La nouvelle Réglementation des études médicales

La nouvelle réglementation des études médicales
Louis Liard

Revue des Deux Mondes tome 125, 1894


LA NOUVELLE RÈGLEMENTATION
DES
ÉTUDES MEDICALES


I

Au mois de novembre prochain, un nouvel enseignement sera ouvert, dans les facultés des sciences, en exécution d’un décret du 31 juillet 1893, sous le vocable d’enseignement préparatoire des sciences physiques, chimiques, et naturelles. Les études dureront une année ; elles seront à la fois théoriques et pratiques ; elles comprendront un cours de physique expérimentale ; un cours de chimie sur les élémens généraux de la science, les métalloïdes, les métaux, la chimie organique et la chimie analytique ; un cours de zoologie et un cours de botanique. À ces cours seront adjoints des exercices pratiques, obligatoires pour tous les élèves : manipulations de physique, travaux et analyses de chimie, dissections animales et végétales, préparations micrographiques, herborisations. À la fin de cette année d’études, les jeunes gens qui justifieront de leur assiduité aux cours et aux travaux pratiques seront admis à un examen, subi devant leurs maîtres, et comprenant, comme renseignement lui-même, deux sortes d’élémens : des interrogations théoriques et des épreuves pratiques. À la suite de cet examen, il sera délivré un certificat d’études physiques, chimiques, et naturelles.

À dater du mois de novembre de l’année prochaine, en exécution d’un autre décret du même jour, nul ne pourra commencer les études en vue du doctorat en médecine, si, en se faisant inscrire, il ne joint au baccalauréat classique le certificat d’études physiques, chimiques et naturelles. A partir de la même date, l’ordre des études et des examens sera réglé de la façon suivante : quatre années de scolarité, avec seize inscriptions trimestrielles ; sur ces quatre années, trois années au moins de stage dans les hôpitaux : cinq examens consécutifs ; le premier, entre la sixième et la huitième inscription, c’est-à-dire après trois semestres d’études, sur l’anatomie, moins l’anatomie topographique, avec une épreuve pratique de dissection ; le second, entre la huitième et la dixième inscription, c’est-à-dire après deux années pleines de scolarité, sur l’histologie, la physiologie, y compris la physique biologique et la chimie biologique ; le troisième, entre la treizième ; et la seizième inscription, c’est-à-dire au cours de la quatrième année de scolarité, subdivisé en deux parties : la première sur la médecine opératoire et l’anatomie topographique, la pathologie interne et la théorie des accouchemens ; la seconde sur la pathologie générale, les parasites animaux et végétaux, les microbes, la pathologie interne, avec une épreuve pratique d’anatomie pathologique ; le quatrième et le cinquième, après la seizième inscription — c’est-à-dire après la scolarité complète — le quatrième sur la thérapeutique, l’hygiène, la médecine légale, la matière médicale, la pharmacologie avec les applications des sciences physiques et naturelles ; le cinquième sur les trois cliniques ; externe, obstétricale, et interne.

Pour comprendre les modifications apportées par les décrets du 31 juillet 1893 au régime des études médicales et en apprécier la portée, il faut savoir ceci : d’abord, que d’après les règlemens encore en vigueur jusqu’à l’année prochaine, pour prendre inscription en vue du doctorat en médecine, au baccalauréat ès lettres ou classique, il fallait joindre un diplôme spécial institué, il y a longtemps déjà, sous le nom de baccalauréat ès sciences restreint pour la partie mathématique ; en second lieu, que sur les quatre années qui constituaient la scolarité réglementaire du doctorat, une entière, la première, était exclusivement consacrée à la physique, à la chimie et aux sciences naturelles ; que le premier examen, subi à la fin de la première année, portait naturellement sur ces sciences et sur elles seules ; que, par suite, les études vraiment biologiques et médicales, anatomie, histologie, physiologie, ne débutaient qu’en seconde année ; qu’une fois terminée la première année et franchi le premier examen, les sciences physiques, chimiques, et naturelles ne reparaissaient plus dans les épreuves suivantes ; et enfin, par une dernière conséquence, que ces épreuves, à partir du troisième examen, se passaient une fois la scolarité terminée, et qu’ainsi, en fait, la durée des études dépassait d’un an à dix-huit mois la durée réglementaire de la scolarité. Si maintenant on rapproche ces deux esquisses, l’organisation d’aujourd’hui et celle de demain, on en voit clairement les différences : c’est essentiellement, — sans parler ici de la prolongation du stage hospitalier, ni d’une économie plus rationnelle des examens, — la suppression du baccalauréat restreint ; la transposition de la faculté de médecine à la faculté des sciences de l’étude préliminaire des sciences physiques, chimiques et naturelles, en ce qu’elles ont de général, et par suite, la restitution à l’enseignement de ces sciences dans les facultés de médecine, du caractère biologique et médical qu’il doit avoir et qu’il avait perdu ; enfin la restitution aux études médicales des quatre années pleines de la scolarité réglementaire. De la sorte, les étudians n’aborderont plus la médecine qu’avec les connaissances scientifiques indispensables, et une fois engagés dans leurs nouvelles études, à chaque pas, ils y rencontreront, chacune à sa place, les multiples applications des sciences physiques, chimiques et naturelles.


