La nouvelle aurore/Première partie/1

Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 9-32).

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

I

Les premiers objets dont il eut conscience, en revenant à soi, furent ses propres mains, jointes sur ses genoux, devant lui, ainsi que les manches de drap noir d’où elles émergeaient ; et ce furent ces manches qui arrêtèrent son attention. Leur vue le surprit à ce point que, d’abord, il ne songea même pas à s’étonner des bruits étranges qui l’entouraient : car ces manches, tout en étant de drap noir, se trouvaient bordées d’un filet rouge pourpre, comme il en avait toujours vu aux soutanes des prélats. Machinalement, il retourna ses mains : mais il n’y avait pas d’anneau épiscopal à aucun de ses doigts. Puis il releva les yeux, et regarda à l’entour de lui.

Il était assis sur une sorte de trône, par-dessous un dais. Un tapis recouvrait les marches de l’estrade, sous ses pieds ; et au delà s’étalaient les dos d’un groupe nombreux d’ecclésiastiques : prêtres séculiers en surplis et coiffés d’une barrette, avec deux ou trois franciscains en sandales, et une paire de blancs dominicains. À une dizaine de pas plus loin s’élevait une chaire improvisée, se dressant à ciel ouvert ; et dans la chaire apparaissait la haute figure d’un jeune moine qui semblait prêcher avec une ferveur passionnée. Autour de la chaire, derrière elle, et de tous les côtés dans un immense rayon, à portée de vue, surgissaient les tètes d’une foule innombrable, dans un silence profond ; et puis, plus loin encore, un gazon vert se dessinant contre un ciel bleu d’été.

Il regarda tout cela, mais sans y attacher aucune signification. Rien de tout cela ne trouvait à s’accorder avec ses expériences passées. Il ne savait ni où il était, ni à quoi il assistait, ni qui étaient ces hommes qu’il voyait, ni non plus qui il était lui-même. Simplement il regardait, et puis se remettait à examiner ses mains et toute sa figure.

Cet examen, non plus, n’avait rien à lui apprendre : car il se trouvait velu comme jamais encore il ne l’avait été. Sa soutane noire s’ornait de boutons rouges et d’une ceinture rouge. Il constata que ses souliers avaient des boucles dorées : sur sa poitrine, qu’il considéra ensuite, ne pendait aucune croix. D’un geste nerveux, et tout en s’efforçant de ne pas être remarqué, il ôta sa barrette : elle était noire avec un filet rouge. Son costume, décidément, était celui d’un prélat domestique. Il se recoiffa de sa barrette.

Puis il referma les yeux., et s’efforça de réfléchir : mais il avait beau faire, impossible de se souvenir de rien ! Nulle part il n’apercevait le moindre lien de continuité. Soudain il songea que, puisqu’il savait que sa tenue était celle d’un prélat domestique, et puisqu’il était en état de reconnaître un franciscain, c’était donc qu’il devait avoir vu de telles choses auparavant. Mais où ? Quand ?

De petites images commencèrent à se former devant lui, résultant de son grand effort mental : mais elles étaient petites et lointaines, comme des figures aperçues par le mauvais bout d’une lorgnette ; et puis elles n’apportaient aucune explication. Cependant, à force de concentrer sur elles toute sa pensée, il se rappela que lui-même, jadis, avait été un prêtre catholique : distinctement, il se souvint d’avoir dit la messe. Mais aucun moyen de savoir où, ni en quel temps. Son nom même, aucun moyen de se le rappeler !

Cette dernière constatation le fit frémir. Il ne savait pas qui il était ! Il ouvrit d’énormes yeux effrayés, et rencontra les yeux d’un vieux prêtre en surplis qui était en train de le considérer par-dessus son épaule. Et sans doute quelque chose, dans son visage angoissé, devait avoir frappé ce vieillard : car voici qu’il se détacha du groupe où il se tenait, gravit rapidement les deux marches, et accourut près de lui.

— Qu’y a-t-il, monsignor ? murmura-t-il respectueusement.

— Je me sens malade… mon père ! balbutia-t-il.

Le vieux prêtre le regarda avec surprise, quelques instants.

