La nouvelle guerre sous-marine

La nouvelle guerre sous-marine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 618-633).
LA NOUVELLE GUERRE SOUS-MARINE

C’est le 15 mars que devait commencer « le renforcement de l’action allemande contre l’Angleterre au moyen de la guerre sous-marine, » de manière que les neutres, prévenus un mois environ à l’avance, pussent éviter, à la fois de prendre passage sur des navires appartenant à l’un des belligérans ennemis de l’Empire et de traverser, sur quelque bâtiment que ce fût, la « zone de guerre, » — les eaux anglaises, la Manche, le golfe de Gascogne, — délimitée depuis l’an dernier déjà par l’amirauté de Berlin. Mais nos ennemis ne s’embarrassent pas plus des dates qu’ils fixent eux-mêmes que de toutes autres conventions. Depuis plusieurs semaines déjà, ils ont jeté à la mer des paquets de mines dérivantes qui ont causé un assez grand nombre de sinistres et, il y a quelques jours, le 9 mars, en même temps que notre Louisiane, ils torpillaient un voilier norvégien, le Silius, tout près du Havre. Bien entendu, sans avertissement préalable, ce qui est la caractéristique précise, indiscutable, de l’acte de piraterie [1].

Mais laissons là les discussions désormais inutiles sur ce dernier point. Ne nous occupons que de fixer les traits essentiels des procédés allemands, au point de vue technique, dans la nouvelle phase de la guerre sous-marine où nous entrons. Nous verrons ensuite quels moyens d’action on peut mettre en jeu pour limiter le plus étroitement possible les conséquences d’un mode d’attaque qui, — on s’en aperçoit maintenant, — pourrait en entraîner de vraiment fâcheuses.

Pour rendre à l’Angleterre et à nous-mêmes blocus pour blocus, les Allemands, dont les bâtimens de surface ne sauraient, même momentanément, être maîtres de la mer, prétendent rendre intenables les eaux des alliés de l’Ouest, d’une part en y multipliant les attaques de sous-marins, de l’autre en y semant des mines automatiques, non plus des mines fixes, retenues sur le fond par des crapauds de mouillage auxquels les relient un câble en acier ou une chaine, mais des mines libres, abandonnées au fil de l’eau et qui errent inertes, aveugles, jusqu’au moment où une carène quelconque, amie, neutre ou ennemie, vient les heurter.

Occupons-nous d’abord de la multiplication des attaques de sous-marins. Deux moyens se présentaient à l’esprit de nos adversaires pour obtenir ce résultat : multiplier l’engin lui-même en le laissant tel qu’il était dans la première phase de la guerre sous-marine, c’est-à-dire avec le déplacement maximum de 800 tonnes environ en surface et 1 100 ou 1 200 en plongée, ou bien le rendre beaucoup plus puissant, plus « offensif, » plus destructeur, en somme, en augmentant son déplacement, ce qui permettait de lui donner plus de vitesse, un plus grand rayon d’action, 4 canons au lieu de 1 ou 2, 4 tubes et de 8 à 12 torpilles, au lieu de 2 ou 3 avec 6 torpilles, au plus.

C’est à ce dernier parti que l’on s’est arrêté dans les conseils le la marine allemande, et peut-être a-t-on eu raison.

A se borner, en effet, à multiplier les exemplaires du type U21 ou du type U28’, il y avait l’avantage de peu donner au hasard, puisque ces types avaient fait leurs preuves, et aussi celui, au cas de destruction, de limiter l’étendue de la perte, en personnel comme en matériel. Mais il y avait de sérieux inconvéniens. D’abord il fallait multiplier, au préalable, les cales et les chantiers de construction, assez étroitement spécialisés ; il fallait demander aux usines allemandes, suisses, danoises, suédoises, un très grand nombre de moteurs fort délicats, dont la production ne peut guère être « intensifiée » sans risques sérieux, au point de vue de la solidité et de la sûreté de fonctionnement ; il fallait surtout créer de nombreux équipages et former rapidement, — car la consommation était grande, fréquentes étaient les captures et encore plus les « disparitions, » — des commandans, des officiers, des mécaniciens capables de bien manœuvrer un sous-marin, de lui faire donner tout son rendement militaire, de supporter enfin les extrêmes fatigues physiques et morales de l’existence la plus anormale et la plus dangereuse qui soit, à tous égards.

Ensuite on était obligé de reconnaître que la perfection relative de certaines méthodes de destruction des submersibles employées par les marins alliés rendait fort désirable une augmentation sensible du rayon d’action en plongée, ou, si l’on veut, de la durée maxima de ce genre de marche entre deux émersions consécutives, tandis que l’extension continuelle des théâtres d’opérations, en même temps que les difficultés croissantes des ravitaillemens clandestins, conduisait à porter le plus loin possible le rayon d’action en surface. Or, ces deux avantages ne pouvaient être obtenus que par l’accroissement très marqué du tonnage.