II

L’idée directrice de la réforme a donc été une idée scientifique. Elle a pour origine l’influence sans cesse croissante des sciences proprement dites sur l’art de guérir ; elle vise à donner au futur étudiant en médecine les premières connaissances à la fois théoriques et pratiques, faute desquelles il court risque de n’être qu’un empirique, et au futur praticien les ressources techniques que chaque jour la science pure met à sa disposition, en même temps qu’à lui assurer, dans une plus large mesure, l’intelligence des phénomènes auxquels il a affaire.

Depuis le commencement du siècle, tout au moins depuis l’organisation de l’Université impériale, à part une courte interruption de quelques années seulement, les règlemens sur la matière ont imposé au futur étudiant en médecine des études classiques complètes. Il a semblé que la profession médicale, et par la nature même des questions qu’elle traite, et par les qualités d’intelligence qu’elle exige, et par l’influence d’ordre moral qu’exerce le médecin sur ses malades, et par le rôle social que, le plus souvent, il est appelé à jouer, requérait autant, sinon plus que toute autre profession libérale, ces garanties intellectuelles qu’en France et ailleurs on croit trouver dans les humanités et la philosophie. Mais outre cette culture générale qui hausse et élargit l’esprit, il faut au médecin, en même temps que son art particulier, et pour en être maître, une culture spéciale d’ordre purement scientifique.

La médecine, en effet, n’est pas une science qui se suffise à elle-même, comme l’algèbre et la géométrie. Elle est science ; mais elle ne l’est que par dérivation ; ses progrès sont liés à ceux des sciences de la nature. D’abord empirique, quand tout savoir positif l’était aussi, elle est devenue science d’observation quand l’observation eut chassé de la nature les entités scolastiques, pour mettre l’esprit face à face avec les faits. Elle est devenue science d’expérimentation, le jour où, par un nouveau progrès des méthodes, à l’observation passive qui constate simplement ce qui se produit, mais sans intervenir dans la marche des phénomènes, se fut substituée l’observation active, qui modifie les phénomènes, les dirige à son gré, les produit, les maîtrise, et, les tenant dans la main, en établit les lois, de toute la certitude compatible avec l’expérience et l’induction. Nous avons assisté de nos jours à cette dernière métamorphose, et elle est bien apparue comme l’aboutissant des transformations accomplies dans les sciences physico-chimiques. Longtemps on avait cru que les divers ordres de phénomènes sont irréductibles les uns aux autres, et que partant ils ont chacun pour cause des forces spéciales, originales, et incommutables. Il était naturel alors d’attribuer les phénomènes morbides à ces forces particulières. Mais quand il fut établi qu’entre les phénomènes les plus divers il n’existe que des différences de quantité, que lumière, couleurs, sons, chaleur, mouvement, ne sont pour nos esprits que des modulations différentes d’un même phénomène fondamental, qu’entre eux il y a non seulement corrélation, mais équivalence, que par exemple à une quantité déterminée de mouvement qui semble disparaître, correspond toujours, d’une façon mathématique, une quantité déterminée de chaleur, et ainsi du reste, les phénomènes vitaux, et avec eux les phénomènes morbides qui n’en sont que des modalités, cessèrent d’être tenus pour les effets propres d’agens particuliers et insaisissables, mais apparurent comme déterminés eux aussi par des ensembles de conditions physiques et chimiques.

