La petite canadienne/16
XVI
LES MASQUES TOMBENT
Tandis que se déroulait ce drame rue Dorchester, une autre scène se préparait dans le cabinet du magistrat de police au Palais de Justice.
À neuf heures précises l’avocat, Lucien Montjoie, qui s’était chargé de la défense de James Conrad, pénétrait dans le cabinet du juge précédant Mme Conrad et Ethel. Le magistrat accueillit avec bienveillance les deux femmes.
Il y avait dans le cabinet un greffier et deux huissiers.
Montjoie s’entretint quelques minutes avec le magistrat, mais d’une voix si basse que personne ne put entendre. Puis le magistrat fit un signe à un des huissiers à qui Montjoie avait murmuré quelques paroles.
Les deux huissiers sortirent et revinrent quelques instants plus tard accompagnant l’ingénieur James Conrad.
Celui-ci courut à sa femme et à sa fille qu’il embrassa tour à tour. Il y eut quelques minutes d’émotion, puis Conrad se tourna vers le magistrat près duquel se tenait l’avocat et demanda :
— J’espère, monsieur, que vous allez m’entendre enfin !
— Oui, tout à l’heure, répondit le juge avec un sourire énigmatique. Mais quant à présent, je peux vous dire que vous êtes libre, seulement, vous devrez demeurer à ma disposition pour un certain temps.
L’ingénieur fut si ému qu’il ne put trouver de paroles pour exprimer sa joie et sa reconnaissance. Mais se doutant bien qu’il devait cette liberté à Lucien Montjoie, il alla à lui, lui serra les mains et dit seulement :
— Merci !
Et il retourna près de sa femme et de sa fille où les épanchements recommencèrent.
Sur un autre signe du magistrat les deux huissiers étaient repartis. Ils revinrent peu après amenant cette fois un prisonnier les menottes aux mains, et ce prisonnier était Fringer. Oui, Fringer qui parut avec un sourire narquois aux lèvres.
Le juge le regarda froidement et demanda :
— Êtes-vous disposé à parler maintenant, Karl Fringer ?
Celui-ci promena un regard inquisiteur autour de lui, puis branla la tête et répondit :
— Il manque quelqu’un devant qui je veux parler !
— C’est bien, sourit le juge. Asseyez-vous.
Le magistrat consulta sa montre et dit en regardant Montjoie.
— Robert Dunton n’est pas encore venu !
À cette instant même on frappa dans la porte.
Un huissier courut ouvrir. Là, un messager lui remit une lettre à l’adresse du magistrat.
L’instant d’après le magistrat prenait connaissance de la lettre, puis se tournant vers Montjoie et Conrad et dit :
— Monsieur Dunton m’avise qu’il ne viendra pas. Mais il m’informe également qu’il retire toutes ses accusations contre Monsieur Conrad, affirmant qu’il s’est trompé et qu’il a été trompé.
Cette nouvelle parut causer beaucoup de satisfaction parmi nos amis.
Puis le juge reprit :
— Mesdames, messieurs, je tiens à vous prévenir que cette séance n’est pas régulière ; mais je l’ai autorisée et je m’y suis prêté aux instances de Monsieur Montjoie. D’ailleurs, je reconnais qu’il eût été injuste de traîner des innocents devant un tribunal régulier et un public souvent malveillant. Et à présent que Monsieur Dunton retire ses accusations contre son associé, il ne reste plus que la cause de Karl Fringer que je dois renvoyer pour enquête demain devant le tribunal régulier.
— Monsieur le juge, dit alors Montjoie, ne serait-il pas opportun de recevoir la déposition de William Benjamin avant de clore la séance.
— Au fait, mais il sera bientôt neuf heures et demie, et ce William Benjamin n’est pas encore ici. Êtes-vous sûr qu’il viendra ?
— Oui, je suis sûr à moins qu’il ne lui arrive un malheur.
Au nom de William Benjamin, Ethel Conrad avait violemment rougi.
Quant à Fringer il avait tressailli et perdu un peu de son air narquois.
— Soit, consentit le magistrat, nous allons attendre un quart d’heure encore.
Pendant quelques minutes le juge dicta des notes à son greffier. Lucien Montjoie profita de ce répit pour se joindre au groupe formé par Conrad, sa femme et sa fille, et tous quatre s’entretinrent intimement et à voix basse.
Quant à Fringer, toujours gardé à vue par ses deux huissiers, il ferma les yeux et feignit de dormir.
Dix heures sonnèrent à une petite pendule placée sur la table du magistrat.
Celui-ci se leva avec une certaine impatience et dit :
— Je pense qu’il est inutile d’attendre plus longtemps, je renvoie le prisonnier Fringer à sa cellule et je lève la séance.
À ce moment dans le corridor résonnèrent des bruits de pas, des murmures de voix qui furent dominés par une toux claire et sèche.
— Monsieur le juge, dit Montjoie, je pense que voici ceux que nous attendons.
En effet, bruits de pas et murmures de voix se turent subitement derrière la porte du cabinet, et une main frappa dans cette porte.
Un huissier alla ouvrir.
