La numérotation grecque des Annales de Flodoard

LA NUMÉROTATION GRECQUE
DES
ANNALES DE FLODOARD


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Nicolas Vignier est le premier des érudits modernes qui ait utilisé, pour une œuvre historique, les Annales de Flodoard. Dans la préface de son Rerum Burgundionum chronicon, paru à Bâle en 1575[1], il s’exprime ainsi (au fol. 2 vo) : « … quorundam vere memoria veterum historiarum amissione, vel defectu penitus obliterata : ut erant ea quæ de rebus in Gallia gestis ab anno 918 ad 966 hic adjunximus ex Annalibus quibusdam Remensibus, quorum autor fuisse quidam Flodoardus ecclesiæ Remensis Canonicus illorum temporum æqualis videtur, idque D. Begatii, in senatu Divionensi quondam Præsidis, viri eruditissimi et totius antiquitatis consultissimi dum vivebat, auctoritate et consilio : qui sua diligentia illos a situ et a tineis primus vindicavit et in lucem revocavit… » Plus loin, dans le cours de son récit, après avoir parlé de la fuite d’Alain Barbe-Torte en Angleterre, Vignier ajoute (p. 81) : « … id quod hoc anno (en marge 918, 919) ex Annalibus Britannicis et Remensibus contigisse videri potest, licet Remenses (qui penes me sunt) tantum maritimam Britanniam a Normannis devastatam depopulatamque fuisse, et ex ea Britones expulses hoc anno scribant. A quo etiam narrandi initium faciunt… » Vignier a donc eu entre les mains un manuscrit des Annales que lui avait communiqué Jean Bégat, président au parlement de Bourgogne[2]. Si l’on s’en rapportait aux dates fournies, on pourrait croire que dans ce manuscrit les Annales contenaient une mention relative à l’année 918. Mais la défaite des Bretons qui est, selon Vignier, le point initial des Annales, se rapporte à l’année 919 dans tous les manuscrits que nous connaissons. Le doute n’est donc pas possible. D’ailleurs, il est probable que nous possédons encore aujourd’hui le manuscrit découvert par Bégat. On sait, en effet, que le manuscrit « de Dijon, » dont Pithou s’est servi, se peut identifier avec le ms. H 151 de la bibliothèque de la Faculté de médecine de Montpellier[3]. Il est probable que le « Divionensis codex » de Pithou n’était autre que le manuscrit du président Bégat, qui habita Dijon toute sa vie. Or dans le ms. de Montpellier les Annales débutent en 919.

Depuis Nic. Vignier les éditions des Annales se sont succédé. Elles présentent toutes, sauf la dernière, une particularité qui semble infirmer ce que Vignier nous apprend du début des Annales. Elles renferment un paragraphe relatif à l’année 877, qu’on trouve dans certains manuscrits[4]. Pithou[5] et Duchesne[6] ont séparé ce paragraphe du suivant (année 919) par une série de points. D. Bouquet met à cet endroit une note ainsi conçue : « Hic est ingens lacuna, quæ a nullo codice ms. expletur[7]. » Il n’était pas le premier à soupçonner que les Annales ne nous étaient point parvenues dans leur intégrité. Mabillon, se fondant sur un passage de la chronique de Saint-Maurice d’Angers : « DCCCC XVII. Initium chronicæ Frodoardi[8], » avait admis que deux années des Annales nous manquaient : « Duobus annis mutilum est chronicon in editis[9]. »

Gérard Voss avait même été plus loin. Il avait prétendu qu’il existait une énorme lacune entre l’année 877 et l’année 919[10]. Son opinion a été adoptée par Casimir Oudin[11], D. Rivet dans l’Histoire littéraire[12], et enfin par D. Bouquet.