Ce n’est pas tout. Si l’on voulait vraiment pousser les opérations des sous-marins contre l’Angleterre et ses alliés jusqu’au point où le ravitaillement de ces Puissances (le mot de ravitaillement étant pris dans son sens le plus large) serait sérieusement compromis, il fallait, de toute évidence, user du canon contre la foule des « cargo-boats, » en réservant les torpilles pour les grands paquebots ou les navires de guerre ; et il était donc nécessaire d’avoir des soutes à obus bien approvisionnées, ce qui représente du poids et exige du déplacement.

Enfin, ce n’était pas seulement des torpilles et des obus que l’on entendait se servir : la rage de voir les « magnifiques succès » des armées allemandes annihilés par l’action lente, mais sûrement efficace, du blocus économique, avait fait passer sur les quelques restes de scrupules qui pouvaient persister dans la conscience des violateurs de toutes les lois internationales, et l’on s’était résolu, comme je le disais plus haut, à mettre en jeu, d’une manière tout à fait contraire aux prescriptions de la conférence de La Haye [2], les mines libres ou dérivantes, lesquelles ne peuvent être théoriquement employées que dans une action de guerre de durée limitée et doivent couler automatiquement une heure après avoir été jetées à la mer. Or, quel meiliôur véhicule et mouilleur de mines que le sous-marin, qui sème ces dangereux engins à peu près comme il veut et où il veut, puisqu’il agit sans être vu ? Il fallait, par conséquent, donner des mines aux nouveaux submersibles et leur en donner le plus possible ; et, bien que la mine libre fût moins encombrante, moins lourde que la mine fixe, puisqu’elle n’a ni crapaud de mouillage, ni câble de retenue, c’était pourtant une notable augmentation d’espace et de poids disponibles que le marin allemand demandait au constructeur.

Je ne dis rien de la vitesse : on veut toujours, toujours aller plus vite, et il est bien rare que, dans la succession des types, la courbe d’accroissement de cette précieuse, mais coûteuse faculté présente des points de régression. Ne fallait-il pas, du reste, être assuré de ne point laisser échapper un paquebot rapide, et déjà, le 5 mai 1915, le capitaine Max Müller, directeur à New-York du Norddeutscher Lloyd, ne disait-il pas à un rédacteur du New-York Herald : « Nous aurons sûrement la Lusitania. Elle n’est pas aussi rapide que certains de nos sous-marins ; » ce qui était faux, d’ailleurs, mais ne le serait peut-être pas aujourd’hui [3] ?

Ainsi se trouvait-on logiquement amené, en dépit des inconvéniens que présentent pour les opérations côtières des submersibles qui ne peuvent plonger que par des fonds de 25 à 30 mètres [4], à adopter la seconde des deux solutions qui sollicitaient l’attention des autorités dirigeantes de la marine impériale, celle de la création du sous-marin géant, du sous-marin dreadnought, s’il est permis d’accoupler de la sorte les désignations usuelles des deux irréconciliables adversaires.

Mais quand nous disons « sous-marin géant, » que faut-il au juste entendre par là ; et enfin, s’il y a sous-marin géant, en effet, à combien d’exemplaires ce type a-t-il pu être reproduit ?

La réponse, une réponse précise du moins, n’est point aisée à ces deux questions. L’imagination s’est déjà donné libre carrière au sujet de la taille des nouveaux submersibles allemands, au sujet de leur déplacement total et de leur armement offensif et défensif. Des marins danois affirmaient, il y a deux ou trois mois, avoir vu un sous-marin dont la longueur atteignait au moins cent mètres et qui devait déplacer plusieurs milliers de tonnes. Un peu plus tard, on parla d’un déplacement de 5 000 tonnes, — 5 000 tonnes ! Autant que les derniers croiseurs du type » des villes d’Allemagne, » quelques centaines de tonnes de plus que nos anciens croiseurs cuirassés du type Chanzy, — et enfin un auteur anglais, qui semblait d’ailleurs assez documenté, a pu dire que les nouveaux submersibles allemands étaient des « sous-marins-monitors, » ce qui signifie tout simplement qu’ils portent deux ou quatre bouches à feu d’assez fort calibre sous tourelles (ou, plus probablement, sous capots d’acier à l’épreuve des petits projectiles), car les facultés essentielles des monitors n’ont rien à démêler avec celles des sous-marins.

