La pédagogie française

Revue pédagogique, 1878-I, (pp. 26-35, pp. 121-128, pp. 235-246).

LA PÉDAGOGIE FRANÇAISE.


À la considérer dans ses origines, déjà lointaines, et dans son esprit, fidèle image de l’esprit français, la pédagogie moderne est essentiellement française. Fille de la Renaissance, elle est née vers le temps où la langue française devenait la langue diplomatique de l’Europe, où François Ier la substituait au latin pour la rédaction des actes publics, où Ramus essayait d’en faire la langue de l’enseignement ; en plein xvie siècle, quand s’élaborait la vigoureuse et féconde préparation de la société moderne, quand la pensée se sécularisait et que l’éducation commençait de se séculariser comme la pensée. Chercher la règle de l’éducation physique, intellectuelle et morale dans les inspirations du bon sens et dans la connaissance de notre double nature, au lieu de la demander à la prétendue vertu de systèmes artificiels ; construire pièce par pièce la méthode au fur et à mesure des besoins de l’enfant et l’ajuster à sa taille, au lieu d’introduire l’enfant comme par force dans le cadre arbitraire d’une méthode préétablie ; aider l’écolier à se développer avec une liberté disciplinée dans son milieu naturel, le monde vivant de la réalité, au lieu de l’enfermer dans le monde abstrait des livres, des mots et des formules ; lui apprendre à penser pour lui apprendre à vivre, faire de lui un homme et de l’homme un citoyen ; réaliser, en un mot, le précepte du poëte ancien, mens sana in corpore sano : — ce sont là des vérités acquises, sur lesquelles on vit aujourd’hui, et dont on rapporte l’honneur aux maîtres de la pédagogie moderne. Le mérite de ceux-ci, et il suffit à leur gloire, est d’avoir les premiers appliqué méthodiquement et dans la sphère de l’école primaire ces vérités que notre siècle a rajeunies, mais qu’il n’a pas découvertes ; que l’esprit français, fidèle à sa mission d’initiateur, avait mises dans le monde depuis Rabelais et Montaigne.

Rabelais et Montaigne, voilà les vrais promoteurs, non qu’ils aient écrit l’un ou l’autre quoi que ce soit qui ressemble à un manuel de pédagogie ; mais tous deux, et chacun selon son allure propre, ont, chemin faisant, ouvert les vues les plus larges, semé les observations les plus fines, les aperçus les plus lumineux. Ils ont remué des idées, et ces idées, pénétrant plus ou moins intimement tous les systèmes d’éducation depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours, se sont perpétuées comme par une tradition ininterrompue. Héritier du siècle de la Renaissance, le siècle de Louis XIV offre aux études pédagogiques une mine féconde à exploiter : le mouvement philosophique inauguré par Descartes a son contre-coup dans les doctrines de l’éducation, et la méthode cartésienne convient autant à la logique de l’enseignement qu’aux plus hautes spéculations de la pensée. Des hommes tels que Pascal, Nicole, Arnauld, Bossuet, Fénelon, ne dédaignent pas d’écrire des livres classiques. Mme de Maintenon crée l’éducation publique et laïque, comme on dirait aujourd’hui, pour les filles, tandis que Fénelon publie sur le même sujet son premier chef-d’œuvre ; il n’est pas jusqu’à Mme de Sévigné qui, dans maints endroits de sa correspondance, ne touche à cette question d’une plume rapide, mais singulièrement délicate et sûre. L’abbé Fleury nous introduit dans le xviiie siècle, et nous conduit à Rollin ; je ne dirai pas, Dieu m’en garde ! que Rollin nous conduit à Rousseau : il y a cependant entre l’auteur d’Émile et l’auteur du Traité des Études, comme entre tous les esprits qui ont marqué dans la science pédagogique depuis la Renaissance, ce lien plus ou moins serré qu’établit la communauté d’une vue de principe. Or, de l’aveu de tous, le but de l’éducation, c’est le développement harmonique et complet de l’enfant ; le point de départ, la connaissance de sa nature ; le moyen, une méthode appropriée à cette nature.

Que doivent apprendre les enfants ? demandait-on à un roi de Sparte, Agésilas. — Ce qu’ils doivent faire étant hommes, répondit-il. Le moyen âge avait trop oublié cette vérité de sens commun. Il avait trop sacrifié le corps à l’esprit, et, dans la culture de l’esprit, la volonté à l’intelligence, l’intelligence à la mémoire ; il avait trop exclusivement considéré l’instruction en elle-même, non comme un moyen, mais comme un but. Il fallait réagir contre cette erreur, « Quel dommage, s’écrie Montaigne, si l’instruction ne nous apprend ni à bien penser ni à bien faire ! Le gain de nostre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. » C’est ce que répétait plus tard l’auteur de la Logique de Port-Royal : « On se sert de la raison pour acquérir les sciences, et on devrait, au contraire, se servir des sciences pour perfectionner sa raison… Les hommes ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des lignes, à examiner les rapports des angles, à considérer les divers mouvements de la matière. Leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour l’occuper à de si petits objets : mais ils sont obligés d’être justes, équitables, judicieux dans tous leurs discours, dans toutes les actions, et dans toutes les affaires qu’ils manient ; et c’est à quoi ils doivent particulièrement s’exercer et se former. » Et Rollin ne parle pas autrement : « Les connaissances que l’instruction nous procure sont utiles et estimables, mais comme moyen et non comme fin ; quand elles nous conduisent ailleurs et non quand on s’y arrête ; quand elles nous servent de préparatifs et d’instruments pour de meilleures choses, dont l’ignorance rend tout le reste inutile. » Mais l’âme, pour agir, a besoin d’un instrument et d’un instrument en bon état : « ce n’est pas assez de roidir l’âme, il lui faut aussi roidir les muscles ; elle est trop pressée si elle n’est secondée, et a trop à faire de seule fournir à deux offices… Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme, il n’en faut pas faire à deux, » Fénelon, dans le même esprit, ne craint pas d’indiquer quelle est la nourriture qui convient à de petits enfants ; Rousseau fait une large part à l’éducation physique.

