La Péninsule arabique depuis cent ans
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 71 (p. 451-480).
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LA
PÉNINSULE ARABIQUE
DEPUIS CENT ANS

II.
LE PELERINAGE DE LA MECQUE.

Le pèlerinage de La Mecque a pour objet la visite de la Kaaba ou maison carrée. Nombreuses et variées sont les traditions arabes qui se rattachent à la fondation de l’édifice connu sous ce nom. D’après quelques-unes de ces légendes, l’origine du temple serait antérieure à l’existence de la terre. Ainsi l’on raconte que, deux -mille ans avant la création de notre monde, il fut édifié dans le ciel une première kaaba, que les anges honorèrent en en faisant le tour (touaf). Adam construisit la première kaaba terrestre précisément au-dessous de l’endroit où l’édifice sacré était posé dans le ciel : c’est l’emplacement sur lequel se trouve aujourd’hui la ville de La Mecque. Après le déluge, Abraham, le père des Arabes, reçut de Dieu l’ordre d’immoler sur une montagne le fils qu’il avait eu d’Agar ; mais l’ange Gabriel vint empêcher la consommation du sacrifice humain, et ordonner au patriarche de rebâtir la maison de Dieu (béit-Allah) sur l’emplacement même où Adam avait érigé la première kaaba. Alors Ismaïl, cherchant une pierre destinée à marquer le point de départ pour faire le tour de l’édifice sacré, contra le messager céleste qui lui remit la célèbre pierre noire. A côté de la Kaaba est le puits appelé Zem-zenZy alimenté par une source intarissable que Dieu fit jaillir pour abreuver Agar et son fils. Ces diverses traditions ont pour effet de rattacher l’emplacement où se trouve La Mecque au culte d’un Dieu unique et à la vocation d’Abraham.

Depuis les temps les plus anciens, ce lieu a été le but du pèlerinage des Arabes : aussi les tribus s’en disputaient-elles la possession. Chacune d’elles y avait apporté son idole locale, de telle sorte que la Kaaba était devenue un panthéon sémitique, le sanctuaire d’une religion fédérative, suivant l’expression de Sprenger. Pourquoi cependant une telle réunion de divinités à cet endroit plutôt qu’ailleurs ? pourquoi cette affluence de pèlerins au lieu consacré par le souvenir d’Abraham, le grand monothéiste ? Les Arabes d’avant l’islamisme n’avaient-ils pas d’une manière vague le sentiment ou le souvenir que le temple de La Mecque était élevé à un Dieu supérieur aux autres et par conséquent unique dans ses attributions essentielles ? Il y a plusieurs raisons de croire que les Arabes, malgré les apparences de l’idolâtrie, n’avaient jamais oublié complètement le Dieu d’Abraham, et que la Kaaba était restée son sanctuaire. Il faut remarquer d’abord que dans les mystères et dans les traditions de tous les autres peuples on retrouve des traces incontestables d’idées théologiques et cosmogoniques supérieures à celles qui sont exprimées par leurs pratiques et même dans leurs théories. En second lieu, les Juifs et les chrétiens, qui étaient assez nombreux dans la péninsule, ont dû contribuer à y alimenter l’idée du Dieu unique. Enfin Mahomet a eu, dans la prédication de ce principe, des précurseurs aussi nets et aussi explicites que lui-même. Il a soin de dire d’ailleurs qu’il y avait des musulmans avant lui, qu’il n’apportait pas une religion nouvelle, mais qu’il prêchait celle d’Abraham, de Moïse et de Jésus.

L’état religieux de la péninsule n’a donc pas été aussi radicalement changé par la prédication de Mahomet qu’on pourrait se l’imaginer. Le sabéisme et d’autres idolâtries n’en ont pas complètement disparu. En outre les musulmans continuent à rendre un culte indiscret et idolâtrique à leurs saints locaux, tout en proclamant qu’il n’y a qu’un Dieu. En Perse notamment, par l’effet de tendances nationales vers la séparation, l’islamisme est presque devenu le culte d’Ali et de sa famille. A La Mecque aussi, en vue de la Kaaba, l’oncle de Mahomet est plus craint des habitans que son neveu et que Dieu même. Tel homme qui prend en vain le nom de Dieu et celui du prophète n’oserait jurer par Abou-Taleb, ce fétiche spécial de La Mecque. Il semble que l’introduction de l’islamisme a eu pour effet de changer l’équilibre entre deux termes déjà existans. Avant Mahomet, l’idolâtrie locale avait pris le dessus sur l’adoration vague du Dieu unique ; depuis Mahomet, l’idée du monothéisme est devenue dominante, mais la tendance à l’idolâtrie locale trouve encore satisfaction dans les hommages exagérés rendus à divers saints.

Les versets du Coran relatifs à la Kaaba et au pèlerinage (hadj) sont épars dans les chapitres intitulés la Vache, la Famille d’Imran, la Table, le Pèlerinage de La Mecque, etc. Les prescriptions édictées ne sont pas très claires ; il suffira de faire remarquer ici que, par la manière dont s’exprime le Coran, Mahomet ne parle pas d’une institution nouvelle : il réglemente, il consacre ce qui existait déjà, même en fait de cérémonies. Il ne faut pas non plus oublier avec quel soin le législateur arabe s’appuie sur le souvenir d’Abraham, et s’attache à faire ressortir que longtemps avant l’islamisme la Kaaba était le sanctuaire de l’adoration du Dieu unique.

Voilà pourquoi le temple de La Mecque, considéré par les musulmans comme le plus ancien sanctuaire et l’asile même du monothéisme, a pris une telle importance dans la vie religieuse des peuples de l’islam. Voilà pourquoi il est resté le but d’un pèlerinage que tout vrai croyant est tenu d’accomplir une fois en sa vie, et qui est le grand acte de son existence. Ce pèlerinage n’a pas seulement pour effet de retremper l’ardeur religieuse des sectateurs du Coran : il produit des courans de voyageurs qui sillonnent en plusieurs directions l’étendue entière des contrées musulmanes ; il est l’occasion de transactions et d’échanges nombreux ; récemment enfin, et cela le signale particulièrement à nos recherches, il a été accusé d’être un agent de propagation du choléra et une menace perpétuelle pour la sécurité sanitaire de l’Europe. C’est à ces divers points de vue que nous allons l’étudier.


I. — LES ROUTES DU PELERINAGE.

Les pèlerins se rendent à La Mecque de tous les points du monde musulman. Rien ne les oblige à faire le voyage en commun ; s’ils se réunissent ordinairement en caravane, c’est parce que cette manière de voyager est la plus sûre et la moins coûteuse. Il y a même des trajets qu’un voyageur ne pourrait faire seul. Du reste on doit dire non pas la caravane, mais les caravanes de La Mecque, attendu qu’il y en a tous les ans plusieurs partant de points divers et parcourant des routes très différentes, dont les cinq principales sont celles de Damas, du Djebel-Shammar, du Nedjd, de l’Yémen et de Djedda. La première et la dernière sont les plus importantes. La caravane qui se réunit à Damas est en quelque sorte la caravane officielle depuis le commencement du XVIe siècle, c’est-à-dire depuis que le sultan des Turcs est devenu le commandeur des croyans, le successeur des califes. Tous les ans, le sultan envoie de Constantinople aux lieux saints de l’islamisme des présens d’une assez grande valeur avec la caravane qui part de la capitale de l’empire et traverse l’Asie-Mineure, où elle rallie les pèlerins de l’Anatolie et un nombre assez considérable de Persans. Cette caravane est commandée par un haut fonctionnaire que nomme le sultan. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les détails donnés sur cette curieuse organisation par M. de Ségur-Dupeyron et par M. de Valbezen ; nous n’y reviendrons pas. Rappelons seulement qu’aux portes de Damas commence le désert, dont la traversée dure environ quarante jours. Les stations consistent en de petits châteaux, échelonnés sur la route, où l’on trouve de l’eau et où l’on dépose des provisions pour le retour. Une escorte d’environ cinq cents soldats protège les voyageurs. La caravane s’arrête dans la ville de Maan,.située au sud-est de la Mer-Morte, marche à peu près parallèlement à l’axe longitudinal de la Mer-Rouge jusqu’à Médine, et de cette ville à La Mecque.

Le voyageur anglais Burton a vu arriver cette caravane à Médine en 1854[1]. Il en fait une peinture des plus animées et des plus pittoresques. « En une seule nuit s’était élevée une ville entière de tentes de toute forme et de toute couleur, depuis le magnifique pavillon du pacha avec son croissant doré et sa tenture de châles précieux jusqu’à l’humble abri en toile verte du marchand de tabac. Ces tentes étaient rangées dans un ordre admirable ; mais comment décrire l’agitation qui règne dans cette foule et les bruits multipliés qui s’en échappent ? Ici les grands dromadaires blancs de la Syrie font retentir leurs grosses clochettes ; les hautes litières dont ils sont chargés paraissent autant de pavillons qui se balancent au-dessus de la foule mobile. Là des Bédouins s’avancent sur leurs chamelles en se tenant accrochés aux bosses velues du pesant animal. Plus loin ce sont des cavaliers albanais, turcs ou kurdes, qui, dans leur gaîté brutale, semblent féroces… Des vendeurs ambulans de sorbet ou de tabac crient leurs marchandises. Des Arabes de la campagne guident à grand’peine, avec des clameurs incessantes, leurs troupeaux de moutons et de chèvres à travers les chevaux qui piaffent et qui hennissent. Des pèlerins luttent entre eux d’empressement pour visiter le sanctuaire, se glissent à travers les jambes des chameaux, et, dans leur précipitation, sont renversés par les cordes qui soutiennent les tentes. Le fort salue de ses cations l’arrivée de la caravane. Les petits garçons poursuivent de leurs injures les Persans hérétiques. Une troupe de beaux vieux chefs arabes, montant de magnifiques chevaux y arrivent majestueusement, précédés par leurs valets, qui exécutent une danse de guerre. On décharge les fusils, on brûle de la poudre aux oreilles des passans, on brandit des sabres ; on accomplit des sauts frénétiques qui font flotter au gré du vent des haillons aux couleurs brillantes. De grands personnages chevauchent, montés sur leurs mules, ou marchent à pied, précédés de leurs coureurs armés de cannes qui, à grands cris, s’efforcent de leur faire place. Des plaintes aiguës de femmes et d’enfans annoncent que deux litières se sont violemment accrochées. Enfin les gémissemens désespérés de quelque misérable indiquent trop clairement qu’il cherche un endroit écarté pour y mourir en paix. Ajoutez à ce spectacle une atmosphère d’épaisse poussière sans un soleil resplendissant, qui çà et là tire des étincelles des armes d’acier que portent les cavaliers ou des ornemens de cuivre qui surmontent les tentes et les litières. »