Oudin signale de plus un manuscrit de la bibliothèque Cottonienne, qui renfermait, sous le nom de Flodoard, une chronique s’étendant depuis Auguste jusqu’en 966. Il est curieux de le citer, car D. Rivet, dans l’Histoire littéraire, l’a suivi de point en point : « Exorsus tamen altius videtur hoc chronicon, nempe ab anno DCCC LXXVII quo Carolus Calvus decessit… Post ista de Karoli Calvi obitu, pluscula desiderantur, usque ad annum DCCCC XIX… Sed remedium huic malo non mediocri afferri potest, nam illud chronicon Frodoardi integrum atque rarissimum opus extat inter mss. codices Cottonianæ bibliothecæ sub effigie Othonis codice 3 num. 3 ubi ita exprimitur :

« Num. 3 Chronica Frodoardi monachi sancti Albani ab Octaviano Imperatore ad annum Christi DCCCC LXVI[13] Codex sane rarissimus ex quo chronicon Frodoardi integrum sperare ab Anglis aliquando possumus. »

Malheureusement le ms. auquel il est fait allusion brûla dans l’incendie de la bibliothèque Cottonienne avant que personne eût pu en donner une description détaillée.

La question en était là, lorsque Pertz, en 1839, publia son édition des Annales[14]. La principale innovation qu’il fit consista dans la suppression du paragraphe initial se rapportant à l’année 877. Pertz, le considérant comme étranger au texte primitif, dit en parlant du ms. de la Bibl. nat. lat. 5354 : « Annalibus notitiam de obitu Karoli Calvi præmittit, ex libro quodam abbatiæ S. Faræ Meldensis descriptam[15]… » Pour lui donc, cette mention de la mort de Charles le Chauve, qui est l’objet du paragraphe, est tirée de « quelque livre de l’abbaye de Sainte-Fare de Meaux. »

L’idée de Pertz était juste, seulement elle aurait gagné à être formulée en termes plus précis. Tout d’abord, il n’y a point à Meaux d’abbaye de Sainte-Fare, mais une abbaye de Saint-Faron. L’éditeur n’a pas voulu parler de cette dernière. Il voulait désigner l’abbaye de Faremoutiers[16], située à plusieurs kilomètres au sud-est de Meaux.

Faremoutiers était, on le sait, une abbaye de femmes, et, au IXe siècle, Bertrade, parente de Charles le Chauve, en fut abbesse[17]. Le 25 octobre 842, Charles le Chauve accordait un diplôme à ce monastère[18]. Il n’est donc nullement surprenant de trouver son obit dans le nécrologe de Faremoutiers :


« Octobre, 6. — Carolus Calvus venerabilis Galliæ imperator qui ecclesiam istam pignoribus sanctorum, et adhuc retinemus, decoravit[19]. »


Mais le nécrologe ne date que du XIIIe siècle. Cette mention brève et incorrecte, dans laquelle l’empereur Charles porte son surnom de « Calvus, » ne semble guère ancienne dans sa forme. Elle peut bien avoir remplacé une mention primitive plus développée qui se trouvait dans un nécrologe plus ancien.

Cette mention primitive, nous serions assez portés à la reconnaître dans le paragraphe initial des Annales :


Anno DCCC LXXVII, et Indictione X, II nonas octobris, præcellentissimus imperator Karolus sanctæ recordationis, insignisque memoriæ, temporalem finiens cursum, feliciter, ut credimus, ad gaudia migravit æterna. Hic siquidem fuit serenissimi Augusti Hludovici filius, ac nepos gloriosissimi Cæsaris ejusdem nominis Karoli ; cujus celsitudinis atque dulcedinis nobilissima propinqua ejus Bertrada abbatissa cum omni congregatione sibi commissa supplicationibus devotissimis assidue memor, hanc memoriam litteris compendio comprehensam fecit describi, quæ in ejus anniversario annuatim recitaretur, ejusque memoria semper haberetur[20].


La simple lecture de ce paragraphe suffit pour convaincre que c’est un obit. En conséquence, « le livre de Faremoutiers, » d’où il a été tiré, ne peut être qu’un obituaire. Le paragraphe relatif à l’année 877 est, croyons-nous, une épave de l’ancien obituaire de Faremoutiers, épave qui nous a été conservée par un pur hasard.