C’est dire que l’éducation ne saurait commencer trop tôt ; dès que l’enfant est capable de voir, d’entendre, il est capable d’être « élevé ». Montaigne et Rabelais le prennent pour ainsi dire au berceau, comme Fénelon, dont les lignes suivantes sont à citer : « Le premier âge est celui où se font les impressions les plus profondes, et qui par conséquent a un grand rapport à tout le reste de la vie. Avant que les enfants sachent entièrement parler, on peut les préparer à l’instruction… Considérez combien, dès cet âge, les enfants cherchent ceux qui les flattent et fuient ceux qui les contraignent ; combien ils savent crier ou se taire pour avoir ce qu’ils souhaitent, combien ils ont déjà d’artifice… » On ne connaît la nature enfantine, « le génie des écoliers, » comme disait Rollin, qu’en l’étudiant dès ses premières manifestations, en la suivant pas à pas, en l’observant partout, jusque dans les jeux, où l’absence de contrainte et l’exercice de l’activité naissante la mettent en plein relief, en plein épanouissement. « L’enfant qui joue m’est sacré », disait Pestalozzi ; Montaigne avait dit avant lui, avec moins de solennité et non moins de sens : « Les jeux des enfants, où c’est nature qui parle, doivent être jugés non comme jeux, mais comme leurs plus sérieuses actions ». Comment en effet « s’accommoder à ces petites âmes », selon le mot de M. de Saci, » comment en prendre possession, si on ne les connaît ? Mais ici s’impose une condition particulière, sans laquelle on n’avancera pas dans ce travail de la psychologie de l’enfant ; il y faut une aptitude morale que ne supplée ni l’effort ni même la pénétration de l’intelligence. « Il faut connaître les choses humaines pour pouvoir les aimer ; il faut aimer les choses divines pour pouvoir les connaître : » si ce mot de Pascal est vrai, appliqué à la métaphysique, il ne l’est pas moins, appliqué à la science de l’éducation. C’est en quoi se distinguent éminemment les Peztalozzi, les P. Girard, les Frœbel ; Rousseau, dont ils se faisaient gloire d’être les disciples, n’avait pas cette ouverture de cœur, mais on ne saurait faire le même reproche à Rollin, et surtout aux solitaires de Port-Royal, Arnauld, Lancelot, Tillemont, Saint-Cyran lui-même, dont c’était la « dévotion de pouvoir servir les enfants », qui « aimait extrêmement toute sorte d’enfants ». Nulle part ailleurs, osons le dire, et en aucun temps, le sentiment de la responsabilité professionnelle, le respect pieux de l’enfance, n’ont été portés plus haut ; nulle part la sollicitude n’a été plus éclairée, l’autorité plus tendre, la tendresse plus ferme, le dévouement plus absolu ; nul autre qu’eux non plus n’a pénétré plus avant dans l’inconnu de l’âme enfantine, n’en a éclairé d’une lumière plus sûre les délicates profondeurs.

D’accord sur le but et le point de départ, l’est-on sur la méthode ? Là encore, la pédagogie actuelle relève de Montaigne et de Rabelais, en ce qu’ils ont rompu en visière à l’autorité d’Aristote et revendiqué, avant Descartes, celle du bon sens. Leur méthode se peut résumer en un mot, l’action : qu’est-ce donc que l’homme sinon un être né pour l’action ? Au lieu de plonger l’écolier dans les livres, ils le plongent, en quelque sorte, dans la vie réelle par l’exercice simultané de toutes ses facultés : nous n’apprenons pas à manier un cheval en regardant un écuyer, ni à chanter en écoutant un musicien ; Comment pourrions-nous « apprendre à bien parler et à bien juger, sans nous exercer à parler et à juger ? Or à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux, sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières… » À la promenade, au jeu, à table, partout cet enseignement peut trouver sa place. On le voit, nous n’avons pas inventé les leçons de choses, et si le défaut d’espace ne m’’obligeait à restreindre les limites de cet article, j’en emprunterais aisément la preuve à Fénelon et aux petites écoles de Port-Royal. C’est bien À le principe le la méthode intuitive, et de cette dialectique qui conduit l’enfant comme par degrés, du sensible au spirituel, du connu à l’inconnu, du particulier au général. Et ce n’est pas seulement une simple indication, le procédé est expressément décrit dans les Essais : « On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et nostre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais que le maître corrigeât cette partie, et que de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même. Quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul : je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. Socrates, et puis Arcesilaüs, faisaient premièrement parler leurs disciples et puis ils parlaient à eux. Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doit ravaller, pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tout. Et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est une des plus ardues besognes que je sache. Et c’est l’effet d’une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ces allures puériles et les guider… Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance ; et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien… C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée : l’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire… » Ce programme a été aussi fidèlement réalisé par les petites écoles de Port-Royal, quoique dans des conditions différentes, que par celles qu’ont inspirées ou dirigées Pestalozzi ou Frœbel.

C’était plus qu’une réforme, c’était une révolution entraînant des conséquences multiples. La langue maternelle doit dès lors remplacer le latin ; l’exemple en est donné, avec plus de succès que par Ramus, par Arnauld, Nicole, Lancelot, le P. Lamy de l’Oratoire, et suivi par Fleury et Rollin ; les Jésuites, comme Luther, conservent le latin : en revanche, ils inventent l’enseignement mutuel. Port-Royal invente la méthode de lecture qui porte son nom. Les mathématiques, l’histoire, la géographie, sont introduites à Port-Royal, à l’Oratoire, jusque dans l’Université de Paris, la plus lente à modifier les vieilles coutumes. Que si nous ntrions maintenant dans le détail des procédés, nous verrions Nicole recommander l’usage des cartes géographiques, des tableaux d’histoire, de tout ce qui parle aux yeux ; Fénelon, conseiller pour l’histoire sainte la forme de l’entretien et du récit. « Animez vos récits, dit-il, de tons vifs et familiers ; faites parler tous vos personnages : les enfants qui ont l’imagination vive, croiront les voir et les entendre. Par exemple, racontez l’histoire de Joseph : faites parler ses frères comme des brutaux, Jacob comme un père tendre et affligé ; que Joseph parle lui-même, qu’il prenne plaisir, étant maître en Égypte, à se cacher à ses frères, à leur faire peur, et puis à se découvrir. Cette représentation naïve, jointe au merveilleux de cette histoire, charmera un enfant… »