Ce fut d’abord le policier Craigton et son camarade qui entrèrent poussant devant eux Peter Parsons.
— Ah ! voici un témoin intéressant ! murmura Montjoie à l’oreille du juge.
— Vous voulez dire un bandit ? sourit le juge.
Fringer, à la vue de Parsons, avait amplifié son sourire ironique. Mais le regard que lui lança Parsons, fut un regard si terrible, que l’Allemand tressaillit et pâlit.
Mais déjà trois autres personnages franchissaient le seuil de la porte, et c’étaient nos amis Alpaca et Tonnerre supportant William Benjamin, qui apparut livide, ensanglanté, chancelant et la poitrine déchiré par un accès de toux violent.
L’apparition du pseudo-banquier de Chicago créa une impression de curiosité et de sympathie à la fois.
Ethel, pour dérober la rougeur qu’avait fait naître le regard que lui avait lancé en entrant le beau jeune homme, avait caché son visage dans son mouchoir.
Mais tous les autres personnages avaient fixé leurs yeux sur William Benjamin que Tonnerre et Alpaca conduisaient près de la table du juge où Montjoie venait de disposer un fauteuil.
— Je vois, dit le magistrat, avec surprise, que vous m’amenez, un bandit ; mais quant à ce jeune homme, je le crois plutôt bon pour l’hôpital.
William Benjamin, qui venait d’atteindre le fauteuil que lui indiquait Montjoie, sourit et répliqua d’une voix faible, mais distincte.
— C’est à l’hôpital, en effet, que je vais, Monsieur le juge. Seulement, avant de me rendre jusque-là, j’avais affaire à passer par ici.
— Ah ! ah ! sourit le juge. Je parie que vous êtes l’un des témoins attendus ?
— Je suis plus qu’un témoin, Je suis un accusateur ! Mais avant d’accuser, Je tiens à exprimer ma reconnaissance à la Justice pour avoir libéré un innocent.
Et William Benjamin regarda Conrad dont les yeux clignotaient rapidement.
— Ah ! ah ! fit le Juge, vous saviez que Monsieur Conrad était innocent.
— Oui. Comme je savais que Pierre Lebon était innocent du vol qu’on lui a imputé, comme je savais qu’Henriette Brière était innocente du même vol. Car le véritable auteur de ce vol, monsieur le juge, le voici !
Et Benjamin pointa un index menaçant vers Peter Parsons.
Celui-ci fit entendre un grognement indistinct et baissa les yeux sous les regards brûlants de Benjamin et ceux, pleins de mépris, des spectateurs de cette scène.
Puis Benjamin reprit s’adressant directement à Parsons :
— Peter Parsons, je t’accuse d’avoir volé au bureau de James Conrad, en son coffre-fort, les plans du Chasse-Torpille qu’il avait acquis de Pierre Lebon ! Peter Parsons, je t’accuse d’avoir volé en l’appartement de Pierre Lebon, sur la rue Saint-Denis, le modèle du même Chasse-Torpille ! Peter Parsons, je t’accuse d’avoir, du haut du pont Victoria, jeté dans le fleuve Henriette Brière ! Peter Parsons, je t’accuse d’avoir tenté d’assassiner tout à l’heure William Benjamin. — Peter Parsons, si j’ai menti, dis-le !
Et William Benjamin croisa ses bras et attendit.
Parsons ne répliqua pas, mais on pouvait voir des flammes terribles éclater au fond de ses prunelles jaunes.
Un grand silence se fit.
Le magistrat d’une voix grave rompit le silence.
— Peter Parsons, demanda-t-il, admettez-vous les accusations qu’on vient de porter contre vous ?
Parsons leva la tête brusquement et cria :
— J’ai volé, soit, mais je n’ai pas assassiné Henriette Brière !
— Ah ! fit Benjamin avec un rire narquois, vous ne reconnaissez pas l’avoir jetée dans le fleuve du haut du pont Victoria !
— Non ! rugit Parsons.
Et lançant à Benjamin un regard de haine atroce, Parsons se tourna vers le juge et ajouta :
— Cet homme qui m’accuse d’un tel crime a menti ! Henriette Brière, comme il a été reconnu, s’est noyée elle-même, elle s’est suicidée, et personne ne peut être tenu responsable de sa mort !
— Mais si par miracle, Henriette Brière en personne, bien vivante, venait elle-même t’accuser, Peter Parsons, de l’avoir une nuit jetée dans le fleuve ?…
Et avec ces paroles dites lentement, Benjamin esquissait un sourire énigmatique.
Parsons frissonna longuement. Tous les spectateurs se regardèrent avec stupeur, et leurs regards fouillèrent les quatre coins de la pièce comme dans l’espoir pour les uns et la crainte pour les autres de voir tout à coup apparaître la petite canadienne.
Mais Parsons domina vite son effroi, et voulant payer d’audace il s’écria rageusement :
— Trêve de sottises… Henriette Brière est morte !
Benjamin, sans perdre le sourire ambigu qui courait sur ses lèvres, se tourna vers Alpaca et Tonnerre et dit :
— Parlez à votre tour, mes amis !