Les vues émises par Pertz se trouvent ainsi justifiées.

Mais la suppression du paragraphe initial n’allait pas sans entraîner des conséquences. Pertz, ayant reconnu que c’était une addition postérieure, en a conclu qu’il n’y avait point de lacune en tête des Annales, comme on l’avait prétendu. L’erreur provenait uniquement, pensait-il, de ce que l’on considérait la mention relative à l’année 877 comme faisant partie intégrante de l’ouvrage de Flodoard. La fausseté de cette opinion une fois démontrée, il en a tiré la conclusion qu’il croyait nécessaire.

Cependant il est remarquable que, depuis Pertz, les anciens doutes relatifs à la lacune du début des Annales n’aient point disparu ; c’est que, vraisemblablement, des raisons autres que l’existence du paragraphe initial (a. 877), la mention de la chronique de Saint-Maurice d’Angers (a. 917) et le curieux titre du manuscrit de la bibliothèque Cottonienne militaient en faveur de l’ancienne théorie.

Voici comment s’exprime Wattenbach, le dernier en date des auteurs qui ont abordé cette question : « On ignore si le commencement des Annales est perdu ou s’il y avait un autre ouvrage placé en tête qui menait le récit des événements jusqu’en 919. Il ne serait pas impossible que le commencement eût été perdu de bonne heure, et, si l’on n’admet pas un récit s’étendant jusqu’à cet endroit, ce point de départ est vraiment incompréhensible[21]. »

Ainsi donc, Wattenbach maintient l’opinion qu’il avait exprimée dans sa première édition, malgré la critique qu’on en avait faite[22]. Il déclare ne pas comprendre pourquoi Flodoard a commencé ses Annales en 919.

Pertz dit que Flodoard eut l’idée d’écrire des Annales à vingt-cinq ans[23]. Les partisans de sa théorie allèguent que les Annales consistent en une suite de notes prises au fur et à mesure des événements, assez mal reliées entre elles, souvent obscures à cause de leur extrême concision[24], et que l’auteur a commencé à les prendre depuis le moment où il s’est intéressé à l’histoire.

Nous répondrons que Flodoard eût pu se souvenir d’événements antérieurs à 919, c’est-à-dire antérieurs à sa vingt-cinquième année, et il est étrange qu’il n’ait point eu l’idée de les noter. Il est encore plus singulier qu’un tel historien n’ait pas cherché, à l’aide des matériaux dont il disposait (l’Histoire de l’église de Reims montre qu’il n’en manquait pas), à rétablir au moins sommairement la suite des événements à partir de quelque date importante, à se rattacher à quelque œuvre historique antérieure, comme tant de chroniqueurs l’ont fait.

Aucun fait politique important ne marque l’année 919. Flodoard y note seulement une défaite infligée aux Bretons par les Normands et une invasion hongroise qui désole l’Italie, la Lorraine et une partie (non désignée) de la France. Sont-ce là, véritablement, des événements de nature à faire naître dans l’esprit d’un habitant de Reims l’idée d’écrire l’histoire ? Il est vrai de dire que Flodoard commence par enregistrer un phénomène météorologique observé à Reims, ce qu’il fait assez rarement au cours des Annales : « Cecidit Remis grando mirabilis, ovum gallinæ superans magnitudine, quæ vero distendebatur in latitudine, occupabat medium palmæ. Sed et grandior per alla quædam loca visa est cecidisse. » Le même phénomène est rapporté à la même année par les annalistes de Saint-Germain-des-Prés[25] et de Saint-Denis[26]. On comprend qu’un annaliste consigne un fait de ce genre quand il a déjà l’habitude d’inscrire les faits mémorables survenus chaque année et qu’il veut marquer une année dans laquelle aucun événement politique saillant n’est survenu, mais qu’une œuvre annalistique aussi considérable et aussi sérieuse que celle de Flodoard commence sur un phénomène météorologique, n’y a-t-il pas là de quoi surprendre ?