Oui, charmer l’enfant, lui rendre la science aimable, voilà à quoi tendent tous ces maîtres sans distinction, jansénistes, jésuites, oratoriens, Pascal comme Fénelon, Rollin comme Rousseau : M. Gréard a remarqué avec raison que nous avions eu avant Frœbel la riante idée des Jardins d’enfants. Prenons garde que l’absolue recherche de cet idéal pourrait bien aller contre le but même de l’éducation : supprimer la peine et la difficulté du travail pour l’enfant, serait une médiocre préparation aux difficultés et aux peines de l’existence. Mais tranquillisons-nous, on ne les supprimera jamais assez pour que l’école cesse d’être l’apprentissage de la vie. Et si l’on se reporte aux traditions de la scolastique, on s’explique cette réaction unanime, plus qu’utile, nécessaire contre la discipline et la méthode du moyen âge, qui semblait avoir pris à tâche d’entourer l’étude de l’appareil le plus sombre, le plus répugnant, le plus propre à comprimer la naturelle expansion de l’âme et du corps : quand Montaigne appelle l’école de son temps une geôle et l’écolier un esclave, il n’exagére pas ; or, l’enfant qui est tout activité, et dont l’activité se nourrit de gaieté et de lumière, a besoin d’essor et d’horizon.

Dans ce grand mouvement de la pédagogie française, quelle a été la part de l’instruction primaire ? Il y avait assurément des écoles primaires avant 89, petites écoles, écoles du dimanche, écoles de charité, plus nombreuses qu’on ne serait d’abord disposé à le croire, mais à l’état isolé, sans lien entre elles, et surtout sans grande connaissance ni grand souci de la pédagogie. Il faut bien l’avouer, ce n’est pas elles que l’on avait en vue : l’écolier dont s’inquiètent les novateurs du xvie siècle, les maîtres du xviie et du xviiie, c’est l’élève des collèges et non celui des écoles. Rousseau lui-même, si voisin de la Révolution française, Rousseau pense ici comme le gentilhomme Montaigne, car Émile a un « gouverneur ». Nous sommes loin de l’école primaire, de l’école gratuite ouverte aux enfants du peuple, aux humbles, aux pauvres. L’idée de l’éducation populaire a eu pourtant son représentant, disons mieux, son apôtre, quelque cinquante ans après que saint Vincent de Paul eut fondé l’Institution des Enfants-Trouvés. L’abbé de La Salle, à travers mille épreuves, avait créé les « Écoles chrétiennes » : on y enseignait ce que le P. Girard appelle les quatre éléments, lire, écrire, compter et réciter. C’était beaucoup pour l’époque, trop peu au regard du temps présent ; la fixité des méthodes, la défense d’innover, dont il ne faut pas trop médire, car ce sont de salutaires préservatifs contre l’invasion d’essais irréfléchis ou prématurés, : n’assurent la perpétuité de la tradition qu’en ralentissant la marche du progrès.

Et cependant, telle est la puissance de l’idée, qu’une fois produite au jour il ne se peut qu’elle ne fasse son chemin : elle pénètre partout, comme le soleil qui luit pour tout le monde. L’instruction primaire devait donc bénéficier, elle aussi, de ce long travail qui n’avait pas été fait pour elle, et quand sonna l’heure de 89, on avait en France la conception moderne, je dirais presque philosophique de l’école primaire. Cette conception, la Constituante a eu la gloire de la formuler pour la première fois, dans le projet de loi préparé par M. de Talleyrand : « L’objet des écoles primaires est d’enseigner à tous les enfants leurs premiers et indispensables devoirs ; de les pénétrer des principes qui doivent diriger leurs actions ; et d’en faire, en les préservant des dangers de l’ignorance, des hommes plus heureux et des citoyens plus utiles. » On a fait honneur aux législations scolaires des peuples étrangers et surtout des peuples de race germanique, depuis 45 ou 20 ans, d’une tendance, qui leur serait propre, à rehausser l’importance de l’instruction primaire par les définitions qu’elles en ont données et qui ont la valeur de déclaration de principes. Aucune, que je sache, n’est supérieure à celle qu’on vient de lire et qui leur est extérieure de tant d’années ; aucune n’exprime sous une forme à la fois plus simple, plus claire et plus complète, l’objet de l’enseignement primaire : l’esprit français s’y reconnaît, et y reconnaît en même temps la pensée vraie de la Révolution française, en matière d’éducation.

En précisant l’apport de la France dans l’œuvre de la pédagogie moderne, je n’entends ni méconnaître celui des pays étrangers ni en diminuer la valeur. C’est un fonds commun enrichi chaque jour par le labeur de tous, et auquel tous peuvent emprunter sans crainte de l’épuiser : la vérité est comme la charité, elle peut se prodiguer sans s’appauvrir.

L’Assemblée constituante n’entendait pas se borner à créer l’école primaire publique, à en définir le but et l’objet ; elle voulait aussi poser les premières bases et tracer le premier cadre de l’enseignement qui lui est propre. « On y enseignera aux enfants, disait le projet de loi préparé par ses ordres en 1791, à lire ; à écrire ; les premiers éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ; les règles de l’arithmétique simple ; les éléments du toisé ; les noms des villages du canton ; ceux des cantons, des districts et des villes du département ; ceux des villes, hors du département, avec lesquelles leur pays a des relations plus habituelles ; les principes de la religion ; les premiers éléments de la morale en s’attachant surtout à faire connaître les rapports de l’homme avec ses semblables ; des instructions simples et claires sur les devoirs communs à tous les citoyens et sur les lois qu’il est indispensable à tous de connaître ; des exemples d’actions vertueuses qui les toucheront de plus près, et, avec le nom du citoyen vertueux, celui du pays qui l’a vu naître. Dans les villes et bourgs au-dessus de mille âmes, on enseignera aux enfants les principes du dessin géométral. Pendant les récréations, on les exercera à des jeux propres à fortifier et à développer le corps. »

Et plus loin : « Il sera ouvert un concours pour le meilleur ouvrage nécessaire aux écoles primaires. L’Assemblée nationale met au rang des bienfaits publics les bons livres élémentaires sur toutes les connaissances humaines, les méthodes propres à agrandir et à perfectionner les facultés principales de l’homme…et particulièrement les ouvrages de tout genre qui serviront le mieux la morale… » Ce projet ne fut pas mis à exécution et la tâche d’organiser l’enseignement primaire échut à la Convention.

