Traduction par Abbé T. A. Chandonnet.
Cie. d'Impressions et de Publications Lovell (p. 9-51).

LA PERLE CACHÉE.


ACTE I.


Scène I.

Un espace libre sur l’Aventin, avec des maisons d’un côté, et des arbres de l’autre. En arrière est la porte de la maison d’Euphémien. Sous les arbres, un banc de marbre.
Entre Alexis, fatigué, enveloppé d’un manteau. Il s’assied un instant pour se reposer, puis se lève.


Alex. Jusqu’ici, je le sens, j’ai accompli, à la lettre même, les ordres manifestes du ciel. « Où pour la première fois tes yeux s’ouvrirent à la lumière, là ils doivent se fermer ; là où commença ta vie, là même elle doit finir. » Telles étaient les mots que parlait la voix mystérieuse. Aussi, soupirant après la fin de mon pèlerinage, une fois encore, me voici en ces lieux où le superbe Aventin écrase de son talon rocailleux le cou du Tibre, qui se tord comme un serpent ; tandis que le soleil, entre les pics de la Sabine, lance des rayons bifurqués, suspendant à chaque feuille les perles du matin.

Si c’est l’Italie, ou Rome, ou l’Aventin qu’on voulait dire, le terme de ma course est atteint. Mais… Oh ! reste-t-il encore un pas à faire, sur ce seuil — (jetant les yeux vers la maison d’Euphémien) pour mourir là ? car c’est là que je commençai à respirer. Cela ne peut être. Cinq ans, aujourd’hui même, que je fus envoyé, comme le patriarche de la Chaldée, loin de la maison de mon père et de mes parents. Quelle douleur, plus que de la douleur peut-être, endurée à cause de moi au sein de ces murs ! Vis-tu encore, tendre mère ? Agites-tu encore ta tête paralysée et tes mains tremblantes, dans l’angoisse, à la pensée de ton enfant depuis longtemps perdu, mais jamais oublié ? Ou, du haut de ton trône, conquis dans la patience, abaisses-tu tes regards, en souriant au pèlerin qui est ton fils ? Je sais que mon père vit : son nom est écrit sur les diptyques d’églises lointaines, comme dans le cœur des hommes, avec les lettres d’or de la charité. Comment pourrai-je résister devant lui ! Comment lui parler ? Et s’il venait à me reconnaître ? L’œil perçant d’un père sait découvrir un fils prodigue, de loin, à travers le désordre des haillons et les souillures de la poussière.

Prodigue ! Quel nom, ! L’ai-je été ? C’est vrai, j’étais jeune, frais comme une rose et riche, la nuit où je m’éloignai ; mais, oh ! ce n’était pas pour me plonger dans le bain doré de la luxure ou jouer le rôle de dissipateur. Des larmes amères coulaient de mes yeux, et des sanglots soulevaient violemment ma poitrine, en s’échappant de mon cœur qui se brisait. Sa parole, la parole de celui qui, sur la mer de Galilée, arracha Jean à Zébédée, et transforma son amour, était seule capable de me soutenir en un tel moment. C’est lui qui a dit : « Quitte-les, et suis-moi ! » Mais voici, la porte s’ouvre — qui sort ? C’est lui ! mon père ! Que le ciel me soutienne ! (se retire à l’écart.)

Entre Euphémien, qui aperçoit Alexis.

Euph. Allons ! un heureux présage en ce jour de deuil, le plus triste anniversaire de ma maison. L’aumône, et la prière du pauvre vont en sanctifier le chagrin. Quoiqu’il paraisse à la fois harrassé du voyage et nécessiteux, cependant il ne demande pas l’aumône ; je vais donc l’accoster. (À Alexis.) Brave jeune homme, vous paraissez dans le besoin et souffrant, puis-je vous soulager ?

Alex. C’est avec plaisir que j’accepte ce qui rend le riche et le pauvre débiteurs l’un de l’autre.

Euph. (tire sa bourse, mais s’arrête). Non, ce n’est pas tant de l’or qu’il vous faut, que du repos et de la nourriture. Il n’y a pas d’hôtellerie près d’ici. Chez moi, vous trouverez l’un et l’autre. Allons ! entrons !

Alex. (l’arrêtant.) Pardon, bon seigneur, non !

Euph. Mon ami, voudriez-vous donc me dérober ainsi ce premier courant de la douce brise de la charité, qui, respirée au matin, ajoute un parfum à la prière ?

Alex. Cette oblation embaumée, vous l’avez déjà faite, car vos premières paroles respiraient la charité. Une croûte trempée dans la fontaine que voici, et pour lit ce banc de marbre, j’aurai nourriture et repos.

Euph. Non, mon ami, il n’en sera pas ainsi. Ce n’est pas de cette façon que j’ai appris mon évangile. Laisser un pauvre gisant à ma porte, attendant les miettes qui tombent de ma table, souffrant, couvert de haillons, pendant que moi, vêtu de pourpre, dans mes appartements, je me donne toutes les délices !

Alex. Mais, seigneur, je suis un pèlerin, accoutumé à dormir sur la terre nue.

Euph. Raison de plus pour souhaiter de vous recevoir dans ma maison quelques heures ; car vous avez sans doute visité à l’étranger des châsses, des sanctuaires, des lieux augustes, et recueilli quelques histoires pieuses qu’il me ferait plaisir d’entendre. Alex. J’en connais en effet quelques-unes, et plus tard, je serai à votre service pour vous les raconter.

Euph. Non, mon ami, ce sera tout de suite. Tandis que je vais un moment à Sainte-Sabine, près d’ici, pour assister aux rites sacrés, vous, entrez, et reposez-vous.

Alex. (À part.) Grâce au ciel, il ne m’a pas reconnu.

Euph. (S’approchant de la porte.) Venez ici, quelqu’un.

Entre Proculus.

Proc. Je suis à vos ordres.
(Il regarde Alexis avec défiance et dédain.)

Euph. Bon Proculus, faites entrer ce pieux pèlerin, et donnez-lui du meilleur.

Proc. (froidement.) Ce sera fait. (À Alexis.) Venez-vous de loin ?

Alex. Hier soir, je débarquai à Ostie, venant des plages sacrées de la Syrie ; et pendant la fraîcheur de la nuit, je gagnai Borne et l’Aventin.

Euph. Alors assurément, vous avez besoin de repos. Proculus, hâtez-vous, et faites promptement préparer une chambre.

Proc. C’est impossible ! Et pour un étranger, un homme parfaitement inconnu ! (À Alexis.) N’y n’avait-il pas quelque peste en Syrie, quand vous vous y êtes embarqué ?

Alex. Non, que je sache. Mais je vois bien que je suis moi-même une peste, sous des haillons si misérables, si peu convenables pour des appartements élégants. Laissez-moi me reposer à l’ombre de ces arbres touffus.

