La petite canadienne/06
VI
LA VENGEANCE DE DUNTON
Le colonel avait bien ri… il avait ri plus fort que son oncle, mais cela avait été pour mieux cacher son désappointement.
Quant à Fringer, il avait ri pour couvrir les rugissements de fureur qui grondaient au dedans de lui-même.
Et le rire des trois hommes avait pris des proportions effrayantes, lorsque James Conrad avait constaté que l’enveloppe jaune ne contenait pas autre chose qu’une dizaine de ces lettres dans lesquelles Alpaca avait, de toute son âme amoureuse, chanté les hautes vertus de son adorée Adeline.
Il passait onze heures lorsque James Conrad et le colonel sortirent du Welland et remontèrent dans leur taxi.
Peu après, deux autres personnages sortirent de l’hôtel, et s’arrêtèrent un moment sur le trottoir pour échanger quelques paroles. Ces deux personnages étaient Robert Dunton et l’un de ses policiers.
— Tout nous prouve maintenant, disait Dunton de sa voix rude et cassante, que Conrad est en relations avec des agents allemands. Vous l’avez constaté, n’est-ce pas ?
— C’est clair, répondit le policier.
— Donc, c’est à vous à présent de retrouver votre camarade et d’agir le plus tôt possible. Entendez-vous d’abord avec la police de New York en faisant valoir votre mandat ; et pendant que celle-ci se chargera de Karl Fringer, vous et votre confrère vous vous assurerez de la personne de Conrad.
— Et le colonel ? demanda l’agent.
— Le colonel, répondit Dunton avec mépris, n’est qu’un imbécile avec qui il vaut mieux ne pas perdre votre temps.
— Très bien, répliqua l’agent, je vais me mettre à l’œuvre immédiatement. Où vous retrouverai-je ?
— À l’Hôtel Américain, répondit Dunton.
Et les deux hommes se séparèrent.
Si, au bout d’une heure, nous rentrons au Welland et remontons à la chambre de Fringer, nous retrouvons ce dernier en train d’arpenter avec agitation la longueur et la largeur de la pièce.
À le voir, les mains furieusement enfoncées dans les poches de son pantalon, les traits de sa figure maladive livides et contractés, les sourcils bien froncés, on peut comprendre que M. Fringer n’est pas en humeur joyeuse.
Et le monologue qu’il se débite correspond pleinement à l’expression de rage qu’exprime toute sa physionomie.
— Feu d’enfer !… M… du diable ! Imbécile que je suis ! Triple idiot de Parsons ! Colonel de fumier ! Et jusqu’à ce maudit Alpaca… Oh ! mais qu’il ne me retombe plus sous la main cet Alpaca de satan, car je le tondrai cette fois de la bonne manière !
Et Fringer continuait à rugir ainsi toute une litanie de jurons et d’apostrophes du même genre.
Puis, s’étant déchargé un peu de ce qui l’oppressait, il reprit, plus satisfait et plus calme :
— Que sont devenus les plans ?… Voyons ! je vais un peu récapituler pour me remettre au fil. Il est certain que Rutten avait les plans, puisque nous avons pu constater que sa veste avait été coupée durant son ivresse. Il est non moins certains que les plans ont été enlevés par ces deux individus que nous avons par après assommés, Parsons et moi. Et il est encore certain que l’un ou l’autre de ces deux gredins avait les plans sur lui… mais nous avons eu le tort de ne pas fouiller assez longtemps. Oh ! grinça-t-il avec un nouvel accès de rage, si nous avons perdu la partie, c’est à cause de cette maudite, enveloppe jaune trouvée sur cet Alpaca que Satan grille pendant cinquante siècles !… Oui c’est la trouvaille de ces lettres de bêtises qui nous a fait précipiter notre besogne ! Et penser que ces plans étaient à notre portée ! Que ma main les a peut-être frôlés !… Damnation !… Et voilà deux fois que ces mêmes individus nous roulent !…
Ici Fringer se tut, tordit sa moustache dans un geste de fureur, et poursuivit :
— Or, ces deux hommes étant des agents de Benjamin, et Benjamin étant à New York, il en résulte que, à cette heure, les plans sont dans les mains de ce Benjamin. Donc, Monsieur Benjamin, se mit à ricaner Fringer, c’est à vous personnellement que nous aurons affaire dès ce jour. Vous avez la première manche, à nous la seconde !
