La pénétration russe en Chine

LA PÉNÉTRATION RUSSE EN CHINE

I

La Russie a vis-à-vis de la Chine une situation tout à fait différente de celle de tous les autres pays de l’Europe. Premièrement, la Russie est la voisine des provinces extérieures de la Chine sur une longueur de 8.000 verstes ; deuxièmement, les relations et l’amitié des deux pays remontent au règne de Pierre le Grand, c’est-à-dire à deux siècles, et n’ont pas été interrompues. Il en résulte que la Russie joue auprès de la Chine le rôle d’une grande amie et d’une voisine prête à lui rendre de bons offices dans les circonstances difficiles, et qui les rend en effet, et qui les fait payer, mais à qui on ne saurait vraiment reprocher les dédommagements qu’elle prend pour les frais que l’amitié lui a imposés. Ce rôle particulier, cette différence que la Russie a soin de mettre entre elle et les autres nations d’Occident, cette influence, cette confiance, cette autorité dont elle jouit à Pékin, ont particulièrement paru depuis quarante ans. L’année 1860 est le véritable point de départ pour l’étude des rapports de la Russie et de la Chine, — le traité de Pékin, qui fut signé cette année-là entre les deux puissances, formant, suivant le mot d’Alexis Krausse, la Grande Charte de la Russie en Chine[1]. Non seulement la Chine cède bénévolement tous les territoires qui sont au nord de l’Amour et à l’est de l’Oussouri (art. 1) ; non seulement elle confirme à l’Ouest la cession du lac Balkach et du lac Issyk-koul (art. 2 ; mais elle permet, sur toute la frontière fixée par ces deux articles, « un commerce libre de tout droit de douane ou de toute restriction, entre les sujets des deux États » (art. 4) ; — mais bien plus, elle donne aux Russes deux voies de pénétration commerciale vers l’intérieur de la Chine : l’une, — qui existait depuis 1721, — de Kiakhta à Pékin par Ourga et Kalgan, avec établissement d’un consulat russe à Ourga (art. 5) ; l’autre à l’Ouest par Kachgar, où les Russes reçoivent le droit d’établir une factorerie et un consulat (art. 6). Ourga et Kachgar commandent au Nord et à l’Ouest les deux grandes routes de caravanes qui conduisent dans l’Empire du Milieu. On voit l’importance de ces articles ; les autres régularisent les relations quotidiennes entre les deux pays.

Les circonstances permirent bientôt à la Russie de jouer un rôle actif dans la politique intérieure du pays. Trois ans après le traité, en 1863, une formidable révolte musulmane éclatait dans le Turkestan chinois, dans la Kachgarie et au Nord, jusque dans la province de l’Ili. Les indigènes Dounganes massacrèrent les Chinois ; et ils se proclamèrent indépendants, sous la conduite d’un chef national, Yakou-beg, qui fonda à Kachgar un véritable État. Pour atteindre les rebelles, il fallait qu’une armée partie de Chine traversat d’abord un immense désert ; en pratique, la répression était donc à peu près impossible. Or l’agitation, à Kachgar, derrière une énorme barrière de montagnes, était peu préjudiciable aux Russes ; dans la vallée de l’Ili, au contraire, elle pouvait se communiquer sans obstacles aux populations des steppes, à ces régions du lac Balkach, par exemple, cédées en 1860. Aussi les Russes intervinrent-ils ; ils marchèrent sur Kouldja, que les insurgés leur remirent aussitôt ; ils pacifièrent sans peine toute la province de l’li (1871). En même temps ils firent savoir à Pékin qu’ils n’agissaient que dans l’intérêt de la Chine ; qu’ils occupaient le pays en attendant propre autorité, et qu’ils le restitueraient dès que les circonstances s’y prêteraient. Les circonstances s’y prêtèrent plus vite qu’ils ne le pensaient. Yakou-beg semblait affermi à Kachgar ; la Russie et l’Angleterre se disputaient son amitié, et la Russie, qui avait signé avec lui un traité de commerce en 1872, semblait l’emporter, quand Yakoubeg mourut en 1877. Après sa mort, les Chinois, étant venus à bout de dompter la rébellion, envoyèrent à Saint-Pétersbourg un mandarin, Tchoung-hou, pour négocier, comme il était convenu, la restitution de l’Ili. Les Russes se firent tirer l’oreille ; ils voulaient garder une partie du pays ; ils voulaient une indemnité de 5 millions de roubles et des privilèges commerciaux. Quand Tchoung-hou revint à Pékin, porteur de ces conditions, on le jeta en prison, et on le condamna à mort. La Russie prit fait et cause pour lui, et la guerre faillit éclater. Enfin, on envoya à Pétersbourg un second ambassadeur, le marquis Tseng, et le traite définitif fut signé le 12 février 1881. La Russie rendait tout le territoire qu’elle détenait, sauf un région à l’Ouest, qui lui était laissée, et où les indigènes qui préféreraient la nationalité russe la nationalité chinoise pouvaient s’établir (art. 1 et 7). Elle recevait une indemnité, pour les frais d’occupation, de 9 millions de roubles métal (art. 6). Ses privilèges commerciaux étaient considérablement accrus. Les Russes avaient le droit de commercer librement dans toute la Mongolie, d’établir des consulats dans les principales villes. Ils recevaient les mêmes droits dans les deux points d’arrivée, dans la Chine propre, des deux grandes routes de caravanes, Sou-tchéou pour celle de l’Ouest, et Kalgan pour celle de l’Est. Enfin (art. 18), les stipulations du traité de 1858, relatives à la libre navigation des Russes sur l’Amour, l’Oussouri et sur le Soungari, c’est-à-dire l’artère centrale de la Mandchourie, étaient confirmées. Les deux gouvernements devaient procéder à une entente concernant le mode d’application de ces stipulations. C’est le premier pas vers la russification de la Mandchourie, à laquelle nous assistons aujourd’hui. Elle a commence dès ce moment et n’a plus cessé.