Mais cependant, que faut-il croire ? Faut-il admettre les 5 000 tonnes ? Je ne le pense pas. Non que l’idée de pousser jusque là et de frapper une fois de plus les imaginations par l’inattendu autant que par le « colossal » n’ait pu germer dans les cerveaux surchauffés de nos adversaires ; mais leurs ingénieurs et nombre de leurs marins auraient certainement opposé tout de suite à cette conception l’énumération de difficultés pratiques qui ne seront pas de sitôt résolues, si elles le sont jamais. Il se peut, du reste, que ce chiffre de 5 000 tonneaux s’applique à un type très différent de celui du submersible, à un type tout à fait nouveau de bâtiment de combat très bas de plat-bord, qui, susceptible de s’enfoncer au moyen de water-ballasts jusqu’au ras de l’eau, aussi bien en vue d’agir par surprise qu’en vue de se protéger contre l’artillerie, pourrait recevoir la dénomination d’immersible. Mais laissons pour le moment ces spéculations et, faute de renseignemens plus précis, plus satisfaisans, n’attribuons pas aux navires de plongée les plus récens de l’Allemagne un déplacement supérieur à celui de 2 000 ou 2 500 tonneaux. Le « progrès, » — toutes réserves faites en ce qui concerne le point de vue technique, — serait déjà considérable [5]. Et bornons-nous à reconnaître que les facultés offensives de ces sous-marins du large seraient d’un ordre beaucoup plus élevé que celles de leurs prédécesseurs.

Mais encore, combien sont-ils ? Un calcul a été fait récemment, qui semble offrir de sérieuses garanties de justesse, au sujet de l’effectif actuel des sous-marins allemands. Il y en aurait une quarantaine, tous types compris, depuis ceux, bien peu nombreux sans doute aujourd’hui, avec lesquels commencèrent, en août et septembre 1914, les opérations de la guerre sous-marine dans le golfe allemand de la mer du Nord, jusqu’aux géans actuels. Quant à ceux-ci, en particulier, — j’entends les bâtimens de 2 000 à 2 500 tonnes, — il semble difficile qu’il y en ait plus de cinq ou six. Le gros de la flotte sous-marine dont disposent en ce moment nos adversaires doit se composer surtout d’unités de 900 à 1 000 tonnes en surface et de 1 200 à 1 2.50 tonnes en plongée, appartenant au type des 14 submersibles mis en chantier en 1914 (les U39 — U53), dont voici les caractéristiques : longueur, 82 mètres ; vitesse 20n / 12n ; moteur de surface à vapeur, peut-être, en même temps, moteur de plongée, grâce à des chaudières accumulatrices ; 4 tubes pour 10 torpilles de 550 millimètres ; 4 canons de 88 millimètres (projectile de 11 k.) ; 10 ou 12 mines automatiques [6] ; distance franchissable : 3 000 milles environ.

Mais n’oublions pas que les Allemands ne sont pas gens à s’arrêter dans leur effort. On sait assez qu’ils ne se reposent point sur les positions conquises. S’ils ont commencé à faire des 2 000 tonnes, ils continueront et dans quelques mois auront su doubler le chiffre que je fixais tout à l’heure. En tout cas, soyons assurés, — pour en revenir au point essentiel, — qu’avec les sous-marins de 1 000 tonnes comme avec ceux de 2 000, le nombre des attaques sera sensiblement augmenté. A nous de nous ingénier, comme je le dirai tout à l’heure, pour que le nombre des coups efficaces n’augmente pas en même temps.


Voyons maintenant la question des mines dérivantes.

L’engin n’est pas nouveau, certes. Peut-être est-il antérieur au sous-marin qui, lui-même, date de la fin du XVIIIe siècle, ce qui ne laissera pas de surprendre quelques personnes. Mais ne parlons que de la guerre actuelle et rappelons que c’est à une mine dérivante, — probablement une mine du type Léon, — qu’est due la perte du Bouvet dans les Dardanelles, il y a juste un an, le 18 mars 1915. Rappelons aussi que, dans l’hiver de 1914-1915, à l’époque où il se produisait encore quelques rencontres dans la mer du Nord entre bâtimens anglais et bâtimens allemands, ces derniers, quand ils battaient en retraite, ne manquaient pas de laisser tomber dans leur sillage des mines libres auxquelles ils confiaient le soin de les débarrasser de l’étreinte de leurs adversaires. Le procédé réussit au moins une fois, mais seulement sur un bâtiment léger.

Dans les deux cas, on ne pouvait reprocher expressément à la mine allemande de violer les dispositions des lois internationales. L’emploi de ces engins est, en effet, autorisé ou du moins toléré quand il s’agit d’un combat naval entre navires de guerre, ou entre ceux-ci et des fortifications côtières, parce que des actions de ce genre s’enferment dans d’assez étroites limites de temps et de lieu. Encore, pour bien marquer ses intentions, le législateur a-t-il soigneusement spécifié que toute mine libre devait être disposée de manière à couler spontanément, automatiquement, au bout d’une heure de séjour dans l’eau, comme je le disais tout à l’heure.