Aucune œuvre historique ne s’arrête à cette date de 919. Les Annales d’Hincmar[27] finissent en 882, celles de Fulda en 901, celles de Saint-Vaast en 900, la chronique de Réginon a pour terme l’année 906. La raison qui a pu guider Flodoard dans le choix du point de départ des Annales nous échappe.

Wattenbach considère deux hypothèses comme également possibles :

1o Il y aurait eu, en tête des Annales, un ouvrage qui menait le récit des événements jusqu’en 919.

2o Le commencement des Annales aurait été perdu de bonne heure.

La première hypothèse a été émise par Wittich. Il y a été conduit par l’étude des premiers chapitres de Richer : « … le morceau qui précède, dit-il, ne s’écarte pas complètement de la vérité ; des événements certains lui servent de base. Malgré les altérations et les additions, on ne peut manquer d’y reconnaître les traces d’un ouvrage bien renseigné sur les événements de Lorraine. Et il semble presque que Flodoard, commençant à ce point, peut-être seulement par hasard, en ait formé la suite[28]. »

La seconde hypothèse n’est qu’une variante de celles de Gérard Voss et de Mabillon. Elle est directement opposée à celle que Pertz formule en ces termes : « Annalibus notitiam de obitu Karoli Calvi præmittit (sc. cod. lat. 5354)…, quæ tamen causa fuit quod viri plures abinde Flodoardum scribendi initium fecisse et annos operis ejus 878-918 desiderari statuerunt. Quod quam veritati contrarium sit, tum ex ipsis codicibus tum ex Richero patet, qui Flodoardum ab anno 919 exscripsit. »

Prenons successivement les deux arguments de Pertz, en intervertissant l’ordre dans lequel il nous les présente :

A. Comparaison avec Richer.

B. Étude des manuscrits.

Nous examinerons ensuite s’il n’y a pas lieu de substituer à la théorie de Pertz l’une des deux hypothèses prévues par Wattenbach.

A. Nous venons de voir comment Wittich, à la suite d’une étude approfondie de la partie des Histoires de Richer se rapportant à une époque antérieure à 919, a été amené à croire à l’existence d’un ouvrage qui aurait servi de guide à Richer avant 919, comme les Annales lui en ont servi depuis cette date. Il est donc impossible de conclure, avec Pertz, du fait que Richer se sert des Annales telles que nous les connaissons, c’est-à-dire depuis 919, que ce chroniqueur n’a pu faire des emprunts à une œuvre analogue pour le récit des événements antérieurs à 919[29].

Sans doute, Richer a utilisé des légendes dans cette partie de son œuvre ; mais il en utilise encore plus loin (la mort de Guillaume Longue-Epée, l’épisode de Setric et Turmod, liv. II, ch. 32-35, etc.). Et ce n’est pas la tradition orale qui aurait pu lui apprendre, par exemple, la date du couronnement de Charles le Simple (qui permet de corriger une erreur des Annales védastines) et celle de la mort d’Eudes. Il y a, en effet, un fond de vérité dans le récit de Richer antérieurement à 919. MM. Wittich et Favre l’ont nettement montré, et il est inutile d’insister sur ce point[30]. Qu’on retienne seulement que Richer est le seul auteur qui nous fournisse la date exacte du couronnement de Charles le Simple (le 28 janvier 893)[31].

B. Passons à l’étude des manuscrits[32], où, suivant l’opinion de Pertz, il n’existe aucune mention authentique antérieure à 919.

Quand on examine soigneusement le manuscrit de Montpellier[33], on observe, à la fin de chaque paragraphe consacré à une année, des lettres majuscules grecques plus ou moins déformées. Ces lettres représentent très certainement des nombres. Les chiffres vont en croissant d’une unité par année. Le premier que l’on rencontre est placé en marge du folio 42, à droite du texte, en face du paragraphe de l’année 925[34]. Il consiste en ΛΓ, c’est-à-dire 33. Ces chiffres se suivent sans interruption jusqu’à l’avant-dernière année des Annales, 965, qui porte le numéro ΟΓ, c’est-à-dire 73[35].