L’activité pédagogique n’a pas manqué à la Convention : treize décrets en moins de trois ans, du 12 décembre 1792 au 25 octobre 1795, en sont la preuve. Tout n’était pas viable dans cette œuvre, ou plutôt dans ces vues ; ce qui a survécu, ce qui méritait de survivre, dégagé de la passion du temps, c’est le fonds même de notre instruction primaire ; c’est la maxime, devenue maxime d’État, que l’éducation nationale est l’une des conditions vitales des sociétés et par conséquent l’un des devoirs essentiels des gouvernements ; c’est la conception vraie de l’importance sociale de l’école ; c’est l’application à l’enseignement primaire des doctrines sur l’éducation qui s’étaient fait jour depuis le xvie siècle dans une sphère plus exclusive. L’œuvre de la Révolution française s’est donc accomplie dans d’ordre des idées plutôt que dans l’ordre des faits, et les idées comme les fruits ont besoin du temps pour mûrir. À ne voir que les résultats matériels, on jugerait que la période révolutionnaire a été peu favorable au progrès de l’instruction ; les écoles qui existaient avant 1789, troublées ou supprimées brusquement, ne furent pas remplacées du jour au lendemain, et le niveau de l’instruction baissa momentanément, plutôt qu’il ne s’éleva, dans les dernières années du xviiie siècle et dans les premières du xixe.

Lorsque l’Université fut créée, elle fut heureuse de trouver l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes pour ses premières écoles primaires ; mais pendant longtemps encore cet ordre d’enseignement fut entre leurs mains, et quoiqu’ils fussent en possession du mode d’enseignement simultané, la pédagogie resta stationnaire, tandis qu’elle prenait à l’étranger un essor remarquable. Durant le premier tiers de ce siècle, les programmes de nos écoles ne comprenaient que les notions les plus indispensables des connaissances élémentaires ; le mode individuel était encore en honneur parmi les « quatre cinquièmes » des maîtres : l’autorité lui faisait la guerre sans oser le proscrire. Une curieuse circulaire de M. de Vatisnesnil, du 31 janvier 1829, porte que les récompenses ne seront accordées aux anciens instituteurs, et l’exemption du service militaire aux nouveaux, qu’autant qu’ils appliqueront le mode mutuel ou au moins le mode simultané. Il fallait une révolution pour abolir officiellement la routine : le mode individuel fut interdit par M. Mérilhou, à la date du 13 décembre 1830, — ce qui ne veut pas dire qu’il disparut sur l’heure.

Pendant ce temps, la Suisse avait su inaugurer, dans l’établissement de Berthoud et à l’Institut d’Yverdon, dans les écoles de Fribourg et de Lucerne, de fécondes expériences pédagogiques ; Fichte avait convié l’Allemagne à se régénérer par l’éducation et préparé les voies aux disciples de Pestalozzi ; Lancastre avait donné à l’Angleterre la méthode qui porte son nom ; Jacotot allait appliquer la sienne en Belgique. Je ne dis rien de l’Amérique, où le précepte : « Instruisez le peuple », qui avait été le premier mot du fondateur de l’État de Pensylvanie, William Penn, en 1681, et le dernier mot du fondateur des États-Unis, Washington, n’a cessé d’être mis en pratique dans toutes les parties de l’Union américaine. Nous semblions avoir oublié ou ne vouloir pas nous souvenir des leçons de nos grands éducateurs : sommeil apparent. La loi de 1833 devint le point de départ d’une ère nouvelle, non qu’elle ait réalisé tous les désidérata, mais parce qu’elle a la première fait de l’instituteur un fonctionnaire publie, un membre de l’Université, et la première aussi, imprimé à l’enseignement primaire une véritable direction pédagogique. Avant elle, il y avait en France des écoles et des maîtres d’école : ces maîtres étaient-ils des « pédagogues», dans l’originelle et respectable acception de ce mot ? La pédagogie elle-même existait-elle, du moins comme science ou comme art, dans l’école primaire ?

Les circulaires de M. Guizot aux instituteurs, aux directeurs d’écoles normales, aux inspecteurs primaires, aux recteurs, sur l’application de la loi du 28 juin 1833 ; plus tard celles de M. Fortoul, de M. Rouland, de M. Duruy, de M. Jules Simon, sur le régime des écoles primaires et des salles d’asile, constituent, pour nous en tenir aux instructions ministérielles, un ensemble de documents authentiques dont la pédagogie française peut à juste titre se faire honneur, et dont par une modestie singulière elle semble ne pas apprécier suffisamment l’importance.

Et d’abord, le rôle de l’instituteur n’a jamais été mieux compris et plus exactement marqué que par M. Guizot : « Bien que la carrière de l’instituteur primaire soit sans éclat, bien que ses soins et ses jours doivent le plus souvent se consumer dans l’enceinte d’une commune, ses travaux intéressent la société tout entière, et sa profession participe de l’importance des fonctions publiques. Ce n’est pas pour la commune seulement et dans un intérêt purement local que la loi veut que tous les Français acquièrent, s’il est possible, les connaissances indispensables à la vie sociale, et sans lesquelles l’intelligence languit et quelquefois s’abrutit : c’est aussi pour l’État lui-même et dans l’intérêt public ; c’est parce que la liberté n’est assurée et régulière que chez un peuple assez éclairé pour écouter en toute circonstance la voix de la raison. L’instruction primaire universelle est désormais une des garanties de l’ordre et de la stabilité sociale[1]. » Voilà pourquoi l’instituteur appartient à l’instruction publique : l’Université le réclame ; en même temps qu’elle le surveille, elle le protége et l’admet à quelques-uns des droits qui font de l’enseignement une sorte de magistrature. Mais en même temps que ses droits, ses devoirs s’élèvent et grandissent : c’est trop peu de respecter le texte des lois, il faut se pénétrer de leur esprit, « prouver par sa conduite qu’on en a compris la raison morale, qu’on accepte volontairement et de cœur l’ordre qu’elles ont pour but de maintenir, et qu’à défaut de l’autorité on trouverait dans sa conscience une puissance sainte comme les lois et non moins impérieuse. »

Le premier de ces devoirs est relatif à l’enfance. En recevant des mains du père de famille l’enfant que celui-ci lui confie, l’instituteur prend charge d’âme ; appelé au partage de l’autorité paternelle, il doit entrer à quelque degré dans les sentiments de sollicitude et de tendresse d’un père. Quelle responsabilité est la sienne ! Il répond de la santé, de la vie de ses élèves, il répond du développement que vont prendre leurs bons ou leurs mauvais instincts ; il doit les instruire, ce qui est beaucoup, et les élever, ce qui est plus encore. On ne me saura pas mauvais gré de citer cette page éloquente :