Il ne peut donc y avoir de doute : la mine libre est une arme exclusivement destinée à la destruction de l’ennemi armé dans les limites précises de l’action de guerre engagée contre cet ennemi. Dans aucun cas, cette arme ne doit être employée contre l’ennemi non armé, le bâtiment marchand. Bien moins encore, s’il est possible, a-t-on le droit de mettre à l’eau cette mine sans autre objet déterminé que celui de provoquer un sinistre quelconque dont le neutre, comme le belligérant, peut être victime. Enfin, il est évidemment contraire à toutes les lois aussi bien qu’aux plus simples notions d’humanité de se servir de mines dépourvues du système de sécurité prescrit, de mines qui, par conséquent, resteront longtemps offensives, — des mois, des années peut-être ! — et qui, fort loin du point où elles auront été mouillées, iront frapper, bien après la conclusion de la paix, des navigateurs sans défiance, des pêcheurs qui relèvent leurs filets.

Or, c’est tout justement ce que font en ce moment nos ennemis. Partant de cette idée simple, et d’ailleurs fausse, que le blocus à peu près hermétique, — je dis à peu près ! — qui les enserre de tous côtes est illégal et abusif ; oubliant ou feignant d’oublier, d’abord que la mise en jeu de la force navale britannique a été la conséquence immédiate de la violation de la neutralité belge, ensuite que, dès les premiers jours du conflit et même avant tout acte d’hostilité de la part des Anglais, ils ont semé de mines automatiques, fixes celles-là, toutes les routes de navigation de la mer du Nord, ce qui est aussi contraire aux conventions de La Haye que l’emploi de mines dérivantes constamment offensives, les Allemands se déclarent autorisés à passer outre, une fois de plus, aux tractations solennelles qui portent les signatures de leurs hommes d’Etat [7]. Et par une inconséquence singulière, alors qu’ils ne manquent aucune occasion d’affirmer l’inefficacité de ce blocus et leur foi absolue dans leur victoire finale, d’une part ils s’efforcent d’émouvoir les neutres en leur peignant les ravages causés par les privations au sein des populations « innocentes » de la pacifique Allemagne, de l’autre ils proclament qu’en essayant d’affamer les populations, l’Angleterre et ses alliés ont mérité tous les genres de représailles. Soit ! mais les neutres, ces neutres qu’on veut apitoyer pour qu’ils pèsent sur nos résolutions, ces neutres dont on a tant besoin et qu’il faudrait ménager si soigneusement, sont-ils donc condamnés comme nous, et a-t-on trouvé le moyen d’obliger la mine dérivante à distinguer entre une carène anglaise et une carène suédoise ? Il ne semble guère, à ce qui s’est passé déjà.

Aussi bien, je le répète, ne discutons pas : c’est inutile. On ne discute pas avec un animal enragé, on l’abat. Mais avant d’en venir à ce point de la question, recherchons jusqu’où peuvent aller les ravages causés par la bête. Et d’abord, avons-nous une idée du nombre de mines libres qui peuvent être mouillées par exemple dans les eaux britanniques et franco-britanniques ? C’est fort difficile. Cependant, si les sous-marins des types de 1913-1914-1915 portent une douzaine de ces engins, ce qui fait que, dans chacune de leurs sorties, — mettons d’une durée de quinze jours ou trois semaines, — ils en peuvent jeter à la mer 300 ou 400, les grands submersibles tout récens doivent en prendre au moins une soixantaine, ce qui double le total. Voilà donc 800 mines au moins, mises à l’eau tous les mois. Mais n’imaginons pas que l’état-major de Berlin ne confie qu’aux seuls sous-marins la mission de venger ainsi « les victimes de la cruauté britannique. » Déjà, au début de la guerre, il avait été à peu près établi que des vapeurs neutres, des « cargos » de très pacifique apparence avaient été chargés de semer des mines automatiques fixes sur certains points très fréquentés des mers anglaises et même dans les passes des grands ports, tels que Glasgow, Liverpool, Newcastle et Londres même. A supposer que de telles pratiques, évidemment fort dangereuses pour les équipages qui, moyennant de fortes sommes, consentaient à jouer un tel rôle, aient à peu près cessé pendant la période où l’Allemagne comptait absolument sur le succès de la campagne des sous-marins, il est logique d’admettre aussi que ces pratiques vont reprendre, maintenant qu’il faut, sans marchander, tout mettre en œuvre pour réussir. D’ailleurs, il est beaucoup plus facile à un simple « cargo » de jeter à la mer, sans plus d’études et de précautions, des mines libres que de mouiller des mines fixes d’après un plan déterminé. Il suffit, dans le premier cas, de « semer » les engins à peu près sur l’aire convenue, en face de telle ou telle pointe, à l’ouvert de telle ou telle baie, par tels ou tels degrés de longitude et de latitude. Enfin, moins encombrantes, plus simples, les mines libres peuvent être plus aisément dissimulées, ce qui est fort important, en cas de visite.