— Croyez-vous qu’il vous soit possible de prendre patience encore une minute ? Le sermon va sûrement finir tout de suite.

Alors l’autre homme se ressaisit. Il comprit que, de toute nécessité, il était tenu de ne pas attirer sur soi l’attention de l’assistance.

— Oui, mon père, je puis attendre, si vous croyez que ce sera bientôt fini. Mais ensuite, il faudra que vous me rameniez chez moi !

Le prêtre continuait à le regarder avec une sollicitude inquiète.

— Je vous en prie, mon père, retournez à votre place ! Il n’y a rien de grave ! Revenez seulement me prendre, quand ce sera fini ! Le prêtre s’en alla, mais non sans s’arrêter plusieurs fois pour le regarder, avec la même expression d’inquiétude affectueuse.

Alors l’homme qui ne se connaissait pas soi-même fit un nouvel effort pour essayer de se rappeler-La chose était par trop absurde ! Il se dit qu’il allait commencer par reconstituer le lieu où il était. Puisque, sans aucun doute, il pouvait se rendre compte de sa propre qualité de prélat et des costumes de ces prêtres, c’est donc que sa mémoire n’était pas entièrement abolie. En face de lui et à droite, par delà les têtes de la foule, s’étendait une rangée d’arbres. Il y avait quelque chose de vaguement familier pour lui dans la disposition de ces arbres, mais pas assez pour lui rien apprendre d’utile. Plus loin encore, à droite, il découvrait d’autres arbres. Puis il regarda vers la gauche ; et là, pour la première fois, il aperçut des constructions. Mais ces constructions lui apparurent étranges : ni des maisons, ni des arcades, mais quelque chose d’intermédiaire entre les deux. Quelque chose qui semblait être une porte de ville, bizarrement compliquée.

Et puis, dans un éclair, il reconnut où il était. L’estrade sur laquelle il se trouvait assis était à droite de l’entrée de Hyde-Park. Ces arbres étaient les arbres du pare. L’espace ouvert, devant lui, était le commencement de l’allée de Rotten Row ; et une autre allée, dont il devait savoir le nom, — l’allée du Parc, voilà son nom ! — s’étendait derrière lui.

Impressions et questions, maintenant, lui venaient en foule à l’esprit : mais aucune d’elles n’avait de quoi lui apprendre ce qu’il faisait là, ni qui il était, ni ce qui se passait autour de lui. Et ce moine, prêchant au milieu de Hyde-Park ! Ce sermon catholique en plein air ! C’était ridicule,… et puis aussi dangereux ! Il en résulterait des troubles…

Il se pencha en avant, pour écouler, tandis que le prédicateur, d’un grand geste pathétique, semblait embrasser l’horizon tout entier.

— Mes frères, s’écriait-il, regardez autour de vous ! Il y a encore un demi-siècle, ceci était un pays protestant, et l’Église de Dieu n’y était qu’une secte parmi d’autres sectes. Et aujourd’hui, aujourd’hui, Dieu a triomphé, et la vérité s’est imposée à tous. Il y a un demi-siècle, nous n’étions qu’une poignée, entourée de milliers qui ignoraient Dieu : et aujourd’hui nous régnons sur le monde. Fils de l’homme, crois-tu que ces ossements desséchés puissent vivre ? Ainsi la voix de Dieu interrogeait le prophète. Et voici que ces cadavres se sont redressés sur leurs pieds, ont constitué une armée innombrable ! Que si, donc, le Seigneur a fait pour nous de si grandes choses, que ne fera-t-il pas encore dans l’avenir ? Mais le Seigneur n’agit que par l’entremise de l’homme. Comment entendraient-ils sans quelqu’un pour leur parler ? Faites en sorte que les ouvriers ne manquent pas à la vigne qui attend ! Déjà les grappes pendent, prêtes à être cueillies. Et entendez le Seigneur qui ordonne : Que l’on envoie des ouvriers dans ma vigne !

