même, avons sauvé d’une noyade Henriette Brière !

Alors Parsons jeta cette dénégation :

— Ces deux hommes ont menti, ils ont repêché un cadavre… le cadavre d’Henriette Brière !…

Benjamin sourit encore, regarda les deux compères et dit :

— Parlez encore, mes amis !

Alors Alpaca et Tonnerre d’une même voix dirent :

— Voici la personne que nous avons repêchée… c’est-à-dire Henriette Brière !…

Et ils indiquaient William Benjamin qui, cette fois, plaça son visage en pleine lumière et qui éclata d’un rire argentin, d’un rire heureux de jeune fille…

— Que le toit du Palais de Justice se fût écroulé, il n’aurait certes pas produit un plus vif émoi !

Henriette Brière !… Henriette Brière !…

Ce nom courut sur toutes les lèvres avec des intonations diverses !

Conrad était tombé sur un siège, frappé de vertige. Non… ce n’était pas croyable !

Ethel Conrad pleurait de joie dans les bras de sa mère.

Lucien Montjoie souriait avec triomphe.

Fringer ne perdait pas son sourire narquois.

Mais Parsons tremblait et cherchait par de vains efforts à briser les menottes qui enserraient ses poignets. Puis, croyant que l’émotion et la surprise troublaient tous les spectateurs de cette scène, il eut l’idée de fuir. Il bondit tout à coup vers la porte qui était demeurée enentre-baillée, et ce mouvement fut si imprévu que les deux policiers qui se tenaient près de Parsons ne purent le prévenir. Mais deux hommes s’étaient trouvés devant lui, et c’étaient Alpaca et Tonnerre.

— Minute, minute, cher ami, dit Tonnerre en repoussant le prisonnier vers le centre de la pièce, que diable, nous n’avons pas encore eu le temps de vous présenter à Monsieur le Juge !

— Monsieur le juge, dit alors Henriette en indiquant Fringer, voilà le complice de Parsons dans l’attentat contre ma personne… Est-ce la vérité, Karl Fringer ?

— C’est la vérité ! répondit fermement Fringer.

— Monsieur le juge, reprit Henriette, puisque j’ai retiré mon masque, il est juste, je pense, que les autres porteurs de masques se montrent à visage découvert…

Et elle se tourna vers le policier Craigton, disant :

— Veuillez donc enlever la barbe postiche à monsieur !

Mais le policier n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre : Parsons jeta un hurlement de fauve traqué et fonça tête baissée contre Henriette. Celle-ci ne trembla pas, elle ne fit pas un mouvement, mais elle regarda Parsons en face, hardiment… D’ailleurs Parsons n’arriva pas jusqu’à la petite canadienne, Alpaca le saisit au passage et lui dit sur un ton moqueur :

— Voyons, mon colonel, retirons notre barbe !…

Et d’un tour de main il arracha la barbe touffue de Parsons…

Un cri d’horreur retentit dans le cabinet du juge… sous la dépouille de Parsons tout le monde reconnaissait le Colonel Conrad !

— L’infâme !… gronda l’ingénieur avec colère et mépris.

Ethel et sa mère cachèrent leur visage rougi par la honte.

Et la scène semblait devenir pénible, quand une voix annonça :

— Et à présent, c’est mon tour !

C’était Fringer qui s’avançait au centre du cabinet. Il se planta devant le colonel qui, défaillant, était soutenu par les deux policiers, enleva sa moustache postiche et dit avec une comique révérence :

— Bonjour, mon colonel !

— Tom ! Tom !… répéta le colonel qui s’affaissa dans les bras des policiers.

— Hé oui ! ricana Fringer, je suis toujours votre fidèle ordonnance de la rue Metcalf ! Vous conviendrez que je vous reste bien attaché, puisque je vous suis jusqu’à l’échafaud !

Tonnerre voulut mettre son mot.

— Et si le bourreau a besoin d’un coup de main, dit-il goguenard, soyez assurés Monsieur Fringer et vous, Monsieur le colonel, qu’on se fera un vrai plaisir, Maître Alpaca et moi, de se prêter à cette agréable besogne !…

Alpaca, à son tour, allait narguer le colonel, car il n’avait pas oublié, non plus que Tonnerre, la fosse que leur avait fait creusée l’officier par une certaine nuit… Mais le juge donna des ordres brefs pour que les deux prisonniers fussent conduits en cellule.

— Et moi, dit Henriette, qu’on me conduise à l’hôpital ! Puisque justice est rendue à chacun, je suis prête cette fois à mourir pour de bon…

Et avec un petit sourire moqueur à Ethel Conrad… elle s’affaissa doucement sur un fauteuil. On s’empressa autour d’elle, croyant qu’elle mourait.

On constata qu’elle était évanouie…


XVII

LE PARDON D’HENRIETTE


Trois semaines se sont passées.

Henriette Brière a vécu ces trois semaines sous les soins attentifs et dévoués des religieuses de l’Hôtel-Dieu. La blessure causée par la balle de Parsons ou mieux du Colonel Conrad n’était pas grave, de sorte qu’au bout de ces trois semaines la jeune fille était hors de danger.