Il y a encore autre chose. On sait que les Allemands reprennent goût à la guerre de croisière, conduite avec des paquebots rapides, armés en corsaires, mais commandés par des officiers de la marine de l’Etat, avec quelques canonniers, des torpilleurs, des électriciens pour la T. S. F., des timoniers, etc. Enchantés des résultats inespérés des courses de la Moewe dans l’Atlantique, très fiers que ce « blockade runner » ait pu rentrer à Wilhelm’shaven sans être intercepté par les croisières anglaises [8], ils ont fait aussitôt prendre la mer à deux nouveaux croiseurs auxiliaires qu’ils tenaient prêts à partir. On a signalé le passage de ces bâtimens dans la Manche, en vue du cap de la Hève, et on a émis l’opinion qu’ils auraient très bien pu jeter des mines dérivantes dans ces parages où il s’est produit, en effet, très peu de temps après, de pénibles accidens. Rien n’est plus probable. Ces paquebots armés emportaient certainement un bon nombre d’engins de l’espèce. Ils n’ont pas manqué de se dessaisir de quelques mines en notre faveur.

N’essayons cependant pas d’établir des chiffres qui puissent représenter les résultats de la mise en jeu de ces deux dernières catégories de moyens, en ce qui touche le nombre des mines libres jetées à la mer. Ces chiffres varieraient beaucoup, d’un mois à l’autre ; et il faut ajouter que le nombre des bâtimens de surface susceptibles de se livrer d’une manière vraiment utile à ce genre d’opérations restera probablement restreint.

Tant il y a que l’on peut tabler, il me semble, sur un nombre global, — et maximum, — d’un millier de mines mises à l’eau par mois. Cela parait considérable. 12 000 mines semées dans une année ! Il semble qu’il y ait de quoi faire sauter tout ce qui vogue sur la mer. En réalité, c’est assez peu de chose et le danger n’est point si grand qu’on pourrait le croire. Il faut penser à la quantité des mines qui seront emportées au large par les courans et qui se perdront dans l’immensité des espaces. Beaucoup d’autres, au contraire, viendront atterrir et seront aussitôt détruites. Les pêcheurs, bon gré mal gré, — et non sans péril, d’ailleurs, — en captureront un bon nombre dans leurs filets. C’est déjà arrivé maintes fois. Le réglage de l’engin, au surplus, n’est point si aisé. Son appareil hydrostatique ne fonctionnera pas toujours exactement [9]. Ou bien la mine enfoncera trop et deviendra, par là, inoffensive, ou bien, naviguant en surface, elle sera plus facile à découvrir et à couler. Même si elle explose au contact d’une carène, dans cette dernière position elle fera beaucoup moins de dégâts, faute de bourrage convenable et l’avarie sera moins grave, étant voisine de la flottaison du navire. Enfin, n’imaginons pas que tout bâtiment atteint sera un bâtiment détruit. Toutes les mines n’explosent pas ; toutes les explosions ne sont pas mortelles.

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là un sujet de sérieuses préoccupations : de préoccupations immédiates et de préoccupations pour l’avenir, car ceux de ces engins qui n’auront pas explosé, ou qui n’auront pas été capturés, détruits, coulés à fond, resteront pendant des années dangereux pour la navigation. On l’a bien vu dans le Pé-tchi-li, dans les mers de Chine et du Japon, après la guerre de 1904, où il ne s’agissait cependant que de mines fixes qui, accidentellement, avaient rompu leur câble de retenue et flottaient en surface...


Ainsi donc, il y a des accidens à craindre et, au demeurant, il s’en est déjà produit, et de fort douloureux.

Comment peut-on y parer ?

S’il ne s’agissait ici que de la logique pure, ou même si l’on pouvait toujours régler sa conduite suivant les principes les plus élevés, les plus incontestables de l’art de la guerre, la réponse ne serait guère douteuse. Ce, serait celle que je faisais ici même, il y quinze mois, lorsque la question se posait à propos des sous-marins et que je disais : « C’est à l’origine du mal qu’il faut remonter, c’est dans leurs cavernes qu’il faut aller chercher les pirates, c’est à la côte allemande qu’il faut frapper. »