C’est cette vérité qu’enseignait Claude-Bernard lorsqu’il y a trente ans il employait, pour la première fois, le terme de médecine expérimentale. Par ces deux mots, il entendait que désormais la médecine devait devenir une science positive, au même titre que la physique et la chimie ; que son objet, à elle aussi, était de découvrir des lois, celles qui régissent les phénomènes vitaux à l’état normal et à l’état pathologique ; que le seul moyen d’intervenir efficacement et avec certitude dans leur développement, soit pour le provoquer ou l’enrayer, soit pour l’accélérer ou le ralentir, était d’en connaître d’abord le déterminisme particulier, puis de se rendre compte, par les procédés de l’expérience, des modifications qu’y apportent les substances médicamenteuses.

Cette façon de voir a été confirmée, en ce qu’elle a de général, par les découvertes ultérieures. La théorie pastorienne des microbes, avec son cortège infini de conséquences, n’en est au fond que la plus éclatante des confirmations. Si nous écartons le problème métaphysique, et peut-être insoluble, des origines de la vie, elle nous a fait pénétrer plus avant dans le détail infini de l’organisme. Sous des actions qui semblaient élémentaires elle a découvert des actions infiniment plus élémentaires encore. Mais dans ces vies obscures et microscopiques qui évoluent, sans qu’ils s’en doutent, dans de plus grands organismes, elle a retrouvé partout et toujours des conditions déterminantes et des résultantes déterminées ; et les progrès déjà réalisés par elle dans l’art de guérir, de même que tous ceux dont elle est grosse encore, dérivent et dériveront de la connaissance expérimentale du lien qui unit ces résultantes et ces conditions.

De tout ceci les conséquences sont faciles à tirer. Sans doute il faut, et probablement il faudra toujours au médecin, alors même que le champ de l’indéterminé se sera rétréci, ce tact particulier, cette sorte de divination qui est un don et qui tient plus de l’art que de la science ; mais il lui faut aussi la science, la science et son esprit, la science et sa technique. Il la lui faut, d’abord pour la pleine intelligence de ce qu’il fait et de ce qu’il doit faire. Il ne suffit plus, sur un diagnostic donné, d’appliquer une recette. Le temps des recettes qui se transmettaient de génération en génération est passé. Toute altération pathologique est déterminée par un certain nombre de conditions et peut être, dans une mesure variable, combattue par certains changemens introduits dans ces conditions. Tout cas particulier, bien que régi par des lois générales, est soumis à des circonstances également particulières. Déterminer avec exactitude la modification morbide de l’organisme, en découvrir les conditions générales et les circonstances particulières, introduire dans ces conditions et circonstances tel ou tel élément nouveau, en telle ou telle quantité, est un problème d’ordre scientifique, que seul peut résoudre un esprit formé aux méthodes de la science. Sous peine d’être un empirique, le médecin doit pouvoir se donner, au moins à lui-même, la raison de ce qu’il prescrit, de ce qu’il exécute. Et cela, c’est de la science au premier chef.

Mais la science ne lui est pas moins nécessaire à un autre point de vue. La façon moderne d’envisager les maladies a eu pour conséquence immédiate une transformation de la technique médicale. Il ne suffit plus au médecin de savoir manier le bistouri ou le forceps et formuler une ordonnance : toute clinique est aujourd’hui flanquée d’un laboratoire ; la boîte à réactifs, l’étuve à cultures et le microscope sont désormais pièces indispensables de l’appareil médical. A chaque instant, la science est mise à réquisition ; pour nombre de diagnostics un examen chimique ou microscopique en dit maintenant plus long que l’auscultation la plus attentive ou la percussion la plus délicate ; pour la thérapeutique, nombre d’agens puissans tels que l’électricité, les poisons organiques, les virus atténués, ont été empruntés à la physique et à la chimie. Il ne saurait donc désormais y avoir de médecin parfait, — et l’organisation des études doit tendre à l’idéal, — sans un esprit vraiment scientifique et sans une certaine pratique des sciences physico-chimiques.