« Quant à l’éducation morale, c’est en vous surtout, monsieur, que je me fie. Rien ne peut suppléer en vous la volonté de bien faire. Vous n’ignorez pas que c’est là, sans aucun doute, la plus importante et la plus difficile partie de votre mission. Vous n’ignorez pas qu’en vous confiant un enfant, chaque famille vous demande de lui rendre un honnête homme et le pays un bon citoyen. Vous le savez : les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l’enfance pourraient lui devenir funestes si elles ne s’adressaient qu’à son intelligence. Que l’instituteur ne craigne donc pas d’entreprendre sur les droits des familles en donnant ses premiers soins à la culture intérieure de l’âme de ses élèves. Autant il doit se garder d’ouvrir son école à l’esprit de secte ou de parti, et de nourrir les enfants dans des doctrines religieuses ou politiques qui les mettent, pour ainsi dire, en révolte contre l’autorité des conseils domestiques, autant il doit s’élever au-dessus des querelles passagères qui agitent la société, pour s’appliquer sans cesse à propager, à affermir ces principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l’ordre universel est en péril, et à jeter profondément dans de jeunes cœurs ces semences de vertu et d’honneur que l’âge et les passions n’étoufferont point. La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l’autorité paternelle, le respect dû aux lois, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu’il s’attachera à développer. Jamais, par sa conversation ou son exemple, il ne risquera d’ébranler chez les enfants la vénération due au bien ; jamais, par des paroles de haine ou de vengeance, il ne les disposera à ces préventions aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies au sein de la même nation. La paix et la concorde qu’il maintiendra dans son école doivent, s’il est possible, préparer le calme et l’union des générations à venir[2]. »

Après les enfants, l’instituteur à des obligations envers les parents, envers les autorités. Si le succès de son œuvre exige qu’il entretienne avec les familles des rapports fréquents et empreints de bienveillance, l’écueil serait qu’il aliénât son indépendance ou compromit sa dignité par des relations indiscrètement contractées, par des intimités légèrement engagées. À l’égard des autorités, il donnera l’exemple de la subordination et de la déférence, et cela parce qu’il est lui-même une autorité dans la commune. Sa conduite vis-à-vis du clergé sera l’objet d’un soin et d’une prudence particulière. Les conseils que donnait le législateur de 1833 sur ce point délicat n’ont rien perdu de leur opportunité au bout de quarante-cinq ans : « Le curé ou le pasteur (comme le maire) ont aussi droit au respect, car leur ministère répond à ce qu’il ya de plus élevé dans la nature humaine, S’il arrivait que, par quelque fatalité, le ministre de la religion refusât à l’instituteur une juste bienveillance, celui-ci ne devrait pas sans doute s’humilier pour la reconquérir ; mais il s’appliquerait de plus en plus à la mériter par sa conduite, et il saurait l’attendre. C’est au succès de son école à désarmer des préventions injustes ; c’est à sa prudence à ne donner aucun prétexte à l’intolérance. Il doit éviter l’hypocrisie à l’égal de l’impiété. Rien d’ailleurs n’est plus désirable que l’accord du prêtre et de l’instituteur ; tous deux sont revêtus d’une autorité morale, tous deux ont besoin de la confiance des familles. »

Telle est la tâche de l’instituteur : il en est de plus brillantes, il n’en est pas de plus méritantes, ni de plus difficiles. C’est au point qu’elle exige de celui qui s’y dévoue tout entier un sentiment du devoir et une abnégation dont la société ne saurait le récompenser entièrement. « Destiné à voir sa vie s’écouler dans un travail monotone, quelquefois même à rencontrer autour de lui l’injustice ou l’ingratitude de l’ignorance, il s’attristerait souvent et succomberait peut-être, s’il ne puisait sa force et son courage ailleurs que dans les perspectives d’un intérêt immédiat et purement personnel. Il faut qu’un sentiment profond de l’importance morale de ses travaux le soutienne et l’anime, et que l’austère plaisir d’avoir servi les hommes et secrètement contribué au bien public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C’est sa gloire de ne prétendre à rien au delà de son obscure et laborieuse condition, de s’épuiser en sacrifices à peine comptés de ceux qui en profitent, de travailler enfin pour les hommes et de n’attendre sa récompense que de Dieu. » [3]

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que l’austérité même d’un tel langage est un grand hommage rendu à la conscience et au patriotisme des modestes serviteurs auxquels il s’adresse, et qu’on ne les a jamais plus véritablement honorés qu’en les tenant pour dignes de l’entendre et pour capables d’en profiter. L’inspiration religieuse, si sensible dans la législation scolaire des peuples étrangers, ne s’y manifeste nulle part sous une forme plus haute, plus éloignée de toute préoccupation de controverse confessionnelle, plus en harmonie avec le respect de la liberté de conscience. Quittons maintenant ces généralités qui dominent notre pédagogie et lui impriment un caractère si élevé, pour aborder le domaine des questions de méthode proprement dite : là encore, nous allons rencontrer les idées les plus justes, les directions les plus sages.

Notre système d’instruction primaire est un édifice complet. dont les étages se superposent dans un ordre rationnel : on peut dire que la salle d’asile en est le rez-de-chaussée.

La salle d’asile existait avant la loi du 28 juin 1833 ; mais cette loi en à marqué le véritable rôle en lui enlevant sans le détruire son caractère d’établissement exclusivement charitable, et en la revendiquant comme établissement d’éducation,

Indépendamment des avantages de sûreté et de salubrité qu’elles offrent pour les petits enfants, si souvent et si dangereusement délaissés, dans les classes pauvres, les salles d’asile ont le mérite de leur faire contracter dès l’entrée dans la vie des habitudes d’ordre, de discipline, d’occupation régulière qui sont un commencement de moralité ; et en même temps ils y reçoivent de premières instructions, des notions élémentaires qui les préparent à suivre avec plus de fruit l’enseignement que d’autres établissements leur offriront plus tard. L’utilité physique, intellectuelle et morale des salles d’asile est donc incontestable : elles sont la base, et, pour ainsi dire, le berceau de l’éducation populaire[4].