Les mots n’avaient rien que de banal, et étaient prononcés avec un accent étranger ; mais l’orateur avait en soi une force passionnée, et son individualité rayonnait sur l’énorme foule, enflammant la voix sonore, qui allait atteindre jusqu’aux auditeurs les plus éloignés. Puis, après un rapide signe de croix, que répéta unanimement toute l’assistance, le moine descendit de la chaire ; et un grand murmure de paroles commença.

« Mais de quoi pouvait-il donc s’agir là ? se demandait l’homme assis sur l’estrade. Qu’est-ce que pouvait bien être cette vigne ? Et pourquoi ce moine adressait-il un tel appel au peuple anglais ? Tout le monde savait pourtant que l’Église catholique, en Angleterre, ne comptait toujours encore qu’un petit nombre de fidèles. Certes, ce nombre tendait à s’accroître, mais cependant… »

Il interrompit ses réflexions en voyant le groupe de prêtres s’avancer vers lui, et en observant que, de tous côtés, la foule était en train de se disperser. Il étreignit vivement les bras de son fauteuil, tâchant à se ressaisir. En tout cas, il ne fallait pas se rendre ridicule aux yeux de tous ces hommes ! Il convenait d’être discret, et de parler le moins possible.

Aussi bien, les choses s’arrangeaient-elles à souhait. Le vieux prêtre qui était venu vers lui précédemment se retourna vers le reste du groupe, et, tout bas, dit quelques mots aux religieux qui marchaient derrière lui ; sur quoi le groupe entier s’arrêta, et bon nombre de prêtres lancèrent un regard plein de sympathie à l’homme qui se tenait assis sous le dais. Puis le vieux prêtre s’approcha, seul, et posa sa main sur le bras du fauteuil.

— Venez par ici, monsignor ! murmura-t-il. J’ai commandé la voiture.

L’homme se leva docilement, accompagna le vieux prêtre au fond de l’estrade, et descendit les marches qui entouraient celle-ci de tous les côtés. Deux agents de police, vêtus d’un uniforme inaccoutumé, s’écartèrent du passage avec un salut respectueux. Les deux prêtres suivirent un petit sentier aboutissant à une poterne. Là, pareillement, une foule énorme se pressait : mais des barrières la retenaient sur les deux côtés du chemin, et l’homme qui ne se rappelait rien eut alors l’occasion de constater, pour la première fois, que tout le monde à présent était vêtu d’une manière absolument nouvelle pour lui. Enfin les deux prêtres arrivèrent à une voiture automobile d’une forme inconnue, qui les attendait sur une large voie, et dont la porte leur fut ouverte par un serviteur tête nue, accoutré d’une livrée pourpre la plus étrange du monde.

— Après vous, monsignor ! dit le vieux prêtre.

L’autre passa devant lui, et s’installa dans la voiture. Le vieux parut hésiter un moment : puis, toujours debout sur la chaussée, il se pencha à l’intérieur de la voiture.

— Vous savez, monsignor, que vous avez un rendez-vous important au Doyenné ? Vous sentez-vous en état ?…

— Non, je ne peux pas,… je ne peux pas ! balbutia l’homme.

— En ce cas, il faut au moins que nous passions par là ! Je vais entrer, si vous le voulez bien, et vous excuser ; et puis il faut que nous déposions les papiers !

— Bien, comme vous voudrez !

Aussitôt le prêtre pénétra à son tour dans la voiture ; et la porte se referma ; et dès l’instant suivant, parmi une foule tenue en respect par la police, la grande voiture se mit en marche, sans aucun chauffeur visible, tout au moins sur le devant.

II

Il y eut d’abord un moment de silence ; et ce fut le vieux prêtre qui, ensuite, parla le premier. Ce prêtre était un vieillard d’une figure douce et fine, ressemblant un peu à une souris ; et ses cheveux blancs formaient une masse compacte sous sa barrette. Mais les mots qu’il employait étaient incompréhensibles pour son compagnon.

— Je… je ne saisis pas bien, mon père ! murmura celui-ci.

Le vieux prêtre lui lança un regard étonné.

— Je disais, — répondit-il d’une voix lente et distincte, — je disais que vous aviez une mine excellente, et je vous demandais ce qu’il y avait !