Alpaca avança de deux pas devant la table du juge et dit :
— Dans la nuit du 8 mai, entre une heure et deux, mon ami, Maître Tonnerre ici présent, et moi-même, avons sauvé d’une noyade Henriette Brière !
Tonnerre s’approcha à son tour et déclara :
— Dans la nuit du 8 mai, entre une heure et deux, mon ami, Maître Alpaca ici présent, et moi-même, avons sauvé d’une noyade Henriette Brière !
Alors Parsons jeta cette dénégation :
— Ces deux hommes ont menti, ils ont repêché un cadavre… le cadavre d’Henriette Brière !…
Benjamin sourit encore, regarda les deux compères et dit :
— Parlez encore, mes amis !
Alors Alpaca et Tonnerre d’une même voix dirent :
— Voici la personne que nous avons repêchée… c’est-à-dire Henriette Brière !…
Et ils indiquaient William Benjamin qui, cette fois, plaça son visage en pleine lumière et qui éclata d’un rire argentin, d’un rire heureux de jeune fille…
— Que le toit du Palais de Justice se fût écroulé, il n’aurait certes pas produit un plus vif émoi !
Henriette Brière !… Henriette Brière !…
Ce nom courut sur toutes les lèvres avec des intonations diverses !
Conrad était tombé sur un siège, frappé de vertige. Non… ce n’était pas croyable !
Ethel Conrad pleurait de joie dans les bras de sa mère.
Lucien Montjoie souriait avec triomphe.
Fringer ne perdait pas son sourire narquois.
Mais Parsons tremblait et cherchait par de vains efforts à briser les menottes qui enserraient ses poignets. Puis, croyant que l’émotion et la surprise troublaient tous les spectateurs de cette scène, il eut l’idée de fuir. Il bondit tout à coup vers la porte qui était demeurée enentre-baillée, et ce mouvement fut si imprévu que les deux policiers qui se tenaient près de Parsons ne purent le prévenir. Mais deux hommes s’étaient trouvés devant lui, et c’étaient Alpaca et Tonnerre.
— Minute, minute, cher ami, dit Tonnerre en repoussant le prisonnier vers le centre de la pièce, que diable, nous n’avons pas encore eu le temps de vous présenter à Monsieur le Juge !
— Monsieur le juge, dit alors Henriette en indiquant Fringer, voilà le complice de Parsons dans l’attentat contre ma personne… Est-ce la vérité, Karl Fringer ?
— C’est la vérité ! répondit fermement Fringer.
— Monsieur le juge, reprit Henriette, puisque j’ai retiré mon masque, il est juste, je pense, que les autres porteurs de masques se montrent à visage découvert…
Et elle se tourna vers le policier Craigton, disant :
— Veuillez donc enlever la barbe postiche à monsieur !
Mais le policier n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre : Parsons jeta un hurlement de fauve traqué et fonça tête baissée contre Henriette. Celle-ci ne trembla pas, elle ne fit pas un mouvement, mais elle regarda Parsons en face, hardiment… D’ailleurs Parsons n’arriva pas jusqu’à la petite canadienne, Alpaca le saisit au passage et lui dit sur un ton moqueur :
— Voyons, mon colonel, retirons notre barbe !…
Et d’un tour de main il arracha la barbe touffue de Parsons…
Un cri d’horreur retentit dans le cabinet du juge… sous la dépouille de Parsons tout le monde reconnaissait le Colonel Conrad !
— L’infâme !… gronda l’ingénieur avec colère et mépris.
Ethel et sa mère cachèrent leur visage rougi par la honte.
Et la scène semblait devenir pénible, quand une voix annonça :
— Et à présent, c’est mon tour !
C’était Fringer qui s’avançait au centre du cabinet. Il se planta devant le colonel qui, défaillant, était soutenu par les deux policiers, enleva sa moustache postiche et dit avec une comique révérence :
— Bonjour, mon colonel !
— Tom ! Tom !… répéta le colonel qui s’affaissa dans les bras des policiers.
— Hé oui ! ricana Fringer, je suis toujours votre fidèle ordonnance de la rue Metcalf ! Vous conviendrez que je vous reste bien attaché, puisque je vous suis jusqu’à l’échafaud !
Tonnerre voulut mettre son mot.
— Et si le bourreau a besoin d’un coup de main, dit-il goguenard, soyez assurés Monsieur Fringer et vous, Monsieur le colonel, qu’on se fera un vrai plaisir, Maître Alpaca et moi, de se prêter à cette agréable besogne !…
Alpaca, à son tour, allait narguer le colonel, car il n’avait pas oublié, non plus que Tonnerre, la fosse que leur avait fait creusée l’officier par une certaine nuit… Mais le juge donna des ordres brefs pour que les deux prisonniers fussent conduits en cellule.
— Et moi, dit Henriette, qu’on me conduise à l’hôpital ! Puisque justice est rendue à chacun, je suis prête cette fois à mourir pour de bon…
Et avec un petit sourire moqueur à Ethel Conrad… elle s’affaissa doucement sur un fauteuil. On s’empressa autour d’elle, croyant qu’elle mourait.
On constata qu’elle était évanouie…