Mais, insistons sur ce point, elles ne sont pas des écoles ; elles y conduisent, elles n’en tiennent pas lieu. Ce. caractère essentiel, qui ne ressortait peut-être pas avec une suffisante netteté des premières applications de la loi de 1833, a été mis en pleine lumière depuis la loi de 1850.

En plaçant les salles d’asile de l’enfance sous un régime spécial, le législateur a parfaitement compris la différence qu’il y a entre les écoles et les salles d’asile. Ces derniers établissements ne sont, en réalité, que des maisons de première éducation. On s’y applique moins à instruire les enfants qu’à former leur cœur, à leur inspirer de bons principes, de bonnes habitudes, à leur faire contracter le goût du travail, à développer, sans la fatiguer, leur jeune intelligence, tout en leur donnant les soins physiques que réclame leur faible constitution, et que la plupart d’entre eux ne recevraient pas de familles retenues au loin pendant la journée par d’impérieuses nécessités[5].

Il s’agissait donc de déterminer avec précision quelle part y serait faite à l’instruction proprement dite : le décret du 21 mars 1855 (art. 1 et 9), le règlement du 22 mars de la même année (art. 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 18) et des instructions spéciales y ont pourvu.

Donner dans la salle d’asile, écrivait M. Fortoul aux préfets[6], un enseignement technique et complet, serait, en premier lieu, changer en leçons fastidieuses pour un si jeune âge d’attrayants exercices ; rendre à la mémoire seule dans l’asile ce qu’on a voulu y donner à l’intelligence ; consacrer à un travail purement machinal un temps qu’il importe de mettre à profit pour le développement de l’esprit et du cœur, pour la culture de facultés délicates, pour les premières et faciles études du chant, pour l’acquisition de cette foule de notions utiles qui, grâce à un système bien conçu d’interrogations habilement conduites, pénètrent sans effort dans l’intelligence des enfants. Ensuite, ne faudrait-il pas craindre que les petits élèves possédant tant bien que mal, au sortir de l’asile, les connaissances indispensables, un grand nombre de parents se crussent autorisés à leur imposer dès l’âge de sept ans[7] ces travaux prématurés qui, dans les centres industriels, sont trop souvent funestes au développement physique des enfants et multiplient en même temps, pour eux, les causes d’une corruption précoce.

L’arrêté du 5 août 1859 est encore plus précis ; il fixe non-seulement les matières de l’enseignement, mais la durée du temps qui sera consacré à chaque matière, et qui n’excédera guère un quart d’heure pour le même objet : c’est ainsi que se succèdent la lecture, les travaux manuels, le calcul pratique à l’aide du boulier-compteur, les récits d’histoire sainte, les histoires enfantines et les leçons de choses ; à ces exercices se mêlent les évolutions hors du gradin, les récréations, le mouvement et le jeu au grand air.

On le voit, si la méthode devenue célèbre sous le nom de Frœbel n’est pas là tout entière, il est permis tout au moins d’en retrouver les traits principaux ou plutôt d’en reconnaître l’esprit, malgré la diversité des conditions et des formes. Ce qui en constitue la valeur et l’originalité, c’est son appropriation aux besoins et aux facultés de l’enfant ; son point de départ est dans la nature, et le terrain où elle marche est solide. Or ce mérite ne nous fait pas défaut. Il y a longtemps que Fénelon recommandait de tourner au profit de l’éducation, et dès le berceau, l’activité naissante de l’enfant ; plus longtemps encore que l’avaient fait les maîtres de Port-Royal, et avant eux ceux du xvi siècle. Veut-on quelque chose de plus directement en harmonie avec le cadre même de la salle d’asile, et qui soit l’application pratique de ces vues ? Écoutons M. Cochin, l’auteur du Manuel des fondateurs et des directeurs des salles d’asile, que recommandait le ministre dès 1834[8] ; il nous apprendra ce que l’on peut faire faire à des enfants avec une simple feuille de papier.

On la plie en deux, le pli forme une ligne droite. La même feuille se plie de manière à former à volonté des angles droits, aigus Gu obtus. Avec une feuille de papier pliée à angle droit, on fait comprendre l’usage de l’équerre. On lui donne aussi ct successivement la forme d’un triangle, d’un carré, d’un rectangle, d’un losange, d’un trapèze, des divers polygones ; quant aux lignes courbes et aux surfaces curvilignes, on peut aussi les tracer, soit sur la planche noire, soit sur le papier, et familiariser les enfants tant avec ces opérations de tracé qu’avec leurs résultats. On peut également placer sous leurs yeux la figure des solides en bois ou en carton…

Je ne m’étendrai pas davantage, aujourd’hui du moins, sur les salles d’asile ; ce qui précède suffit pour montrer que la pédagogie qui leur est propre, et qui a tant de liens avec la pédagogie générale, ne nous est ni inconnue ni indifférente.

La salle d’asile conduit naturellement à l’école primaire, de mème que celle-ci conduit à l’école supérieure et à la classe d’adultes. À ce degré, l’éducation restant toujours le but final, une place plus large est faite, à titre de moyens, à l’enseignement proprement dit. Les instructions ministérielles du 31 octobre 1854 et du 20 août 1857 ont posé les vrais principes de la méthode.

Quand on a rendu l’enseignement accessible, écrivait M. Rouland[9], il reste à le rendre profitable. Il importe que les populations puissent toucher du doigt l’utilité pratique de l’instruction. On ne saurait se le dissimuler, le tour vague, abstrait, purement théorique de l’enseignement est trop souvent l’une des causes de la désertion des classes.

Qu’on s’attache donc à des procédés rationnels et pratiques : l’auteur dé la circulaire passant en revue les différentes parties du programme des écoles, donne sur chacune d’elles des conseils qu’on ne saurait trop méditer et surtout trop mettre en œuvre.

L’histoire sainte doit être enseignée par récits, et « résumée dans la vie de quelques personnages célèbres dont les noms ne sauraient être ignorés. Un récit fait avec quelque vivacité, coupé de temps à autre d’interrogations qui tiennent l’attention éveillée, est préférable à tout autre mode d’enseignement ». N’est-ce pas ce que voulait Fénelon[10] ?

La lecture, bien entendue, devient « un instrument de développement intellectuel » : il faut, pour cela, que les enfants se rendent compte des mots et des pensées, et que le maître les y habitue en leur fournissant les explications nécessaires, en les interrogeant « sur le sens de telle phrase, l’orthographe de tel mot, la portée de telle expression ».