On aura remarqué dans le récit de Burton que les enfans de Médine exercent leur malice contre les Persans. Il y a deux causes qui attirent aux sujets du shah l’animadversion des jeunes Arabes, aussi redoutable en Orient que celle des chiens, ce qui n’est pas peu dire. D’abord, aux yeux des Turcs et des Arabes, les musulmans persans sont des hérétiques chiites, ils ne reconnaissent pas la légitimité des quatre premiers successeurs de Mahomet. En second lieu, ils portent de grands bonnets pointus, et je crois que c’est là surtout ce qui appelle sur eux la malveillante attention de la foule turbanisée, comme on disait au XVIIe siècle, et de ceux qui assujettissent sur leur tête un burnous avec des cordes en poil de chameau. Les adultes ne se font pas plus faute que les enfans d’adresser aux frères chiites les qualifications les plus injurieuses ; ainsi ils interrompent leur prière par des apostrophes de ce genre : « dérange-toi, maudit, fils de maudit ! pourceau ! frère d’une truie ! » Les Persans, qui ne sont pas en nombre, ne répondent rien. On exige d’eux des taxes doubles, et un regard durement inquisiteur les suit quand ils s’approchent des tombes des premiers califes. « Salue Omar, pourceau ! » leur crie-t-on quelquefois. On nous permettra, au nom de la politesse et de l’humanité françaises, de protester contre les mauvais traitemens que les musulmans sunnites infligent ainsi aux Persans, qui sont les plus polis, les plus aimables des Orientaux et les plus désireux de s’instruire. Il n’est pas étonnant du reste que ce peuple blanc, d’origine indo-européenne comme nous, ne s’accorde pas avec la tourbe des pèlerins sémites, touraniens, chamites, qui exhibent autour des villes saintes toutes les variétés de couleur de la peau humaine. On verra bientôt que, dans la caravane du Nedjd, les malheureux Persans sont exposés à bien d’autres tribulations.

La seconde et la troisième route sont spécialement fréquentées par les Persans ; la seconde est celle des pèlerins qui partent du lieu appelé Meched-Ali ou le tombeau d’Ali, très vénéré parmi les chiites. Le cheik du Djebel-Shammar leur fournit une escorte pour l’aller et le retour à un prix convenu. Cette caravane traverse Hail, capitale de ce Djebel ; vers Sufayna, elle rejoint la grande caravane de Syrie. Bien que le chef du Shammar et son peuple soient de la secte des wahabites, ils se montrent pleins de soins pour les pèlerins sunnites et chiites, ne leur témoignent ni haine ni mépris, et attachent le plus grand prix à conserver ce transit. Le prix de l’escorte qui va chercher les chiites à leurs villes saintes de Kerbelah et de Meched-Ali pour les conduire aux sanctuaires communs à tous les musulmans de La Mecque et de Médine constitue un des principaux revenus du cheik Talal, et ceux de ses sujets qui en font partie réalisent de gros bénéfices ; les localités traversées par la caravane profitent en même temps des dépenses des pèlerins. C’est aussi un moyen de diriger vers le Djebel-Shammar le commerce de l’Irak arabe. Les Persans se louent beaucoup des égards, d’ailleurs peu désintéressés, dont ils sont l’objet et de la loyauté avec laquelle les conventions sont exécutées par les gens du Shammar.

Il n’en est pas de même sur la troisième route, celle qui traverse le Nedjd, foyer du wahabitisme. Les sectaires du Nedjd ne peuvent cacher la haine et le mépris que leur inspirent les autres musulmans, auxquels ils appliquent la qualification d’infidèles ou d’ennemis de Dieu tout aussi bien qu’aux chrétiens et aux Israélites. Il n’y a pas d’avanies et de vexations auxquelles les chiites ne soient en butte. En 1856, raconte M. Palgrave, une caravane de Persans nombreuse et chargée d’objets de grande valeur s’arrêta, en traversant le Nedjd, dans la ville de Bereydah, alors administrée par un gouverneur nommé Mohanna. Ce personnage commença par inspirer à ses hôtes des inquiétudes sur les dangers auxquels leurs richesses les exposaient : ils allaient être infailliblement pillés, probablement massacrés par les Bédouins, s’ils ne laissaient tous leurs bagages à Bereydah, où ils les trouveraient au retour. Mohanna leur offrait d’ailleurs son propre fils pour les escorter. Les Persans consentirent, et tout ce qui n’était pas strictement nécessaire pour le voyage fut laissé. Le jeune wahabite, digne élève de son père, conduisit ses hôtes non par la route ordinaire, qui est sûre et pourvue d’eau, mais par le désert sablonneux et aride qui s’étend un peu plus au nord. Des marches forcées, la rareté de l’eau et des autres objets nécessaires à la vie épuisèrent bientôt les malheureux pèlerins. Une nuit, pendant qu’accablés de fatigue et démoralisés ils reposaient, le fils de Mohanna et les hommes à son service s’échappèrent par des voies à eux seuls connues, abandonnant la caravane sans eau, sans provisions et sans guide au milieu des sables. Presque tous les Persans périrent, et Mohanna ne voulut pas reconnaître les quelques pèlerins qui réussirent à regagner Bereydah.

Pendant deux années, les Persans n’osèrent plus s’aventurer par le Nedjd ; mais comme cette route est plus courte que celle du Djebel-Shammar d’une huitaine de jours et que l’émir Fayssal fit beaucoup de promesses et d’excuses à Téhéran, le courant se rétablit bientôt. Voici à quelles conditions les Persans sont admis : chaque pèlerin donne 40 tomans[2] pour son passage par la capitale, et 40 autres pour un sauf-conduit dans le reste du pays. De son côté, l’émir s’engage à leur fournir un chef investi de pleins pouvoirs pour les conduire et les ramener. En tenant compte des exigences illégales, M. Palgrave estime que chaque Persan laisse environ 150 tomans dans le Nedjd pour son passage. Ces pèlerins se donnent rendez-vous à Bassora, à Mohamméra ou à Bender-Bouchir. Ils traversent le Golfe-Persique pour aborder au port d’Ojeyr, d’où ils gagnent Hofhoof dans l’El-Haça et Ryad, capitale du Nedjd. La caravane, en quittant Ryad, traverse les localités de Dorama et de Kowey, et suit une ligne droite parsemée de villages et de puits, parallèlement au Djebel-Toweyk, jusqu’à Moghasil et à La Mecque. Le retour a lieu de Médine par un autre chemin un peu plus au nord, qui traverse Meshka et Ashka, et, entrant dans la province appelée Kasim, aboutit à Bereydah, où M. Palgrave a vu la caravane de retour en 1863. Elle était composée d’environ deux cents personnes. C’étaient en partie des Persans proprement dits de Chiraz, d’Ispahan ou d’autres villes de l’Irak-Adjemi, en partie des habitans de Meched-Ali, de Kerbelah ou de Bagdad, tous de la secte des chiites, bien qu’appartenant à diverses races. Le principal personnage de cette caravane était une dame indienne de haut parage, Tai-Djehan, avec une suite nombreuse de gens de Lucknow et de Delhi. Le chef, l’émir-hadji, comme on dit, était un fonctionnaire persan de Chiraz. Il avait eu beaucoup à se plaindre du conducteur nedjdli, et se rendit, pour réclamer contre ses procédés, à Ryad, où on lui fit un accueil très froid. C’est à peine s’il réussit à entrevoir le vieux tyran Fayssal. Les aventures et les tribulations de ce chef de pèlerins sont une des parties les plus amusantes et les plus caractéristiques de la relation du spirituel voyageur, qui a jeté tant de jour sûr l’état actuel du Nedjd[3].

Tous les ans, un fonctionnaire persan est désigné pour la même mission. Aussi peut-on considérer la caravane passant par le Nedjd comme la caravane officielle de la Perse, de même que celle de Syrie, qui se réunit à Damas, est la caravane officielle de la Turquie. Cependant il ne, faudrait pas croire qu’il n’y ait que des sujets du shah dans le convoi de Ryad et des sujets du sultan dans celui de Damas. La caravane qui partit de cette dernière ville en 1851 comptait deux mille pèlerins, dont trois cents Ottomans et mille sept cents Persans[4]. Les convois ne sont pas plus homogènes sous le rapport de l’orthodoxie. Ainsi la caravane patronnée et payée par le souverain sunnite de Constantinople était, en 1851, composée en majorité de chiites, et il en est de même à peu près tous les ans.

La quatrième caravane, celle de l’Yémen, est appelée Hadj-el-Kesbi, du nom du chef qui la dirige. Le point de départ est à Saana, où viennent se réunir des pèlerins venant de l’Oman et du Hadramaut. La route des Kesbi suit la chaîne des montagnes de l’Yémen et du Hedjaz parallèlement à la Mer-Rouge, laissant à sa gauche la côte basse appelée Téhama. Il y a bien quelques cols pénibles à traverser ; mais le pays est sain et habité, on ne rencontre aucun des déserts de sable dont l’Arabie est semée ; à chaque station, il y a des puits et des villages ; c’est la route la plus facile et la moins dangereuse. L’organisation définitive de la caravane a lieu à Sada, comme celle des pèlerins de Syrie à Damas. Cette ville est célèbre et respectée dans l’Yémen pour avoir donné naissance au fondateur de la secte des zeïdites, dont le souverain de Saana est le chef. Le Hadj-el-Kesbi traverse une partie du pays des Acyres et atteint La Mecque par Taïf. Cette caravane comprend beaucoup de zeïdites ; mais il doit y avoir aussi d’autres musulmans. Elle a été conduite quelquefois par des imans de Saana. Elle a un chameau sacré, comme les caravanes d’Égypte et de Syrie.