Proc. (prenant Euphémien à part, pendant qu’Alexis se retire.) Seigneur, à titre d’ancien, et, je crois, de fidèle serviteur, qu’il me soit permis de parler librement. Il est imprudent et dangereux de donner ainsi asile, même pour une heure, à un pareil individu. Il peut y avoir complot de voler ou d’assassiner, — il a peut-être sur lui quelque maladie secrète, bien plus, quelque terrible contagion, qu’il apporte des marais de l’Asie, ou des côtes empestées de l’Afrique.

Euph. Et cependant le jour viendra où quelqu’un dira : « J’étais étranger, et vous m’avez accueilli » — oui, quelqu’un qui se cache sous l’apparence du proscrit et du mendiant parlera ainsi au riche.

Proc. Donc, pas à vous : car le jour du jugement vous trouvera pauvre. L’extravagance de vos aumônes dévorerait vos biens, fussent-ils quatre fois ce qu’ils sont. Pardonnez cette franchise ; jour et nuit je suis en proie à cette pensée pénible.

Euph. Non, dites plutôt impie ! Car la douce charité n’est pas un chancre, qui ronge, comme le vice, notre chétive aisance : la charité n’est ni la rouille, ni un vers, ni un larron ; mais la sainte aumône est comme la rosée du ciel : une vapeur humide dérobée au champ pendant le jour, et rendue secrètement avec usure dans le silence de la nuit.

Proc. (avec humeur). Eh bien ! soit. Je vais lui donner à manger.

Euph. Et un endroit pour se reposer.

Proc. Où, seigneur ?

Euph. N’importe où, pourvu que le choix soit inspiré par la charité.

Proc. Nous n’avons d’autre chambre vacante que

Euph. Continuez.

Proc. Celle qui fut laissée vide, il y a aujourd’hui cinq ans.

Euph. Plutôt la mienne que celle-là. Personne n’y couchera tant que mon pauvre Alexis ne viendra s’y reposer de nouveau.

Alex. (frémissant). Encore une fois, je vous prie…

Euph. Pas un mot… mais suivez Proculus. Je crains d’avoir été impoli par trop de politesse. Quel est votre nom, mon bon ami ?

Alex. Ignotus, Seigneur. Je vous en prie, permettez que je vous accompagne au beau sanctuaire de Sainte-Sabine. C’est avec bonheur que j’irai y sanctifier ce jour, si heureux pour moi dès son aurore, et doublement heureux en ce moment, puisque je vous ni ainsi rencontré.

Euph. Vous y êtes bien venu.

(Ils sortent ensemble.)

Proc. Mielleux, cafard ! — Mais je te dépisterai ! Enlace-toi autour du cœur de ce faible vieillard, — je t’en arracherai ! Rentre avec lui à la maison, — je t’en chasserai. Non, cette nouvelle amitié ne durera pas six heures. L’Inconnu, voilà ton nom dans l’avenir, s’il ne l’a été dans le passé. (Il sort.)


Scène II.

Atrium de ta maison d’Euphémien, La porte qui donne sur la rue, à droite du théâtre : l’entrée qui conduit à l’intérieur de la maison, à gauche. Au milieu, au fond du théâtre, une petite chambre fermée, sous un escalier ; une table au centre, couverte d’un tapis qui descend jusqu’à terre. Derrière la table, un fauteuil.
Entre Bibulus du côté où se trouve la maison ; il regarde avec précaution autour de lui, puis se tournant vers la porte :)
Bib. Bon ! Fort bien ! Entrez. La place est libre, et le sera encore au moins une grosse heure.
Entrent Ursulus et tous les autres esclaves blancs et noirs, d’abord timidement, portant divers ustensiles de ménage, de jardin et d’écurie : cuillers, brosses, râteaux, étrilles, etc. Ils se rangent de chaque côté, Bibulus allant se placer derrière la table. Après les autres, Eusèbe entre tranquillement, un livre à la main, et demeure à l’écart.

Urs. Pourquoi nous a-t-on ainsi tous réunis ?

Bib. Tu vas le savoir, à l’instant même.

Dav. Attends un peu, car tu n’as pas de Nostre pour nous dresser la parole. Je vais donc en faire un. (Il tourne la chaise, et Bibulus monte dessus.) Là ! je le fais avec cette chaise crurule, c’est-à-dire une chaise à bras, vois-tu.

Bib. Eh bien ! camarades, je suis venu vous parler de nos torts de toutes sortes. J’ai été traité d’une manière honteuse. Bien entendu, quand je dis honteuse, je veux dire éhontée.

Plusieurs. Comment cela !

Bib. Comment cela ? Mais, c’est que j’ai été enfermé toute la nuit dans un donjon — dans une cave — une cave sèche, remarquez bien, en compagnie de tonneaux vides, carcasses dont l’âme était sortie depuis longtemps, et j’ai été mordu toute la nuit par les moustiques. Tout cela, pour rien.

Tous. Honte ! Honte !

Bib. Allez-vous supporter cela ? Allez-vous permettre que vos droits soient ainsi foulés aux pieds ?

Dav. Droits ? mais, tu viens de dire que tu voulais nous haranguer sur nos torts, et voilà que tu parles de nos droits. Lequel des deux ?

Bib. Nigaud ! Est-ce que tu ne sais pas que plus un homme a de torts, plus il a de droits ! Il faut que tous ses torts, il les fasse redresser.

Ver. Sans doute ; Bibulus nous met cela clair comme le jour. Chaque tort est un droit. N’est-ce pas vrai ?

Bib. Exactement.

Dav. Et par conséquent, vice versa, chaque droit est un tort.

Bib. C’est cela. Voilà votre économie plitique moderne.

Ver. Ainsi, droit ou tort, c’est tout un. Bravo !

Tous. Bravo ! Bravo !

Bib. Ainsi, c’était un droit, vous voyez — non, c’était un tort — attendez, oui, c’était ou un droit ou un tort, suivant le cas, de me tenir en prison toute la nuit ; et c’est ainsi que vos droits devinrent des torts en ma personne.

Urs. Mais tu ne nous as pas dit pourquoi c’était.

Dav. Hé ! en effet, dis-nous donc un mot de nos droits qui ont été cause de tes torts

Tous. Oui, oui ! pourquoi était-ce donc ?

Bib. Bah ! pour un misérable broc, ou deux, de vin, que je bus à la santé du maître.

Ver. Alors, si je comprends la chose, nous avons subi le tort de n’en pas avoir notre part. C’était là notre droit ; et c’est toi qui nous fis tort. À bas !

Tous. Oui, à bas ! (Ils se précipitent vers lui.)

Eusèbe. (tout en riant, s’avance pour les arrêter.) Allons ! mes amis, assez de cette folie. Le court et le long de l’histoire, c’est qu’il alla se fourrer dans le hock[1] de son maître et qu’à son tour le maître l’a fourré dans son quod. Il y a corrélation parfaite, accord en genre, en nombre, et en cas ; Hock… quod ; et par conséquent, si l’un s’accordait avec Bib., l’autre devait s’accorder aussi.