L’enseignement de l’écriture n’a pas pour but de « former d’habiles professeurs de calligraphie », mais de « mettre les enfants à même d’écrire couramment et lisiblement ».

Quant à la langue française, M. Fortoul s’exprimait ainsi en 1854[11].

Les élèves de nos écoles ont besoin d’apprendre leur langue, mais non les subtilités qui ont rendu, en la compliquant, l’étude de la grammaire française si peu attrayante, ct, par conséquent, si difficile. »

Son successeur développait cette idée trois ans plus tard[12].

Qu’on se garde d’accabler l’esprit des enfants de ces définitions métaphysiques, de ces règles abstraites, de ces analyses prétendues grammaticales, qui sont pour eux des hiéroglyphes indéchiffrables ou de rebutants exercices. Tout enfant qui vient s’asseoir sur les bancs d’une école apporte en lui, sans en avoir conscience, l’usage des genres, des nombres, des conjugaisons. Qu’y a-t-il à faire ? Tout simplement l’amener à se rendre un compte rationnel de ce qu’il sait par routine et répète de lui-même machinalement. Que le maître fasse lire une phrase claire et simple ; cette phrase lue, qu’il s’assure si les élèves en ont bien saisi le sens ; qu’il explique ensuite ou fasse expliquer le rôle que chacun des mots joue dans la construction de la phrase. Après quoi, qu’il donne cette phrase à copier. On a ainsi tout ensemble une leçon de logique pratique et une leçon d’orthographe.

M. Duruy[13], à son tour, reprenant le même sujet, recommandait de substituer à un enseignement abstrait et stérile « des leçons vivantes ».

Il faut, disait-il, réduire la grammaire à quelques définitions simples et courtes[14], à quelques règles fondamentales qu’on éclaircit par des exemples ; il faut aussi, à mesure que l’intelligence des enfants se développe, les mettre en présence des plus beaux morceaux de notre littérature, leur y faire reconnaître d’abord le sens et jusqu’aux nuances des mots, la suite et l’enchaînement des idées, plus tard les inversions, même les hardiesses du génie, et compter, dans cet exercice, encore plus sur cette logique et cette grammaire naturelles qui parlent en eux que sur le vieux bagage d’abstractions et de formules dont on accable leur mémoire sans profit pour leur intelligence. Lhomond disait, il y a quatre-vingts ans : « La métaphysique ne convient point aux enfants, et le meilleur livre élémentaire, c’est la voix du maître, qui varie ses leçons et la manière de les présenter selon les besoins de ceux à qui il parle[15] ».

Pour le calcul, que les maîtres s’attachent à exercer le raisonnement, à donner à leurs leçons un caractère tout pratique, en empruntant les problèmes aux circonstances de la vie réelle, aux faits de l’économie domestique, rurale et industrielle ; qu’ils fassent de l’arithmétique une sorte de cours de logique populaire appliqué aux besoins, aux relations de chaque jour[16]. Cet enseignement ainsi compris trouve aujourd’hui une véritable sanction, qui lui faisait défaut en 1857, dans l’institution florissante des caisses d’épargne scolaires.

Que si l’on complète ces données fondamentales par des notions très-simples de géographie, en prenant pour point de départ le village, le canton, l’arrondissement, le département, en donnant des notions sommaires, mais précises, sur les faits historiques, administratifs, industriels, agricoles, qui se rattachent aux lieux indiqués sur la carte, on aura parcouru le cercle des matières qu’il est désirable d’enseigner à tous les enfants admis dans les écoles rurales et dans un certain nombre de nos écoles des villes.

Il n’est point ici question de l’histoire de France, dont les notions n’ont pris place parmi les matières obligatoires qu’à partir du 10 avril 1867 ; mais les conseils donnés pour l’enseignement de l’histoire sainte lui sont applicables, et d’ailleurs la méthode avait déjà été tracée pour l’enseignement de l’histoire considérée comme matière facultative.

C’est l’histoire de leur pays qui doit surtout fixer l’attention des écoliers, et ils ne doivent y être préparés que par des aperçus sommaires des temps qui ont précédé. L’histoire nationale elle-même doit se résumer pour eux dans quelques époques principales, et dans la vie de quelques grands hommes autour desquels viennent se grouper les existences secondaires. De longues séries de dates, de stériles nomenclatures, des faits insignifiants ne laisseraient rien dans leur esprit. Pour les enfants des écoles populaires, l’histoire n’a de valeur qu’à la condition d’être un véritable cours de morale pratique…[17]

Ajoutons, et de patriotisme. Est-ce donc que cette pensée était étrangère au législateur de 1854 ? Non, sans doute ; c’est que nous ne croyions pas avoir besoin, à cette date, d’entretenir par l’admiration cette flamme généreuse dans le cœur de nos enfants.

D’autres instructions sont venues ultérieurement compléter celles que nous venons de citer, les unes concernant l’enseignement agricole et les idées protectrices, d’autres la gymnastique, les cours d’adultes, d’autres enfin plus spécialement relatives à l’instruction des filles, trop négligée ; La loi de 1850 avait très-imparfaitement comblé la lacune que présente à cet égard celle de 1833.

Si l’instruction primaire, écrivait le ministre en 1854[18], peut être considérée commie un puissant instrument de civilisation, assurément c’est lorsqu’elle s’applique à cette portion de la société qui ne fait pas les lois, mais, ce qui est peut-être plus, qui crée les mœurs. »

Ce principe posé, mais non suivi d’effets, ce sera le titre d’honneur de M. Duruy de lavoir fait entrer dans l’ordre des réalisations pratiques, et s’il reste encore à faire quelque chose, son nom n’en sera pas moins méritoirement associé à la loi du 10 avril 1867. Je ne puis me dispenser de rappeler l’instruction adressée aux recteurs[19] et dans laquelle était émise pour la première fois l’idée des classes de persévérance, non pas uniquement, mais très-particulièrement, pour les jeunes filles. :