La cinquième route est celle de Djeddah, port de la Mer-Rouge situé à environ dix heures de La Mecque. C’est aujourd’hui la plus fréquentée à cause des facilités que présente la navigation. Mahomet a dit : « Qu’ils arrivent à la maison sainte à pied ou montés sur des chameaux prompts à la course. » Cette prescription n’a pas été prise à la lettre, comme tant d’autres versets du Coran ; les musulmans ne se font aucun scrupule d’arriver par mer. D’où viennent les nombreux pèlerins qui débarquent à Djeddah ? D’abord des différens ports situés au sud de cette ville sur la côte occidentale de l’Arabie, puis de Mascate et des autres points du Golfe-Persique, de Bombay, des ports de l’Inde, de l’Afghanistan, de l’Indo-Chine, de la Malaisie. La côte orientale d’Afrique fournit aussi son contingent, qui vient de Zanzibar, de Zeïlah, de Massouah, de Souakim. À ces divers points se sont embarqués les pèlerins de l’intérieur de l’Afrique, non-seulement ceux du Danakil, du Saumali, de la Nubie, du Darfour et du Kordofan, mais ceux qui habitent à l’ouest du lac Tchad et sur le cours du Niger jusqu’à Tombouctou, où la peuplade dominante des Peulh ou Fellata est musulmane. Cependant c’est de Suez et des autres ports de l’Égypte proprement dite qu’il arrive la plus grande foule à Djeddah. L’Égypte est un grand rendez-vous. On y vient par mer du Sénégal, du Maroc, de l’Algérie, de Tripoli et du Fezzan. Quelques pèlerins de ces deux dernières contrées font aussi le voyage par terre. On donne le nom de Mogrebins, c’est-à-dire d’Occidentaux, aux habitans de l’Afrique septentrionale. C’est le mot dont nous avons fait Maroc. La caravane était conduite autrefois par un parent du sultan de ce pays. Les Africains occidentaux se font généralement remarquer dans le pèlerinage par leur décence et leur bonne tenue. Aussi les wahabites, quand ils étaient maîtres des villes saintes et qu’ils interdirent le pèlerinage aux pèlerins turcs, laissèrent-ils passer en 1811 ceux du Mogreb, encore qu’ils n’eussent point adopté la réforme d’Abdr ul-Wahab[5]. Les Algériens sujets de l’empereur des Français entreprennent le pèlerinage en assez grand nombre, ils sont plus respectés que les autres ou traités plus mal suivant les dispositions des autorités et des habitans du Hedjaz. Lorsque les Algériens ont besoin d’une protection, ils se font reconnaître comme sujets de la France ; en d’autres cas, ils semblent renier, par une sorte de respect humain, la domination infidèle.

Les steamers qui traversent la Méditerranée apportent à Alexandrie un grand nombre de pèlerins venant de toutes les provinces de la Turquie d’Europe, de la Mer-Noire, de l’Anatolie et de la côte de Syrie. Autrefois le trajet de l’Égypte au Hedjaz se faisait par terre. La caravane passait au nord de la presqu’île du mont Sinaï, touchait à Akabah, au fond du golfe de ce nom, suivait les côtes de la Mer-Rouge en passant par Moïlah, Jambo, Rabegh, et atteignait La Mecque sans toucher à Djeddah. Ce voyage durait trente-sept jours, dont trente de marche et sept de repos. Dès la fin du dernier siècle, des pèlerins allaient de préférence s’embarquer à Suez ou à Cosseïr ; malgré la surveillance du gouvernement, les bonnes conditions de comfort et d’hygiène leur manquaient pendant la traversée, si l’on en juge par la relation de Niebuhr, qui a fait lui-même ce trajet avec des pèlerins, et par les plaintes d’un certain Mahmoud dans le Voyage d’Anastase.


II. — LES PELERINS ET LES CEREMONIES DU PELERINAGE.

Dans la ferveur qui suivit la première expansion de l’islamisme, le nombre des pèlerins paraît avoir été beaucoup plus considérable qu’aujourd’hui. À cette époque, les califes allaient souvent eux-mêmes à La Mecque. Les historiens arabes ne tarissent pas sur la splendeur et la charité déployées dans ces circonstances par les successeurs de Mahomet. En l’an 160 de l’hégire, le calife El-Mohdi Abou-Abd-Allah dépensa pour le pèlerinage 30 millions de dirhems[6]. Il bâtit des maisons et établit des bornes tout le long de la route de Bagdad à La Mecque. Le célèbre Haroun-al-Raschid avait juré, s’il arrivait seul au califat, de faire à pied le pèlerinage des villes saintes. Lorsque son ambition fut satisfaite, il partit à pied de Bagdad et alla ainsi jusqu’à La Mecque. On raconte qu’il fit huit pèlerinages, dont un avec sa femme Zobeïde. Dans un de ces voyages, il dépensa en cadeaux et en charités 1 million 50 dinars[7]. Lorsque le sultan Moktéder fit le pèlerinage en 350, il immola 40,000 vaches et 50,000 brebis. En 631, la mère du calife Motassem Blillah avait un train de 120,000 chameaux. Lorsque le calife, le commandeur des croyans, se rendait ainsi aux villes saintes, c’était lui-même qui faisait le sermon auquel il faut assister pour mériter le titre de hadji (pèlerin). Il y avait dans ces circonstances de quoi frapper vivement l’imagination des peuples. Aussi Abd-el-Rahman Djélal-Eddin Essayouty a-t-il composé un traité spécial sur les califes qui firent le pèlerinage.

Il est remarquable que, même après avoir acquis le titre de « commandeur des croyans, » aucun des sultans de Constantinople n’ait accompli ce voyage. C’est seulement à l’époque où les Égyptiens conquirent le Hedjaz sur les wahabites que le territoire sacré revit sinon un « commandeur des croyans, » du moins des hôtes presque royaux. Le célèbre Méhémet-Ali accomplit en 1814 toutes les cérémonies du hadj au lendemain de ses premiers triomphes sur les sectaires et à la veille d’en remporter encore de plus éclatans. Son vêtement sacré, l’ihram, était composé de deux châles de cachemire entièrement blancs ; il gardait la tête nue comme les autres pèlerins, mais dans les rues un officier portait un parasol devant lui. Il avait dans sa suite une de ses femmes, la mère d’Ibrahim-Pacha, d’Ismaïl et de Toussoun, le vainqueur des wahabites. Le train de la princesse rappelait la splendeur du temps des califes. 500 chameaux avaient été employés à porter le bagage. Sa tente était comme un camp divisé en compartimens et entouré d’une clôture en toile de lin de 800 pas de circuit. Des eunuques noirs, splendidement vêtus, veillaient nuit et jour à l’entrée. Burckhardt, qui faisait en même temps le pèlerinage, était ébloui de la splendeur de cette installation qui lui rappelait les contes des Mille et une Nuits. La famille de Méhémet-Ali fit alors de grandes charités aux pèlerins pauvres ainsi qu’aux habitans de La Mecque et de Médine. Les libéralités de la princesse la firent regarder par le peuple comme « un ange envoyé du ciel. »

On sait que les wahabites, lorsqu’ils furent maîtres de La Mecque, sans défendre le pèlerinage par exemple aux Mogrebins et aux noirs, ne permirent pas aux Turcs d’y venir, parce qu’ils s’y conduisaient mal. Après cette interruption, la première depuis l’invasion des Karmates, c’est-à-dire depuis le IXe siècle, il y eut dans le monde musulman un grand élan vers La Mecque. C’est en 1814 que s’accomplissait le premier pèlerinage après la retraite des disciples d’Abd-ul-Wahab. Burckhardt estime le nombre des pèlerins à soixante-dix mille hommes venus de tous les pays musulmans et qui parlaient plus de quarante langues. Lorsque Burton alla en 1854 à La Mecque, il évalua le nombre des pèlerins à cinquante mille. Il est difficile, quand on n’a pas sur les lieux un témoin comme Burckhardt ou Burton, de compter les pèlerins qui arrivent à La Mecque. En rapprochant les évaluations faites sur divers points et à diverses époques par des observateurs dignes de loi, on arrive au chiffre d’environ 66,000 par an. M. le docteur Fauvel doit être bien près de la vérité lorsqu’il évalue en moyenne le nombre des pèlerins à 70,000 et celui de 1865 à 90,000 au plus.

Quels sont les sentimens qui animent les pèlerins ? C’est ce qu’on appréciera en suivant les diverses stations du hadj. La caravane avec laquelle Burton faisait route était sortie de Janibo : tout d’un coup, après une marche pénible, Médine apparaît à leurs yeux, Médine, où est le troisième temple de l’islamisme (les premiers étant ceux de La Mecque et de Jérusalem), Médine, où est le tombeau du prophète ! A la vue de la cité sainte et comme obéissant à un commandement, les pèlerins, quoique affamés et harassés de fatigue, mettent spontanément pied à terre et poussent de pieuses exclamations, presque toutes en l’honneur de Mahomet. « O Dieu, voici le sanctuaire du prophète ; fais que ce saint lieu soit pour nous une protection contre les flammes de l’enfer. — O Dieu, comble le dernier des prophètes de bénédictions aussi nombreuses que les étoiles du ciel, que les vagues de la mer, que les grains de sable du désert ! — Vis à jamais, ô le plus excellent des prophètes ; vis dans l’ombre du bonheur durant les heures de la nuit et les instans du jour, tandis que l’oiseau du tamarisque (la colombe) gémit comme la mère privée de son enfant, tandis que le vent d’occident souffle doucement sur les collines du Nedjd ; tandis que l’éclair brillant sillonne le firmament du Hedjaz ! » En entendant ces poétiques expressions que trouve l’Arabe quand il est sous l’empire d’un sentiment ou d’une passion, le jeune officier de l’armée des Indes avoue qu’il s’est laissé lui-même aller à l’émotion générale.

La visite à Médine n’est pas obligatoire pour celui qui veut mériter le titre de hadji ; mais, par suite du sentiment qui porte les Arabes et un peu les autres musulmans à invoquer les saints, la visite à Médine est au moins aussi honorée que celle à La Mecque. Les Mogrebins en particulier sont très attachés à cette dévotion. Ils sont attirés à Médine par le tombeau de l’iman Malek, fondateur de celui des quatre rites orthodoxes auquel ils appartiennent. Les nègres, peu monothéistes de leur nature, ont aussi un vrai culte pour la personne du prophète. Le tombeau de Mahomet est dans un édicule qui se trouve au centre d’une grande mosquée. Les tombes d’Abou-Becker et d’Omar sont tout près. On dit qu’un cénotaphe y attend Jésus, fils de Marie, après une nouvelle apparition sur la terre. Les cérémonies sont très simples. Purifié par une ablution complète, après avoir fait plusieurs prosternations et récité certaines prières, le pèlerin se place à une lucarne ouverte sur le tombeau, étend les bras et adresse à Mahomet cette invocation : « salut à toi, Mahomet ! salut à toi, prophète de Dieu ! » Il récite quelques-uns des surnoms de Mahomet, et chacun est précédé du « salut à toi ! » Il demande ensuite l’intercession du prophète dans le ciel, mentionne ses parens et amis, puis ajoute : « Détruis nos ennemis ; que les tourmens soient leur partage ! » Les mêmes cérémonies se répètent devant d’autres lucarnes qui laissent voir les tombeaux d’Omar et d’Abou-Becker. La dernière station est au tombeau de Fatime, l’éclatante ; le pèlerin y adresse une prière à la fille du prophète.