Remarquons par parenthèse qu’il n’était pas nécessaire, — il ne le serait pas davantage aujourd’hui, d’ailleurs, — d’entreprendre des attaques à fond sur les divers ports de cette côte, encore moins de pénétrer de vive force dans certains estuaires que l’on peut supposer bien défendus, s’ils ne sont pas, certes, inexpugnables. Il ne s’agissait que d’un blocus rapproché, méthodiquement organisé, point par point, en commençant par l’Ems et par Borkum, — car l’existence de ces îles frisonnes le long du littoral allemand constituait un précieux avantage pour le bloqueur [10]. Et ce blocus, comportant l’emploi le plus large des mines fixes et des filets, pouvait être tenu à faible distance de la côte par les bâtimens légers, soutenus plus au large par les croiseurs, ceux-ci s’appuyant eux-mêmes sur une dernière ligne, celle des unités de combat. Quant à la Baltique, on ne voit pas ce qui pouvait empêcher les Alliés d’en garder rigoureusement les issues, du côté du Nord et notamment le Sund, par des procédés analogues à ceux que les Allemands emploient justement aujourd’hui pour en fermer les portes, du côté du Sud. Le Sund est beaucoup plus étroit, du reste, du côté du Cattégat que du côté de la Baltique ; le Petit Belt aussi. Quant au Grand Belt, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour reconnaître qu’il peut être aisément a contrôlé » quand on tient le Samsö Belt, qui n’a que 15 kilomètres ou 8 milles marins de largeur.

Mais tout ceci n’est que spéculation pure. Il est entendu, bien entendu que les Alliés ont adopté une ligne de conduite générale, une méthode de guerre navale qui excluent les opérarations du genre de celles que je viens d’esquisser. Ont-ils eu raison, ont-ils eu tort, c’est ce qu’il est inutile de rechercher en ce moment, d’autant que les convictions sont faites depuis longtemps et que, seule désormais, l’histoire pourra départager les partisans des deux stratégies, l’active et l’expectante.

Ce point réglé et la thèse admise sans arrière-pensée qu’il nous suffit de nous défendre chez nous, sur nos côtes, dans nos mers, reconnaissons que nous ne sommes point désarmés complètement contre un adversaire aussi audacieux que dépourvu de scrupules. Seulement, il faut que mes lecteurs me permettent de ne pas m’étendre, — ils comprendront aisément pourquoi, — sur les modalités nouvelles qui correspondront, dans les procédés de défense, aux modalités nouvelles que les Allemands introduisent dans leurs procédés d’attaque.

Contentons-nous donc de dire, par exemple en ce qui touche les nouveaux sous-marins, les submersibles géans, que si l’on veut pratiquer à leur égard la méthode de recherche qui a souvent réussi à l’égard de leurs devanciers, il faut évidemment tenir compte à la fois de l’augmentation très sensible de leur puissance militaire et de la faculté précieuse dont ils doivent jouir de prolonger, bien au delà des limites admises jusqu’à ce jour, la durée de leurs marches en plongée. A ces deux avantages on ne peut répondre que par un accroissement très sensible aussi de la puissance, de la vitesse et surtout peut-être de « l’endurance » des bâtimens de surface appelés à poursuivre ces nouveaux adversaires. J’ajoute que s’il est exact, — on en doute encore, — que, chez quelques-uns de ces derniers le problème ait été résolu de l’adaptation d’un moteur unique aux exigences des deux modes de navigation d’un submersible, en surface et en plongée, il ne faut guère plus compter que sur le hasard ou sur une avarie [11] pour pouvoir surprendre le sous-marin en flagrant délit d’émersion imprudente.

Mais il existe, heureusement, d’autres moyens que celui auquel je fais allusion de se débarrasser peu à peu de nos dangereux ennemis. N’y en eût-il pas en ce moment même qu’il s’en découvrirait bientôt, à mesure que seraient mieux connus les qualités et aussi les défauts, — car ils en ont nécessairement ! — de ces nouveaux navires de plongée. Avant de porter la botte décisive, le duelliste avisé tâte son adversaire et en étudie les points faibles. L’un de ces points, quand il s’agit du grand submersible, c’est, j’y insiste encore, l’impossibilité où il est de plonger par les petits fonds, ou, si l’on préfère, les dangers qu’il court dans cette opération et la lenteur qui en résulte pour ses manœuvres.

En revanche, il faut faire attention que si les torpillages étaient plus à craindre, pour la période précédente, dans les mers fermées et aux atterrages qu’en plein Océan et loin des côtes, il n’en sera plus de même dans la phase où nous entrons. Le submersible géant est essentiellement le « croiseur sous-marin du large » et il opérera, suivant la logique de la mise en œuvre de ses facultés, sur toute la longueur des routes de navigation qui relient, par exemple, l’Europe à l’Amérique du Nord.