L’autre se tut un moment encore. Comment expliquer la chose ?… Puis il résolut de tout avouer franchement. Le vieillard le dévisageait avec une bonté respectueuse et tendre.

— Je crois bien que c’est un accès d’amnésie ! — murmurait celui que le vieillard appelait monsignor. — J’ai déjà entendu parler de phénomènes de ce genre. Le fait est que je ne sais plus du tout où je suis, ni ce qui se passe. Êtes-vous… êtes-vous certain de ne pas commettre une erreur ? Est-ce que vraiment j’ai le droit… ?

La surprise du vieux prêtre sembla grandir.

— Je comprends de moins en moins, monsignor. Qu’est-ce donc que vous ne pouvez pas vous rappeler ?

— Je ne peux me rappeler absolument rien ! répondit l’autre, d’une voix désolée. Absolument rien du tout ! Ni ce que je suis, ni où je vais, ni d’où je viens ! Pour l’amour du ciel, mon père, qui suis-je ? dites-moi qui je suis !

— Allons, monsignor, je vous en prie, calmez-vous ! Il ne se peut pas que…

— Je vous dis que je ne me rappelle rien du tout ! Tout s’en est allé de ma tête ! Je ne sais pas qui vous êtes ! Je ne sais pas en quel jour nous sommes, ni en quelle année, je ne sais absolument rien !

Il sentit le contact d’une main sur son bras ses yeux rencontrèrent un regard d’une puissance et d’une concentration singulières. Il s’adossa dans le fond de la voiture, étrangement reposé et calmé.

— Et maintenant, monsignor, écoutez-moi ! Vous savez sûrement qui je suis, le père Jervis ! Oui, je connais, moi aussi, ces sortes de crises. J’ai suivi autrefois des cours de psychologie. Vous allez vous ressaisir bientôt, je l’espère. Mais il faut que vous évitiez soigneusement toute agitation !

— Dites-moi bien vite qui je suis ! balbutia l’homme.

— Eh ! bien, écoutez ! Vous êtes monsignor Masterman, secrétaire particulier du cardinal archevêque de Londres. Vous revenez maintenant de Hyde-Park, dans votre propre voiture…

— Et qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que faisait cette foule ?

Toujours encore les yeux étaient fixés sur lui, pénétrants et impérieux.

— Vous avez présidé le sermon habituel du samedi à Hyde-Park, au profit des Missions Orientales. Vous souvenez-vous à présent ? Non ! N’importe, la mémoire vous reviendra bientôt. C’était le P. Antoine qui prêchait. Vous avez dû observer qu’il était un peu nerveux, n’est-ce pas ? C’était son premier sermon à Hyde-Park.

— J’ai bien vu qu’il était moine franciscain ! murmura l’autre.

— Oh ! ainsi, vous avez reconnu son habit ? Eh bien, vous voyez, votre mémoire n’est pas entièrement abolie. Et, dites-moi, quelle est la réponse à Dominus vobiscum ?

Et cum spiritu tuo.

Le prêtre sourit, et la pression de sa main sur le bras de l’autre homme se relâcha.

— Voilà qui est excellent ! il ne s’agit donc que d’une obnubilation partielle. Mais pourquoi, tout à l’heure, ne m’avez-vous pas compris quand je vous ai parlé en latin ?

— Ainsi c’était du latin ? Je l’avais pensé. Mais vous parlez trop vite, et je ne suis plus accoutumé à le parler moi-même.

Le vieillard le regarda avec un mélange d’ironie et de gravité.

— Pas accoutumé à le parler, monsignor ? Mais pourtant… Tenez, regardez un peu par la fenêtre ! Où sommes-nous ?

L’autre obéit. Il se sentait décidément réconforté. Oui, la chose était sûre ; sa mémoire n’avait subi qu’une altération partielle. Bientôt, sans doute, il la retrouverait tout entière. En face de la fenêtre de sa voiture se dressait la Tour Victoria. Il observa que l’aiguille de l’horloge marquait tout près d’une heure.

— Ceci est le palais du Parlement ! dit-il. Mais qu’est-ce donc que ce haut pilier, au milieu du square ?