Si l’on se rappelle ce que nous avons dit des dangers et des avanies auxquels les Persans sont exposés, on reconnaîtra, et le baron de Maltzan le fait justement remarquer[8], que leur présence seule au pèlerinage témoigne de la sincérité et de l’ardeur de leur foi. La vénération presque idolâtrique des chiites pour Ali et sa famille se traduit, quand les Persans visitent la mosquée de Médine, par des scènes dans le genre de celles que nous dépeint Burton. L’un des pèlerins lisait l’histoire déchirante de Fatime, et les poitrines étaient gonflées de soupirs, les joues inondées de larmes. L’auditoire était comme suspendu aux lèvres du lecteur avec une attention que l’émotion seule interrompait de temps en temps par des cris : « ah ! Fatime ! on t’a fait injure, hélas ! hélas ! » Ils savent pourtant qu’ils affrontent les coups, les blessures, la mort, pour pouvoir exprimer ces sentimens ou montrer l’indignation satanique qu’ils éprouvent quand ils passent devant les tombes d’Abou-Becker et d’Omar. On ne peut le nier, c’est là de la passion religieuse dans sa plus énergique expression.

Avant d’entrer à La Mecque, les pèlerins doivent se revêtir d’un coutume sacramentel appelé ihram. Les versets 1, 96 et 97 du chapitre de la Vache en parlent, mais non comme d’une institution nouvelle. L’ihram est un linge de laine ou de coton, blanc ou à raies, dont on s’enveloppe les reins ; le pèlerin en jette un autre morceau sur ses épaules en écharpe ; il ne porte aux pieds que des sandales. La tête reste nue. Les femmes prennent aussi un vêtement sacré qui tombe jusqu’aux pieds ; elles demeurent voilées. À cette occasion, on se fait laver, parfumer, raser et couper les ongles. L’usage est de ne revêtir ce costume que lorsqu’on fait le pèlerinage pour la première fois. Cependant par dévotion d’anciens hadji le prennent à chaque voyage, tandis que d’autres, sous prétexte de maladie, gardent leurs vêtemens ordinaires.

On s’est remis en marche. Tout d’un coup un même cri sort de toutes les bouches : « La Mecque ! La Mecque ! le sanctuaire ! le sanctuaire ! » Tout le monde répète : « Fais de moi. ce que tu voudras, ô mon Dieu ! fais de moi ce que tu voudras ! » Les sanglots interrompent à chaque instant la prière. Les pèlerins se prosternent et couvrent le sable de baisers brûlans. M. de Maltzan dit qu’il n’a jamais été témoin ailleurs d’un pareil enthousiasme. Il faut voir maintenant ce que l’impartial Burckhardt a observé depuis le moment où la foule, déjà réunie à La Mecque, accueillait avec transport l’heureux messager qui, ayant devancé tous ses émules, venait, le 21 novembre 1814, annoncer l’approche de la caravane de Syrie, et dont le cheval surmené tombait raide mort en arrivant. Suivons d’abord les pèlerins au mont Arafat, à six heures de La Mecque. Ce lieu est consacré par le souvenir d’Adam et d’Eve. On s’y rend en masse et processionnellement ; l’étendard du sultan est déployé. La plupart des pèlerins récitent des prières ou lisent le Coran. Les Bédouins du voisinage galopent aux flancs de la caravane sur de rapides dromadaires ; ils sont accompagnés de leurs femmes, qui rivalisent de hardiesse avec les plus intrépides cavaliers. En approchant de la montagne d’Arafat, les pèlerins se dispersent pour chercher le lieu de leur campement. Les dévots passent la nuit en prières. À l’aube, deux coups de canon appellent les fidèles à la prière du matin. L’Arafat a plus d’un mille de circuit ; il s’élève à environ deux cents pieds au-dessus du niveau de la plaine. On aperçoit à l’horizon les pics bleuâtres des montagnes de Taïf, où, suivant une ancienne tradition, la glace est éternelle. Après midi, on doit se purifier par l’ablution complète. À trois heures a lieu un sermon auquel on est tenu d’assister pour avoir droit au titre de pèlerin (hadji). C’est un souvenir du sermon que Mahomet, monté sur sa chamelle, prêcha en cet endroit deux mois avant sa mort. Le prédicateur est ordinairement le cadi de La Mecque. Il est monté sur un chameau à l’imitation de Mahomet. Quelquefois il lit son discours. Il est d’usage qu’il pleure. Le sermon est souvent interrompu et toujours suivi du cri consacré : « fais de nous ce que tu voudras, ô Dieu ! fais de nous ce que tu voudras ! »

L’attitude des pèlerins pendant le sermon n’est pas toujours marquée au coin d’une chaleureuse ferveur. « Ceux qui se tenaient près de moi, dit Burckhardt, offraient un spectacle très remarquable par sa diversité. Quelques-uns, presque tous étrangers, criaient et pleuraient, se frappaient la poitrine, et confessaient qu’ils étaient de grands pécheurs devant le Seigneur ; d’autres, en très petit nombre, dans l’attitude de la réflexion et de l’adoration, gardaient le silence et avaient les yeux baignés de larmes. Des Arabes du Hedjaz et des soldats causaient et plaisantaient ; quand les autres pèlerins agitaient leurs ihrams, ils gesticulaient comme pour tourner cette cérémonie en ridicule. En arrière sur la montagne, plusieurs bandes de ces Arabes et de ces soldats fumaient tranquillement leurs narghilés. Dans une caverne voisine, une femme vendait du café ; les chalands, par leurs éclats de rire et leur conduite turbulente, contrariaient souvent la dévotion fervente des pèlerins qui étaient auprès d’eux. Beaucoup n’avaient pas revêtu l’ihram. Vers la fin de la cérémonie, les spectateurs avaient pour la plupart l’air fatigué, et plusieurs descendirent, la montagne avant que le prédicateur eût fini. La foule assemblée sur la montagne appartenait presque toute à la classe inférieure ; les pèlerins de condition étaient restés dans la plaine montés sur leurs chameaux. »

Au retour, les pèlerins se dirigent vers Muna, où, suivant la tradition, le diable apparut à Adam, qui lui jeta des pierres. Tous les pèlerins font de même, suivant un usage déjà pratiqué par les Arabes avant l’islamisme. Ils se servent pour cette lapidation de petits cailloux de la grosseur d’une fève, qui doivent avoir été ramassés dans la vallée de Muna, C’est là qu’a lieu aussi l’égorgement des victimes. Ce rite est destiné à rappeler le sacrifice d’Abraham, dont cette vallée fut, dit-on, le théâtre. La tête de l’animal doit être tournée du côté de la Kaaba, et le sacrificateur dit, en, lui coupant la gorge : « Au nom de Dieu très miséricordieux, ô Dieu suprême ! » Les animaux sacrifiés sont des brebis, des vaches ou des chameaux, dont le nombre varie suivant la fortune ou la dévotion des pèlerins. Ceux-ci restent encore deux jours à Muna, où, avant de partir, ils répètent la cérémonie de jeter des pierres à l’endroit où le diable apparut à notre premier père. Ils retournent ensuite à La Mecque pour y faire la visite solennelle à la Kaaba.

La maison sainte est un petit édifice quadrangulaire de 18 pieds de long sur 14 de large avec une hauteur d’environ 40 pieds ; elle est couverte d’une étoffe noire qui se renouvelle tous les ans au moment du pèlerinage, suivant un usage antérieur à l’islamisme. La Kaaba se trouve au milieu d’une vaste cour de même forme de 250 pas de long sur 200 de large, close de murs et garnie à l’intérieur de cloîtres à plusieurs rangs de colonnes. En entrant sous la galerie, et dès qu’on peut apercevoir la Kaaba, on s’avance ensuite vers la Kaaba, en passant sous la porte du salut et en se dirigeant vers la pierre noire, qui est placée à l’un des angles et à l’extérieur. Après quatre prosternations, on baise la pierre, et s’il y a foule, on se contente de la toucher de la main droite ; alors commence la cérémonie appelée touaf, déjà pratiquée par les Arabes avant l’islamisme ; elle consiste à faire sept fois le tour de la Kaaba, le côté gauche du corps tourné vers l’édifice ; à chaque tour, on baise la pierre ou on la touche. Le pèlerin s’approche ensuite du mur même de la Kaaba, entre la pierre noire et la porte ; il étend les bras, appuie sa poitrine contre l’enceinte sacrée, et, dans cette posture, debout, il demande pardon à Dieu de ses péchés. La Kaaba même s’ouvre trois fois par an une heure après le lever du soleil : on y pénètre par un escalier mobile, car la pote est au-dessus du sol. Dans l’intérieur, le pèlerin se prosterne quatre fois à chacun des coins et récite des prières ; lorsqu’il a fini, il doit appuyer les bras étendus contre la muraille, poser sa figure contre la surface et réciter plusieurs prières. L’intérieur de la maison de Dieu ne présente aucune particularité remarquable.