Et le même ricanement sardonique éclata sur les lèvres blêmes de Fringer.
Il venait de s’arrêter devant sa fenêtre ouverte et, tout en monologuant à peu près de la même façon, il laissait ses regards errer distraitement sur la rue en bas.
Il continuait :
— Mais rien n’est perdu encore ! Certes, c’est un fâcheux contre-temps, mais nous allons nous remettre à la besogne avec plus d’ardeur et d’acharnement que jamais, dussé-Je y laisser mes os ! Et dire que tout allait si bien déjà ! Grossmann nous fait savoir qu’il a pu retrouver le modèle, nous tenions les plans. James Conrad allait nous payer vingt cinq mille dollars en bel argent… oh !…
Avec cette exclamation Fringer esquissa un nouveau geste de rage et de désespoir, mais ce geste, il ne le fit qu’à demi : ses regards venaient de se poser sur deux individus qui, postés sur le trottoir opposé de la rue et faisant face à l’hôtel, causaient entre eux. Et les yeux de Fringer se dilatèrent de surprise ; il grommela un blasphème et murmura :
— Non… Je ne me trompe pas : voilà bien mon Alpaca et son camarade que nous avons assommés hier soir ! Il faut croire qu’ils sont munis d’un crâne joliment dur. J’avais bien pensé qu’ils en auraient pour trois jours de lit au moins.
Il se tut et frissonna lorsque ses regards se posèrent sur un nouveau personnage, et ce personnage était une femme d’allure légère et Jeune, tout de noir vêtue et scrupuleusement voilée. Fringer la vit passer lentement, tête haute, indifférente en apparence à ce qui l’entourait.
Seulement, lorsqu’elle passa derrière Alpaca et Tonnerre, les effleurant presque, sa tête se détourna légèrement, et ses regards cachés par la voilette parurent se fixer un instant sur les deux compères. Puis Fringer la vit s’éloigner plus rapidement et se perdre au loin.
— Miss Jane !… murmura-t-il comme avec une sorte d’épouvante mystérieuse. Miss Jane !… répéta-t-il, oui, c’est elle, j’en donnerais mon âme à l’enfer !… Pourquoi a-t-elle ainsi regardé ces deux individus ? Oh ! je voudrais bien savoir ce qu’elle manigance en ce moment ! Si, seulement, je pouvais la filer un bout !… Non, c’est inutile d’y songer pour le moment, il faut que j’attende ici Parsons qui m’a téléphoné. Mais qu’importe ! Je sais où niche l’oiseau ! Et pas plus tard que demain je me permettrai une visite aux alentours de son nid d’amour. Et qui sait si, alors, je n’aurai pas à mon tour quelque bonne fortune, et un peu de ce plumage que ce galant Rutten semble se réserver pour lui seul !…
Et avec cette facétie, Fringer fit entendre un ricanement narquois.
Mais ce ricanement, il l’interrompit subitement en entendant frapper à sa porte.
Il alla ouvrir.
Peter Parsons parut.
— Ainsi donc, fit ce dernier en pénétrant dans la chambre, les nouvelles sont mauvaises !… Que s’est-il donc passé ?
Fringer fit entendre quelque chose comme un rugissement, tandis qu’un rictus moqueur entr’ouvrait ses lèvres, et il répondit :
— Il s’est passé que vos capitalistes, le colonel Conrad et son oncle, ont refusé d’acheter mes plans. Tenez ! les voyez-vous, là encore, sur cette table ?
— Ah ! ah ! fit seulement Parsons avec un sourire ambigu.
— Quoi ! c’est là tout l’effet que produit sur vous ce fiasco ? s’écria Fringer, tout surpris de la mine presque indifférente de Parsons.
— Vous m’avez annoncé par téléphone, répliqua Parsons, une mauvaise nouvelle. Or, si c’est là votre nouvelle, simplement je me dis qu’elle aurait pu être plus mauvaise, voilà tout.