Bib. Je crois que ce n’est pas du tout le cas ; car, certainement hock s’accorde bien avec moi, et quod, non ! Mais, un peu de sens commun ; pas de ces balivernes !

Dav. Oui, oui, Bibulus a raison, du bon sens maintenant. Ayons, à tout prix, du sens commun.

Eusèbe Très-bien. Laissez-moi vous faire une question. Le vin n’est-il pas la propriété du maître ?

Plusieurs. Sans doute, qu’il l’est.

Eusèbe. Il a le droit de le tenir dans une amphore, au fond de sa cave.

Bib. Oui, jusqu’à ce qu’on puisse y arriver.

Eusèbe. Tais-toi donc que je finisse. Et si le vin est mis, comme d’ordinaire, dans une peau de mouton, le maître ne peut-il pas encore l’enfermer sous clef au fin fond de sa cave ?

Plusieurs. Certainement, et puis ?

Eusèbe. Ou bien, si c’est dans une peau d’âne, cela fait-il quelque différence ?

Plusieurs. Évidemment non.

Eusèbe. Eh bien ! c’est justement le cas.

Tous. Comment ?

Eusèbe. Je vous le demande, où est la différence, que le vin ait passé dans la peau de Bibulus, ou dans la peau de n’importe quel autre beaudet ? Le maître n’avait-il pas également le droit de l’enfermer sous clef dans sa cave ? Et c’est précisément ce qu’il a fait.

Tous. Bravo ! Bravo ! Bibulus est un âne.

Bib. (furieux) Tu me le paieras bien, quelque jour, Eusèbe. Écoutez, mes amis. Tout cela vient d’une fausse logique, comme qui dirait, de mettre les prémisses avant la conclusion. Je vais vous en montrer de la bonne logique. Dites-moi, pourquoi le vin a-t-il été fait ?

Urs. Pour être bu, parbleu !

Bib. Bien, maintenant que ce finet vous dise comment le vin peut être bu sans qu’on ait… bu.

Ver. Très-bien.

Bib. Alors, Vous voyez qu’en buvant, je n’ai pas fait autre chose que ce pourquoi le vin existe : ergo, c’était bien mon droit.

Dav. Et par conséquent, ton tort,

Bib. Mais le fait est que le vin est tout aussi bien à moi qu’à Euphémien. Qui lui a donné le sol, à lui ? Qui lui a donné la vigne ? C’est la nature qui les a faits tous les deux, et la nature les donne tout autant à moi qu’à lui. Devant la nature, nous sommes tous égaux.

Tous. Certainement nous le sommes.

Bib. Alors, pourquoi le vin n’est-il pas à moi autant qu’à Euphémien ?

Eusèbe. Parce que ce n’est pas toi qui l’as fait.

Bib. Ni lui, non plus.

Tous. Vrai, très-vrai !

Bib. Un homme n’a pas droit au fruit du travail de plusieurs autres ! Si nous sommes tous égaux, il est clair que tout devrait être en commun ! À bas ces distinctions artificielles, dis-je, moi. Pourquoi un homme porterait-il du drap fin, et l’autre du gros drap ? boirait-il du Falerne, et l’autre du Sabin ? Dites-moi cela !

Eusèbe. Oh ! Oh ! Bibulus, tu deviens méchant. Soyons donc égaux. Pourquoi serais-tu là, sur une chaise, et nous en bas ? Tu t’empares de la parole, et nous n’avons plus qu’à écouter !

Plusieurs. Continue ! Continue !

Ver. (brandissant un râteau) J’aime cette méthode de nivellement en bloc ; cela bat d’emblée le travail au râteau. Mais comment s’y prendre pour tout partager avec justice, tout disposer en plates-bandes, comme on dit !

Bib. Oh ! c’est très-facile. Toi, tu devrais avoir le jardin ; Eusèbe pourrait prendre la bibliothèque, et grand bien lui fasse.

Eusèbe. Merci, et pour vivre ?

Bib. Mais, ne t’ai-je pas entendu dire que tu dévores les nouvelles publications, que tu savoures un bon poëme, et aimerais à digérer un code de lois ? N’as-tu pas souvent déclaré que dans tel livre il y avait manque de goût, que tel autre était un salmigondis, que tel écrivain était plein de sel, tel autre épicé, un troisième insipide, ou que, pauvre diable, il avait été terriblement haché, ou mis en compote, complètement fricassé par ces cannibales qu’on appelle critiques ?

Dav. Bravo ! Bibulus ; tu lui as fait son fricot, à lui, en tous cas. Maintenant, aux autres.

Bib. Bien : ensuite Strigil pourrait avoir les écuries et les chevaux, Fumatus la cuisine, et moi… la cave.

Plusieurs. Non, non, la cave doit être propriété commune.

Urs. Tout cela est magnifique ; mais comment en arriver, chacun à sa part ? Euphémien va-t-il s’exécuter de bonne grâce, et tout abandonner ?

Bib. (avec hésitation et délibérant.) Eh bien ! sur ce point, je ne débrouille pas complètement mon affaire : attacher le grelot, eh ?… Je ne vois pas d’autre moyen que de mettre le feu à la maison.

Tous. Mais non, ce serait détruire toute notre propriété.

Bib. (À part.) Excepté la cave, (À haute voix.) Pourtant, ce serait là une noble manière d’affirmer nos droits.

Dav. Pour sûr, et c’en serait une fête !

Eusèbe. Allons ! Bibulus, trêve de folies. Voilà qui tourne à la méchanceté, et à la trahison. Mes amis et camarades, vous n’êtes pas assez insensés pour songer à un acte si coupable et si absurde.

Urs. (résolument.) Bien, alors, au moins, donnons-nous la satisfaction de mettre le feu à la maison de quelque autre. Ce sera une espèce de compensation, puisque nous sommes foulés aux pieds chez nous.

Plusieurs. La maison de qui sera-ce ?

Bib. J’aime l’idée, comme une sorte de diversion, vous comprenez, à nos propres griefs. Voyons. Oh ! oui, c’est cela. Il y a une quantité de voisins, pas loin d’ici ; leurs gens semblent passablement à l’aise, et leurs maisons sont en bon ordre. Mais il y en a quelques-uns là-dedans qui ne seraient pas fâchés de voir un bon feu de joie ; et pourquoi n’avons-nous pas le droit de leur en offrir un ?

Eusèbe. Pourquoi cela ?

Bib. Pourquoi cela ? mais pour cinquante raisons. D’abord, ils ne mangent pas de bœuf, comme nous faisons. Ils devraient manger du bœuf.

Ver. Oui, ils le devraient, c’est une raison capitale ; quelle autre ?

Bib. Ensuite, ils ne sont pas comme nous. Pas un d’eux n’ose parler ouvertement de mettre le feu à la maison de son maître, comme je le fais. Nous, nous sommes libres.

Eusèbe. Et sans gêne.

Dav. Oui, libres et sans gêne. C’est le siècle, monsieur. Nous nous fichons des aristos : nous sommes tous pour la démonocratie. Pas vrai ?