C’est dans la visite à la Kaaba que les pèlerins montrent le plus d’émotion : lorsqu’ils approchent pour la première fois de la maison de Dieu, ils baignent de leurs larmes le voile qui la couvre et pressent contre les murailles leurs cœurs palpitans. A l’intérieur de la maison Carrée, on n’entend que sanglots et lamentations, et, au milieu de marques non équivoques de contrition et de repentir, des exclamations comme celles-ci : « ô Dieu de la maison, pardonne-moi ! ô Dieu unique, pardonne-moi, pardonne à mes parens, pardonne à mes enfans ! ô Dieu, délivré nos corps du feu de l’enfer. Admets-moi dans ton pardon, ô toi, Dieu de l’antique maison ! »

Pendant tout le temps du pèlerinage, les portes de la grande mosquée sont constamment ouvertes, et à toutes les heures du jour et de la nuit des fidèles y prient ou s’y promènent. Au coucher du soleil, les pèlerins s’y réunissent en plus grand nombre à l’occasion de la prière du soir. Sous les arcades et dans les environs, des oisifs causent ou font leurs affaires ; d’autres lisent le Coran, les enfans courent et jouent ; on dirait un lieu de divertissement public. Autour de la Kaaba cependant, il se forme des groupes de pèlerins pieux. L’iman se tient auprès de la porte et fait des génuflexions qui sont répétées par le peuple. Le coup d’œil que cette foule présente est des plus variés. « Les uns, dit Burton, marchaient d’un pas grave, et les autres couraient avec agitation, tandis que le plus grand nombre stationnait et priait. Ici s’avançait avec fierté la femme du désert couverte d’une longue robe noire assez semblable à celle d’une religieuse, et les deux trous de son voile rouge laissaient apercevoir des yeux flamboyans. Là une vieille Indienne, avec ses traits à demi tartares, ses formes hideuses, ses jambes de squelette, marchait à pas précipités autour du sanctuaire. Des Turcs se promenaient silencieusement en affectant l’air froid et hautain qui les distingue. Plus loin, c’était un Indien affamé de Calcutta, avec son turban disgracieux, ses bras difformes et sa marche incertaine. Enfin, collé contre la muraille du sanctuaire qu’il pressait de tout son corps, un pauvre diable s’accrochait convulsivement à la draperie noire de la Kaaba, et poussait des soupirs si profonds qu’on aurait cru que son cœur allait se briser. »

Il est impossible de ne pas éprouver une secrète impression de respect religieux quand oh se représente l’éloignement et la diversité des pays d’où sont venus les hommes rassemblés, en ce lieu. A la nuit, on allume des lampes à la lueur desquelles les pèlerins font la procession autour de la Kaaba. Aux jours ordinaires, la foule s’écoule vers neuf heures du soir, la mosquée devient silencieuse : ce n’est plus qu’un lieu de méditation et de prière pour les pèlerins pieux, qui y restent en petit nombre ; mais au dernier jour du mois de ramadan la fête dure toute la nuit, des milliers de lampes suspendues aux arcades et les lanternes de chaque pèlerin donnent à la grande mosquée un aspect éblouissant. Un habitant du Darfour arrive à La Mecque la dernière nuit du ramadan après un long voyage à travers des déserts stériles. A peine entrait-il dans le temple illuminé, qu’il était saisi d’une crainte religieuse ; à la vue de la Kaaba couverte de son voile noir, il tomba la face contre terre et y resta longtemps en adoration. Enfin il se releva, répandit d’abondantes larmes, et dans son émotion, au lieu de réciter les prières du rituel, il criait à haute voix : « O Dieu, prends mon âme, car ceci est vraiment ton paradis ! »

Les pèlerins meurent en grand nombre à La Mecque. Lorsqu’ils se sentent gravement atteints, ils se font transporter à la grande mosquée et s’établissent sous la colonnade, pour que la vue de la Kaaba les guérisse ou pour avoir la consolation de mourir en contemplant la maison de Dieu. Un Grec, que le hasard avait amené là, aida Burckhardt à fermer les yeux d’un pauvre Mogrebin qui s’était traîné dans le voisinage de la Kaaba, afin, disait-il, de rendre le dernier soupir dans les bras du prophète et des anges. Il fit entendre par signes qu’il désirait être aspergé de l’eau du puits Zem-zem. Pendant que les deux Européens lui rendaient ce service, il expira tranquillement.

Après la visite à la Kaaba, les cérémonies du pèlerinage touchent à leur fin. Au sortir de l’enceinte, le musulman se rend aux deux collines appelées Safa et Merva, dont il est fait mention au 153e verset du chapitre de la Vache. Suivant la tradition, Agar erra de l’une à l’autre jusqu’à ce que l’ange Gabriel eût fait jaillir la source du Zem-zem pour désaltérer Ismaïl. Le pèlerin, tourné vers la Kaaba, va sept fois en priant de l’une à l’autre éminence. Cette cérémonie s’appelle le saï. La dernière est la visite à l’Omra, un lieu où Mahomet allait souvent faire sa prière dit soir. L’Omra est à une demi-heure de La Mecque. On s’y prosterne quatre fois, on récite des prières, et l’on revient en ville en chantant à haute voix : « Fais de moi ce que tu voudras, ô mon Dieu ! fais de moi ce que tu voudras. » Le pèlerin doit s’acquitter encore une fois du touaf et du saï, se faire raser la tête, après quoi il se dépouille définitivement de l’ihram.

Le pèlerinage est terminé. Il y a encore une foule de petites cérémonies, de prescriptions minutieuses, mais qui ne sont pas rigoureusement observées. On pourrait faire remarquer à ce propos que l’islamisme est une des religions les plus formalistes, les plus superstitieuses, une de celles qui attachent le plus d’importance à ce que tel rite déterminé soit accompli en tel lieu, de telle manière, où l’on honore le plus les localités consacrées, où il y a le plus de prescriptions relatives à la toilette, à la nourriture. C’est donc à tort que, se prévalant du monothéisme, qui est en effet un principe essentiellement philosophique, mais dont les musulmans ne peuvent revendiquer ni la découverte ni le privilège, on considère quelquefois l’islamisme comme plus rationnel que les autres religions. Pour revenir aux minutieuses formalités du pèlerinage, on doit ajouter, sur l’autorité de Burckhardt, que chacun reste libre de faire ce qu’il veut, comme il le veut, sans être exposé à une remontrance et sans exciter de scandale[9].

Avant l’islamisme, les pèlerinages des Arabes à la Kaaba et leurs autres réunions nationales étaient de grandes foires ; Mahomet n’a rien changé à cet usage, il l’a au contraire spécialement consacré. On a du moins interprété ainsi les passages suivans de son livre : « prenez des provisions pour le voyage ; — ce n’est pas un crime de demander des faveurs à notre Seigneur. » Un certain nombre de musulmans entreprend le pèlerinage dans des intentions purement mercantiles, comme le pelletier de Bokkara dont parle M. de Maltzan. Nous ne croyons pas que la majorité des hadji soit dans ce cas. Dans une grande caravane, il y a d’abord les grands personnages qui ne font pas de commerce, qui dépensent même des sommes considérables pour mener leur propre train et pour venir en aide aux pauvres qui vivent d’aumône. Entre ces deux extrêmes, il faut placer les pèlerins qui ne sont ni riches ni pauvres, et qui trouvent dans le débit d’une petite cargaison qu’ils renouvellent les moyens d’accomplir leur devoir religieux. Il y a enfin, et ce sont les plus dignes d’intérêt, ceux qui, n’ayant aucune ressource pour faire le pèlerinage à leurs frais, ni le plus petit capital à exploiter, louent leurs bras pendant le voyage et à leur arrivée sur le territoire sacré. Quelques Syriens se livrent ainsi au travail ; mais ce sont surtout les noirs (takrouri). Aussitôt arrivés à Djeddali, à La Mecque ou à Médine, les uns s’emploient pour transporter les bagages et les marchandises des pèlerins riches, d’autres nettoient les cours ou portent du bois. Il y en a qui fabriquent avec de la terre de petits fourneaux portatifs, des paniers, des nattes ; d’autres se font porteurs d’eau. Toutes les fois qu’on a besoin d’un travail manuel, il faut recourir à un noir, les Bédouins étant trop fiers pour s’en charger, et les bourgeois des villes arabes préférant faire le commerce, affermer leurs maisons ou mendier. Burckhardt a remarqué que très peu de noirs demandent l’aumône, et encore n’est-ce que dans les premiers momens de leur arrivée et alors qu’ils ne peuvent pas encore se procurer du travail. A la fin du pèlerinage, les moins heureux ou les moins adroits ont réussi seulement à vivre, et reviennent aussi misérables qu’ils sont partis. D’autres sont arrivés à réunir un petit pécule, à l’aide duquel ils font le voyage de retour avec moins de fatigue et de danger. Les plus heureux ont pu acheter une petite pacotille qu’ils débitent sur la route ou à leur arrivée dans leur misérable demeure. Qui aurait le courage de le leur reprocher ? C’est d’ailleurs une idée tout européenne que l’incompatibilité entre l’exercice de la piété et la pratique du commerce. On ne persuadera jamais à un Oriental, musulman ou chrétien, qu’en faisant quelque trafic sur la route il puisse compromettre le bénéfice moral d’un pèlerinage.

On pourrait rechercher encore si le pèlerinage a lieu dans ces conditions extérieures de décence si naturelles en une circonstance de ce genre, si difficiles en même temps à obtenir dans une nombreuse réunion d’hommes et de femmes. On sait que les wahabites avaient empêché les Turcs de venir à La Mecque parce qu’ils ne s’y conduisaient pas convenablement. Or les fougueux sectaires reprochaient aux Turcs non-seulement des actes d’idolâtrie, mais une conduite immorale. Laissant de côté les traits de mœurs plus particuliers aux Orientaux, il suffira de dire quelques mots de la conduite des femmes. Elles sont peu nombreuses dans le hadj, elles n’atteignent peut-être que la proportion de un à vingt. Assurément le plus grand nombre des pèlerines, soit isolées, soit venant en famille, n’ont d’autre occupation que d’accomplir les préceptes de leur loi religieuse. Cependant elles ne sont pas toutes dans ce cas : soit pendant le trajet, soit à La Mecque même, les hadji ne trouvent que trop d’occasions de manquer dans les conditions les moins excusables au grave précepte édicté par le 193e verset du chapitre de la Vache. Il serait injuste de faire retomber sur la masse des pèlerins la responsabilité des désordres de ce genre, et en résumé, si l’on tient compte des difficultés et des dangers du voyage, il faut reconnaître que ; pour la majorité de ceux qui l’entreprennent, c’est véritablement un acte de courage et de foi.


III. — LA MORTALITE ET LES EPIDEMIES.

Il reste à étudier les circonstances qui développent la mortalité parmi les pèlerins et les causes d’insalubrité que les caravanes rencontrent soit pendant le trajet, soit durant le séjour dans le Hedjaz.