Mais, ici encore, les circonstances ont heureusement servi la patiente ambition des tsars. La guerre éclata entre la Chine et le Japon le 1er août 1894 ; la Chine radicalement battue venait d’être obligée à des concessions, dont la plus grave était l’abandon au Japon de la Mandchourie méridionale. On comprend que la Russie, qui convoitait précisément la Mandchourie, soit intervenue, entraînant la France et l’Allemagne. Le Japon dut abandonner la Mandchourie. La Russie fut récompensée de ce grand service. Et, le 8 septembre 1896, un arrangement conclu entre la Banque russo-chinoise et le gouvernement chinois confia à la Banque la fondation d’une Société, dite du Chemin de fer de l’Est Chinois, laquelle devait construire un chemin de fer, à travers la Mandchourie, allant d’une station de la ligne de Transbaïkalie à une station de la ligne de l’Oussouri : c’est-à-dire qu’une voie ferrée, chinoise en théorie, et russe en réalité, devait désormais servir aux wagons russes du Transsibérien et leur permettre de se rendre de la Transbaïkalie à Vladivostok en coupant au court par le territoire chinois, au lieu de faire par les rives de l’Amour et de l’Oussouri un long et difficile détour par un chemin de fer qui d’ailleurs n’était pas, lui aussi encore construit.

En même temps la Russie jouait en Corée une autre partie. Après guerre de 1894-1895, le Japon, sous couleur de régénérer la Corée par elle-mème, avait placé auprès du roi des conseillers dévoués aux intérêts japonais. Seule, la reine semblait un obstacle ; elle fut assassinée le 8 octobre 1895. Mais cet événement eut un effet inattendu ; le roi, épouvanté, se réfugia, avec le prince héritier, dans les bâtiments de la légation russe. Tous deux y vécurent pendant un an et neuf mois, jusqu’au 20 février 1897. Ce coup de théâtre eut naturellement pour conséquence de substituer en Corée l’influence russe à l'influence japonaise. Russie et Japon échangèrent des négociations, qui aboutirent aux traités du 14 mai et du 9 juin 1896. Les deux puissances protestent toutes deux de leur désintéressement, et se partagent l’influence tout en s’en défendant. En fait, la Russie dirigea tout. Les finances coréennes furent réorganisées par un Russe ; l’armée coréenne fut instruite par des officiers russes. Mais ici, comme dans la province de l’'Ili, les Russes tinrent à se donner les apparences du détachement, et au début de 1898, quand les affaires parurent rétablies en Corée, ils demandèrent au roi s’il avait encore besoin de leurs conseils financiers et militaires. Sur sa réponse négative, ils se retirèrent, en signant avec le Japon, le 25 avril, un dernier traité par lequel les deux puissances s’engagent l’une vis-à-vis de l’autre à ne pas intervenir dans les affaires intérieures du pays, et à n’accorder de conseillers financiers et militaires à la Corée qu’avec l’agrément l’une de l’autre. C’est ainsi que dans cette affaire de Corée la Russie a joué le rôle du troisième larron, mais avec un tact, une bienveillance, un air de désintéressement, qu’on retrouve dans toute sa politique orientale.

Pendant ce temps de nouveaux événements s’étaient passés en Mandchourie. Les Allemands s’étaient emparés en 1897 de Kiao-tchéou et les Anglais de Oued-oued. Les Russes saisirent l’occasion et demandèrent Port-Arthur et Ta-lienouan, singulièrement importants pour eux, puisqu’ils leur donnent enfin des ports sur une mer qui est libre de glaces pendant toute l’année. Ils reçurent en même temps l’autorisation de diriger sur Port-Arthur un embranchement de l’Est-Chinois (27 mars 1898). Enfin, un an plus tard, ils réçurent le droit de prolonger la ligne jusqu’à Pékin.

Durant les troubles qui sévissent actuellement en Chine, la politique russe ne s’est pas démentie. Dès que les insurgés ont attaqué la voie de l’Est-Chinois, les troupes russes se sont retirées, pour ne pas provoquer de conflits entre Chinois et Russes ; et elles se sont bornées à défendre leur propre frontière, à Blagovietchensk par exemple. Mais quand il a été évident que les Chinois ne pouvaient pas rétablir l’ordre en Mandchourie, les Russes s’en sont chargés, et l’ont rétabli en effet avec une vigueur sauvage. S’ils ont coopéré à l’expédition contre Pékin, ils ont été les premiers à vouloir retirer leurs troupes. Ils n’ont perdu aucune occasion de manifester leur bienveillance au gouvernement chinois.

II

La question politique est doublée d’une question économique, qui peut se formuler ainsi : Quelles sont, à l’heure présente, les relations commerciales qui existent entre la Russie et la Chine ? Nous laisserons aujourd’hui de côté : 1o le cabotage qui se fait entre la Sibérie et la Chine ; 2o le commerce maritime qui se fait entre les ports de la Russie d’Europe, Odessa par exemple, et les ports de la Chine. — Nous étudierons seulement le commerce qui se fait, sur les 8.000 verstes de la frontière de terre, du Turkestan à la Mandchourie.

En face des trois provinces russes de Fergana, de Semiretchié et de Semipalatinsk, s’étend, du Karakoroum au Targabatai, le Hin-Tchiang, qui forme depuis 1885 la vingtième province de l’empire chinois. Il atteint la Chine propre à l’ouest de Sou-tchéou. Région de steppes et de déserts parsemés seulement d’un certain nombre d’oasis : dans l’Ouest, Kachgar, Yarkand, Khotan ; Kouldja dans la vallée de l’Ili ; Ouroumtsi, Barkoul, Khami sur les flancs du Tian-tchan — région en somme assez analogue au Turkestan russe. Quand ces oasis sont riches, elles exportent leurs produits. De plus, elles jalonnent entre les possessions russes et la Chine une importante route de caravanes.