Tous. Certainement, nous le sommes.

Bib. Nous nous occupons fort peu de maîtres ou d’intendants. N’est-ce pas ?

Tous. Nous, pas du tout.

Bib. Nous les ferons tous sauter par la fenêtre. N’est-ce pas ?

Tous. Ça, oui.

Bib. À commencer par Proc. — Holà ! le voici.

(Il saute en bas, et se cache sous la table. Entre Proculus. Ils ont tous l’air penauds.)

Proc. Eh bien ! messieurs, que signifie cette étrange assemblée dans ce vestibule ! Comment se fait-il que vous soyez tous ici, au lieu d’être à votre besogne ? Allons, parlez quelqu’un. J’entendais tant de bruit, il n’y a qu’un instant.

Dav. Eh bien ! monsieur, voyez-vous, comme c’est le douloureux anniversaire de la famille, nous avons cru qu’il était de convenance de tenir une espèce de réunion d’amis, justement pour secouer un peu la douleur. C’est pourquoi nous nous sommes parlé de nos torts.

Proc. Vos torts ?

Ver. C’est-à-dire de nos droits, vous savez, monsieur.

Proc. Encore mieux. Ce doit être quelque nouvelle invention de Bibulus ; je suis sûr d’avoir entendu sa voix — où est-il !

Dav. Il s’est esclipé, monsieur ; mais, si je ne me trompe, c’est bien tout si déjà il est à un mille d’ici.

Proc. On le pincera en temps convenable, et il recevra ce qu’il mérite. (Bibulus sort la tête de dessous la table, et nargue du poing Proculus, qui ne le voit pas. Tous se mettent à rire.) De quoi riez-vous ? Lui n’y trouvera pas de quoi rire, je puis vous l’assurer. Cependant, puisque vous êtes ici, je puis tout aussi bien vous apprendre une petite nouvelle.

Tous. Qu’est-ce ?

Proc. Mais c’est que votre maître vient justement de s’éprendre d’amitié pour un mendiant.

Tous. Un mendiant ?

Proc. Oui, un mendiant, un individu qui se dit pèlerin, et qu’il veut recevoir dans la maison, pour le faire dormir ici, manger et boire de ce qu’il y a de meilleur. Tels sont les ordres. Et conséquemment vous aurez à vous mettre humblement à son service.

Urs. C’est une vraie infamie !

Dav. Nous ne le supporterons pas ! C’est trop au-dessous de nous.

Ver. Nous ne nous y soumettrons jamais. Nous sommes bien au-dessus de cela.

Proc. (ironiquement.) Oh ! mais sans doute, vous ferez tout ce qui dépend de vous pour lui donner ses aises.

Dav. Oh ! certainement !

Proc. S’il dort, vous aurez soin de ne pas faire de bruit autour de lui pour le déranger.

Tous. Sans doute !

Proc. Et si votre maître lui envoie quelques morceaux délicats, vous ne les intercepterez point, mais vous verrez à ce qu’il soit bien nourri, et devienne luisant et dodu.

Urs. Oui, hein !

Proc. Il va mener une vie douce — n’est-ce pas ? qu’en dites-vous ?

Tous. Comptez sur nous pour cela ! Diantre ! un mendiant.

Proc. Eh bien ! vous paraissez passablement unanimes sur ce point, je pense.

Dav. Parfaitement magnanimes, comme vous dites, monsieur. Mais où logera-t-il ? car c’est bon à savoir s’il faut éviter le bruit.

Proc. (montrant la cellule.) Là, sous les escaliers.

Tous. Ha ! Ha ! Ha !

Dav. C’est bien tout s’il a un brin de lumière.

Ver. Ou une gueulée d’air.

Urs. Ou de l’espace pour se tourner.

Proc. Alors, il ne s’en retournera que plus vite.

Eusèbe (À part) Mais, il est aussi méchant que Bibulus ! (À Proculus) Monsieur, est-ce ainsi que notre maître prétend que l’on traite son nouvel ami ?

Proc. Tais-toi, esclave. Tu es toujours à bavarder quand on n’a pas besoin de toi. Mes braves, vous êtes tous d’accord ?

Tous. Tous.

Proc. Sur la manière de le faire dormir ?

Tous. Oui, monsieur.

Proc. Et manger ?

Tous. Oui, monsieur.

Proc. Et de le jeter dehors ?

Tous. Oui, monsieur.

Chœur des Esclaves.
I

Il entend des sanglots pour toute mélodie !…
Point de repos, jamais, pour ses membres souffrants,
Un oreiller de plomb pour sa tête alourdie !
Et sa couche est pareille aux pierres des torrents.

II

Ses lèvres sans couleur seront toujours avides ;
Nul pour le relever ne lui tendra la main ;
Puis il boira la lie au fond des coupes vides,
Et fouillera le sol pour y trouver son pain !

Ils sortent tous.

Scène III. — Même décor.

Entre Bibulus, sortant de dessous la table.

Bib. Ma foi ! je pense vraiment que je ne m’en porte que mieux pour m’être un peu dégrisé sous la table. Pour sûr, si je n’avais pas écouté, dès mon enfance, cette maudite inclination que j’ai, je serais devenu le chef le plus populaire de l’empire ! Voyez un peu comme, sans ce stupide d’Eusèbe, qui n’est bon qu’à gâter tout ce qu’il y a de mieux, j’aurais amené ces imbéciles de camarades à mettre le feu au logis ; j’aurais tiré vengeance, et pris la fuite au milieu de la confusion. Plus d’un gaillard s’est élevé à la pourpre romaine, d’un commencement qui promettait moins que celui-là.

Mais puisque ce plan a échoué, mettons-nous sérieusement à la recherche de quelque autre. Maintes et maintes fois, j’ai été indignement traité, jusqu’à hier soir. Oh ! hier soir ! C’était la dernière goutte ! Une pareille chose ne peut jamais être effacée que d’une seule manière. Oui, dans la profonde solitude de cet affreux donjon, dans le Tartare de cette ardente fournaise — dans les ténèbres de cette interminable nuit — encore plus, dans l’amertume d’une âme ulcérée — dans la fièvre du désespoir — oui, en grinçant des dents, et de ma gorge brûlante, moi, Bibulus, je jurai vengeance, vengeance à mort. Mes menottes et mes chaînes résonnaient comme des cymbales, et mes membres tremblaient, lorsque je proférai les paroles de feu ; et un gémissement caverneux, ou un rire — je ne sais lequel — les répéta, sous forme d’écho, par toute la voûte.

Et quand donc le cœur d’un Asiatique rétracta-t-il un tel serment ? Quand renonça-t-il à la douce, à la délicieuse pensée — la seule volupté d’un esclave — vengeance ?

Euphémien, tu ne seras pas longtemps mon maître. Cependant Euphémien est un bon maître — bienveillant, humain — En est-il ainsi ? Alors, pourquoi donc permet-il que je sois fouetté chaque jour comme un chien de chasse — mis à la chaîne comme un chien de basse-cour ?