On peut dire qu’aucun pèlerin ne fait le voyage sans apporter un trouble violent dans ses habitudes. Le changement de nourriture est brusque ; les alimens sont presque toujours mauvais, souvent en quantité insuffisante. Si le voyage a lieu pendant la chaleur, les pèlerins dévorés de soif consomment beaucoup de fruits, de melons d’eau, de concombres, dont la qualité et la maturité laissent à désirer. Ils se laissent aussi entraîner à tromper la faim par un usage immodéré du café noir, des liqueurs alcooliques et du hachich. Ordinairement privés d’eau pendant la marche, les voyageurs en trouvent aux stations, mais dans quelles conditions ! Si la source est entourée d’une garde, ils n’obtiennent de s’en approcher qu’en donnant un bakchich aux soldats ; si la source n’est pas gardée, elle devient en quelques momens trouble et sale. Les uns boivent trop, tandis que les autres ne peuvent pas se désaltérer suffisamment. D’ailleurs l’eau n’est pas toujours de bonne qualité.

Le changement de climat doit aussi occasionner beaucoup de maladies. Les pèlerins viennent, nous l’avons vu, de tous les coins du monde. Ils parcourent successivement, quelquefois sans transition, des contrées hautes et basses, sèches et humides, chaudes et froides. Il est impossible de déterminer l’influence de la saison, car chaque année l’époque du pèlerinage varie. Le calendrier des musulmans étant lunaire, il arrive que, dans un intervalle de trente-trois ans, le courban beïram qu’ils vont célébrer à la Mecque a passé par toutes les saisons de l’année[10]. L’extrême froid et l’extrême chaud sont également à redouter pour la santé des pèlerins.

Lorsque le voyage se fait par mer, ce n’est pas dans des conditions hygiéniques plus favorables. M. Tamisier, dans son Voyage en Arabie, compare le bateau sur lequel il était embarqué à « un guêpier de pèlerins ; hommes, femmes et enfans serrés les uns contre les autres comme des harengs dans un tonneau. » Sur le navire qui transporta Burton de Suez à Djeddah, l’encombrement était tel qu’il en résulta des rixes sanglantes. En général, dans la Méditerranée comme sur la Mer-Rouge et dans les mers de l’Inde, il n’est pas pris de mesures suffisantes pour que chaque bâtiment ne contienne que le nombre de voyageurs qui pourraient y être aménagés convenablement. Il en est de même au retour, dans des circonstances encore plus dangereuses. Or il est reconnu que l’agglomération insolite d’un grand nombre d’individus, même sains, et dans un lieu sain, produit souvent des épidémies. A plus forte raison en doit-il être ainsi dans les convois de hadji. Que le voyage se fasse par terre ou par mer en effet, il y a toujours une absence à peu près complète de soins médicaux. Comprend-on une troupe de deux à dix mille hommes voyageant de concert pendant quatre mois sans médecins, ni pharmaciens, ni ambulances ! Existe-t-il au moins une autorité assez forte et assez respectée pour faire prendre les précautions indispensables, assez vigilante pour s’en préoccuper ? La Turquie et la Perse placent leurs caravanes sous le commandement de chefs généralement bien payés ; il en est de même de la caravane de l’Yémen. Un certain ordre est observé dans la marche ; dans les signaux de départ et d’arrivée ; mais les sommes considérables que les gouvernemens de Constantinople et de Téhéran consacrent à cet objet y sont-elles intégralement employées ? Les émirs hadji font-ils les dépenses voulues pour se pourvoir d’un étatr major suffisant et pour avoir le monde nécessaire à l’observation de la discipline sanitaire ? Sans prétendre accuser personne, il faut bien reconnaître que le contraire est la règle ordinaire.

En supposant que les circonstances qui viennent d’être rappelées n’aient développé dans les caravanes aucune épidémie, il faut aussi s’enquérir des lieux d’où elles viennent. Les pèlerins qui arrivent de l’Égypte et de la Turquie n’apportent généralement avec eux, grâce aux quarantaines, aucun germe épidémique. En est-il de même de ceux qui viennent des bords du Gange, par exemple, d’où le choléra paraît originaire, ou simplement de Bombay, où il règne presque continuellement ?

Voilà les pèlerins arrivés tant bien que mal dans le Hedjaz. Je suppose que les voyageurs de Syrie n’ont vu se développer parmi eux aucune épidémie typhique ou cholérique, que le choléra ne s’est pas montré sur les bâtimens indiens, ou qu’il a seulement atteint quelques malheureux dont les corps, pendant la traversée, ont été jetés par-dessus le bord ; l’air pur de la mer a préservé les futurs hadji. J’admets encore que l’épidémie ne régnât pas alors dans le Nedjd, où elle désole quelquefois les régions basses. On n’est pas délivré des influences pernicieuses.

Avant d’arriver au terme de leur course, les pèlerins revêtent l’ihram. Ainsi que presque tous les usages religieux des musulmans, c’est une ancienne coutume des Arabes idolâtres. Comme il n’est pas probable qu’un peuple s’impose à lui-même, surtout par la tradition, des usages contraires à son climat et inutilement préjudiciables à sa santé, nous croirons volontiers que les Arabes ne courent pas de grands dangers en accomplissant le pèlerinage couverts seulement de deux étoffes blanches de laine ou de coton, sans turbans ni burnous ; mais, lorsque Mahomet maintint cet usage, prévoyait-il qu’il arriverait à La Mecque des pèlerins habitués, même sous des latitudes assez chaudes, à vivre continuellement dans les fourrures ? Il est certain que pour un habitant de Bokkara ou d’Erzeroum, pour un Albanais même, se dépouiller de vêtemens chauds doit être fort pénible quand le pèlerinage a lieu en hiver, plus dangereux encore pendant l’été.

Les pèlerins sont revêtus de l’ihram ; ils approchent de la ville sainte. « Déjà, dit Burton, des cadavres d’ânes, de chevaux et de chameaux bordaient la route que nous avions à suivre. Ceux que l’on avait laissés mourir étaient la proie des vautours et des autres oiseaux carnassiers, tandis que ceux que l’on avait égorgés étaient entourés de bandes de pèlerins mendians qui, toujours affamés, découpaient dans la chair des animaux abattus de longues tranches qu’ils suspendaient sur leur épaule en attendant que la halte du soir leur permît de la faire cuire. » A La Mecque, les hadji vont-ils trouver la salubrité ? Hélas ! non. Quand il s’agit des populations orientales, il faut d’abord parler de l’eau. L’eau des puits est si saumâtre que les Mekkaouis ne s’en servent pour les usages culinaires qu’après l’avoir fait bouillir ; pendant le pèlerinage, les pauvres sont obligés de la boire sans précaution. L’eau du puits Zem-zem est intarissable, mais pesante, et rend la digestion difficile. D’ailleurs il faut payer assez cher pour s’en procurer. Il existe bien un aqueduc construit par Zobeïde, femme du calife Haraoun-al-Raschid ; mais à l’époque du voyage de Burckhardt il n’avait pas été nettoyé depuis cinquante ans, et ne fournissait qu’une quantité insuffisante d’une eau d’ailleurs assez bonne. Aussi les pauvres pèlerins demandaient-ils dans les rues un verre d’eau au nom d’Allah et entouraient-ils les boutiques où se débitait le précieux liquide avec toute l’avidité du besoin, de ce besoin qui est une torture dont on ne saurait se faire une idée sous le climat tempéré de la France. En outre, à La Mecque, la nourriture est rare et de mauvaise qualité, les logemens souvent insalubres. Les immondices, les ordures, ne sont pas enlevées, et restent dans les rues pour se convertir, suivant le temps, en poussière ou en boue.

L’excursion à l’Arafat est une nouvelle cause de pestilence. On se rappelle que dans la vallée de Muna chaque pèlerin est tenu d’immoler une bête vivante. les riches en offrent une grande quantité, quelquefois par milliers, comme nous l’avons déjà indiqué en parlant du sultan Moktéder. Une partie de la viande est mangée sur place. Les pauvres Mekkaouis en emportent le plus qu’ils peuvent pour la saler. Ce qu’il en reste, le grand-chérif doit payer des hommes pour le faire enterrer et couvrir de chaux ; mais ce service est très mal fait. Les deux Européens qui à quarante ans d’intervalle sont allés à La Mecque pendant le pèlerinage l’ont constaté. Dès le second jour qu’y passa Burckhardt, les moutons immolés commençaient à se corrompre et à répandre une infection épouvantable dans quelques parties de la vallée. « Plusieurs millions d’animaux, dit Burton, parmi lesquels on compte des chameaux et des bœufs, sont égorgés presque au même moment, et à un signal donné les takrouris, réunis en masse pour profiter de cette boucherie, se précipitent au milieu des victimes et les dépècent sur placer Dès le lendemain sous l’influence d’un soleil ardent, ce lieu devient pestilentiel. Jamais cependant aucune précaution n’est prise pour prévenir les conséquences du voisinage d’un pareil charnier » Le baron de Maltzan éprouva une impression si pénible à la vue de cette boucherie qu’il ne put rester à Muna, et partit sur-le-champ au galop pour retourner à La Mecque. Il faut indiquer aussi, comme une cause d’infection, le peu de soin avec lequel les morts sont enterrés. Le bois est rare dans le Hedjaz. Ce n’est guère que pour les pèlerins riches qu’on peut fabriquer une bière. les corps des pauvres sont déposés dans des trous à peine creusés et recouverts d’un peu de sable.