Seulement, là, le remède se trouve à côté du mal. Sur la mer, sur la vaste mer du large, tout est chemin et il n’est que d’abandonner résolument, — quitte à rester en route un peu plus longtemps, — ceux qu’une longue pratique de la navigation économique traçait aux compagnies, aux armateurs et aux capitaines. Le chemin le plus sûr sera préféré au chemin le plus court ; ce qui n’empêchera d’ailleurs pas de distribuer sur celui-ci, de distance en distance, des groupes de bâtimens de surveillance d’un type approprié.

Quant aux mines dérivantes, outre qu’il conviendra d’exercer le contrôle le plus rigoureux sur tout cargo-boat « neutre » qui, venant des mers du Nord de l’Europe, traversera nos eaux ou relâchera dans nos ports, outre qu’il conviendra, — et non pas seulement au point de vue de la guerre sous-marine, — d’organiser des croisières assez serrées dans la mer du Nord pour que les paquebots armés comme la Moewe soient à peu près sûrement interceptés à une journée de marche de leur base, il faudra nécessairement perfectionner les procédés de recherche, de repêchage et de destruction des mines déjà mises à l’eau et abandonnées aux courans. Une étude minutieuse, déjà faite en grande partie, du reste, du cours de ces fleuves marins sera fort utile et permettra d’établir dans certains parages des systèmes de filets légers qui arrêteront bon nombre des engins errans. Évidemment, il ne faudra pas craindre d’arrêter momentanément la navigation dans certaines passes, — « la Déroute, » « le Four, » le Raz de Sein, pour ne parler que de nos côtes, à nous — où les eaux s’engouffrent avec le plus de violence dans le jeu régulier des marées et où, par conséquent, les mines flottantes peuvent être fréquemment attirées. Le concours des pêcheurs, pourvu que ce concours soit régularisé et organisé intelligemment, sera tout à fait précieux, et je ne doute pas qu’on ait déjà beaucoup fait dans ce sens. Enfin il faudra multiplier les opérations de draguage des abords et des passes de tous nos ports de la Manche et de l’Atlantique. Je m’empresse de dire que ce service fonctionne déjà et qu’on lui doit la découverte de bon nombre de mines libres ou fixes qui se trouvaient portées, ou qui avaient été mouillées dans nos « chenaux de sécurité. » On sera probablement conduit à prolonger ceux-ci plus au large et par conséquent à agrandir d’une manière très sensible l’aire déjà soumise aux travaux des dragueurs. C’est une lourde et pénible tâche, une tâche dangereuse aussi. Nos marins s’en acquitteront avec le zèle attentif, avec l’abnégation tranquille qu’on admire toujours chez eux.

Dirai-je encore qu’il ne faut pas s’arrêter à prévenir de notre mieux les accidens sur lesquels nos ennemis comptent pour nous décourager, ou, au moins, pour paralyser en partie nos efforts ? Il me semble qu’il n’est pas trop tard pour penser à réparer des pertes à peu près inévitables et que, dès maintenant, — à supposer qu’on ne s’en soit pas avisé plus tôt, — il conviendrait de pousser avec la plus grande activité, non seulement la construction des petites unités militaires, qui se révèlent si précieuses, si constamment utiles dans la guerre maritime actuelle, si parfaitement adaptées à toutes les exigences, mais aussi celle des navires marchands ; et avec la construction neuve, les réparations, les refontes, les transformations. On sait quelle est l’acuité de la crise des frets et des transports maritimes ; on sait que beaucoup de paquebots et de cargo-boats sont employés directement par les marines militaires ; on sait aussi, — des chiffres ont été publiés qui étaient plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité, — que la liste est déjà longue des navires marchands anglais, alliés et neutres même, qui ont été victimes des procédés actuels de la guerre navale, telle que l’entendent nos adversaires. Nos achats et nos locations, les réquisitions et confiscations effectuées dernièrement dans certains pays qui sont venus ou qui vont venir à nous, peuvent fort bien ne pas suffire à des besoins sans cesse grandissans. Hâtons-nous donc de construire, mais, en construisant promptement des bâtimens neufs, ne laissons pas d’en adapter les formes, les machines, les facultés aux exigences nouvelles. C’est le cas ou jamais de faire appel à l’imagination ; c’est le cas d’innover et de créer. Réduire le plus possible, — ce ne sera jamais assez ! — les tirans d’eau ; se résigner à diminuer beaucoup les tonnages pour diminuer la portée des pertes qu’il faut prévoir encore ; adopter en revanche les moteurs à combustion interne, très économiques et qui laissent au chargement plus de place que les machines à vapeur ; s’ingénier enfin à défendre le bâtiment contre la trop rapide invasion de l’eau, en cas d’avarie de la coque plongée, et assurer ainsi au personnel plus de chances d’échapper à la catastrophe, tels sont les linéamens essentiels, les principaux articles d’un programme qui mérite, je crois, de retenir l’attention des architectes navals.