Cette route a été vantée par Reclus, qui voyait déjà passer entre l’Altai et le Tian-tchan le chemin de fer transcontinental Calais-Changhai. L’événement lui a donné tort. De fait, c’est cependant le long de cette route et dans cette région que se fait la plus grande partie de l’exportation russe : 2.191.004 r. en 1893, soit 60 % de l’exportation totale. Mais l’exportation chinoise par cette même route est faible. Le principal objet de l’exportation chinoise est en effet le thé, et il ne prend pas cette voie.

Quant aux oasis, qui sont la seule partie cultivable du pays, elles sont de valeur économique diverse. Celles du Sud-Ouest, Kachgar, Yarkand, Khotan, sont riches. Elles fabriquent et elles exportent la soie et le coton. Mais dès qu’on arrive à celles du Nord, il faut beaucoup en rabattre des éloges qui leur ont été donnés par Ritter, et plus récemment par Prjevalsky. Laplus considérable de toutes, Ouroumtsi, est un entrepôt animé et considérable ; mais elle n’a aucune importance propre. Il n’existe dans le Turkestan chinois que deux industries : celle du coton et celle de la soie. Ouroumtsi n’a ni l’une ni l’autre. Elle n’a même pas assez de blé et en demande aux oasis voisines. Il en est de même de Khami, qui a des cultures insuffisantes, une industrie nulle, et où l’élevage, seul assez prospère, est concentré dans les mains de quelques familles. Ainsi des autres oasis : de petites villes de steppes.

Le commerce qui se fait entre Kachgar et le Fergana passe par Och. Il y arrive par deux cols, dont l’un est assez facile en été. Le Fergana exporte principalement des cotonnades imprimées. Il envoie aussi des tissus de soie, des objets manufacturés, du fer, de l’acier, de la fonte, des objets de fer et de cuivre, du sucre, des chaussures, des couteaux sartes, des pistaches, des amandes, de la garance, du tabac sarte, et différents objets de détail : en somme, les produits d’une oasis féconde et d’une civilisation plus avancée. En retour, Kachgar lui rend surtout les produits de son industrie. Elle lui envoie de la soie en fil et des cotonnades blanches (mata bielaia) ; du feutre, des tapis, des robes, des ceintures, des pelleteries, du cuir de cheval et de mouton, de l’alun, de l’ammoniac, de l’opium, des tasses chinoises, des bonnets thibétains. Mais Kachgar envoie surtout ses marchandises au Nord, dans le Semiretchié, par le col de Terekty et la vallée du Naryn : en 1895, 1.164.804 roubles, — contre une faible exportation russe de 339.340 roubles.

En longeant vers le Nord la frontière du Semiretchié, nous trouvons à toutes les passes un commerce établi entre les possessions russes et les possessions chinoises. La Russie vend aux sujets chinois à peu près les mêmes objets dont elle fournit les indigènes de ses propres provinces : objets manufacturés, cotonnades imprimées, draps et étoffes, chaussures de cuir, vaisselle, bougies, cire objets de fer et d’acier, fer en feuilles, thé, sucre, etc. — Ce commerce croît d’année en année. L’exportation russe a passé de 2 millions o 939 roubles en 1894 à 2.303.221 roubles en 1895. Mais l’exportation chinoise lui reste constamment supérieure, et croit plus vite. Elle a été de 2 millions 871.584 roubles en 1894. Elle a atteint 3 millions 117.373 roubles en 1895.

Le commerce continue le long des frontières de la province de Semipalatinsk. Mais le pays change. Dans les frontières chinoises, plus de soie ni de coton, ni aucune industrie : des nomades pauvres, qui vivent exclusivement de l’élevage. Le commerce a déjà le caractère qu’il aura sur les frontières de Mongolie. Le nomade vend le bétail, les cuirs bruts, la laine, le feutre ; ces articles ont formé en 1895 86 % de sa vente. que l’élevage ne lui fournit pas, il doit l’acheter an marchand étranger, russe ou chinois. L’exportation russe l’emporte donc ici sur l’importation. La première est de 607.544 roubles, la seconde de 507.315. C’est une différence de 100.208 roubles. Et cette exportation s’accroît très vite. De 1894 à 1895 elle a gagné 193.714 roubles, tandis que l’exportation chinoise n’en gagnait que 76.856. — Les Russes fournissent aux sujets chinois surtout des objets manufacturés.

La première place y appartient sans conteste aux tissus de colon, qui forment 87 % de l’exportation russe. Nous avons déjà trouvé ces tissus dans l’exportation du Fergana et du Semiretchié. Toute la Chine occidentale en est vêtue. La matière en vient des plantations du Turkestan russe, dont les produits sont envoyés bruts à Moscou et manufacturés. Ils reviennent ensuite dans l’Asie centrale pour y être exportés dans les provinces chinoises : cotonnades rayées, de couleurs vives, pour les habitants du Turkestan ; cotonnades bleues pour les Mongols. Ils ont à redouter la concurrence anglaise. Les Anglais se sont glissés dans le Turkestan chinois après la répression de l’insurrection doungane en 1878. Les produits anglais sont supérieurs en qualité et en élégance. Mais ils coûtent beaucoup plus cher, 85 centimes le mètre au lieu de 40 ou 45. Et « la question de bon marché est prédominante aux yeux du consommateur indigène ». Tous les voyageurs ont constaté la victoire des produits russes sur les produits anglais.

III

Interposée sur de vastes espaces entre la Sibérie et la Chine, la Mongolie apparaît d’abord comme une région de transit pour les objets qu’échangent les deux pays. — Pays de pasteurs nomades et sans industrie, la Mongolie a elle-même besoin de tout ce que l’élevage ne lui fournit pas directement : vêtements, chaussures, ustensiles, etc. Étendue entre la Sibérie et la Chine, s’approvisionne-t-elle chez l’une ou chez l’autre ? Ainsi la steppe mongol apparaît deuxièmement comme un champ de bataille commercial entre les Chinois et les Russes.