Et il s’avança vers la table sur laquelle demeurait l’enveloppe jaune d’Alpaca.
— Il me semble, reprit Fringer avec humeur, qu’elle est bien assez mauvaise !
— Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui s’est passé, fit Parsons en tirant de l’enveloppe les lettres d’Alpaca.
Mais avant que Fringer put répondre, il s’écria ;
— Qu’est-ce que cela ?… Où sont les plans ?… Et en même temps que cette double question, ses yeux aux rayons jaunes se posaient soupçonneux sur Fringer.
Ce dernier raconta alors la scène que notre lecteur connaît déjà.
Et lorsque Fringer lui eut expliqué la nature du contenu de l’enveloppe, Parsons fit entendre un « goddam » qui eût fait pâlir un cocher.
— Maintenant, reprit Fringer, voulez-vous savoir qui a les plans ?
— Qui donc ? gronda Parsons.
— William Benjamin !
— Qui vous le fait penser ?
— Les deux particuliers que nous n’avons pas assez assommés et pas suffisamment fouillés, c’est-à-dire les deux agents de Benjamin.
— Je comprends, fit Parsons devenu pensif.
— Et, continua Fringer qui s’exaspérait au souvenir de son fiasco, ayant cru poser les mains sur un trésor, c’est sur un fumier que nous les avons placées.
Il est bien probable que si Maître Alpaca eût entendu appeler ses jolies lettres d’amour « un fumier », qu’il eût fait ravaler dans sa gorge celui qui venait de prononcer cette injure !…
Cependant Parsons réfléchissait.
Au bout d’un moment il dit :
— Il est inutile de nous faire plus longtemps du mauvais sang ; le mieux à faire est de recommencer. Qu’en dites-vous ?
— Je dis que c’est mon avis également, répondit Fringer. Mais c’est aussi mon avis et ma détermination de regarder ce que contient la prochaine enveloppe jaune qui me tombera sous la main.
— Reste à savoir si Benjamin garde sur lui cette enveloppe, si vraiment elle est en sa possession.
— Oh ! je jurerais qu’il a l’enveloppe et les plans, gronda Fringer. Et s’il n’a pas ces plans sur lui, c’est qu’il les a mis en lieu sûr. Mais comme en ce monde rien n’est jamais sûr, c’est à nous de faire des recherches actives et d’user de tout notre flair et d’employer toutes les ruses.
— Occupons-nous donc de suite de ce Benjamin, dit Parsons d’un accent rude et en gagnant la porte.
— Attendez un moment, dit Fringer. Qu’est-ce que nous allons faire de ces deux particuliers que je vois là sur la rue ?
Et Fringer, qui était revenu se poster dans sa fenêtre, dardait des regards de flammes sur Alpaca et Tonnerre toujours en train de causer tout en surveillant l’entrée de l’hôtel.
— Quels particuliers ? demanda Parsons en s’approchant de la fenêtre.
— Voyez !
— Ah ! ah ! fit Parsons en ricanant, nos amis de la nuit passée ! Ils m’ont l’air en assez bonne santé ce matin !
— Et de bonne et joyeuse humeur !… à voir rire le petit vieux.
— Pourquoi sont-ils postés là ? Y a-t-il longtemps que vous les avez vus ainsi devant l’hôtel ? On dirait qu’ils sont en faction.
— Ils étaient là avant votre arrivée. Je ne serais nullement étonnés qu’ils nous surveillent, dans l’espoir de prendre leur revanche.
— C’est possible. Aussi, nous éviterons de sortir de la grande porte de l’hôtel. Nous irons vider un verre au bar, et nous sortirons par une porte de derrière, et de là nous gagnerons par un passage que je connais une rue voisine.
— Où irons-nous ensuite ? interrogea Fringer.
— Retracer Benjamin ! répondit Parsons avec un regard mauvais.