Il est malheureusement entré dans les mœurs du pays que l’école primaire soit abandonnée par ses élèves dès qu’ils ont fait leur première communion, c’est-à-dire vers leur douzième année, tandis qu’ils ne la quittent, dans les pays protestants, qu’entre quinze et seize ans, époque de leur grand acte religieux, la confirmation. Il est bien à souhaiter qu’on puisse reprendre au profit de l’école, sinon pour tous les enfants, au moins pour un certain nombre d’entre eux, moins pressés -de gagner un mince pécule, ces trois ou quatre années où les forces physiques ont encore besoin d’être ménagées, et dans lesquelles l’esprit serait muni de connaissances qui ne courraient plus le risque d’être oubliées, comme il arrive trop souvent pour celles de l’école primaire. L’enseignement religieux a le catéchisme de persévérance, qui ne laisse pas s’égarer et se perdre les fruits des premières instructions : il nous faudrait aussi des classes de persévérance… Ces classes de persévérance ne nécessiteront ni des méthodes nouvelles ni de nouveaux programmes, puisqu’on n’y enseignera que les matières dites facultatives. Or, pour ces études que la loi du 15 mars 1850 a énumérées, que celle du 2 juin 1865 a précisées et accrues, il existe des instructions toutes rédigées, des programmes tout faits : ce sont ceux des écoles normales et des premières années de l’enseignement spécial ; il suffit d’y puiser. Pour les filles, il faudrait qu’elles pussent apprendre dans les écoles rurales : la couture domestique, la tenue des livres de ferme, le calcul mental, des notions d’agriculture et d’économie rurale appropriées à la localité, la conduite d’un verger, d’un jardin, d’une basse-cour, quelques principes d’hygiène de famille, etc. ; — dans les écoles urbaines, la couture industrielle, le dessin d’ornement et le dessin industriel, les écritures commerciales, le calcul, l’hygiène, et, selon les lieux, quelques-uns des arts professionnels qu’une jeune fille peut pratiquer près de sa mère, la peinture sur porcelaine, la peinture sur bois, la broderie d’art ; enfin, partout, la langue française et l’histoire nationale.

Le caractère de cette pédagogie est, ce nous semble, pratique et raisonnable ; il porte la marque du génie français et ne tombe dans aucune exagération. À Dieu ne plaise que nous cherchions à rabaisser les incontestables mérites d’autrui ! mais nous accusera-t-on de partialité si nous constatons que cet esprit de mesure et d’équilibre n’appartient pas à un égal degré à Pestalozzi, par exemple, ou à Frœbel ? La plupart des systèmes, à leur début, sont dans la vérité ; l’écueil pour eux est de forcer les conséquences de leur principe ; or, il est constant que la méthode de Frœbel, suivie dans sa rigueur, fait prédominer l’esprit scientifique sur les autres modes de développement de la nature enfantine, et ne laisse pas une part égale au sentiment, à la culture des qualités purement morales. M. Gréard en a déjà fait la remarque, et je suis bien aise de pouvoir abriter sous son autorité ce jugement, qui semblera peut-être un peu sévère. Pestalozzi, qui aurait pu verser dans le même défaut, s’en est mieux préservé ; mais il en avait un autre, inhérent peut-être à l’ardeur même de sa foi : il manquait d’ordre et par conséquent de méthode au point de vue de la-tenue de l’école :

Pestalozzi ne suit aucun plan, dit un historien moderne de la pédagogie[20], il n’a aucun tableau d’ordre journalier, il se laisse guider par l’inspiration du moment, et arrête souvent ses élèves deux à trois heures consécutives sur le même objet.

C’est bien là l’homme qui, introduit devant l’empereur Alexandre pour le prier de ne pas faire occuper militairement le château d’Iverdon, où était établi son Institut pédagogique, oublie en le voyant l’objet de l’audience et l’entretient pendant une heure des millions de serfs qui peuplent le vaste empire de Russie… N’en rions pas toutefois ; Pestalozzi a pu être un médiocre maître d’école et n’avoir pas eu ce sens pratique qui fait qu’on réussit parmi les enfants, comme parmi les hommes : il a eu ce qui valait mieux pour autrui, sinon pour lui-même, il a eu la foi dans ses idées et dans son œuvre.

Résumons-nous et concluons. Ni les principes de la méthode, ni les vues générales, ni les directions de détail ne manquent à la pédagogie française. Sans grandes innovations, sans bouleversements, en appliquant et au besoin en améliorant les règles, les procédés en possession desquels elle se trouve déjà, elle réussira, quand elle le voudra, à réaliser les progrès les plus sérieux. D’où vient que ce but n’est pas encore atteint ? Il y a à cela plus d’une cause ; je n’en indiquerai qu’une, la principale à mes yeux. M. Rouland posait cette question à la fin de la circulaire du 20 août 1857 : « Les Inspecteurs primaires ont-ils des idées précises, un plan nettement arrêté, et ce plan est-il persévéramment suivi ? MM. les Inspecteurs d’Académie, de leur côté, se préoccupent-ils des moyens d’imprimer, sous ce rapport, au service dont ils sont les chefs une marche logique et uniforme ? » C’était signaler avec autorité la nécessité de ce que nous appelons aujourd’hui l’organisation pédagogique des écoles primaires. — Nous reviendrons quelque jour sur cette question.

Paul Rousselot,
Inspecteur d’Académie.

  1. Circulaire de M. Guizot aux Instituteurs, 4 juillet 1833.
  2. Même circulaire.
  3. Même circulaire.
  4. Circulaire de M. Guizot aux Recteurs, 4 juillet 1833.
  5. Rapport de M. Fortoul, du 21 mars 1855.
  6. Circulaire du 18 mai 1855.
  7. Depuis, l’admission des enfants à l’école primaire a été autorisée dès l’âge de six ans.
  8. Circulaire de M. Guizot aux Présidents des Comités d’arrondissement, 21 juin 1834.
  9. Circulaire aux Recteurs, du 20 août 1857.
  10. Cité dans notre premier article, n° de janvier, page 29.
  11. Circulaire aux Recteurs, du 31 octobre 1854.
  12. Circulaire du 20 août 1857.
  13. Circulaire aux Recteurs, du 7 octobre 1866.
  14. Fénelon disait aussi qu’il faut « se borner à une méthode courte et facile ».
  15. Éléments de grammaire latine, 7e édition, 1788.
  16. Circulaire du 20 août 1857.
  17. Circulaire du 31 octobre 1834.
  18. Même circulaire.
  19. 30 octobre 1867.
  20. M. J. Paroz, Histoire universelle de la pédagogie, Delagrave, éditeur, p. 314.