— C’est l’image de l’Immaculée-Conception. Et comment donc avez-vous appelé cet édifice ?

— N’est-ce pas le Palais du Parlement ? murmura l’homme, se demandant si son cerveau n’était pas complètement effondré.

— Pourquoi l’appelez-vous ainsi ?

— Mais n’est-ce pas son nom ?

— C’était son nom autrefois : mais personne aujourd’hui ne songe plus à l’appeler de cette façon.

— Mon Dieu ! est-ce que je suis fou ? Dites-moi encore une chose, mon père, en quelle année sommes-nous ?

Les bons petits yeux de souris plongeaient au fond des siens.

— Voyons, monsignor, réfléchissez ! Faites un grand effort !

— Non, je ne sais pas, absolument pas ! Oh ! mon père, pour l’amour du ciel !

— Eh ! bien, calmez-vous ! Nous sommes en l’année mil neuf cent soixante-treize !

— Mais c’est impossible ; c’est impossible ! balbutia l’homme. Comment, mais je me rappelle parfaitement le début du siècle.

— Monsignor, je vous en prie, écoutez-moi ! Nous sommes aujourd’hui en l’année mil neuf cent soixante-treize. Vous êtes né en l’année… voyons un peu… en l’année mil neuf cent trente-trois. Vous avez tout juste quarante ans. Vous êtes le secrétaire et le chapelain du cardinal, — du cardinal Bellairs. Auparavant vous étiez curé de Sainte-Marie du Parc. Vous rappelez-vous à présent ?

— Je ne me rappelle rien.

— Vous rappelez-vous votre ordination ?

— Non. Une fois, cependant, je me souviens d’avoir dit la messe quelque part. Mais je ne sais pas où.

— Attendez, nous voici arrivés !

La voiture venait d’entrer vivement sous une porte cochère, avait tourné à gauche, et s’était arrêtée devant un perron.

— Maintenant, monsignor, je vais aller moi-même voir le prieur, et lui remettre les papiers. Vous les avez sur vous ?

— Je… je ne sais pas.

Le prêtre explora une poche, à l’intérieur de la voiture, et en retira un petit portefeuille.

— Vos clefs, s’il vous plaît, monsignor ! L’autre tâta désespérément, sur toute sa personne. Il voyait les yeux brillants du vieux prêtre fixés sur lui.

— Vous avez l’habitude de les garder dans votre poche gauche, sur votre poitrine ! dit le P. Jervis, d’une voix nette.

L’homme mit la main dans sa poche, en retira un trousseau de petites clefs, minces et plates, et le tendit tristement à son compagnon. Puis, pendant que celui-ci les examinait l’une après l’autre, l’homme qui avait perdu la mémoire se mit à regarder par la fenêtre, au delà du serviteur en livrée pourpre qui, debout et immobile, attendait avec la main sur la portière. Sûrement, cet endroit lui était connu, oui, c’était le Doyenné ! et ceci était le perron donnant accès au cloître de l’abbaye. Mais qu’était-ce que ce prieur qui demeurait là, et de quoi s’agissait-il ? Il se retourna vers le vieux prêtre qui, maintenant, était penché sur le portefeuille et en extrayait des papiers.

— Que faites-vous, mon père ? et qui allez-vous voir ?

— Je vais porter ces papiers, de votre part, au prieur… au prieur de Westminster. Le père abbé n’est pas encore installé. Il n’y a encore qu’un petit nombre de moines.

— De moines ? Le père abbé ?

Le vieillard le regarda de nouveau dans les yeux.

— Mais oui, répondit-il tranquillement. L’abbaye a été rendue aux bénédictins l’année dernière, mais ils n’en ont pas encore pris possession solennellement. Et ces papiers concernent, précisément, la grave question des rapports entre séculiers et réguliers. Mais je vous expliquerai cela plus tard. Il faut à présent que je monte auprès du prieur, tandis que vous allez rester assis à m’attendre. Et d’abord, dites-moi encore une fois : quel est votre nom ? Qui êtes-vous ?

— Je… je suis monsignor Masterman… secrétaire du cardinal Bellairs.