Les échanges entre la Sibérie et la Chine propre à travers la Mongolie se font presque exclusivement par la célèbre route de caravanes qui sort de Chine à Kalgan, traverse le Gobi du sud au nord, passe à travers Ourga et atteint la frontière russe à Kiakhta. Cette route, ouverte en 1721, est depuis le traité de Pékin entretenue par la Russie et desservie par un service postal russe. Entre Ourga et Kalgan fonctionne également un service postal chinois. L’expédition des marchandises par la poste a lieu une fois par mois. Mais le plus souvent les marchands russes, au lieu de s’en servir, louent des chameaux et un guide mongol, et traversent le désert en caravane. Le transport des marchandises est une des principales industries des Mongols. Aujourd’hui, les routes s’améliorent, le transport par bêtes de somme est remplacé par le charriage. La route postale russe a été récemment ouverte aux télègues. Des bacs ont été établis sur les rivières, Ces transformations en amènent d’autres. Les Mongols commencent à faucher le foin. Des charpentiers, des menuisiers, des charrons s’établissent le long de la route. De Kiakhta à Ourga, presque toutes les trois verstes, des villages mongols, encore à demi nomades, apparaissent entourés de meules de foin, de tas de bois et d’objets qu’on en a fabriqués : roues, essieux, brancards. L’arc russe, introduit dans le harnais mongol, montre sous quelle influence s’est fait ce changement.

Le transport se fait pendant l’automne et l’hiver. Les caravanes partent dès le mois de septembre. En 1895, il est parti de Kiakhta vers la Mongolie et la Chine intérieure 100 caravanes chargées de marchandises russes. Il en est arrivé de Chine, dans la même ville, 1.363. Les caravanes russes comportaient 865 chameaux et 1.580 télègues attelées de bœufs et de chevaux. Les caravanes chinoises comportaient 587 chameaux, 76.981 télègues qui étaient attelées de bœufs et 8.560 chevaux. On connaît à ces chiffres le rôle prépondérant de l’exportation chinoise. Les denrées qu’amènent les caravanes de Chine inondent le marché de Kiakhta. Elles y apportaient plus de 5 millions et demi de r. dans les quatre premiers mois de 1896, tandis que le commerce proprement local ne dépassait pas 2 millions et demi. Au rebours, les Russes, sur 560.000 r. de marchandises vendues, n’en expédiaient en Chine que 18.000. Ainsi se vérifie, du moins sur ce point, une fois de plus la loi souvent énoncée : la Chine exporte et n’achète pas.

Les caravanes chinoises apportent à Kiakhta des objets manufacturés, surtout de la soie et un peu de coton ; des pelleteries du Thibet. Elles y apportent principalement le thé. Sur une exportation de 15.193.394 roubles, en 1895, le thé entrait pour 11.795.951 r. Il forme 98 % de l’importation sibérienne. Les Russes apportent des denrées alimentaires, porcs, volailles, œufs, poissons, sucre ; des matériaux bruts, cornes de gazelle et de chevreuil ; mais surtout des objets manufacturés, où le premier rang appartient aux cuirs et aux tissus. Les Mongols apportent des matériaux bruts et des denrées alimentaires : des cuirs non tannés, des bêtes à cornes, des moutons, du beurre, du feutre.

Le commerce de la ville augmente. En 1830 il ne dépassait pas 1 million et demi de roubles. Vers 1845 il atteignait 13 millions. Après une chute à 10 millions en 1865 pendant la crise que traversa alors la Chine, il remonta à 16 millions et demi en 1876, et resta stationnaire jusqu’en 1893. Depuis lors, il croit rapidement. En 1895 il atteignait 19.601.450 r. Il avait vingtuplé en soixante ans. Mais le progrès ne porte que sur l’exportation chinoise. L’exportation russe, de 1894 à 1895, a perdu un demi-million de roubles.

Au sortir de Kiakhta, la route de Kalgan n’entre pas tout d’abord dans le steppe. Elle traverse, pour arriver à Ourga, une région de montagnes, de prairies, de vallées fertiles, semblable, dit Prjevalsky, aux plus belles parties de la Transbaïkalie. L’influence russe y a eu un résultat curieux et qu’il faut dédier aux géographes déterministes. Il y a vingt ans la culture n’y existait pas. Aujourd’hui, « partout se rencontrent des champs où sont cultivés le froment, le millet, surtout l’orge et l’avoine ». À partir de 1880 de terribles épizooties sévirent sur les troupeaux mongols, dont les sarlyks furent complètement détruits. En même temps, des disettes sévissaient en Transbaïkalie, où le prix du blé montait à 2 fr. le poud. Les marchands russes de blé eurent l’idée d’en demander aux Mongols dans le temps où ceux-ci trouvaient le plus de déboires dans l’élevage. Pour les engager à la culture, un marchand russe, M. Goldobine, au lieu du prix courant du blé en gros 1 r. 20, leur donna 1 r. 60. Les Mongols alléchés se firent donc, de pasteurs, agriculteurs, et le restèrent quand le blé redescendit au taux normal. Ils apprirent à diviser la terre, qu’ils mesurèrent par jet de flèche. Le loyer du sol augmenta, au détriment des Chinois, jusque-là seuls agriculteurs et locataires du sol ; et les Mongols, qui les détestent, sont en train de les évincer.

Il existe donc une petite importation de blé mongol dans les frontières sibériennes. Elle active le commerce sans nuire à l’exportation russe. Les paysans russes restent à côté des producteurs mongols les fournisseurs fondamentaux des 70 maisons qui font à Kiakhta le commerce des grains. Avec les 200 à 300.000 pouds de blé qu’elles leur achètent, celles-ci font une détestable farine, qu’elles vendent aux Mongols et aux Chinois du voisinage, et que les habitants russes de Troitskosavsk et de Kiakhta achètent pour son bon marché.