La même numérotation, beaucoup plus incomplète, mais exactement correspondante, se retrouve dans les deux manuscrits de la Bibliothèque nationale. Dans le ms. lat. 5354, le premier chiffre correspond à l’année 926. C’est ΛΔ, c’est-à-dire 34. Les lacunes sont nombreuses ; ainsi, il n’y a de chiffres qu’aux années 927, 928, 931, 933, 934, 939, 940, 941, 942, 943, 947, 948, 949, 951, 952. Les lettres grecques ont été souvent défigurées, mais il est facile de les rétablir. Le Λ est transformé tantôt en a, tantôt en Δ ; le Θ en Ε ou en Η. À l’année 952, le scribe a écrit ΖΗ au lieu de Ν.

Dans le ms. lat. 9768, le premier chiffre est au fol. 40 , correspondant à l’année 947 ; c’est ΝϜ, c’est-à-dire 56. On rencontre encore des chiffres en 949 (ΝΖ), 950 (ΝΗ), 952 (Ξ). À l’année 953, où cesse la numérotation, il manque un Λ après le Ξ pour faire 61.

Dans le ms. 6332 reg. du Vatican, la numérotation grecque se retrouve aussi à partir de 925 (ΛΓ), comme dans le manuscrit de Montpellier, et continue jusqu’en 965 (ΟΓ)[36].

Les erreurs et les déformations des lettres, ainsi que les lacunes de cette numérotation, montrent que les scribes n’en comprenaient pas le sens. Il y a même, dans le manuscrit de Montpellier, deux gloses au fol. 56, à côté du chiffre ΜΖ (47), qui est à la fin de l’année 939. Pertz avait essayé de les déchiffrer et avait lu « autanda » « mal. » Il faut lire, à droite du chiffre, « mater, » et, au-dessus, « aut alia. » C’est bien là un essai d’interprétation fait par quelqu’un qui ignorait la numérotation grecque. Le glossateur a pris ΜΖ pour ΜΤ et a lu « mater, » puis il s’est ravisé et a mis « aut alia » (ou autre chose). L’écriture de ces gloses ne paraît guère postérieure à celle du manuscrit.

Si l’on remarque qu’il existe une concordance parfaite entre les numérotations fournies par les quatre manuscrits, qui cependant sont de familles différentes, on est conduit à admettre que cette suite de chiffres grecs se trouvait dans l’original.

Quel pouvait être le but de cette numérotation ?

Il est difficile d’en reconnaître un autre que celui de marquer la suite des paragraphes correspondant aux années[37].

Comme le chiffre ΛΓ (33) correspond à l’année 925, en remontant d’année en année, 919 aurait pour no  ΚΖ (27). Ce ne peut être là, nous semble-t-il, un commencement de série ; la numérotation devait partir d’Λ (1). Or, Λ correspondrait à l’année 893, qui est la date initiale du règne de Charles le Simple, à partir duquel Richer commence son récit[38]. Donc il a dû exister 26 paragraphes correspondant aux années 893-918.

Nous sommes alors dans l’alternative posée par Wattenbach. Ou cet ensemble de paragraphes numérotés par année de 893 à 900, dont l’existence nous est ainsi révélée, doit être attribué à Flodoard d’un bout à l’autre, ou la partie postérieure à 919 seule émane de lui, et la partie antérieure aurait été juxtaposée et serait l’œuvre disparue d’un auteur inconnu.