Mais c’est Proculus qui te fait cela, Bibulus. — Et qui est-il, et qu’est-il, ce Proculus ? Simplement le bras de l’autre — sa main — ses membres. Je ne dirige pas le coup contre un membre — Je vais droit à la tête — au cœur — à l’âme : je n’estropie pas, je ne mutile pas — j’assassine, je tue.

Puis, si Proculus meurt, en quoi me trouvé-je mieux ? Il y en a cinquante, pires que lui, et prêts à prendre sa place. — Tiens, par exemple, en voici venir un, de ces gens-là !

Entre Eusèbe.

Eusèbe. Je te trouve à point, Bibulus ; voici quelque chose pour toi. (Il lui donne un papier.)

Bib. Qu’est-ce que cela ? Tu sais que je ne suis pas un savant.

(Il essaie de le lire.)

Eusèbe. Eh bien ! en deux mots, c’est un ordre de Proculus, qui connaît tes récents procédés ; et ceci t’apprend que tu es dégradé de la condition d’esclave domestique à celle d’esclave des champs, et t’enjoint de te rendre dès ce soir à Ardée, pour y commencer tes travaux.

Bib. (bondissant.) À Ardée ! Au plus fort même des chaleurs de l’été ! Au point le plus pestilentiel du territoire romain, où les plus robustes périssent en un an, à moins d’y être nés ! C’est que j’irais moi, dégradé encore, pour mourir peut-être dans un mois, comme une grenouille sur un lit de boue, alors que le soleil a mis à sec la mare saumâtre ! Est-ce que Proculus y a songé !

Eusèbe. Très-certainement ; car non-seulement le sait-il, mais il a fait observer expressément que c’était là un châtiment plus doux que de mourir sous la verge, comme tu l’as mérité. Tu succomberas bientôt, disait-il, et nous nous trouverons débarrassés pour toujours d’un dangereux garnement.

Bib. Plutôt fouetté à mort avec des scorpions, que sucé à mort par des insectes venimeux ou qu’empoisonné par des miasmes délétères. Est-ce qu’Euphémien sait cela ?

Eusèbe. Pas encore ; mais il n’y a pas de doute qu’il ratifiera l’injonction. Adieu, Bibulus ; aie le courage de supporter ce que tu as bien mérité. (Il sort.)

Bib. Adieu, sycophante ! Adieu, vraiment ? Non, pas si tôt. — On gémira sur la mort dans cette maison, avant que j’aille, moi, la rencontrer. Après cette sentence cruelle, qui me blâmera si j’essaie d’y échapper ? — Pourtant ici encore revient la question — qui fait cela ! Proculus. Alors, n’est-ce pas sur lui que doit tomber ma vengeance ? De la prudence, du calme — et pesons bien tout.

Si Proculus mourait, Eusèbe serait pire que lui. Maintenant, si c’est Euphémien qui meurt, c’est bien différent. On sait que par son testament il a libéré tous ses esclaves. Donc que ce soit lui qui meure, et me voilà libre. Mais est-ce que cela est généreux ou honorable ! Fi ! — fi donc ! qui a jamais été généreux ou honorable avec moi ? Et vais-je être le premier, moi, à me ranger du côté de la vertu ? Loin de là — non !

Cependant cela doit s’exécuter avec précaution, et sûrement. C’est une vilaine chose, oui, une vilaine chose, que de tuer, même à titre de vengeance. Il faut jeter un voile sur une telle action — et la présenter comme un accident, même à ses propres yeux. Ha ! une heureuse combinaison… Je sais comment me procurer d’un seul coup les moyens nécessaires, et alors — le pèlerin qui est pour dormir là (désignant du doigt la cellule.) — Parfait ! Quoi de plus vraisemblable ? — Il a quelque dessein, nul doute — et il va se trouver le seul près de l’endroit. On peut facilement disposer le fil de l’histoire de manière à faire tout aboutir à lui. — Bravo, Bibulus, tu as la main bonne quand il s’agit de méchanceté. D’un seul coup tu vas conquérir ta liberté, ton salut, et tirer vengeance ! Eh !

Douce est la vengeance prise sur l’ennemi,
Quand le gain est pour soi, et la perte pour lui.

(Il sort.)

Scène IV. — L’Aventin.

Entre Gannio, en haillons, chargé d’un bissac, affectant d’être boiteux.

Gan. Eh bien ! c’était un sage, ce vieux poète, Ennius, je crois, qu’on l’appelle, qui fît ces vers : —

Ta meilleure industrie,
Ma belle Italie,
Ta meilleure industrie
Et ton plus beau métier,
C’est bien de mendier !
L’on voit de toute chose,
Sans paraître intrigué,
L’on voit de toute chose,
Et puis l’on se repose,
Quand on est fatigué !

Donc, puisque j’exerce, en mendiant, une industrie si avenante, je vais user de mon privilège. (Il s’assied en s’essuyant le front.) J’ai fait vingt milles à pied afin d’arriver ici pour ce jour béni, le jour d’affliction de la maison, ainsi appelé, je présume, à cause des libérales aumônes dont on nous afflige ce jour-là.

Entre Bibulus sans être observé.

Je suis bien récompensé cependant de ma diligence et de ma célérité ; car me voici le premier, le plus à bonne heure, dans l’arène. Il est clair que pas un seul compère ne s’est fourré entre moi et la première aubaine.

Bib. (s’avançant) Tu as tort là, mon vieux.

Gan. Bonjour, Bib. ; qu’est-ce que tu veux dire ?

Bib. Mais, qu’un plus rusé a pris le pas sur toi, et t’a bien et dûment battu : un jeune mendiant, ce que tu n’es pas — un beau mendiant, ce que tu n’as jamais été — et un vertueux mendiant, ce que tu ne seras jamais. Il était ici quand le maître fit sa première sortie ce matin, s’est introduit comme un ver dans ses faveurs, en un rien de temps, et le voilà invité à manger, boire, et se reposer dans la maison positivement dans la maison. Les ordres, c’est qu’il doit avoir le meilleur en tout. Ainsi te voilà supplanté, tout de même.

Gan. (furieux.) Le vilain ! tous mes droits de préséance usurpés ; mon droit d’aînesse même. Chaque éloge que tu as fait de lui est un trait, un poignard pour moi. Où est-il ?

Bib. Tiens, le voilà qui vient avec le maître. (Se met à l’écart, pendant qu’Euphémien et Alexis passent vis-à-vis d’eux en conversant, et qu’ils entrent dans la maison.)

Gan. Oui, c’est bien là qu’il va ! le doucereux, le mignard, le perfide rival !

Bib. Rival ? Mais ne vois-tu pas comme il est parfaitement à son aise avec le maître ?

Gan. Cela, oui.

Bib. Te voilà bel et bien supplanté, là, pour le moins.