Au reste, le commerce de cette région est presque entièrement aux mains des marchands chinois. Sur la route de Kiakhta à Ourga, on les voit qui ont acheté leur pacotille en Sibérie, à Verkne-Oudinsk, à Irkoutsk, à Irbit : étoffes, cuir de Russie, maroquin, objets de métal, haches, clous, scies, limes, fil de fer et de cuivre, forets, écuelles, seaux, feuilles de fer-blanc, fer en feuilles et en barres, objets de mercerie, boutons, dés, crayons, aiguilles, ciseaux, lunettes, etc. Les seuls objets de provenance chinoise qu’ils possèdent sont quelques paires de bottes, de la toile, des pipes et des tabatières. Ils échangent leur pacotille contre du bétail et des produits de l’élevage. Ils revendent ensuite les peaux par exemple, dont on les paie, aux marchands russes de Kiakhta. En 1891, ils ont revendu 11.000 peaux pour 35.000 r., soit 3 r. pièce. Or dans le steppe la meilleure peau vaut de 1 r. 80 à 2 r. On voit le bénéfice qu’ils ont fait. Quant au bétail échangé, ils en vendent la plus grande partie en Sibérie, aux mines d’or de la Léna. Ils envoient le reste en Chine.

À Ourga, les Chinois l’emportent également. La ville a deux quartiers industriels, Mai-ma-tehen et Khourien. À Khourien, parmi les maisons de commerce qui bordent la place du Marché, on remarque d’abord celles des marchands russes. La seule maison à deux étages de la ville appartient à la Compagnie russe Kokovine et Basov. Cependant, depuis quinze ans, le commerce russe a beaucoup baissé. Des maisons se sont fermées ; les autres ont restreint leurs affaires. Il ne reste que trois maisons en activité à opposer aux trente-cinq qui appartiennent à des commerçants de Pékin, et dont les moindres ont 5 à 6 employés, les plus importantes 50 ou 80. Ces puissantes maisons pékinoises importent non seulement les objets chinois, mais beaucoup de produits européens : baromètres, thermomètres, vases, statues, etc. Leurs soies même et leurs cotons viennent d’Europe. Il faut encore ajouter à leur commerce celui des 1.800 habitants chinois de Mai-ma-tehen.

Ainsi, dans toute la Mongolie centrale, le commerce russe est écrasé par la concurrence des commerçants de Pékin. Il en est autrement à l’Ouest, dans les districts de Kobdo et d’Ouliasoutai.

Le plus ancien commerce qui se soit fait dans ces steppes fut mené par les grandes maisons de Khoukhou-khoto. Elles comptent encore douze établissements à Ouliasoutai. À Kobdo, où elles font le grand commerce et envoient des représentants vendre au détail dans les kochouns, elles occupent le premier rang. Telle est la puissant le maison Dachen-kouï, fondée au capital de 40 millions de roubles, et qui fait des opérations de banque dans tout le Khalka. Les salaires seuls de ses représentants s’élèvent à 30.000 lans. Elle ramène tous les ans sur Khoukhou-khoto 80 à 100.000 moutons.

Pendant l’insurrection doungane, ces maisons subirent de grandes pertes. Les marchands de Pékin, saisissant l’occasion, essayèrent de les supplanter. À Ouliasoutai ils fondèrent dix maisons avec des baux de cinq à sept ans. À l’expiration de ces baux le commerce pékinois baissa beaucoup. En 1879, il ne restait que quatre maisons. Les autres avaient émigré, ou étaient réduites à faire dans le steppe un commerce errant. Aujourd’hui il y a à Ouliasoutai trois grandes maisons de Pékin, qui vendent de la soie, des cotonnades (souvent d’origine américaine et des objets usuels.

À Kobdo le commerce de Pékin compte une maison ouverte toute l’année, et quelques autres qui font le commerce de deux à six mois.

Le commerce russe dans ces régions est fait par des marchands qui arrivent de Biisk à travers l’Altaï. Jusqu’en 1860, ils se bornaient à trafiquer Sur frontière avec les Kalmouks sujets des deux empires. À cette époque la convention de Pékin ouvrit la Mongolie sans douane au commerce russe. Les marchands de Biisk fondèrent des entrepôts à Kobdo et à Ouliasoutai. La plus grande partie de la vente ne se fait pas d’ailleurs dans ces villes, mais dans les camps nomades des kochouns et dans les monastères, où l’on envoie du printemps à l’automne des représentants qui séjournent plus ou moins longtemps suivant l’importance du trafic. Ainsi, à Baïdarik, le représentant du marchand russe Ignatiev, d’Ouliasoutai, demeure un mois entier. Les objets d’exportation russe sont le cuir de Russie, dont toute la Mongolie est chaussée, et que ni Chinois ni Mongols ne savent préparer : les cotonnades, dont la vente est abondante, mais le profit faible, à cause des bas prix qu’impose la concurrence chinoise et anglaise ; du drap à bon marché, que les Chinois ne fabriquent pas ; le fer et les objets de fer, le métal russe étant moins cher en Mongolie occidentale que le fer chinois ; des caisses et cassettes, théières de cuivre, serrures, couteaux qui se ferment, boutons de bronze, miroirs, clinquant, tabatières, allumettes, tapis de Tiumen, savon, colle, chandelles, aiguilles, sucre, pain d’épice et confitures. Les paiements se font partie en argent, partie en objets d’échange.

