(alias Michèle Nicolaï)
S. E. G. (Société d’éditions générales) (p. 45-52).

X

LE PÈLERINAGE TRAGIQUE

Veille de bataille ! Rigo et ses hommes sont à pied d’œuvre.

Une troupe est allée s’embusquer dans les rochers des Makouis abandonnés depuis la fuite des bonzes. L’autre est campée dans la forêt, hors de vue du sentier.

Rigo a donné ses consignes : déguisé en pèlerin, il se mêlera aux indigènes quand ils passeront en procession. Quatre d’entre eux l’accompagnent qui doivent se joindre à la foule. Ils ont l’ordre d’imiter tout geste qu’il fera, l’un après l’autre, de cinquante mètres en cinquante mètres, le dernier étant posté à la queue du cortège.

Quand tous les pèlerins seront passés, la milice s’ébranlera à son tour.

Ainsi sera-t-il possible à Rigo de communiquer un ordre au détachement, en le faisant passer par les quatre hommes de liaison. L’inspecteur a tout prévu : minimum de risques pour un maximum de précautions.

Il ne veut pas que le gibier s’échappe.

L’attente est longue. Avec ses auxiliaires, il est embusqué derrière les broussailles bordant le sentier.

Enfin, le cortège des pèlerins arrive, bannières rituelles en tête, offrandes diverses portées sur des palanquins : des fruits, du riz, des porcs rôtis, des volailles, tout ce qui sera présenté au bouddha pour être ensuite consommé par les bonzes et par les fidèles en une vaste ripaille succédant aux prières.

Le cortège défile dans un désordre bien asiatique, dû en partie au sentier trop étroit et irrégulier.

Il est facile à Rigo de se glisser dans les rangs, presque en tête, et ses hommes, à leur tour, accomplissent leur manœuvre sans avoir attiré l’attention de quiconque.

La procession poursuit sa route pendant deux heures de marche. Un bonze est en tête qui guide la foule. Il les mène d’un sentier à un autre, accomplissant des détours qui sont certainement voulus pour dérouter, leur faisant franchir des arroyos dont l’eau parfois leur monte jusqu’au ventre. Le chemin est long et pénible.

Enfin, la procession débouche dans une vaste clairière, soigneusement débroussaillée, au fond de laquelle, sur une plateforme surélevée, est édifiée une pagode.

Quand toute la troupe des pèlerins s’est rangée sur cette élévation, six bonzes sortent de la pagode et viennent se ranger en avant d’un monumental bouddha — la réplique de celui des rochers — posé devant l’entrée du sanctuaire et encadré de deux statues de génies à tête de cobra.

Puis sort à son tour le bonze-chef hiératique, vêtu d’une longue tunique de soie jaune, la couleur impériale.

Devant le bouddha, il officie, accomplit les sacrifices rituels, tandis que les fidèles se tiennent à genoux pour, de temps à autre, sur un signal donné par un gong, se prosterner front contre le sol et accomplir les grands lays.

L’officiant a terminé et maintenant il parle aux pèlerins. Son allocution est courte, faite en termes hermétiques, pleine de mystérieuses allusions.

Rigo s’étonne que certains mots lui échappent. Il comprend le sens général de ces paroles de haine qui contiennent des menaces contre les blancs — croit-il. Seule, la fin lui paraît claire…

« Le grand cobra sortira de la forêt pour détruire ses ennemis. »

C’est à ce moment que deux bonzes, se détachant du groupe, s’avancent devant le bouddha et, soufflant dans des instruments qui ressemblent à des flûtes, modulent une sorte de danse lente…

Alors, rampant hors de la pagode, surgissent une vingtaine de grands cobras noirs, la variété la plus redoutée.

Les reptiles viennent aux pieds des musiciens et, suivant les modulations de flûtes, oscillants, lovés sur leurs queues, le cou gonflé, ils se balancent lentement au rythme de la mélodie.

Les quatre bonzes qui demeuraient se sont levés aussi et, descendant, circulent au milieu des pèlerins qui sont debout, maintenant, pour ne rien perdre du spectacle. Rigo se rend compte du danger qu’il court. Les bonzes vont, lentement, de rangée en rangée, examinant chacun.

Sans doute les fidèles leur sont connus ou plutôt doivent se faire reconnaître à un signe, la présentation d’un objet, l’émission d’un mot. Mais comment le savoir ? Rigo est trop loin de ceux dont les bonzes se sont montrés satisfaits pour surprendre le secret de l’accord.

Au sein de l’immobilité de la foule, il essaie de se dégager, de reculer hors des rangs qui le pressent. Si adroitement qu’il s’y prenne, son mouvement est insolite et, tout de suite, c’est vers lui que les quatre bonzes dirigent leurs pas. Il est pris, toute retraite est coupée !

Ils sont sur lui, prêts à le saisir. Rigo lance le cri d’appel aussitôt répété, transmis par ses auxiliaires demeurés — sur son ordre — en lisière de la clairière, loin de la foule.

Dans quelques instants, le détachement sera alerté et viendra à son secours.

