La petite canadienne/13
XIII
UNE ENTENTE
Avant d’aller plus loin, nous croyons utile de dire un mot de certains de nos personnages que nous n’avons pas revus depuis le jour où James Conrad avait été arrêté au McAlpin.
Et nous parlerons de suite de l’ingénieur en disant que, après les formalités d’usage qui durèrent deux ou trois jours, il fut ramené à Montréal et retenu prisonnier dans une des cellules des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville.
Robert Dunton, l’auteur de cette arrestation, avait suivi de près avec l’un de ses agents. L’autre policier, celui que Benjamin s’était attaché, nous le retrouverons tout à l’heure.
Quant au colonel Conrad, après avoir appris l’arrestation de son oncle, il s’était éclipsé.
Miss Jane et le capitaine Rutten, nous le savons, avaient fini par aboutir au bout du chemin qu’ils avaient parcouru. Le coquin n’échappe jamais ! S’il arrive, trop souvent, hélas ! qu’il ait pu passer indemne de tout châtiment à travers ce monde, dans l’autre Dieu l’arrête au passage et se charge de lui ; car c’est toujours tôt ou tard que l’homme rend ses comptes, et que tout se paye !
Enfin, Maître Tonnerre et Pierre Lebon, à la suite des derniers et terribles événements avaient pris une direction inconnue à tous.
Maintenant, c’est William Benjamin que nous allons revoir.
C’est le lendemain du jour où Miss Jane et le capitaine Rutten avaient si terriblement payé leurs dettes.
Il approche midi.
Dans sa chambre d’hôtel William Benjamin est en train d’écrire. Il est pâle et défait. De temps à autre une toux grêle secoue sa poitrine.
Tout à coup on frappe doucement à sa porte.
— Entrez ! dit-il.
Un homme paraît… c’est cet agent de police que Robert Dunton avait embauché et dont Benjamin s’est assuré les services. Et il s’écrie en reconnaissant le policier :
— Ah ! enchanté de vous voir ! M’apportez-vous quelque chose de neuf ?
Avec un sourire bienveillant il indique un siège au visiteur.
L’agent s’incline avec respect, accepte le siège indiqué et répond :
— Je connais à présent votre Peter Parsons !
— Ah ! ah !
— Il part pour Montréal ce soir.
— Bon, nous ferons route ensemble. Comment savez-vous la chose ?
— Voici. Hier soir, me trouvant tout à fait désœuvré, j’allai boire un verre de bière au Welland. Au bar, j’aperçus un individu qui représentait en tous points le signalement que vous m’aviez donné. Et cet individu, avec sa barbe noire touffue et inculte, attira fortement mon attention. Je l’examinai attentivement, et je me dis : Si c’était là Monsieur Parsons !… Voulant en avoir le cœur net, je décidai de ne le pas perdre de vue. Comme il logeait au Welland, je couchai au Welland. Ce matin, je retrouvai mon homme et m’attachai à ses pas. Vers dix heures il pénétra dans un bureau de télégraphe, et à un des pupitres vacants se mit en train de rédiger un télégramme. Sans faire mine de rien je m’approchai, et à l’extrémité du même pupitre je me mis à rédiger aussi une dépêche. L’homme me jeta un regard défiant, mais tout de même, voyant que je ne faisais pas attention à lui, il se remit à sa besogne. Or, voici la dépêche que je pus saisir du coin de l’œil, je l’ai transcrite sur ce papier.
L’agent, tendit un papier à Benjamin qui y lut la dépêche suivante :
Monsieur Grossmann rue Saint-Antoine.
— Bon, fit Benjamin avec un sourire satisfait.
— Vous voyez d’ici, reprit l’agent, l’effet que ce nom de Parsons fit sur moi.
Benjamin garda le silence et parut s’absorber dans ses pensées.
Au bout de quelques minutes il releva le front pour demander :
— Pensez-vous que Parsons ait quelque doute au sujet de votre personnalité ?
— Je ne crois pas. Nous sommes tout à fait étrangers l’un à l’autre.
— Oui, mais il vous a vu aujourd’hui au télégraphe.
— Il ne m’a jeté qu’un regard rapide et indifférent.
— Ainsi donc, s’il vous rencontrait d’ici quelques jours à Montréal, par exemple, pensez-vous qu’il reconnaîtrait l’homme à qui il a aujourd’hui, dans un bureau de télégraphe, jeté un rapide regard.
— Je ne pense pas, à moins que cet homme soit si bien doué qu’il puisse, dans un simple coup d’œil, graver dans sa mémoire une physionomie d’homme.
— C’est peu probable.
— Je pourrais cependant me déguiser de quelque façon.
— Mauvais moyen, interrompit brusquement Benjamin. Un déguisement est toujours reconnu, et dans l’affaire que je médite, un déguisement, fût-il seulement soupçonné, exciterait la défiance et nous exposerait à manquer l’affaire. Donc, pas de déguisement.
— Eh bien, alors ?