Un après-midi de la fin juin, Henriette vit entrer dans sa chambre Alpaca et Tonnerre.

Tous deux avaient une physionomie très grave.

Tonnerre, qui était entré le premier, s’avança jusqu’au chevet du lit de la malade, laissant son camarade à l’écart, et dit :

— Je constate avec plaisir, mademoiselle, que vous revenez très vite à la santé. J’en suis très heureux, ainsi que Maître Alpaca.

— Merci, pour vos bonnes paroles, sourit la jeune fille. J’avoue que je me sens très bien.

— S’il en est ainsi, reprit Tonnerre, il n’y a pour vous aucun danger à appréhender en causant de choses graves ?

— Quelles sont ces choses graves ? demanda Henriette avec surprise.

Au lieu de répondre, Tonnerre se tourna vers son ami et dit avec une mine abattue :

— Cher Maître, notre cause est perdue !

— Hélas ! soupira Alpaca.

— Votre cause ?… répéta Henriette de plus en plus surprise.

— Quand nous disons notre cause, mademoiselle, reprit Tonnerre, c’est une façon de parler. Il s’agit de la cause d’une autre personne, une cause très précieuse dont nous nous sommes chargés auprès de vous. Et si je dis que la cause est perdue, c’est parce que je comprends que vous avez oublié cette autre personne, et que l’ayant oubliée…

— Pierre !… Pierre !… s’écria tout à coup Henriette avec une exaltation joyeuse. Ah ! c’est de Pierre que vous parlez ! C’est pour lui que vous venez ici me voir !… Mais parlez donc ! Parlez donc !… vous voyez bien que j’attends, que je souffre… que je meurs !

— Un moment, chère mademoiselle, que diable ! attendez encore un peu… et un peu de calme et de patience ! Je suis tout essoufflé ! Laissez-moi prendre vent ! D’abord, il nous faut savoir une chose de vous… que, par exemple…

Ici Tonnerre ne put trouver les mots ou les expressions dont il avait besoin, et il se mit à hésiter, à gratter sa calvitie, à tousser… :

— Eh bien ? interrogea Henriette avec impatience. — Mademoiselle, reprit Tonnerre, il faut m’écouter une petite minute. Il va falloir un peu récapituler. Vous savez ce qui est arrivé là-bas, à New York ? Eh bien ! la même aventure pourrait bien arriver à d’autres et à de plus solides que Monsieur Pierre ! Car, il n’y a pas à dire, c’était une créature admirable, une enjôleuse de première force, capable de tourner la tête au Kaiser lui-même. Tenez, mademoiselle, aussi vrai que le bon Dieu va me juger un jour, voici, par exemple, Maître Alpaca… Et vous ne direz pas que Maître Alpaca n’est pas un fort ? Eh bien ! le croirez-vous, ce cher Maître s’est laissé ensorceler par cette diablesse de Miss Jane, au point qu’il a failli perdre sa propre tête…

Un long et lourd soupir d’Alpaca parut confirmer les dires de Maître Tonnerre, qui poursuivit :

— Ainsi donc, mademoiselle Henriette, vous ne pouvez pas refuser de pardonner à Monsieur Lebon un petit écart qui arrive à bien d’autres… qui me serait arrivé à moi-même. Je vous l’avoue franchement et sans fausse honte. Ainsi donc…

Henriette l’interrompit.

— Mais dites-moi donc, ce qu’il est devenu, mon Pierre ?

— Entendez-vous ça, cher Maître ? s’écria joyeusement Tonnerre en se tournant du côté d’Alpaca qui demeurait toujours grave. Elle a dit « mon Pierre »… Avez-vous entendu ?

— Oui, oui, Maître Tonnerre, c’est bon signe !

— Comment !… si c’est bon signe…

Et Tonnerre, revenant à Henriette :

— Ah ! vous lui pardonnez donc à votre Pierre, à la fin ?

La figure rubiconde de Tonnerre rayonnait d’une joie immense.

— Ai-je jamais dit que je lui gardais rancune ? fit la jeune fille souriante. Mais non, jamais ! Vous voyez bien que je meurs de ne plus le voir !

— Est-ce possible ? s’écria Tonnerre avec ahurissement. Quoi ! vous mourez de ne plus le voir ? Par tous les testaments ! ne mourez pas… attendez un peu ! Holà, Maître Alpaca ! rugit-il.

Et Alpaca, comme s’il n’eut attendu que cet ordre, s’élança vers la porte de la chambre, l’ouvrit, et cria dans le corridor :

— Venez, Monsieur Lebon… on vous attend !

Et Pierre, tout confus, parut !

Henriette lui sourit seulement.

Pierre comprit ce sourire… Il courut au lit, tomba à genoux et murmura ces paroles :

— Henriette, pardon… pardon… !

Et elle, toujours plus souriante, prit dans sa main morte la main tremblante du jeune homme, et lui dit de sa voix limpide et harmonieuse :

— Pierre, j’ai tout oublié, hormis que vous êtes toujours celui à qui j’ai donné toute mon âme !…

Alpaca et Tonnerre pleuraient doucement…


F I N