Enfin une autre condition défavorable aux pèlerins est la rapidité de leurs mouvemens. À peine de retour de l’Arafat, soit par économie, soit pour empêcher que l’impression produite par la vue des lieux saints ne s’émousse, le signal du départ est donné avant que les hadji aient eu le temps de se reposer d’un voyage qui n’est réellement qu’une suite non interrompue de fatigues et de privations. Aussi quelle différence dans l’aspect de La Mecque à l’arrivée, et au départ des pèlerins ! « La Mecque, dit Burckhardt, et c’est le dernier trait que nous emprunterons à cet excellent guide, La Mecque ressemblait à une ville abandonnée. Dans ces rues, où quelques semaines auparavant il fallait se frayer péniblement un passage à travers la foule, on n’apercevait plus un seul pèlerin, excepté quelques mendians isolés qui élevaient leurs voix plaintives vers les fenêtres des maisons qu’ils supposaient encore habitées. Les gravats et l’ordure couvraient toutes les rues, et personne ne paraissait disposé à les enlever. Les environs de La Mecque étaient jonchés de cadavres de chameaux dont l’odeur, empestait l’air, même au centre de la ville, et contribuait certainement aux nombreuses maladies qui régnaient. Plusieurs centaines de ces charognes étaient étendues, près des réservoirs d’eau dont se servaient les pèlerins, et les Arabes qui habitaient ce quartier ne sortaient jamais sans se boucher les narines avec un morceau de coton, qu’ils portaient suspendu à leur cou par un fil. »

On dirait que l’on s’est appliqué à réunir dans ce long voyage toutes les conditions d’insalubrité. Le docteur Schnepp[11] estime qu’en temps ordinaire il périt environ un cinquième des pèlerins. Combien la perte doit être plus grande en temps d’épidémie ! C’est en 1831 qu’eut lieu la première apparition du choléra à la Mecque ; elle fut terrible. L’émir-hadji, les pachas de Djeddah et de Médine y succombèrent, Personne ne doutait que le fléau n’eût été apporté par les pèlerins venus de l’Inde[12]. Il faut ajouter du reste que la propagation des épidémies en Europe était moins à craindre lorsque le voyage de retour se faisait par terre pour l’immense majorité des hadji. Ce long trajet était une sorte de quarantaine ambulante pendant la durée de laquelle les maladies contagieuses épuisaient leur malignité sur les seuls pèlerins : tous ceux qui en avaient reçu le germe avaient guéri ou succombé avant l’arrivée de la caravane au Caire, à Damas et à Bagdad. Aujourd’hui que la grande masse des pèlerins revient par mer, l’Europe, en raison de la rapidité du voyage, est beaucoup plus exposée à la contagion.

Pendant le pèlerinage de 1865, le choléra fit de grands ravages à La Mecque, à Médine, à Djeddah. Non-seulement le choléra, mais le typhus et la dyssenterie faisaient périr dans cette dernière ville de 90 à 100 personnes, par jour sur une population flottante d’environ 12,000 voyageurs. Tant sur le territoire du Hedjaz que dans le trajet, on estime qu’il périt environ la moitié des pèlerins. Quel désastre ! quel trouble dans les familles ! Pourtant ce n’est pas tout. Au retour des pèlerins, le choléra éclata en Égypte, en Syrie, dans la Turquie d’Europe, en France, en Italie, en Espagne. A Alexandrie, à Constantinople, à Marseille, il a égalé, s’il n’a dépassé, la fureur de ses plus sinistres apparitions. L’émotion a été générale et profonde : elle était légitime.

Lorsque le fléau suit une marche aveugle ou providentielle, lorsqu’il semble, comme un automate, porter en soi le principe de son mouvement, il est accueilli comme l’ouragan ou la grêle. Tel n’était pas le cas en 1865. On savait sinon où le choléra avait commencé, du moins où il s’était développé et par qui il avait été apporté en Europe. Il en est résulté une explosion de colère bien facile à comprendre contre la cause patente du désastre. L’expression en a été souvent plus vive que réfléchie ; le choix des remèdes indiqués n’était pas toujours dicté par la raison, par l’humanité, encore moins par une connaissance des conditions dans lesquelles s’accomplissent les faits incriminés.

Le 13 février 1866, une conférence sanitaire internationale, provoquée par le gouvernement français et dans laquelle avaient été invités par la Sublime-Porte à se faire représenter les États-Unis d’Amérique et la plupart des gouvernemens européens, fut ouverte à Constantinople au palais de Galata-Séraï et installée par Aali-Pacha, ministre des affaires étrangères du sultan. Au moment où les plénipotentiaires se réunissaient, le pèlerinage de 1866 avait lieu. Dans sa séance du 28 mai, la conférence reçut communication des mesures préventives qui avaient été prises par les autorités locales. On lui annonça qu’une surveillance active était exercée à Suez par les soins de l’autorité égyptienne, et qu’aucun cas de maladie suspecte n’avait été observé. L’état sanitaire était satisfaisant en Égypte ; une commission médicale ottomane avait été envoyée d’avance dans le Hedjaz. « Par les soins de cette commission, dit le docteur Bartoletti, l’un des délégués ottomans, les citernes ont été nettoyées à La Mecque, et il en a été de même des égouts. L’eau de certaines fontaines a été réservée pour la boisson. Dans la vallée de Muna, quarante-cinq puits ont été creusés pour y enterrer les débris des animaux. On y a aussi préparé cinq cents fosses d’aisance. Des emplacemens ont été choisis à une certaine distance des campemens pour y ouvrir des tranchées destinées au parcage et à l’abatage des bestiaux, d’autres avaient été réservés aux marchands de comestibles. Les navires ont été soigneusement visités à l’arrivée, et l’on n’a eu à constater aucun cas de choléra. On a de même veillé au départ à ce qu’aucun bâtiment ne prît, comme par le passé, un trop grand nombre de pèlerins à la fois. » Le délégué de Turquie faisait connaître en outre que son gouvernement avait envoyé à La Mecque un commissaire spécial chargé, pour le gouverneur du Hedjaz et pour le grand-chérif, d’instructions leur prescrivant d’appliquer dans la limite du possible les mesures décrétées par la conférence.

Ces mesures ont pu être prises non-seulement sans résistance, mais même avec le concours des autorités de La Mecque. Elles notaient pas de nature toutefois à rassurer définitivement et complètement la conférence. Le choléra pouvait encore éclater dans le Hedjaz et se répandre en Europe pendant que les délégués délibéraient sur les moyens de l’arrêter. Cette préoccupation inspira aux représentans de la France, le comte de Lallemand et le docteur Fauvel, une proposition qui fut adoptée par 17 voix seulement sur 26 votans. Les délégués anglais, s’étant prononcés contre le principe même, avaient évité de prendre part à la discussion. La conférence était d’avis, en cas de choléra parmi les pèlerins, d’interrompre momentanément toute communication maritime entre les ports arabiques et le littoral égyptien, en laissant ouverte aux hadji, pour leur retour en Égypte, la route de terre suivie par la caravane du Caire. La mise à exécution de cette mesure aurait nécessité le concours de quelques navires de guerre (turcs ou étrangers) pour interrompre les communications maritimes, et une surveillance organisée sur le littoral égyptien pour s’opposer au débarquement en cas d’infraction.

Il n’a pas été nécessaire d’appliquer ces mesures. La mortalité a été très faible pendant le pèlerinage de 1866. Ce n’a été que trois semaines après les cérémonies et après le départ du gros des pèlerins que le choléra s’est montré parmi les retardataires et dans la caravane de Médine. Quelques cas ont été aussi constatés à Djeddah et en Égypte, mais à l’état sporadique. Le pèlerinage musulman paraît avoir été étranger à l’épidémie qui a sévi dans les principautés danubiennes, en Russie et dans une partie de l’Europe centrale.

Les travaux de la commission ont été consignés dans une série de rapports rendus publics. Nous ne nous arrêterons pas sur ceux de ces rapports qui ont un caractère purement technique ou temporaire ; mais il en est un qui présente un intérêt général et permanent : c’est celui qui est relatif aux mesures à prendre en Orient pour prévenir de nouvelles invasions du choléra en Europe. Ce remarquable travail est l’œuvre de M. le docteur Fauvel, c’est-à-dire de l’homme le plus expérimenté et le plus compétent en pareille matière. Nous allons, en y joignant nos appréciations, indiquer la marche et les conclusions de ce rapport qui est le résultat capital de la conférence, puisqu’il contient l’étude du plus important des problèmes soumis aux plénipotentiaires.

La conférence est partie de ce fait, que les voyageurs et les marchandises sont les plus dangereux, sinon les seuls véhicules du principe morbide ; par conséquent l’isolement d’un point indemne à l’égard des points infectés ou simplement compromis est un préservatif contre l’invasion du fléau. La question n’est pas de savoir si l’on peut obtenir partout cet isolement d’une manière absolue, et si l’épidémie ne peut pas se propager par quelque autre moyen que le voisinage d’une personne ou d’une chose venant d’un lieu contaminé. On doit seulement se demander si l’isolement est un moyen sérieux de combattre ou d’éviter la compromission. La majorité de la conférence ne l’a pas révoqué en doute, d’accord en cela avec l’opinion de la plupart des praticiens et avec l’expérience des dernières années. L’efficacité de l’isolement admise, la conférence a dû se poser ensuite la question de savoir si des mesures restrictives de la circulation, connues d’avance et appliquées convenablement, sont moins préjudiciables pour le commerce et les relations internationales que la perturbation dont l’industrie et le commerce sont frappés à la suite d’une invasion du choléra. La réponse a été affirmative. Subsidiairement la conférence a reconnu que plus les mesures de quarantaine et les autres moyens préservatifs seront appliqués près du foyer originel, moins ces mesures seront onéreuses et plus on peut compter sur l’efficacité des précautions prises au point de vue de la préservation de l’Europe. Si l’on ajoute à ces principes l’idée fort juste qu’il faut chercher à arrêter le fléau là où il est enserré dans un étroit espace, c’est à dire à surprendre l’ennemi dans un défilé, il suffira d’étudier une carte de géographie pour déduire de ces prémisses toute l’économie du système proposé par la conférence. L’objectif est la préservation du Hedjaz.

Le choléra est endémique dans l’Inde et particulièrement dans la vallée du Gange, où l’on en attribue l’origine à la putréfaction des cadavres que les indigènes jettent dans ce fleuve. Il y a donc des mesures à prendre pour empêcher que la maladie devienne épidémique soit dans les grandes cités, soit pendant les agglomérations temporaires, qui sont si fréquentes sur le territoire indien. En second lieu, il faut aviser à ce que les navires chargés de pèlerins musulmans pour La Mecque ne deviennent point les véhicules de l’épidémie. Pourquoi la science ne s’attaquerait-elle pas aussi à l’endémicité elle-même ? Lorsqu’on se sera bien rendu compte des conditions dans lesquelles le choléra prend naissance dans l’Inde, on ne sera pas éloigné de trouver des moyens pour l’empêcher de naître. Sous ce rapport, le gouvernement britannique a pris les devans, et la conférence a eu peu de chose à indiquer en dehors de ce qui a déjà été tenté avec de louables efforts et avec quelque succès.