Ce commerce fut d’abord fait dans de mauvaises conditions. Il était aux mains d’un petit nombre de maisons : trois, pour tout l’arrondissement de Kobdo. Le marchand russe ne venait pas lui-même diriger ses affaires. Il déléguait un représentant, en lui imposant l’unique condition de rapporter tant pour cent de bénéfice. Le représentant conduisait les affaires à sa guise. Préoccupé seulement de satisfaire aux exigences du maître, la qualité du commerce lui importait peu. Des marchandises traînaient deux ou trois ans en magasin. L’arrondissement d’Ouliasoutai, étant le plus éloigné, était le plus négligé. Les visites du maître y étaient plus rares, les marchandises de qualité et en quantité moindres un peu de nankin, du bougran, du méchant reps. Dans la ville d’Ouliasoutai, les pauvres boutiques des Russes étaient dissimulées dans l’intérieur des maisons chinoises. On pouvait parcourir la ville sans se douter de leur existence. Les affaires étaient presque nulles.

Depuis 1885 environ il en est autrement. Les petites maisons ont succédé aux grandes. À Kobdo, au lieu de 3 maisons avant chacune un mouvement d’affaires de 73 à 100.000 roubles il y a maintenant 24 petits détaillants, avec chacun un mouvement d’affaires de 6 à 30.000 roubles, deux seulement atteignant 80.000. Ces petits négociants, qui achètent leur stock à crédit en Russie, sont obligés de vendre pour solder leur dette. Pour vendre ils ont baissé leur prix. Aussitôt les consommateurs se sont adressés à eux. À Ouliasoutai, les écuelles, que les Chinois vendaient jadis deux fois moins cher que les Russes, aujourd’hui s’achètent exclusivement à ces derniers. L’exportation de la fonte, du fer, des objets de cuivre, a augmenté. Celle des trépieds de fer et des pincettes commence.

En même temps les petits commerçants, obligés de se donner plus de peine, ont multiplié les voyages dans les kochouns et étendu le rayon de leurs opérations. Enfin ces hommes qui résident dans le pays et qui le connaissent (à Ouliasoutai ce sont les anciens représentants qui ont repris les affaires à leur compte) ont accommodé leur commerce aux besoins de la vie mongole et s’en trouvent bien. Autrefois les marchands russes n’acceptaient comme objets d’échange que l’argent, le thé et les peaux de marmottes : un lan pour 2 roubles, une brique de thé pour 60 kopecks, une peau pour 5 kopecks. C’est le système que suivent encore les Chinois, qui n’acceptent que les moutons, la laine et les peaux de mouton. Aujourd’hui le détaillant russe accepte tous les produits de la vie mongole : peaux de renard, de martre, de zibeline, d’ours, de loup, de putois, de blaireau, de glouton, de mouton, de chèvre ; laine de mouton et de chameau ; chevaux, chameaux, beaufs, moutons, crin de cheval, peaux brutes, courroies, cordes, feutre, etc. Cette facilité attire le consommateur, et le marchand n’y perd rien. Car il fait de ces objets un second et avantageux échange. Avec ce système il devient impossible de fixer le prix des marchandises russes. Ainsi le bias est estimé 22 kopecks l’archine ; mais le marchand en vend 10 archines pour 5 peaux de mouton qui valent 2 r. 70, il revend les cinq peaux de mouton pour une de renard, qui vaut 3 r. 20, et ainsi de suite. — Autre exemple. Autrefois les marchands d’Ouliasoutai ne détaillaient pas le cuir de Russie à moins d’une demi-peau, valant 7 briques de thé. Le Mongol ne pouvait pas débourser une somme aussi forte ; et comme il devait aller chez le marchand chinois pour acheter de la soie, il y prenait en même temps des chaussures toutes faites au prix de 3 briques. Aujourd’hui, les marchands russes découpent des morceaux de cuir de 2 briques : ils gagnent à cette vente au détail, et les Mongols achètent plus de cuir qu’auparavant. Conséquence : la vente des chaussures chez les marchands chinois a baissé de 97 %.

Le commerce est donc très florissant. Les trois quarts de la population sont exclusivement vêtus de cotonnades russes, et qu’ils reçoivent directement des mains russes. Le commerce dans les kochouns s’est rapidement étendu. Les marchands russes vendent leurs denrées dans tout l’arrondissement de Kobdo, en descendant au Sud jusqu’à Goutchen et en couvrant de leurs voyages constants un espace qui comprend 750 verstes du Nord au Sud, et 600 d’Ouest en Est. Ils rencontrent à l’Est leurs confrères d’Ouliasoutai. L’activité de ceux-ci s’exerce le long de trois routes qui s’étendent vers l’Est à partir du méridien du lac Baganor : la première au Nord jusqu’à Daitchin-goun ; la seconde au centre prolonge la piste de Kobdo à Ouliasoutai jusqu’à Erveni ; la troisième au Sud suit la router d’Ouliasoutai à Kalgan jusqu’à Ologoi. Quelques uns, isolés et hardis, vont plus loin, et prolongent leur champ commercial jusqu’à 450 verstes d’Ouliasoutai, à 1.200 verstes du point où ils ont quitté le sol russe.

La prospérité de ce commerce est fondée sur les raisons que nous avons dites, et sur la confiance que le Mongol témoigne au Russe de préférence au Chinois qu’il déteste. Elle serait plus grande encore si les Russes étaient mieux protégés contre les exactions des autorités chinoises, et si leur propre conduite était contrôlée. Mais le grand obstacle au développement du commerce est la route terrible qui mène de Biisk en Mongolie par la vallée de la Tchouia. Elle est barrée de 19 seuils rocheux et accessible seulement aux bêtes de somme. Dans la séance du 10 novembre 1893, le Comité sibérien a voté 25.000 roubles pour l’amélioration de la route actuelle et 15.000 roubles pour la création d’une nouvelle route. Alors pourront se développer d’une part l’exportation du fer de l’Altaï, d’autre part le commerce de la laine de chameau et de mouton, qui a commencé en 1893, et qui paraît de grande importance pour l’avenir.

À l’est de l’Orkhon s’arrête le commerce russe. Nous avons vu combien il est faible à Ourga, où il ne dépasse pas 45.000 roubles, tandis qu’il est nul dans les kochouns environnants. Il ne reprend que bien à l’Est, sur le cours moyen du Kéroulen, en Mandchourie.