D’où, au point de vue d’une organisation rationnelle des études, cette double conséquence : nécessité de n’aborder les études médicales qu’avec une suffisante initiation scientifique ; nécessité, tout le long des études médicales, de lier à chaque portion d’entre elles les applications scientifiques qu’elle peut recevoir.


III

Cette double nécessité, aujourd’hui absolument impérieuse, n’a pas été sans être entrevue dès le début, et avec une clarté croissante à mesure qu’elle se manifestait davantage. Les décrets de 1893 n’ont pas la prétention de l’avoir découverte ; ils se sont proposé purement et simplement d’y mieux satisfaire qu’on n’avait fait jusqu’alors. Envisagés ensemble avec leurs précédens, ils sont non une création, mais une mise au point que commandaient à la fois l’état présent des sciences et les défauts constatés de la réglementation antérieure.

C’est la Révolution qui a tenté la première organisation rationnelle des études médicales. Dans ses règlemens se marque déjà le souci de la culture scientifique indispensable au médecin. Ainsi la loi de l’an III, par laquelle étaient créées les trois écoles de santé de Paris, de Montpellier et de Strasbourg, décidait que les élèves en seraient choisis « sur leur civisme, » — c’est la note et l’exigence du temps, — mais aussi « sur leurs premières connaissances acquises dans une ou plusieurs sciences préliminaires de l’art de guérir telles que l’anatomie, la chimie, l’histoire naturelle ou la physique. » La loi de l’an XI, qui réglementa, quelques années plus tard, l’exercice de la médecine, décidait de même qu’à défaut « d’une attestation d’un cours complet dans un lycée, » les élèves seraient soumis à un examen préliminaire dans lequel on s’assurerait qu’ils ont les connaissances indispensables pour étudier l’art de guérir. » En 1808, s’organise l’Université impériale ; les facultés de médecine se substituent aux écoles de santé ; à l’issue des études secondaires, on crée le baccalauréat ès lettres ; on l’exige pour les études médicales, comme pour les études juridiques. C’est la garantie d’une culture générale. Mais comme ce baccalauréat ne contenait de sciences que des mathématiques, et encore à très petite dose, on ne tarda pas à s’apercevoir que, s’il était une preuve suffisante d’une culture générale, il laissait les étudians en médecine démunis des connaissances indispensables en physique, en chimie, en zoologie et en botanique. Pour combler la lacune, en 1821, on crée un baccalauréat spécial, comprenant, avec quelques mathématiques, la physique, la chimie, la zoologie, la botanique et la minéralogie, et on l’exige, en même temps que le baccalauréat ès lettres, des futurs médecins. A la preuve d’une culture générale, s’ajoutait ainsi la preuve d’une culture spéciale, également nécessaire.

Après dix ans de ce régime, cette double exigence ayant paru sans doute excessive, ce baccalauréat ès sciences spécial fut supprimé ; mais dès l’année suivante, les facultés de médecine en réclamaient le rétablissement ou l’équivalent. En 1833, il fut rédigé un projet de règlement général pour les études et la discipline dans les facultés de médecine : il prévoyait « cinq années d’études, dont une année préparatoire suivie d’un examen d’admission. »

« Votre commission établit d’abord un examen d’admission ; non seulement il convient qu’un jeune homme, pour se livrer à l’étude de la médecine, soit assez initié dans les belles-lettres pour avoir obtenu le titre de bachelier, mais il faut encore qu’il connaisse les principes généraux de la chimie, de la botanique et des sciences naturelles assez bien pour pouvoir en étudier l’application aux diverses branches de la médecine. C’est à s’assurer que les jeunes gens qui veulent être étudians en médecine ont déjà ces connaissances que le premier examen sera consacré ; il remplacera avantageusement le baccalauréat ès sciences. » On se borna à rétablir, en 1836, parallèlement au baccalauréat ès lettres, le baccalauréat ès sciences.