Cette dernière hypothèse (de Wittich) nous paraît la plus compliquée des deux, car elle nous force à admettre l’existence d’une œuvre annalistique s’étendant de 893 à 919 dont aucune trace ne nous serait parvenue. Il nous paraît plus vraisemblable de supposer que le début des Annales ait été l’année 893 et que la partie concernant les années 893-919 se soit perdue de bonne heure. De même que les plus anciens manuscrits (lat. 9768, 6332 reg. du Vatican) présentent une addition (relative à l’année 877), ils peuvent aussi offrir une lacune de quelques années. Les mentions relatives aux années 893-919 auraient été négligées, soit à cause de leur brièveté, soit pour tout autre motif, à moins que l’original ou les premières copies n’en eussent été accidentellement privés.

On peut ajouter, comme argument en faveur de cette hypothèse, que Richer, qui commence son récit avec Charles le Simple, dit formellement avoir employé le « libellus » de Flodoard et n’indique aucune autre source écrite[39]. Or, nous savons que les Annales de Flodoard ont été désignées sous ce nom de « libellus[40]. » De plus, Richer contenant, comme on l’a vu, des mentions précises, en dehors des légendes, pour les années antérieures à 919, l’argument que Pertz croyait tirer de la comparaison de Flodoard avec Richer se retourne contre lui.

En résumé : 1o Tous les manuscrits des Annales de Flodoard, indépendants les uns des autres, qui nous sont parvenus, renferment une même numérotation grecque fragmentaire qui a été négligée jusqu’ici par tous les éditeurs. Il est à souhaiter qu’on en tienne compte dans une prochaine édition.

2o Chaque chiffre grec correspond à un paragraphe d’année. Il s’agit donc nécessairement d’une numérotation de paragraphes, numérotation unique en son genre, dont aucune autre œuvre annalistique n’offre d’exemple. Elle se trouve dans tous les manuscrits ; donc elle doit provenir de l’original.

3o Le point de départ de la numérotation étant l’année 893, il est à supposer que les Annales de Flodoard renfermaient à l’origine des mentions relatives aux années 893-918. Quant à la nature même de ces mentions et à leur importance, on ne peut, en ce qui les concerne, faire que des conjectures.