Que l’on ne dise pas que la guerre sera finie quand des navires répondant à ce programme pourront être achevés. Qu’en sait-on ? Qui oserait affirmer que la paix sera rétablie dans six mois, dans un an ? Et qui, plus audacieux encore ou plus imprévoyant, voudrait jurer que cette paix durera au delà de l’existence d’un paquebot en fer, bien construit ?

Prétendra-t-on enfin, — car tout est prétexte pour l’insouciance, — que la retraite de l’amiral von Tirpilz indique que le gouvernement allemand incline à renoncer aux procédés atroces qu’avait conseillés et que soutenait, dit-on, cet officier général ? Ce serait une folle illusion. Pour tout le personnel dirigeant de l’Allemagne, profondément imbu de la doctrine des Clausewitz, des Bernhardi, des von der Goltz, plus que jamais, aujourd’hui que les spectres de la famine et de la défaite apparaissent au travers des fumées d’un démoniaque orgueil, le dogme reste intangible de la nécessité de détruire l’adversaire, armé ou non armé, partout où on le trouve, sur mer comme sur terre. Pour sauver l’Empire, il faut plonger ses ennemis dans l’épouvante ; et, en vue d’obtenir un tel résultat, les pires moyens sont les meilleurs. N’imaginons pas, qu’à Berlin plus qu’à Munich, à Cologne ou à Dresde, on se puisse déprendre d’un tel calcul. Nous ne nous épouvanterons pas et l’Empire ne sera pas sauvé ; mais les Allemands continueront à torpiller sans avis préalable et à semer des mines dans nos mers. Prenons donc nos précautions les plus minutieuses. Prenons-les toutes, quelle que soit leur portée, quel que soit leur caractère, celles qui s’appliquent à l’avenir comme celles qui s’appliquent au présent.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Au moment où je termine cette étude, on apprend le torpillage, vraiment inouï, cette fois, d’un grand paquebot neutre, le hollandais Tubantia, coulé tout près de ses côtes, sans qu’il ait même pu voir autre chose, en raison de la brume, que la torpille qui venait le frapper.
  2. Convention VIIIe : 18 octobre 1907.
  3. Rappelons-nous que la Lusitania a été torpillée alors qu’elle ne filait que 17 nœuds. Je cite le propos significatif du capitaine Max Müller, d’après le livre si intéressant de M. Olivier Guihéneuc : Dreadnoughts ou submersibles, qui a paru, au commencement de cette année-ci, chez Perrin et Cie.
  4. Voyez à ce sujet, mon étude sur la Variété des types de sous-marins dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1915.
  5. Il faudrait, pour être complet, parler des projets, très audacieux comme conception, de l’ingénieur russe Shuravieff et des ingénieurs italiens Cuniberti et d’Adda. Cela m’entraînerait trop loin. Le lecteur qui s’intéresserait particulièrement à ce sujet consulterait avec fruit l’ouvrage que je citais tout à l’heure, Dreadnoughts ou submersibles de M. O. Guihéneuc.
  6. D’après certains renseignemens, ces petites unités porteraient beaucoup plus de mines libres, à la vérité d’un modèle relativement petit. En revanche, les grands sous-marins de 2 000 à 2 500 tonnes n’en auraient pas, étant assez étroitement spécialisés pour le tir des torpilles automobiles et celui du canon. Cette dernière assertion me paraît difficile à admettre.
  7. Convention VIIIe déjà mentionnée ; article 2 : il est interdit de placer des mines automatiques de contact devant les côtes et les ports de l’adversaire dans le seul dessein d’intercepter la navigation de commerce.
  8. La Moewe a fait un très grand tour par le Nord, du côté des Féroë ; elle est ensuite descendue vers le Sud en longeant la côte de Norvège, puis celle de la presqu’île Cimbrique, celle-ci de très près. Il y a là des indications intéressantes
  9. Peut-être n’ont-elles pas toutes d’appareil hydrostatique. Dans ce cas, le maintien à la profondeur voulue, — de 3 à 5 mètres, — nécessaire pour obtenir de bons effets de bourrage, ne peut être garanti que par l’emploi d’un flotteur quelconque. Mais un flotteur, par définition, devient visible pour des observateurs attentifs.
  10. Voyez l’étude sur Les Iles de la côte allemande dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1915.
  11. II est d’autant plus permis de faire état d’une chance de cet ordre que, d’une part, les solutions des problèmes qu’il a fallu résoudre pour la mise en service de ces nouvelles unités ont été forcément très hâtives et par conséquent « approchées ; » de l’autre, que la valeur technique des équipages a certainement subi un sérieux déchet depuis vingt mois.