En 1852, quand M. Fortoul eut imaginé et réalisé ce système d’études secondaires connu sous le nom de bifurcation, et dans lequel les élèves des lycées se séparaient, à partir de la troisième, les uns pour continuer leurs études littéraires, les autres pour se livrer à des études scientifiques, les deux sections aboutissant, l’une au baccalauréat ès lettres, l’autre au baccalauréat ès sciences, il sembla que ce dernier, obtenu après deux ou trois ans d’enseignement scientifique succédant à un enseignement élémentaire du grec, du latin et du français, impliquait en lui-même toutes les garanties précédemment requises, celles de la culture générale, celles de la culture spéciale, et l’on décida qu’il serait seul exigé des étudians en médecine. Par contre-coup, la preuve scientifique préliminaire exigée des candidats paraissant suffisante, on décida que, dans les facultés de médecine « les cours de physique, de chimie et d’histoire naturelle prendraient désormais un caractère plus positif d’application à la médecine. »

Mais on ne tarda pas à constater chez les étudians en médecine un certain abaissement du niveau intellectuel, et, à la demande pressante des facultés de médecine, on en revint, dès 1858, au régime antérieur à la bifurcation : le baccalauréat ès lettres et le baccalauréat ès sciences spécial, qui fut allégé, et dénommé baccalauréat ès sciences restreint pour la partie mathématique.

« L’art de guérir, disait le rapporteur du Conseil supérieur de l’Instruction publique, exige, pour être cultivé et appliqué avec succès, autant d’efforts d’intelligence et de jugement que de connaissances théoriques et pratiques, mais il ne faut pas de système exclusif. Si on jette l’étudiant dans cette étude si variée et si absorbante des maladies de l’homme et des moyens de guérir sans aucune notion suffisante de ces sciences spéciales appelées sans cesse au secours de l’observation pathologique et de l’application de la matière médicale, il éprouvera les plus grandes difficultés. Il faut qu’en sortant de l’enseignement secondaire il soit prêt à profiter des cours de la faculté de médecine qui supposent l’élève au courant des élémens généraux des sciences physiques et naturelles. »

Comme doctrine, c’était parfait : le baccalauréat ès lettres, attestant une culture générale, au bout d’études classiques régulières et complètes ; le baccalauréat ès sciences restreint, attestant ou devant attester, outre cette culture générale, une certaine initiation scientifique. Mais en pareille matière, la doctrine n’est rien, si les institutions n’y répondent pas. Le malheur fut que l’Etat, qui croyait devoir imposer aux futurs étudians en médecine la preuve de connaissances assez étendues en physique, en chimie et en histoire naturelle, négligea d’organiser l’enseignement de ces matières. Il y avait dans les lycées des classes préparatoires aux écoles du gouvernement : à l’Ecole polytechnique, à l’Ecole de Saint-Cyr, à l’Ecole navale, à l’Ecole centrale ; il y avait des classes préparatoires au baccalauréat ès sciences complet ; il n’y en eut pas pour le baccalauréat ès sciences restreint. Une fois bacheliers ès lettres, quelques élèves rentraient de confiance au lycée pour se préparer à ce grade. Les proviseurs n’avaient pas le courage de les renvoyer à leurs familles ; on les admettait donc en mathématiques élémentaires, et là, relégués aux bancs supérieurs, comme des étrangers en subsistance, dispensés tacitement de l’enseignement des mathématiques, négligés par les maîtres, ils en étaient réduits à compléter au moyen de manuels la préparation intermittente et insuffisante qu’ils recevaient. Le reste en usait plus librement. Les uns achetaient le précieux manuel dès la classe de philosophie et menaient de front la préparation régulière du baccalauréat ès lettres et la préparation clandestine du baccalauréat restreint, et souvent il leur arrivait d’obtenir les deux diplômes à la même session, ou l’un en juillet et l’autre en novembre. Ils gagnaient ainsi une année ; mais en courant les deux grades à la fois, ils avaient compromis leur éducation philosophique et ne s’étaient procuré qu’une teinture superficielle des sciences indispensables à de bonnes études médicales. Les autres recouraient aux préparateurs patentés de l’industrie privée. En présence de l’ignorance à peu près générale des candidats, les facultés des sciences se laissaient aller à l’indulgence, et si d’aventure il s’en rencontrait une qui refusât d’abaisser l’examen, elle était immédiatement désertée pour d’autres plus clémentes.