Le vieux prêtre sourit, tout en se relevant pour descendre.

— Voilà qui est parfait ! dit-il. Et maintenant, monsignor, ayez l’obligeance de rester assis en repos, jusqu’à ce que je revienne !

III

Il était assis dans le coin de la voiture, les yeux fermés, immobile, perdu dans des réflexions sans fin.

Il se félicitait, en tout cas, de la bonne chance qui l’avait fait tomber sur un ami tel que celui-là — le P. Jervis, oui, c’était bien ce nom-là ! — sur un ami qui savait tout à son sujet, et dont la discrétion, sûrement, lui était acquise. Le parti le plus sage, tout compte fait, était d’attendre tranquillement les instructions du P. Jervis, et de se laisser entièrement diriger par lui. Sans doute la mémoire abolie ne tarderait pas à revenir. Mais combien curieuse était cette impression qu’il avait eue au sujet de Hyde-Park et de Westminster ! Il aurait juré que l’Angleterre était un pays protestant, et que les catholiques ne constituaient qu’un tout petit fragment de sa population. La cathédrale de Westminster, d’ailleurs, n’avait-elle pas été construite tout récemment ? Mais, d’autre part, voici que l’on était en 1973… et… et il ne pouvait pas se rappeler en quelle année la cathédrale avait été construite ! Puis, de nouveau, l’égarement et l’angoisse s’emparèrent de lui. Il saisit ses genoux, de ses mains crispées, dans une véritable agonie de consternation. Bien sûr, il allait devenir fou, s’il continuait ainsi à ne se rien rappeler : ou plutôt… Ah ! voici enfin le P. Jervis de retour !

Les deux hommes restèrent un moment silencieux, pendant que la voiture se remettait en marche.

— Dites-moi ! fit soudain le vieux prêtre. Ne vous rappelez-vous pas des visages, — ou encore des noms, — d’hommes que vous ayez connus ?

L’autre concentra sa pensée, ardemment, dans un grand effort de mémoire.

— Oui, dit-il, je me rappelle certains visages. Et je me rappelle aussi certains noms. Mais impossible de me rappeler quels visages appartiennent à ces divers noms. Je me rappelle, par exemple, le nom de l’archevêque Bourne ; et puis… et puis celui d’un prêtre appelé Farquarson.

— Quel est le dernier livre que vous avez lu ?… Au fait, non, j’oubliais ! Soit : mais ne pouvez-vous pas vous rappeler le cardinal… le cardinal Bellairs ?

— Jamais je n’ai entendu parler de lui.

— Ni son visage, non plus, le visage de notre archevêque ?

— Pas la moindre notion !

Il y eut, de nouveau, un silence.

— Écoutez-moi, monsignor ! reprit le P. Jervis. Je vais vous conduire tout droit chez vous, et je vais faire coller un avis sur votre confessionnal, annonçant que vous n’êtes pas en état de confesser aujourd’hui. Vous allez avoir tout l’après-midi, — du moins depuis quatre heures, — absolument à vous, ainsi que le reste de la soirée. Nous n’aurons besoin de faire mention à personne de ce qui vous arrive, pas même au cardinal, aussi longtemps que nous pourrons espérer votre guérison. Mais, voyez-vous, il me parait impossible que vous ne présidiez pas le déjeuner d’aujourd’hui !

— Hein ?

M. Manners doit venir, comme vous savez, pour s’entendre avec le cardinal ; et si vous n’étiez pas là pour le recevoir…

D’un signe de tête, monsignor fit entendre qu’il comprenait.

— Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ! répondit-il. Mais, dites-moi, au moins, qui est M. Manners !

Désormais le vieux prêtre avait pris son parti de la situation. Il répondit, sans la moindre trace d’embarras :

— Manners est un membre important du gouvernement. C’est notre grand économiste politique. Et il doit venir s’entendre avec le cardinal au sujet de certaines mesures intéressant l’Église. Vous souvenez-vous, à présent ?

L’autre homme secoua tristement la tête.