Laissons Parsons et Fringer, ainsi que Tonnerre et Alpaca qui, comme nous le savons, sont postés devant l’hôtel dans le but de surveiller Rutten. Nos deux compères s’imaginent que le capitaine est encore plongé dans le sommeil de l’ivresse. Mais nous savons, nous, que Rutten était parti dès le matin pour se rendre chez Miss Jane ; mais pour des raisons ou d’autres il n’était pas revenu à l’hôtel. Quoi qu’il en soit, notre lecteur se rappelle, que le soir de ce même jour les deux amis étaient venus rapporter à William Benjamin qu’ils avaient retrouvé le capitaine, mais que celui-ci avait pris un convoi de chemin de fer pour Montréal.
Ceci posé, nous allons revenir à James Conrad que nous retrouvons, vers les trois heures de relevée, à son appartement du McAlpin.
Il écrit, fume un cigare, clignote des yeux et, en somme, paraît très agité.
On frappe à la porte.
— Entrez ! dit-il sans arrêter sa plume.
Deux hommes entrent, referment, la porte et attendent que l’ingénieur daigne lever la tête. Ces deux hommes sont précisément les deux policiers à la solde de Robert Dunton.
Conrad, enfin, lève le front, aperçoit ces deux hommes qui lui sont étrangers, s’étonne, puis demande, les yeux très clignotants :
— Est-ce à moi que vous avez affaire ?
— Vous êtes Monsieur James Conrad ? demande l’un des hommes en se rapprochant.
— Oui.
— Monsieur Conrad, reprend cet homme en exhibant un papier, nous sommes porteur d’un mandat d’arrestation contre vous.
Si un obus allemand fût tombé tout à coup en plein dans la place, l’ingénieur n’aurait pas éprouvé un plus grand émoi.
Il tressauta, échappa son lorgnon, se dressa debout et, pâlissant, les paupières très actives sur ses prunelles effarées, les mains tremblantes, il parvint à balbutier ces mots :
— Un mandat contre moi ?… Pour quelle raison ?
— Monsieur, répondit l’agent froidement, nous avons reçu un ordre et l’exécutons ; c’est tout ce que nous pouvons vous dire.
— Mais enfin, s’écria Conrad en reprenant ses esprits, on n’a pas, que je sache, l’habitude d’arrêter un homme sans au moins lui dire la raison d’une telle arrestation !
— Ceci est très possible. Mais, je vous le répète, nous avons nos ordres. Ensuite, là où nous vous conduirons vous aurez tout le loisir de demander les raisons et les explications que nous ne sommes pas en mesure de vous donner.
— Vous êtes bien sûrs au moins de ne pas faire une erreur de nom ? demanda Conrad qui n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles.
— Vous pouvez lire votre nom sur ce papier, répliqua l’agent toujours impassible.
L’ingénieur retomba sur son siège, mit les coudes sur la table, prit sa tête, à deux mains et murmura :
— Est-ce que je rêve ?… Que peut signifier cette stupide arrestation ?
Et il parut entrer dans une sombre et longue méditation.
Mais l’agent, à la fin, s’impatienta et rompit brusquement le silence.
— Monsieur Conrad, je dois vous prévenir que nous sommes pressés.
L’ingénieur releva la tête et demanda d’une voix méconnaissable :
— Vous m’arrêtez de suite… comme ça… sans…
— Ce sont nos ordres ! interrompit rudement le policier.
— Ensuite, laissez-moi vous rassurer quant aux apparences que vous pouvez redouter. Nous sommes, mon compagnon et moi tout à fait inconnus dans cet établissement. Dehors, une auto nous attend. Vous n’avez donc rien à craindre ; et dans votre intérêt je vous conseille de nous suivre volontiers.
— Soit, murmura Conrad d’un accent désespéré.
Il se leva, prit son chapeau, promena autour de lui un regard abattu, et marcha vers la porte que venait d’ouvrir le deuxième agent. L’autre précéda Conrad dans le corridor qu’il inspecta d’un regard rapide.
— Venez ! dit-il à l’ingénieur.
Celui-ci franchit le seuil de la porte, mais au même moment, l’autre agent se pencha vers lui et murmura :
— Ne désespérez pas… on veille !
Conrad tressaillit et regarda le policier avec effarement.
Mais celui-ci fit un signe mystérieux, et l’ingénieur, comprenant qu’il marchait dans un mystère dont il aurait plus tard la clef probablement, suivit le premier policier.
L’instant d’après, une auto emportait les trois hommes.