IV

La Mandchourie est un pays fertile, d’aptitude surtout agricole. La population, indigènes et colons chinois, est pauvre et a peu de besoins. Une longue frontière la sépare des possessions russes, Transbaïkalie, Amour et province littorale : terres d’avenir, mais pour le moment à peu près désertes, et peuplées seulement d’indigènes sauvages, de cosaques, de quelques colons, et des ouvriers qui travaillent dans les mines d’or. Les transactions sont donc forcément faibles entre les deux pays.

Le commerce entre la Mandchourie et la Sibérie est libre de toute taxe dans une bande de 50 verstes de chaque côté de la frontière. Les marchandises qui entrent dans le pays doivent passer par des bureaux établis sur la frontière ; là, selon leur destination, elles passent en franchise ou acquittent les droits. Les traités et les lois russes interdisent l’importation et l’exportation de différentes marchandises : les plus importantes pour la Mandchourie sont le sel, le riz, le khan-chin (eau-de-vie) et l’opium, dont l’entrée est interdite en Russie. Mais la surveillance en ces lointaines régions étant faible ou nulle, les règlements sont en pratique éludés. Le commerce sur la frontière est presque entièrement aux mains des Chinois.

Nous sommes mal renseignés sur le commerce qui se fait le long de l’Argoun. D’un côté, quelques Cosaques ; de l’autre, des indigènes pasteurs et chasseurs et des marchands chinois. Les Cosaques vendent leur bétail, un peu de drap, de peluche et de bias, un peu de blé pour les fabriques d’or chinoises, et des pelleteries. Ils achètent du thé en briques, des cotonnades, de la soie à bon marché, de la toile, et du bétail. Il faut remarquer que les indigènes de cette partie de la Mandchourie, vivant d’élevage et de chasse, ont besoin de tous les objets manufacturés. Ils les achètent aujourd’hui aux Chinois. Ils les achèteront aux Russes à mesure que l’industrie se développera en Transbaïkalie.

Le long de l’Amour, du confluent de l’Argoun à celui de l’Oussouri, la rive chinoise est peu peuplée et les échanges sont faibles. Le commerce est concentré en deux points : Blagovietchensk, au confluent de la Zeia, et Khabarovska, où aboutissent les produits du Soungari.

Blagovielchensk est le point central du commerce entre la Mandehourie et la province de l’Amour. Il compte 20 maisons de gros, 150 boutiques de détail. Là se concentrent les envois de la Mandchourie au premier rang les céréales du bassin du Soungari, et le bétail qui vient de Mongolie en traversant toute la Mandchourie ; puis les objets manufacturés chinois, européens et américains, qui viennent de Konan-tchen-tsé et de Moukden ; les tissus de Corée, les cigares de Manille, les vins étrangers, etc… — soit un total de 1.270.000 roubles en 1894, de 1.361, 000 roubles en 1895. De là, ces marchandises se répandent dans toute la province de l’Amour, dont elles alimentent les mines d’or, et dans la province littorale.

En retour, Blagovietchensk n’envoie presque rien en Mandchourie : 82.000 roubles seulement, dont 60.000 de produits manufacturés, 20.000 d’objets de fer et de cuivre, 2.000 de cire et de chandelles.

Le Soungari est la grande route de commerce entre la Mandchourie et la Sibérie. Mais toutes les opérations des marchands russes avec son bassin se font par des intermédiaires chinois. Jusqu’à ces derniers temps, les autorités chinoises interdisaient font commerce direct aux Russes, sauf à un seul, le marchand Tiphontai, de Khabarovka, Chinois naturalisé. En 1895, les défenses furent levées ; mais les expéditions des marchands russes échouèrent toutes, soit par ignorance de la langue, soit par un effet de la jalousie des agents de Tiphontai, qui seul écoula son stock, vendu 10 ou 20 % plus cher qu’à Khabarovka.

L’exportation du Soungari comprend avant tout les céréales ; ensuite, une eau-de-vie appelée khan-chin, qu’on amène l’hiver à Blagovietchensk par terre et qui l’été descend le Soungari. De là elle se répand dans la province littorale et sur les deux rives de l’Amour, où elle fait concurrence à la vodka locale. Elle a le double mérite d’être très forte (70°) et très bon marché : le poud ne coûte, arrivé à Blagovietchensk, que 3 1/2 à 6 roubles en gros. Dans les villages russes, après que des coupages successifs ont abaissé sa force jusqu’à 40°, elle coûte seulement 20 à 30 kopecks la bouteille. Il en entre par an 56.000 pouds dans les frontières russes, et ce commerce fait gagner aux marchands chinois 100 à 150.000 roubles.

L’importation des produits soungariens à Khabarovka augmente rapidement. Elle était en 1894 de 161.000 ponds, et en 1895 de 194.000[2] : c’est en un an un progrès de 20 %. Au total, il sort du bassin du Soungari 500.000 pouds de denrées. Il y en a donc 300 000 qui n’entrent pas à Khabarovka. Ceux-là, arrivés au confluent, remontent ou descendent l’Amour et après lui l’Oussouri. Sur l’Oussouri, les marchands soungariens font un commerce actif avec les indigènes, sujets russes, goldes, ghiliaks, etc…, le marchand exploitant l’indigène qui a travaillé toute l’année pour lui, et qui a gardé jusqu’à son arrivée les fourrures et les produits de la pêche.

Nous n’avons pas de données sur l’exportation russe par le Soungari. Nous savons seulement qu’elle est peu considérable : car sur 119 jonques rennes à Khabarovka en 1895, 55 sont retournées sans chargement.