— Eh ! bien, arrangez-vous simplement pour causer avec lui de choses banales ! Je me placerai en face de vous, à table, et veillerai à vous empêcher de rien dire de fâcheux. Maintenez-vous dans les généralités ! Parlez du sermon de Hyde-Park, de l’Abbaye ! Aussi bien, Manners ne s’attend-il pas à causer de politique à table, devant tant de personnes !

— Soit, je ferai de mon mieux.

Cependant la voiture s’arrêtait de nouveau. L’homme qui avait perdu la mémoire regarda au dehors, et, à son extrême soulagement, reconnut l’endroit où il se trouvait. C’était la porte de l’archevêché, dans l’Ambrosden Avenue ; et au delà il apercevait la longue nef de la cathédrale.

— Je connais ceci ! dit-il.

— Mais naturellement, vous le connaissez, mon cher monsignor ! répondit le P. Jervis, d’une voix rassurante. Et maintenant, suivez-moi ! Saluez toutes les personnes qui vous salueront, mais sans dire un mot !

Ils franchirent ensemble la porte d’entrée, que gardaient deux serviteurs en livrée, pénétrèrent dans un ascenseur qui les conduisit au second étage. Là, le vieux prêtre prit les devants, et, après avoir fait traversera son compagnon un large corridor, le fit entrer dans une grande chambre claire et plaisante, donnant sur la rue, avec une seconde porte qui paraissait communiquer avec une chambre à coucher. Fort heureusement, ils n’avaient rencontré personne en chemin.

— Nous voici arrivés ! dit gaiement le P. Jervis. Et à présent, monsignor, savez-vous où vous êtes ?

Mais l’autre homme, de nouveau, secoua tristement la tête.

— Allons, allons, essayez de vous rappeler ! Ceci est votre cabinet de travail ! Regardez votre bureau, monsignor ! Tous les jours vous y passez plusieurs heures.

L’autre regarda, ainsi qu’il lui était ordonné, d’un regard à la fois curieux et vague. Une lettre à demi écrite, et qui très certainement était écrite de sa propre main, s’étalait sur un buvard : mais le nom de son correspondant n’avait aucune signification pour lui ; et pareillement n’en avaient aucune les quelques mots qu’il lut ensuite. Il regarda autour de la chambre, examina les étagères, pleines de livres, les rideaux, le prie-Dieu… et, une fois de plus, une véritable terreur l’envahit.

— Je ne reconnais rien, mon père, absolument rien ! Tout cela est nouveau ! Pour l’amour du ciel !…

— N’importe, monsignor, calmez-vous ! Des accidents comme le vôtre arrivent souvent, et n’ont aucune importance. Mais il faut maintenant que je vous quitte pour une dizaine de minutes, afin d’aller préparer les places du déjeuner. Je vous engage à fermer votre porte et à ne laisser entrer personne. Et puis, pendant que je serai parti, occupez-vous à regarder tout ce qu’il y a dans la chambre !… Ah !

Le P. Jervis s’était interrompu brusquement, et avait couru vers un fauteuil où se trouvait un livre ouvert. Il prit le livre, jeta un coup d’œil sur le titre, et se mit à rire.

— Je le savais ! dit-il. J’en étais sûr ! Vous étiez en train de lire l’Histoire de Manners ! Tenez, justement, vous en étiez arrivé à cette page-là !

Il se rapprocha de monsignor pour lui montrer le livre. Celui-ci, qui était d’une apparence tout à fait inaccoutumée, portait, au haut des pages, les dates : 1906-1920. Le vieux prêtre secouait le livre dans sa main, en signe de triomphe. Une feuille de papier s’en détacha, et tomba à terre. Le P. Jervis s’empressa de la ramasser, et, dès qu’il y eut jeté les yeux :

— Tenez, dit-il, vous étiez en train de prendre des notes précisément sur cette période de 1920, sans doute afin de pouvoir en causer avec Manners. C’est une période qu’il connaît mieux que personne au monde. Il l’appelle la « crête de la vague ». Tout ce qui arrive aujourd’hui, à l’entendre, date de cette période-là.