Ph. Lauer.
  1. Rerum Burgundionum chronicon… ex bibliotheca historica Nicolai Vignierii Barrensis ad Sequanam. Basileæ, per Thomam Guarinum, MDLXXV, in-4o.
  2. Né à Dijon en 1523 ; mort dans cette même ville le 19 juin 1572.
  3. C. Couderc, Essai de classement des manuscrits des Annales de Flodoard (Mélanges Julien Havet, p. 720).
  4. Dans tous les mss. que nous connaissons, sauf dans celui de Montpellier.
  5. Ann. et hist. Francor. Script. coaet. XII (Francfort, 1594), p. 109.
  6. Hist. Francor. Scr., II, 590.
  7. Histor. de Fr., VIII, 176 n. (b).
  8. Chron. des églises d’Anjou (Soc. de l’Hist. de Fr.), p. 8. Il se pourrait que DCCCCXVII fût une erreur pour DCCCLXXVII.
  9. Acta SS. ord. S. Bened., V, 331.
  10. De historicis latinis (Leyde, 1627), p. 325.
  11. Commentarius de Scriptoribus Ecclesiasticis (Leipzig, 1722), t. II, p. 446.
  12. Hist. litt., VI (1742), pp. 326, 327, suivie par Guizot, Coll. de Mém. relat. à l’hist. de Fr., t. V, p. VII, et Bandeville, Chron. de Flod., publ. par l’Acad. imp. de Reims (1855), préface.
  13. Th. Smith, Catal. libror. mss. Cottonian. Bibl. (1696), p. 69, col. 2.
  14. Mon. Germ. hist., Script., III, pp. 368 et suiv.
  15. Ibid., p. 367.
  16. Seine-et-Marne, arr. de Coulommiers, cant. de Rozoy-en-Brie.
  17. Gall. christ., VIII, col. 1702.
  18. D. Toussaint-Duplessis, Hist. de l’église de Meaux, II, pièces justif. p. 5.
  19. Aug. Molinier, Les obituaires français, no 147. D. Toussaint-Duplessis, Hist. de l’église de Meaux, II, 467 : « Extrait du nécrologe de l’abbaye de Faremoutiers. » Ce nécrologe paraît avoir été commencé au XIIIe siècle au plus tard. D’Arbois de Jubainville (Hist. des comtes de Champagne, II, 399, note) mentionne l’existence du manuscrit original de ce nécrologe dans la bibliothèque du séminaire de Meaux.
  20. Histor. de Fr., VIII, 176. Cet obit présente avec le diplôme de Charles le Chauve du 25 octobre 842 certaines analogies d’expressions.
  21. Deutschlands Geschichtsquellen (6e éd., 1893), I, 410. Guadet, éd. de Richer (Soc. de l’hist. de Fr.), I, p. XXIX, avait exprimé des idées analogues.
  22. G. Monod, dans la Rev. crit., 1873, p. 298.
  23. « Circa quintum et vicesimum ætatis annum rebus publicis animum advertere cœpit (sc. Flodoardus), — note 5 : ita fuisse conjicio, quum si non scribendis annalibus at certe enotandis rebus gestis circa annum 919 manum admovisse videatur — ut ex annalium initio, quos inde ab anno 919 usque ad annum 966 produxit, conjicere licet. » Mon. Germ. hist., Script., III, 363.
  24. Giesebrecht, Geschichte der deutschen Kaiserzeit (5e éd.), I, 779.
  25. Mon. Germ. hist., Script., IV, 3 : « 919. Tempore vespertino facta est tempestas valida, quæ non solum fruges ad nichilum redeit et arbores radicitus evulcit, sed et animalia et homines in locis quibusdam interfecit, cujus lapides tante ferebantur magnitudinis esse ut allquanti ova anserum sua magnitudine superarent. »
  26. Chron. S. Dion. ad cyclos paschales (éd. É. Berger, Bibl. de l’Éc. des ch., XL, 274) : « 919. XI kal. aug. tempore vespertino etc. (ut supra)… » Cf. Chron. S. Dion. recentius (ibid., p. 286).
  27. Flodoard a connu ces annales dont il s’est servi au liv. II, ch. 19 et au liv. III, ch. 17 de l’Histoire de l’église de Reims (Mon. Germ. hist., Scr., XIII, 407).
  28. K. Wittich, Richer über die Herzoge Giselbert und Heinrich von Sachsen (Forschungen zur deutschen Gesch., III, 125) : « … der vorliegende Abschnitt entbehrt nicht völlig der Wahrheit, bestimmte Thatsachen liegen ihm zu Grunde trotz den Entstellungen, dem Hinzuerfundenen, lässt die Grundlage einer mit den lothringischen Verhältnissen wenigstens vertrauten Quelle sich nicht läugnen. Und fast sieht es so aus, als bildete der eben beginnende Flodoard, vieilleicht rein zufällig, davon die Fortsetzung. »
  29. Guadet, éd. de Richer, p. XXIX, dit très bien : « Eh ! qui dit à M. Pertz que Richer ne se sert pas avant 919 d’un texte de Flodoard aujourd’hui perdu ? Pour l’affirmative, il faudrait avoir les deux textes et les comparer ensemble ; or, c’est ce que n’a pu faire M. Pertz. La question attend donc encore une solution… » Ajoutons qu’il ne suffit pas de dire que Richer s’est servi de l’Histoire de l’église de Reims pour résoudre la difficulté, car Richer est mieux renseigné qu’il ne pouvait l’être par cette histoire seule.