Gan. Je le vois. Oh ! que je serais content de… (Il fait le geste de poignarder.)

Bib. Ouf ! nous le détestons tous, autant que toi.

Gan. Je suis content de le savoir ; mais comment mener la chose à bonne fin !

Bib. Gannio, tu vends — tu sais quoi… hein ?

Gan. De la poudre pour faire mourir les rats ? (Bibulus fait un signe d’assentiment.) Oh ! oui, j’en ai toujours à ma disposition.

Bib. Est-elle infaillible dans son effet ? Sera-t-elle sûre ?

Gan. Très-sûre.

Bib. Comment faut-il l’administrer ?

Gan. On en met une pincée dans un gobelet — j’entends où les rats viennent boire ; et n’importe qui — c’est-à-dire n’importe quel rat — y goûte, meurt, en dépit des remèdes, à l’instant. Pas d’histoires à raconter — c’est-à-dire, à peine le temps de jeter un petit cri, tu comprends ; je parle de rats, tu sais.

Bib. Bien entendu. Nous serions bien aises de nous débarrasser de…

Gan. D’un rat, remarque bien. Rappelle-toi-le, j’ai dit cela expressément. Quant au reste, je n’ai rien à y voir. (Il tire une boite de son bissac.) En quoi vas-tu mettre cela ?

Bib. (Après avoir cherché dans sa poche, en retire le papier qui lui a été remis par Eusèbe.)

Tiens, ceci va faire. Y en a-t-il assez ?

Gan. (Mettant un peu de poudre dans le papier.) Assez pour cent cinquante rats.

Bib. Et je suppose pour un mendiant.

Gan. Je ne connais rien là-dessus. Mais j’espère que je n’entendrai plus jamais parler de lui à l’avenir. (Il sort.)

Bib. Vieux radoteur que tu es ! Penses-tu que je vais aller risquer ma tête pour me débarrasser de tes ennemis ? J’ai un but plus élevé. Le sort du plus noble patricien de Rome est renfermé dans ce petit papier.

Mais je n’ai pas de temps à perdre. (Il sort.)


Scène V. — L’Atrium.

Une table placée un peu en côté, de manière à laisser libre la porte qui est sous l’escalier.
Entrent Euphémien et Alexis, causant ensemble.

Euph. Auriez-vous par hasard, Ignotus, jamais fait rencontre, ou, dans vos voyages, entendu parler d’un beau jeune homme du nom d’Alexis ?

Alex. Un nom qui n’est pas rare — N’a-t-il aucun signe qui puisse le faire distinguer ?

Euph. Aucun, si ce n’est celui d’une triste histoire — Il était né d’une famille illustre, élevé délicatement, et l’héritier d’une immense fortune : en outre aimable, doux, et pur comme un ange ; chéri de tout le monde — par un en particulier trop tendrement aimé ; aussi le ciel le lui ravit.

Alex. Est-ce qu’il mourut, donc ?

Euph. Hélas ! bien pis que cela ; il s’est enfui de la maison paternelle, laissant ses parents désolés et brisés. Sa mère s’est consumée rapidement dans les larmes, et elle mourut, en murmurant avec résignation le nom de son fils.

(Il pleure.)

Aujourd’hui se complètent, pour son père, les cinq années de son malheur. (Il regarde fixement Alexis.) Il me semble qu’il doit avoir maintenant à peu près votre âge. Peut-être un peu plus grand que vous — non, même taille. (Alexis cherche à se détourner, Euphémien le retient et le regarde en face.)

Vos yeux, aussi, me rappellent tant les siens, si bleus, si doux, comme ceux d’une colombe, — mais il était beau, comme un marbre de Phrygie, aux veines empourprées. Cependant les voyages peuvent avoir bruni ses joues, comme les vôtres. Sa bouche gracieuse — la vôtre est, sans doute, gracieuse aussi, seulement votre barbe l’ombrage — avait une expression si douce, si séduisante, qu’à cela seul, je pouvais le distinguer entre dix mille. Ah ! vous pleurez, bon pèlerin, vous aussi : merci de ces larmes ! Oh ! dites-moi donc, avez-vous jamais entendu parler de lui ?

Alex. (troublé.) Ah ! oui, cher père ! — j’allais presque dire, vous paraissez si bon — oui, vénérable seigneur — j’ai en effet quelque souvenance — attendez un peu —

Euph. Parlez ! dites, au nom du ciel, ce que vous vous rappelez.

Alex. (tristement.) Ce n’est pas grand chose, je le crains bien.

Euph. Tout de même, apprenez-le-moi

Alex. Je me rappelle qu’en effet il arriva à Édesse, il y a quelque quatre ou cinq ans, avec de riches équipages, des serviteurs d’un grand seigneur romain, qui cherchaient ce jeune homme ; car moi, avec beaucoup d’autres, j’ai reçu d’eux l’aumône.

Euph. (soupirant.) Et est-ce là tout ! Hélas ! Ils ne le trouvèrent pas, et bientôt ils revinrent pour aviver la douleur de ses parents. Cependant espéré-je contre toute espérance. Sa place est tous les jours gardée vide à chaque repas ; sa chambre, faite et garnie, attend toujours celui qu’accueillerait, la nuit comme le jour, un amour qui ne change pas.

Alex. En vérité, c’est un amour fidèle que celui-là ! Oui, bon Euphémien, espérez encore, espérez : votre fils un jour reviendra.

Euph. Ah ! le croyez-vous ainsi ? Ou ne le dites-vous que pour flatter les longues attentes d’un père ?

Alex. Il me siérait bien mal de reconnaître ainsi votre amour.

Euph. Mon amour ? Quel amour ?

Alex. Cet amour hospitalier, qui souvent déjà abrita des anges ; pourquoi pas aussi un fils ?

Euph. Je vous remercie, Ignotus ; puissent vos paroles se vérifier. Il me semble que je serais heureux d’apprendre de vous le nom de vos parents, de savoir où vous êtes né, où vous avez passé votre première jeunesse.

Alex. (À part.) Que le ciel me protège !

Euph. Eh bien ! une autre fois ; car pour le moment, c’est une indiscrétion de ma part de vous priver du repos dont vous avez besoin — Voici quelqu’un qui va vous conduire. Que le ciel vous garde. (Il sort.)

Alex. Et qu’il soit béni : cette épreuve est passée maintenant ; tout le reste paraît léger.

Entre Proculus, qui dépose des rafraîchissements.

Proc. Monsieur le pèlerin, je crains que vous ne soyez fatigué ; votre chambre est prête, quoiqu’elle ne soit pas telle que j’eusse désiré.

Alex. Le moindre endroit, un coin quelconque est suffisant pour moi.

Proc. Eh bien ! je savais que vous diriez cela, aussi je vous ai pris d’avance au mot. Voyez-vous, bien que la maison soit grande, la famille qui l’habite est nombreuse.

Alex. Sans doute ; ne vous excusez pas davantage, je vous en prie.