Voilà les pèlerins de l’Inde embarqués pour le Hedjaz. Avant de pénétrer dans la Mer-Rouge, ils doivent passer par le défilé maritime de Bab-el-Mandeb ; c’est à cet étroit passage que la conférence les attend. Quel que soit leur état sanitaire, si les bâtimens ne peuvent pas arriver jusqu’à l’un des ports du Hedjaz, il n’y a pas à craindre que la caravane des pèlerins soit infestée de leur fait ; le Hedjaz ne portera pas à son tour la maladie en Égypte, d’où elle se répand dans le bassin de la Méditerranée. Partant de ces vérités palpables, la conférence a émis l’avis de fermer l’accès de la Mer-Rouge aux navires suspects jusqu’à ce qu’ils aient purgé une quarantaine jugée suffisante par les hommes de l’art. L’île de Périm (on ne le sait que trop) commande absolument l’entrée de la Mer-Rouge ; elle est située à peu près au milieu du détroit de Bab-el-Mandeb. Ce point d’occupation anglaisé serait le meilleur pour arrêter et interroger les arrivans ; mais que ferait-on des navires qui devraient être retenus, car il ne paraît pas possible de les garder à Périm même, où il n’y a pas d’eau ?

Ici nous suppléerons à l’insuffisance du rapport en indiquant que, sur la côte d’Afrique, indépendamment du territoire français d’Obokh, il existe des localités peuplées et pourvues de toutes les choses nécessaires à la vie. Nous voulons parler de Tadjourah, de Zeïlah et de Berberah. A Tadjourah règne Un cheik ou sultan indépendant fort accessible aux Européens ; nous avons eu affaire avec lui et avec ses parens lors de l’acquisition d’Obokh. La ville de Zeïlah est ancienne : c’était la résidence du célèbre Ahmed le gaucher, qui a tant inquiété les Portugais pendant leur héroïque expédition d’Abyssinie. Cette place est aujourd’hui sous la suzeraineté de la Porte, Berberah est très fréquentée pendant quelques mois. C’est le siège d’une foire annuelle très importante, et il est probable qu’on pourrait organiser pour les pèlerins les mêmes ressources qu’y trouvent les marchands de l’Arabie, du golfe Persique et de Bombay. Ces diverses localités ont été visitées par Rochet d’Héricourt, par Burton et par d’autres voyageurs ; elles ont été l’objet de nombreux rapports adressés au département français de la marine et à celui des affaires étrangères. Au point de vue maritime, on pourra en étudier la valeur dans une publication spéciale de M. l’amiral Fleuriot de Langle, qui a rempli avec succès, il y a quelques années, une mission difficile dans ces parages à la suite de l’assassinat d’un vice-consul français par le cheik de Zeïlah. Obokh, Tadjourah, Zeïlah et Berberah sont situés en dehors de la Mer-Rouge, et c’est dans cette condition seulement qu’on peut espérer un résultat satisfaisant des mesures qui seraient prises au détroit de Bab-el-Mandeb. En effet, une fois les navires entrés dans la Mer-Rouge, il serait presque impossible d’éviter les communications et par conséquent la compromission du littoral. C’est donc en établissant un lazaret en dehors de la Mer-Rouge qu’on restera fidèle à l’un des principes énoncés par la conférence, à savoir qu’il faut arrêter le fléau précisément où sa route est la plus étroite, et avant qu’il ait franchi l’un des défilés que la nature a placés sur sa marche néfaste.

Une commission a été envoyée sur les lieux pour étudier la question de Bab-el-Mandeb. Son rapport n’est pas encore connu. Jusqu’à présent, on regarde comme difficilement surmontables les obstacles, que présente l’établissement d’un lazaret à l’entrée et en dehors de la Mer-Rouge. En supposant néanmoins qu’on arrive à obtenir la clôture sanitaire du Bab-el-Mandeb, tout ne sera pas dit. Il s’agit en effet de préserver le Hedjaz ; or ce pays peut recevoir le mal par l’une des caravanes de terre dont nous avons plus haut indiqué la marche. On peut admettre à priori l’innocuité de celle de Damas, qui traverse de longs déserts avant d’arriver sur le territoire sacré ; mais les convois qui passent par le Djebel-Shammar et par le Neijd apportent au Hedjaz des arrivages directs de Bagdad et de Bombay, deux localités des plus justement suspectes. A première vue, les difficultés nous paraissent encore plus grandes que du côté de Bab-el-Mandeb. On doit donc prévoir que le choléra pourra encore être importé à La Mecque par l’une des caravanes. Le Hedjaz envahi, on ne saurait trop le répéter, car c’est le nœud de la question, il menace l’Égypte, qui menace elle-même l’Europe. En vue de cette éventualité, la conférence n’a pas hésité à conseiller l’adoption à titre permanent de la mesure qui avait été ordonnée, comme nous l’avons vu, en 1866, à savoir l’interruption des communications maritimes entre la côte orientale d’Arabie et l’Égypte en cas d’épidémie dans le Hedjaz ; elle y ajoute l’idée de l’établissement de deux lazarets, l’un à El-Wesch pour les pèlerins, l’autre à Tor pour les autres arrivages.

Si toutes les mesures qui viennent d’être indiquées pouvaient être adoptées et mises en pratique avec le soin convenable, il y aurait beaucoup de chances pour que le choléra ne fût pas importé dans le Hedjaz, et, s’il y éclatait, pour que l’Égypte, c’est-à-dire l’Europe, ne fût pas atteinte. Ce ne sont là cependant que des probabilités, et malgré toutes les précautions le choléra peut se montrer sur le territoire égyptien. Or ce pays est encore une sorte de goulet où le flot envahissant doit se resserrer, et d’où il peut se répandre ensuite dans toute la Méditerranée. L’Égypte tomberait donc aussi sous l’application de ce principe des défilés qui est l’une des bases de la stratégie sanitaire. Pour le cas où l’épidémie éclaterait à Suez, au Caire, à Alexandrie, la conférence s’est contentée de poser la question que voici : « Dans le cas où une épidémie de choléra venant par la Mer-Rouge se manifesterait en Égypte, l’Europe et la Turquie étant d’ailleurs indemnes, ne conviendrait-il pas d’interrompre temporairement les communications maritimes de l’Égypte avec le bassin de la Méditerranée ? » La question de l’Égypte au point de vue de l’opportunité et celle de Bab-el-Mandeb au point de vue de la possibilité restent les deux problèmes dont il faudra chercher la solution[13]. Il y aura aussi à tenir compte de la répugnance de certaines puissances, notamment de l’Angleterre, contre toute mesure quarantenaire, et de la nécessité où l’on sera de donner un caractère international aux établissemens sanitaires pour assurer la régularité du service. Nous ferons du reste remarquer que la conférence n’a pris aucune résolution directement applicable, et que cette circonstance a été particulièrement accentuée dans le discours par lequel Aali-Pacha a clos les séances de la réunion sanitaire internationale au mois d’octobre 1866.

L’acte le plus récent relatif à cette affaire est un rapport adressé à l’empereur des Français par les ministres des affaires étrangères et du commerce le 16 août 1867. Il y est constaté que les autorités locales ont fait de louables efforts pour améliorer les conditions sanitaires du pèlerinage, et que la surveillance instituée pour prévenir l’encombrement à bord des navires a eu pour effet en 1867 de déterminer un nombre considérable de pèlerins à revenir en Syrie par la voie de terre. Assurément on doit se féliciter que le pèlerinage de La Mecque ait été inoffensif pour l’Europe pendant les deux dernières années ; mais serait-il prudent de se livrer à une sécurité que l’avenir peut troubler tant que l’œuvre de préservation commune n’aura pas été poursuivie et achevée ? la science elle-même n’a pas encore dit son dernier mot sur l’origine, la nature, le mode de propagation du choléra, et le problème scientifique est intimement, lié à la solution des questions politiques, et, internationales qui ont occupé la conférence. En présence de préoccupations si graves et si légitimes, nous avons, pour notre part, jugé utile d’éclairer l’opinion publique en rappelant les conditions matérielles et morales du grand pèlerinage des musulmans depuis l’époque où les wahabites ont tout bouleversé en Arabie.


ADOLPHE D’AVRIL.

  1. Pilgrimage to el Medinah and Meccha.
  2. Le toman, monnaie de Perse, vaut environ 12 francs.
  3. M. William Gifford Palgrave est d’origine israélite et a été officier dans l’armée de Bombay. Devenu catholique et jésuite, il a longtemps habité la Syrie, où il était connu sous le nom du père Michel Cohen, et où il s’est familiarisé plus que personne avec la langue et les mœurs arabes. C’est à la générosité de l’empereur des Français qu’il a du de faire son voyage dans le Nedjd. De retour en Europe, il a quitté la règle des jésuites et est devenu protestant. Voir, dans la Revue du 15 mai 1867, un Voyage dans l’Arabie-Centrale. — M. Palgrave dans le Djebel-Shomer et le Nedjed ; par M. Ch. Lavollée.
  4. Voir, dans la Revue du 15 avril 1855, la Syrie et les Bédouins sous l’administration turque, par M. Ségur-Dupeyron.
  5. Les gens du Mogreb ont partagé ce privilège avec les takrouris, ou pèlerins noirs de l’Afrique.
  6. Le dirhem vaut, d’après l’évaluation de M. Barbier de Meynard, de 65 à 70 centimes.
  7. Le dinar vaut 10 francs.
  8. Meine Walfahrt nach Mekka, t. II, p. 140 à 145.
  9. Un mot encore sur la piété de la famille de Méhémet-Ali, dont nous avons signalé la présence au pèlerinage de 1814. La femme du vice-roi d’Égypte, après avoir accompli les cérémonies du pèlerinage à La Mecque, se rendit à Médine pour visiter le tombeau du prophète et pour voir son fils Toussoun-Pacha, qui y commandait. A son arrivée, elle passa la plus grande partie de la nuit dans la mosquée à faire ses dévotions ; elle se retira ensuite dans la maison qu’elle devait habiter et qu’elle avait choisie exprès dans le voisinage du temple. Toussoun-Pacha lui fit alors une courte visite, mais en se retirant afin de la laisser reposer, il ordonna qu’on étendît un tapis dans la rue. Pour témoigner de son humilité et de son respect, il dormit tout le reste de la nuit sur ce tapis, à la porte du temple et devant le seuil de sa mère.
  10. Voyez le travail de M. de Ségur-Dupeyron dans la Revue du 15 avril 1855.
  11. Le pèlerinage de La Mecque, par le docteur Schnepp, ancien médecin sanitaire en Égypte ; Paris, 1865.
  12. Le Hedjaz, par le Dr Daguillon, médecin de colonisation en Algérie ; Paris, 1866.
  13. Ces questions ont été examinées par M. Jules Girette dans un ouvrage intitulé la Civilisation et le Choléra, 1 vol. in-8o ; Paris, Hachette, 1867.