  30. Favre, Eudes, Appendice IV, pp. 231, 232. Guadet, éd. de Richer (Soc. de l’hist. de Fr.), t. I, p. xxvij. Kalckstein (Gesch. des französischen Königthums unter den ersten Capetingern, p. 474) estime que Richer a dû se servir, pour la partie de son ouvrage antérieure à 919, de « notices chronologiques, écrites à Reims, concernant l’avènement et la mort des rois et des archevêques de Reims. »
  31. Favre, Eudes, p. 155.
  32. Voir, pour le classement des manuscrits, l’article de M. Couderc dans les Mélanges Julien Havet, pp. 721-731. L’auteur ne fait aucune allusion aux particularités que nous relevons ici.
  33. Ce manuscrit du xie siècle, qui est originaire de Verdun (Couderc, loc. cit., p. 726), est peut-être celui qui a servi à Hugues de Flavigny. On sait, en effet, que Hugues, avant d’être abbé de Flavigny (1096), fut moine à Saint-Vanne de Verdun.
  34. On peut se demander si le chiffre se rapporte au paragraphe qui le précède ou au paragraphe qui le suit. L’examen paléographique du ms. conduit plutôt à la première hypothèse.
  35. Pertz, dans sa préface, a signalé brièvement la numérotation du manuscrit de Montpellier, mais sans essayer de l’expliquer. La numérotation des autres manuscrits lui était inconnue : M. Couderc ne l’a signalée dans aucun.
  36. Sur ce manuscrit, voy. Couderc, loc. cit., p. 725. Le manuscrit est composé de quatre cahiers, les deux premiers de douze feuillets, les deux derniers de huit ; le dernier feuillet a été coupé, de sorte que le manuscrit n’a plus que trente-neuf feuillets de parchemin. Il contient, sous le titre : « Incipiunt Gesta Francorum » les Annales de Flodoard (années 877 + 919-966), avant leur continuation (966-978). Il a appartenu à Guillaume, abbé de Saint-Bénigne de Dijon (991-1001), puis de la Trinité de Fécamp (1001-1028), qui se retira à Saint-Taurin d’Évreux, où il mourut en 1031. Guillaume avait sans doute pu faire transcrire les Annales grâce à Bruno de Roucy, chanoine de Reims, puis évêque de Langres (981-1015), son protecteur, qui apporta peut-être les Annales à Langres. Après la mort de Guillaume de Saint-Bénigne, le manuscrit a passé successivement à Saint-Taurin d’Évreux (XIe et XIIe siècles), puis à la Trinité de Fécamp (XII-XVe siècle), où il appartint à « Johannes Lucratis (?). » Nous devons les renseignements que nous possédons sur ce manuscrit à l’obligeance de M. G. de Manteyer, qui a bien voulu se charger de l’examiner pour nous au Vatican.
  37. De cette circonstance singulière que la numérotation correspond aux années de la vie de Flodoard, on pourrait peut-être songer à conclure que ces chiffres désignent l’âge de l’auteur. Mais il serait bien étrange que, dans un ouvrage qui n’a pas le caractère de mémoires personnels, Flodoard ait eu l’idée de mettre son âge à côté de chaque année de l’incarnation. Il a d’ailleurs eu soin de nous dire son âge à l’année 963, quand il abdiqua sa charge de prêtre à soixante-dix ans. — C’est cette même idée de numéroter les paragraphes d’années qui a fait mettre au scribe du ms. du Vatican les chiffres romains I, II, III, en tête des années 877, 919, 920.
  38. Richer (Hist., l. I, c. 3) dit lui-même : « … Karolum, a quo historiae sumemus initium. » En réalité, il rapporte au début certains événements plus ou moins légendaires du règne d’Eudes. C’est à tort que Wattenbach avance que Richer prend la suite de l’œuvre d’Hincmar et commence son ouvrage en 882 (Deutschlands Geschichtsquellen, I, 413).
  39. Richer, éd. Waitz (Script. rer. Germ. in us. scholar.), p. 1 : « ex quodam Flodoardi… libello me aliqua sumpsisse non abnuo. »
  40. « Frodoardus… praecedentis libelli aliorumque librorum dictator egregius. » Addition à l’année 966 des Annales dans les mss. désignés par M. Couderc comme composant la seconde famille. (D. Bouquet, VIII, p. 214 c.)