Proc. Il y a une série d’appartements qu’il n’est jamais permis d’occuper ; et puis, souvent des amis nous tombent sur les bras à l’improviste, avec de nombreuses suites — de grands personnages, des gens riches, vous comprenez ? Des gens respectables.

Alex. Je vous supplie de vous dispenser de toute excuse. N’importe quel endroit me conviendra.

Proc. Comme je suppose que vous n’aurez besoin que de quelques heures de repos, et qu’après cela vous reprendrez votre pèlerinage, une petite chambre, et une couche qui ne sera pas très-luxueuse, vous suffiront.

Alex. N’importe où, bon monsieur.

Proc. (lui indiquant la cellule.) Alors, vous plairait-il de vous reposer ici ?

Alex. (souriant.) Très-certainement — C’est un vrai palais pour moi.

Proc. Voilà quelque chose à manger ; et que votre court sommeil vous remette. (Il sort.)

Alex. Que sera-t-il ce sommeil ? Mettra-t-il le sceau à ma vie, fermant mes paupières pour un repos sans réveil ? Mon cœur, avant qu’il soit fini, aura-t-il cessé de battre, et mon âme va-t-elle s’éveiller pour le ciel aujourd’hui même ? Il semblerait en être ainsi ; car me voici rendu maintenant au lieu où je suis né, pour l’occuper quelques moments. Ici donc, doit sonner ma dernière heure — je suis prêt. Mon sort est maintenant en de meilleures mains que les miennes. « À la vie, ou à la mort, nous sommes toujours au Seigneur. » La même prière peut servir pour le sommeil ou pour la mort. Notre vie t’appartient, Créateur de toute chair, dans la vie comme dans la mort, dans la veille comme dans le sommeil. La main qui se joue parmi les cordes de la vie, de sa touche légère, réduit leurs vibrations au silence pour les éveiller de nouveau. Cette main, je la baise aujourd’hui ; car elle a tendu les fibres de l’amour et de la souffrance jusqu’à leurs extrêmes limites, et maintenant elle va les adoucir de sa touche bienfaisante, et leur faire rendre un murmure de paix, sous ses doigts paternels. (S’agenouille.) Père ! qui avez, ici même, façonné cette poignée d’argile en un corps terrestre, à votre image, tenez unie la poussière qui le compose, ou dispersez-la à votre gré, là où reposent mes pères, ou dans le champ où l’on jette les proscrits, faites-en les délices du ver de terre, ou celles du vautour, afin que, de sa corruption, mon âme s’élance, comme une flamme, dans la fournaise de vos plus pures ardeurs : ou plutôt, que pareille à une perle, elle tombe doucement, dans l’abîme de votre sein, vaste comme l’océan, où elle ne trouvera ni surface, ni fond, ni rivages ; absorbée, mais non consumée ; étreinte, et pourtant libre.

(Entre dans sa cellule, dont il ferme la porte.)

Scène VI. — Même décor.

Entre Bibulus, portant un plateau, avec un gobelet et quelques mets, qu’il dépose sur la table. Dans sa main droite, il tient une aiguière ou espèce de flacon.

Bib. Dans quelques minutes, Euphémien va venir prendre sa réfection ordinaire du matin, et la trouvera à sa place accoutumée. Il va la boire, sentir plus de saveur et plus d’épice qu’à l’ordinaire, et va expirer ! Quelle mort aisée et confortable !

(Se frappant la poitrine.) Silence ! vous, chiens grondeurs du remords ! Silence ! ver sifflant de la conscience ! vous venez trop tard — la potion est mêlée, et je ne peux en extraire la poudre fatale. Et puis rappelez-vous Ardée — ce soir — et la mort de ce chien enragé, l’écume à la bouche, ou de cette vipère qui se tord sur un sol brûlant. Non, plus de scrupules. Ce que je vais faire est un sûr remède à tous mes maux — la voie la plus facile pour atteindre mes fins. Et cela résume toute la morale que j’ai apprise, en ces jours d’hypocrite vertu !

À présent, jetons un coup d’œil sur notre pèlerin. (Il tire un papier, et regarde par la porte de la cellule.) Profondément endormi ; dort comme un mort ! (Entre dans la cellule et revient.) Je n’ai jamais vu personne si profondément endormi. Le papier est bien en sûreté près de son lit. (Verse une liqueur dans le gobelet.) Je puis dire que le breuvage a été ici quelque temps ; et je ne saurais en être plus longtemps responsable. — Mais, voici venir le maître — Ô ciel ! je voudrais que tout fût terminé, et bien ! Je vais me tenir auprès ; et le premier à donner l’alarme !


Scène VII. — Même décor.

Entre Euphémien, du côté de la porte qui donne sur la rue.

Euph. J’avoue que j’aime mon hôte. Sa parole est douce ; ses traits me rappellent une image que j’ai aimée. Puis son affection semble presque filiale, tendre et sensible au malheur d’un père. Je me sens altéré ! (Prend la coupe, et va la porter à ses lèvres, quand une voix solennelle sort de la cellule, dont la porte avait été laissée entr’ouverte.)

Alex. Euphémien, prenez garde !

Euph. (Tressaillant, remettant la coupe sur la table.) Est-ce quelque jeu de l’imagination qui m’illusionne ? (Regarde autour de lui.) Personne près de moi, c’était bien de l’imagination.

Je me suis senti même tenté de presser mon hôte, comme firent les disciples d’Emmaüs, de s’arrêter ici ; peut-être de le déclarer mon fils adoptif ! — Mes lèvres sont brûlantes ! (Il élève la coupe une seconde fois, et la même voix se fait entendre.)

Alex. Prenez garde, Euphémien !

Euph. (Baisse la coupe.) Garde à quoi ? Pas à cet inoffensif breuvage ? Oh ! non ; je connais cette voix-là ! C’est mon cher Alexis, qui, bien loin de corps — Ah ! peut-être au ciel — me reproche ainsi l’infidèle pensée de mettre ce pèlerin à sa place.

(Avec émotion.) Il n’en sera rien, cher fils ! Mais oh ! pourquoi parler sans te laisser voir ? Cependant, si tu peux entendre, mon enfant, cette coupe de grâce, je la bois à toi ! (Il tourne la coupe au-dessus de sa tête : au moment où il va la boire, Alexis se précipitant la lui fait tomber des mains.)

Alex. Arrêtez ! c’est un poison mortel.

Euph. (Élevant la voix.) Ho ! ici !

Entrent Proculus et les esclaves. Alexis saisit le flacon des mains de Bibulus, et le pose sur la table. Alexis est au milieu, Euphémien à sa droite, Proculus et Bibulus à sa gauche ; les autres de chaque côté en avant.

Proc. Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé, seigneur ?

Euph. Trahison, et meurtre ! Ma coupe a été empoisonnée.

Proc. Qui vous a dit cela ?

Alex. Moi.

Proc. Comment le sais-tu, toi ?

Dav. Tout est répandu, jusqu’à la dernière goutte.