Mais les bonzes, comprenant la signification des appels, se sont saisis de lui et l’entraînent de force à l’intérieur de la pagode, tandis que les pèlerins, affolés, fuient de toutes parts pour se cacher dans la forêt.

Les piétinements des linhs traversant la clairière parviennent à Rigo ; il perçoit l’ordre lancé par leur chef :

« À la pagode ! Mao, mao ! »

Mais, à ce moment, une trappe s’ouvre derrière l’autel dans laquelle il est brutalement poussé, et il tombe dans un trou sombre.

Leur forfait accompli, passant par une porte ouvrant directement dans le fourré, les bonzes, chef en tête, ont rapidement pris la fuite.

Étourdi par la chute, enfermé dans un cul de basse fosse taillé dans la pierre et clos par une lourde dalle, Rigo gisait dans un coin où nul bruit ne lui parvenait.

Il essaya de crier, d’appeler. Mais le son de sa voix, retombant sur lui, lui fit comprendre qu’il s’épuisait en vains efforts.

Il devait réserver son énergie pour un meilleur usage. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité et il pouvait voir, horrifié ! s’avançant vers lui en rampant, les cobras !

Il n’avait plus qu’une mince chance de salut : demeurer absolument immobile, pareil à un mort, afin de ne pas les exciter et provoquer leur attaque.

Puis une pensée lui vint… Un souvenir qu’il s’efforça de préciser… l’air joué par les flûtes des bonzes… tout à l’heure… air sur lequel les cobras, charmés, avaient dansé devant eux.

Il se rappelait ces notes lancinantes, toujours les mêmes, phrase musicale reprise, répétée… Il essaya de les reproduire.

Des lèvres, en sifflant, il modula ce chant… Très doucement d’abord, puis progressivement, en intensifiant le son…

Le succès est complet. Les cobras, lovés, reprennent le balancement rythmé.

Le prisonnier ne souhaite qu’une chose : que le charme opère pendant assez longtemps pour qu’on le découvre et le délivre ! Il ne peut rien espérer d’autre.

Et, dans son tombeau, inlassablement, l’inspecteur Rigo siffle.

Cependant, la troupe a pénétré dans la pagode, les linhs ont découvert la porte par laquelle les bonzes ont fui et ils se sont lancés sur leur piste.

Seuls, sont demeurés deux hommes de Rigo… et une femme !

Une jeune femme ! L’épouse de Rigo, sa compagne qui n’a pas voulu le laisser courir seul au-devant de tant de dangers. Elle a feint d’obéir, mais, sur ses traces — déguisée en jeune femme Annamite — elle a quitté Hanoï, l’a suivi, l’a rejoint.

Avec un boy pour la guider, elle a marché en arrière du détachement et, quand Rigo s’en est séparé, elle est venue se faire reconnaître des autres.

Quand les linhs se sont lancés dans la forêt à la poursuite des bonzes, elle a compris l’impossibilité pour elle — femme de suivre cette chasse trop pénible, qu’elle risquerait de ralentir par sa présence.

Maintenant, anxieuse, elle fouille la pagode, cherchant un indice, une trace. Son instinct la guide et aussi son espoir. Rigo n’a-t-il pas laissé tomber quelque objet, un mot griffonné en hâte, au moment où les bonzes l’entraînaient ?

Soudain, un bruit frappe son oreille… Un sifflement modulé… Elle tressaille… appelle… pas de réponse, mais le sifflement paraît s’être intensifié.

À ce moment, d’un trou, foré derrière l’autel, un serpent paraît…

Il est tué rapidement par l’un des hommes, mais la jeune femme a compris…

C’est elle qui siffle maintenant, reproduisant autant qu’elle le peut le rythme qu’elle a entendu. Les deux hommes se tiennent à ses côtés, immobile.

La modulation qui passe ses lèvres doit être parfaite, car l’autre siffleur, invisible, s’est arrêté. Alors, les serpents, attirés par la mélodie, émergent vers elle, fauchés au passage, dès qu’ils apparaissent, par les coupe-coupe des deux agents.

Un cri s’élève :

— À moi ! Je suis dans la fosse : cherchez l’ouverture !

Mme Rigo et ses deux aides cherchent… longuement… vainement… Rien ne décèle la porte.

Une inspiration soudaine transfigure la jeune femme. Elle vient de voir, en face d’elle, une des statues à tête de cobra dont les yeux brillent… fascinants ! Elle se souvient… Ce sont les vers de l’antique poème du serpent… ces vers qui l’émouvaient tant quand elle était petite fille et qu’elle entend encore réciter :

« Dans le tabernacle saint
« Pour entrer, ses yeux te guideront… »


Et les yeux la guident ; sur eux, elle pose la main, elle essaie d’appuyer… de les faire tourner… Rien ne bouge !

« Ta main sans crainte prendra la queue.
« Pousse, tourne, tire et le Saint des Saints
« Devant toi s’ouvrira… »

D’une main, elle appuie sur les yeux ; de l’autre, elle saisit la queue de bronze, elle la tourne, elle tire…

Alors, devant elle, une plaque de pierre glisse lentement, découvrant Rigo enfin délivré, sauvé !