— Mon père, je ne comprends pas un mot…

— Écoutez, monsignor, interrompit le vieux prêtre, voici un merveilleux sujet de conversation, pour notre déjeuner ! Arrangez-vous seulement pour amener Manners sur ce terrain, et vous n’aurez plus à vous soucier de rien ! Il adore la conférence, et il parle tout à fait comme un livre. Dites-lui que vous êtes en train de lire son Histoire, et que vous désireriez en avoir un résumé à vol d’oiseau !

Monsignor eut un geste d’adhésion.

— Ma foi, oui, dit-il, c’est ce que je vais faire ! D’un seul coup, j’apprendrai bien des choses précieuses.

— N’est-ce pas que voilà une excellente idée ? Et maintenant, monsignor, il faut que je m’en aille ! Examinez bien le contenu de votre chambre, peut-être cela vous aidera-t-il à ressaisir votre mémoire Je serai de retour dans dix minutes, et j’aurai encore le temps, avant le déjeuner, de vous donner toutes les explications nécessaires sur les autres convives. Mais, surtout, soyez bien tranquille ! Je vous promets que tout marchera sans accroc !

IV

Lorsque la porte se fut refermée, monsignor Masterman regarda autour de soi, lentement et soigneusement. Il avait l’idée que le brouillard se lèverait tôt ou tard, et que toutes choses lui redeviendraient familières. Ce qui lui était arrivé, il s’en rendait compte maintenant de la façon la plus sûre ; et le fait qu’il y avait certaines choses qu’il reconnaissait, telles que la cathédrale, et Hyde-Park, et l’habit d’un moine franciscain, et l’archevêché, ce fait l’aidait à ne pas désespérer. Puisqu’il se ressouvenait de ces choses-là, il ne voyait aucune raison pour l’empêcher de s’en rappeler d’autres.

Mais l’examen auquel il se livra fut pour lui une déception. Non seulement il n’y avait pas, dans toute la chambre, un seul objet qu’il connut : mais il voyait devant soi certains objets dont il ignorait l’usage. Sur le mur de droite, par exemple, s’alignait une rangée de petites boîtes noires, à peu près à la hauteur d’une taille d’homme ; ou bien encore il découvrait, dans un coin près de la fenêtre, une espèce de machine, toute en roues et en poignées, qui était pour lui un mystère absolu. Dans la chambre à coucher voisine, la même impression l’attendait. Assurément il devinait l’usage de toutes les choses qui s’y trouvaient, malgré la forme bizarre d’un bon nombre d’entre elles : mais il n’y avait aucune de ces choses qu’il eût conscience d’avoir connues, employées, précédemment.

Il revint vers son bureau et s’assit, désespéré. Il prit un ou deux livres qu’il voyait là, des calendriers et recueils d’adresses. Dans chacun de ces livres, son nom se trouvait dûment inscrit. Il relut la lettre commencée, sur son buvard : impossible même de deviner comment aurait dû finir la phrase interrompue de la troisième page !

Toujours encore, cependant, il s’efforçait d’extraire du fond de sa conscience quelque chose dont il pût se souvenir, — fermant les yeux et enfonçant la tête dans ses mains. Mais rien ne surgissait devant lui que des images fragmentaires et fugitives. Tantôt c’était un visage sur lequel il ne pouvait mettre aucun nom, tantôt une pensée ou une phrase qui ne s’entourait d’aucun contexte. Nul cadre à tout cela, nul plan unique réunissant l’un à l’autre ces fragments de souvenirs. C’était comme s’il avait eu devant soi des milliers de petits morceaux d’un vase brisé, dont il ne parvenait pas même à deviner la forme…

Puis une pensée soudaine le frappa. Il se releva en sursaut, et courut dans sa chambre à coucher. Un haut miroir pendait là, entre les fenêtres. Il se dirigea vers lui, et regarda curieusement le reflet de sa propre figure. Oui, sans aucun doute, c’était bien lui-même qu’il voyait : chaque trait du visage long et pâle lui était familier, comme aussi l’expression d’ensemble, une sorte de gravité professorale. Tout au plus lui semblait-il que ses cheveux étaient un peu plus gris qu’ils auraient dû l’être.