— Voici l’idée qui m’est venue à l’esprit. Depuis quelques jours j’ai la presque certitude que le modèle du Chasse-Torpille est aux mains de ces deux gredins que sont Parsons et Grossmann. J’ai donc songé à vous confier un rôle important.
L’agent s’inclina.
— Demain soir, poursuivit Benjamin, nous serons à Montréal, et vous vous rendrez rue Dorchester en cette maison inhabitée dont je vous ai déjà parlé. Vous y trouverez les deux bandits. Vous façonnerez une histoire pour expliquer votre présence, et vous leur proposerez d’acheter le modèle à telle somme d’argent, raisonnable. Comme garantie de votre bonne foi et pour leur inspirer confiance, vous leur verserez immédiatement une somme de cinq cents dollars. Naturellement, ils vont s’empresser de vous faire un prix fixe. Vous aurez l’air de marchander, puis vous finirez par accepter la transaction en déclarant que vous viendrez à tel soir et à telle heure avec la somme nécessaire prendre livraison du modèle. Vous demanderez un délai de trois ou quatre jours pour vous permettre de réaliser cet argent, ce qui nous permettra de prendre toutes nos dispositions.
— Bon, je comprends, dit l’agent.
Quant au reste, je m’en chargerai. Dès demain matin, une fois que nous serons rendus à Montréal, je vous remettrai la somme de cinq cents dollars dont vous aurez besoin pour amorcer l’affaire.
— Très bien. Je tâcherai de faire en sorte que vous soyez content de mes services. N’avez-vous pas des instructions spéciales pour aujourd’hui ?
— Non. Vous pouvez prendre congé. Nous nous retrouverons ce soir à la gare.
Et Benjamin fit un geste pour congédier son homme. Mais lui ne bougea pas, il paraissait tourmenté par quelque chose qu’il n’osait dire.
— Avez-vous encore quelque chose à me confier ? demanda Benjamin avec surprise.
— Oui… Mais je redoute que la nouvelle que j’ai à vous apprendre…
— Est-ce une nouvelle qui me concerne ?
— Directement, oui.
— Oh ! allez, je n’ai pas peur.
— Dunton a pris des mesures pour vous faire arrêter à votre arrivée à Montréal.
— Ah bah ! se mit à rire Benjamin.
— Et c’est moi-même qui suis chargé de vous surveiller et de vous désigner aux agents qui se trouveront à l’arrivée du convoi.
— Bon. Ces agents ou Dunton savent-ils au moins à quelle gare je descendrai ?
— J’ai ordre de les prévenir.
— Très bien, sourit plus largement Benjamin. À présent, mon ami, je présume que vous voulez remplir tous vos devoirs, du moins en apparence. vis-à-vis de vos chefs ?
— Je ne tiens pas à perdre ma place, car il faut que je vive et que je fasse vivre ma famille.
— Je vous comprends, et je ne voudrais pas être cause que vous tombiez dans la misère et votre famille encore moins. Mais il y a moyen de tout concilier et de s’entendre.
— Je ne demande pas mieux.
— D’abord, vous allez télégraphier que je prendrai le convoi de 7.30 P. M., via Troy et Albany.
— Bon.
— Bien entendu, vous prendrez ce convoi.
— Soit.
— Quant à moi, je quitterai New York vers quatre heures en direction de Boston. Là je prendrai un convoi du Vermont Central qui, demain matin, me descendra en gare Bonaventure à Montréal, tandis que vous arriverez à la gare Windsor.
— Comment expliquerai-je votre absence sur mon convoi ?
— Vous direz simplement que je vous ai échappé aux frontières.
— Bien.
— Mais vous pourrez émettre l’hypothèse que j’arriverai peut-être une heure après par un convoi du New York Central, ce qui aura pour effet d’empêcher les agents d’aller fureter à la gare Bonaventure où j’arriverai bien tranquillement. Puis, à onze heures de la matinée, vous viendrez me rejoindre à l’Hôtel Windsor.
— C’est entendu.
Sur ce l’agent de police se retira.
Alors, William Benjamin quitta la table où il écrivait à l’arrivée de l’agent, et se mit à se promener par sa chambre.
Il méditait.
Après dix minutes environ de cette méditation, il s’arrêta brusquement et dit à voix basse comme pour résumer ses réflexions :
— Enfin, je crois que nous arrivons au dénouement. D’ici quelques jours nous aurons repris notre modèle, et alors il faudra bien que chacun reçoive ou paye son dû !… Oh ! monsieur Parsons, vous n’êtes pas, que je sache, de la force de Rutten, et pourtant nous avons vaincu Rutten !… Gare à vous, donc !
Mais de suite d’autres pensées affluèrent à son cerveau, et d’autres visions attirèrent sa pensée. Il retourna à sa table, s’assit lourdement et, un peu agité, il murmura avec une pointe d’anxiété :
— Pauvre Pierre… qu’est-il devenu depuis hier !…
Mais domptant aussitôt son inquiétude, il ajouta avec un sourire confiant :
— Bah, qu’importe !… J’ai confiance en Tonnerre…
Et, rassuré sans doute, Benjamin se remit à écrire…