Depuis Khabarovka, le long de l’Oussouri et jusqu’à la mer, la frontière a mille verstes de longueur. Mais le commerce qui s’y fait est peu important, sauf celui dont nous venons de parler et qui vient de Khabarovka. Le trafic n’est permis qu’en sept points. Dans trois d’entre eux, qui sont sur la frontière de terre, au sud des sources de l’Oussouri, depuis 1890 on enregistre les marchandises. Ces registres sont les seules données que nous ayons sur le commerce de la région. Nous ne savons done rien sur le commerce des rives de l’Oussouri, sinon, comme nous l’avons dit, que les marchands du Soungari y apportent leurs marchandises aux indigènes en échange des produits de la chasse et de la pêche ; que sur la rive chinoise, peu peuplée, chacun des rares villages a sa fabrique de khan-chin, et que les colporteurs chinois, franchissant le fleuve, introduisent la liqueur en contrebande chez les Cosaques et les sauvages ; qu’enfin, depuis quelques années, les travaux de construction du Transsibérien ont donné un peu de vie commerciale à ces parages déserts.

Au Sud, sur la frontière de terre, il y a deux points importants pour le commerce : le bureau Poltovskaia et le bureau Khoutchounskaia.

Le bureau Poltovskaia conmmande le district mandchourien de Ningout, dont le commerce avec la province littorale russe est aux mains des marchands chinois de San-tcha-koou. Ils achètent le blé, le khan-chin, le tabac et l’huile aux producteurs mandchous, l’or aux fabricants d’or. Ils les envoient à Nikolskoe, où ils ont leurs succursales et leurs commissionnaires, et où arrivent d’autre part, pour être échangées, les marchandises russes, européennes et surtout chinoises, amenées par mer à Vladivostok de Hong-kong, Canton, Chang-haï et Tché-fou. — Le bureau Khountchounskaia est sur la route de Khountchoun au port russe de Pociet. Par cette route, le district de Kkountchoun exporte activement ses produits agricoles dans les possessions russes. Les produit, sont envoyés absolument bruts : ainsi le districts qui a 12.000 fermes, n’a que 3 presses à faire le beurre. Cette exportation est l’unique objet du commerce. En résumé, tout le commerce du Sud-Oussouri est aux mains des Chinois de Khountchoun et de San-tcha-koou, qui ont des représentants à Nikolskoe et à Vladivostok. Ce commerce croîtra dans l’avenir. Il se développera à mesure que les possessions russes se peupleront. Car elles auront toujours besoin de céréales et surtout de bétail de labour et de boucherie. Dès aujourd’hui, la Mandchourie leur en fournit annuellement 20.000 têtes.

Le commerce se faisant par voie d’échanges, la Mandchourie importe nécessairement du Sud-Oussouri à peu près autant qu’elle y exporte. Elle reçoit les produits des industries maritimes, trépang, crabes, etc… Jusque vers 1880, ces industries étaient aux mains des Chinois de Kountchoun. Ils ont été supplantés par ceux de Vladivostok. Alors l’importation par terre a diminué, et une partie considérable des produits a pris la route de mer, vers Tché-fou et vers In-tsé (Chang-haïkouan). La Mandchourie reçoit encore, par bureau Khountchounskaia, le sel qu’on tire de l’eau de mer dans la partie sud du golfe de Pociet. Toute la Mandchourie jusqu’à Girin en use, ou du sel étranger passé en transit à travers les possessions russes, en particulier par Khan-si. Le reste des importations ne formait pas, en 1894, un 1/10 du total, et s’élevait seulement à 50.000 roubles[3]. Le drap y entrait pour 25.000, la cire pour 12.000, le fer brut et ouvré pour 10.000 ; puis venaient le sucre, les allumettes, etc.

Mais la principale importation est celle des marchandises étrangères traversant en transit les possessions russes. Le transit se fait par Khan-si et par Vladivostok. Le port de Khan-si offre de bonnes conditions naturelles de stationnement et de débarquement. C'est le port le plus rapproché du bureau Khountchounskaia, dont il n’est qu’à 45 verstes, et où les marchandises sont transportées pour 8 à 10 kopecks par 3 pouds 1/2. Khan-si est un des points dont l’importance croîtra avec le progrès de la Mandchourie. Là abordent pour Khountchoun les objets d’origine européenne ou américaine : coutil, shirting, mousseline, toile indiennes, vêtements de laine, ouate, allumettes, cire, lampes, sel. Le transit des objets chinois, qui est le plus important, se fait au contraire par Vladivostok et le bureau Poltovskaia : principalement les vêtements confectionnés ; puis la toile, le coton, les chaussures, la chandelle, les porcelaines.

Tels sont les échanges qui se font le long des frontières sibériennes. Nous avons essayé d’en décrire exactement la nature, et de définir un certain nombre de faits économiques peu et mal connus en France. Quel avenir est réservé à ce commerce ? Quel rôle y jouera le chemin de fer transsibérien ? Quels chemins de fer nouveaux pourront être créés ? Quelle est la valeur économique de la Mandchourie elle-même ? Autant de problèmes dont nous essaierons de déterminer les éléments et d’indiquer les solutions. Il suffisait aujourd’hui de signaler ces faits primordiaux :

1) Prédominance de l’exportation russe dans tout l’Ouest ;

2) Sur la route de Kiakhta à Kalgan, exportation chinoise dominante, soit en Sibérie, soit chez les Mongols ;

3) En Mandchourie deux faits dominants et certains : a) exportation des produits soungariens dans les provinces russes ; b) transit forcé à travers les possessions russes des marchandises chinoises ou européennes à destination de la Mandchourie. Les ports sibériens sont les véritables ports de la Mandchourie.

Nous possédons maintenant les données essentielles pour comprendre les faits actuels : nous pourrons les suivre au jour le jour.

  1. Alexis Krausse : Russia in Asien, 1899.
  2. Valant 153.520 roubles.
  3. À Khountchoun, sur 24 maisons de commerce, il n’en est qu’une, la maison De-fa-fou, qui se consacre à l’importation des objets manufacturés de provenance russe ou étrangère.