Proc. Bibulus, c’est toi qui l’as préparée ; parle, ou, fripon, ta vie va en répondre.

Bib. Seigneur, la coupe était pure comme la rosée du ciel, quand je l’ai laissée ici. Qu’a-t-il pu, en mon absence, arriver, je ne le sais pas. Ceux qui ont trempé là-dedans peuvent le dire mieux que tout autre.

Proc. Qui veux-tu désigner ? Parle clairement, individu, tout de suite.

Bib. Celui qui l’a découvert — Comment a-t-il pu le savoir ? Du poison, il y en a, mais sur la langue de celui qui a essayé d’envenimer votre esprit. Mettez-le en mesure de prouver.

Proc. Seigneur, Bibulus a raison une fois.

Euph. Il semble y avoir quelque défaut de preuve en effet.

Alex. Eh bien ! la voici, la preuve.

(Il présente un papier.)

Ce papier, je l’ai trouvé dans ma chambre — bien plus, je l’ai vu jeter hâtivement là, tandis que je feignais de dormir profondément. Le connaissez-vous, Proculus ?

Proc. Juste ciel ! C’est l’ordre que j’ai envoyé moi-même, il y a peut-être une heure, à Bibulus.

Eusèbe. (jetant les yeux sur le papier.) C’est moi qui le lui remis.

Euph. Que contient-il ?

Urs. C’est de la mort aux rats, je le vois.

Bib. (À part.) Imbécile que j’ai été !

(Tout haut.) Assassins peuvent être voleurs.

Alex. Alors venons-en à la preuve. Ce flacon, Bibulus, était en vos mains, quand vous entrâtes ici ; n’est-ce pas vrai ?

Tous. Nous avons vu cela.

Alex. (Prend la coupe vide laissée par Proculus et la remplit.) Personne n’a trempé en ceci ; bois-la donc sous les yeux de ton maître. (Il la lui présente.)

Proc. Oui, bois-la.

Bib. Pour mourir à ses pieds ! Bon maître, épargnez-moi ! (se jetant à ses genoux.)

Euph. Oh ! ciel ! merci d’une telle faveur.

Proc. Seigneur, il faut infliger à ce criminel le châtiment qu’il mérite. Faites-le saisir et garrotter : à mort !

Tous. Oui, oui, seigneur.

(Ils se précipitent sur lui.)

Alex. (s’interposant.) Seigneur, en retour de votre vie sauvée, je vous en prie, donnez-le-moi ou plutôt à votre fils, en ce jour de deuil, qui est le sien.

Euph. Je ne puis refuser.

Alex. Et à présent pour ma récompense

Euph. Demandez ce que vous voudrez.

Alex. Votre bourse !

Euph. Quoi ! un or vil ?

Alex. Oui, oui, en vérité, je n’en ai jamais été si avide qu’en ce moment.

(Euphémien, étonné, lui donne sa bourse.)

(À Bibulus.) Prenez ceci, et fuyez. Au port d’Ostie, il y a encore un vaisseau en destination pour la Palestine ; là essayez d’obtenir votre pardon, au milieu des scènes de l’amour toujours prêt à pardonner.

(Bibulus sort.)

Euph. Jusqu’ici, Ignotus, toute ma dette demeure sans être acquittée, et doit rester ainsi. Car avec la vie, je vous dois tout ce qui lui donne de la valeur. Cette maison, ma fortune — tout appartient à vous. Voici ma première demande — nous ne nous séparons plus. Partageons ce toit le temps qui nous reste à vivre. Où êtes-vous logé ?

Proc. Ne vous en déplaise, seigneur, à raison de certaines réparations, et et

Euph. Et quoi, de grâce ?

Alex. Je suis parfaitement satisfait de mes appartements, seigneur.

Proc. Précisément, seigneur : monsieur tenant surtout à la tranquillité et à un pieux isolement, comme c’est un pèlerin, vous voyez, seigneur…

Euph. Allons, allons, dites-le-moi tout de suite — où l’avez-vous logé ?

Proc. (embarrassé, et montrant derrière lui.) Eh bien ! là, seigneur.

Euph. Là ? c’est dans ce chenil, que vous l’avez jeté, comme un chien ? Est-ce là l’accueil fait au pèlerin dans ma maison ? Honte sur toi, Proculus !

Alex. Paix, bon Euphémien. Si je n’avais logé là, vous seriez mort !

Tous. C’est vrai.

Alex. À présent cette chambre est bénie pour vous et pour moi : je la réclame donc. C’est là que je veux vivre, et, s’il plaît au ciel, mourir.

Euph. Ignotus, il faut bien céder à vos instances. Mais dites-moi, comment avez-vous appris le danger où j’étais ? De qui cette voix que j’ai entendue ?

Alex. Cette voix était la mienne.

Euph. (À part). Elle résonnait comme celle de mon enfant.

Alex. Pendant que je dormais profondément, il me sembla voir auprès de moi un être beau et radieux comme l’aurore. Ses ailes pourpres étincelaient d’or, comme de jeunes cèdres sous la brise au coucher du soleil. Il me toucha le côté et m’éveilla. Alors j’entendis la perfide trahison de cet esclave. Lui, quand il entra avec son noir dessein, me crut profondément endormi, et laissa tomber ce papier empoisonné qui témoigne contre lui. Je me redressai, et par la porte, qu’il avait négligemment laissé entr’ouverte, je vis tout le reste.

Euph. C’est une bénédiction qui est entrée avec vous dans ma maison. Mais dites-moi, quel était cet esprit ? Il est entré, lui aussi, avec vous.

Alexis. Oh ! oui, je le connais ! je le connais ! c’est
Qui veille sur le pèlerin ;
Qui le conduit au seuil hospitalier ; qui change
Sa peine en un bonheur serein !
Écoute : Quatre esprits, anges aux ailes blondes,
S’occupent ici-bas de nos œuvres fécondes,
De nos œuvres d’amour, et les disent aux cieux.
Dans un plateau d’argent, le premier, radieux,
À qui souffre la faim porte la nourriture ;
Le second tient toujours pleine d’une onde pure,
La coupe de vermeil pour le pauvre altéré ;
Le troisième revêt d’un vêtement pourpré
L’indigence humble et nue ;
Mais l’hospitalité, charitable, ingénue,
Réunit sous son toit ces trois anges d’amour,

Quand sa clef de diamant ouvre, à la fin du jour,
Au petit pèlerin sa maison généreuse.
Et les anges joyeux la proclament heureuse,
La bénissent partout, disent son nom au loin,
Parce que sa bonté leur a laissé le soin
Des actes les plus beaux de la miséricorde.
Puis, elle, dont le cœur de charité déborde,
Elle, le quatrième ange, et le plus parfait,
Elle baisse ses yeux, ses yeux au doux reflet ;
Elle découvre alors et rend à la lumière
Quelque perle cachée au fond de la poussière.

(Ils sortent tous.)
fin du 1er acte.
  1. Hock, vin vieux du Rhin.