La garantie promise et annoncée restait donc illusoire, et cela au moment précis où l’union de la médecine et des sciences expérimentales, devenant chaque jour plus étroite, exigeait des futurs étudians en médecine une connaissance plus complète des élémens de ces sciences. Aussi, après vingt ans de ce régime décevant, les facultés de médecine prirent-elles le parti héroïque d’organiser elles-mêmes et en elles-mêmes un enseignement complémentaire de ces sciences à l’usage de leurs propres étudians. C’était de leur part sacrifice et pis-aller, car elles ont droit, ce semble, d’exiger qu’on n’entre chez elles qu’en état d’aborder leurs objets particuliers d’études ; mais puisqu’on ne leur livrait que des élèves insuffisamment formés, elles achèveraient de les former elles-mêmes. A tout prendre, cela vaudrait mieux que de les laisser à l’excès ignorans des matières scientifiques. Elles avaient des enseignemens de physique médicale, de chimie médicale, d’histoire naturelle médicale répartis entre diverses années de la scolarité. On les concentra tous dans la première année, au risque de leur enlever ce caractère d’application qu’ils doivent avoir dans une faculté spéciale. A la fin de cette première année, on établit comme barrière un examen, sans lequel nul ne pouvait aborder l’étude de la médecine proprement dite.

« Le premier examen, — disait Wurtz, dans son rapport de 1878 au Conseil supérieur de l’Instruction publique — placé à la fin de la première année, aurait pour objet la chimie médicale, la physique médicale et l’histoire naturelle médicale. Une année d’études sera nécessaire, mais suffira pour permettre au candidat d’aborder l’épreuve avec succès. L’enseignement scientifique qui est donné dans les lycées les aura, d’ailleurs, préparés à ces études. Mais cette préparation est insuffisante pour de futurs médecins, et il importe de compléter et de fortifier les connaissances acquises pour mettre les candidats en état de comprendre les applications des sciences physiques à la physiologie et à la médecine, applications si nombreuses aujourd’hui, et qui leur seront exposées plus tard. »

Il faut rendre aux facultés de médecine cette justice, qu’elles ont fait les plus sérieux efforts pour organiser ce genre d’enseignement et le rendre fructueux : les maîtres les plus distingués n’y ont épargné ni leur peine ni leur talent ; pourtant, après une expérience de quinze ans, elles ont été unanimes à réclamer un changement de régime. C’est que l’organisation de 1878 recelait un gros illogisme : — ce n’est pas aux facultés spéciales de préparer elles-mêmes leurs propres étudians ; elles doivent les recevoir tout préparés d’ailleurs ; — et que peu à peu, avec le temps, les conséquences s’en étaient manifestées.

Tout d’abord, en constituant au début de la scolarité médicale une année de sciences physiques et naturelles, et en continuant d’exiger des étudians en médecine le baccalauréat ès sciences restreint, loin de le relever, on l’avait encore abaissé davantage. C’est l’effet de tous les doubles emplois. Dès 1882, les doléances recommencent, plus vives que jamais, et l’on réclame une préparation scientifique plus sérieuse, plus complète, plus probante.

« Quand on songe à l’importance extrême de la chimie organique pour les études médicales, notamment pour la physiologie, la thérapeutique, l’hygiène, etc., on ne peut admettre que les étudians en médecine, au sortir de nos lycées où la chimie organique n’est pour ainsi dire pas enseignée, soient en état d’aborder avec succès l’enseignement de cette science tel qu’il se fait dans nos facultés, alors qu’ils ne seront pas pourvus d’une autre instruction préparatoire que celle qu’on doit supposer à un bachelier ès lettres ayant satisfait aux programmes actuellement adoptés. » (Faculté de médecine de Paris.)

« Il importe donc que les aspirans au doctorat en médecine possèdent, à leur entrée dans les facultés, des connaissances scientifiques assez étendues, assez solides, pour que les professeurs ne soient pas obligés de consacrer leur temps à leur enseigner les élémens de ces sciences. Dans les facultés de médecine, les professeurs des sciences physico-chimiques et naturelles ont une double mission : ils doivent d’une part appeler plus spécialement l’attention des élèves sur les questions qui fournissent des applications utiles à la biologie ; ils doivent d’autre part mettre les élèves au courant de ces importantes applications. Pour que les professeurs puissent remplir convenablement la mission qui leur est confiée, pour que leur enseignement soit profitable, il faut donc de toute nécessité que leurs élèves soient suffisamment préparés par de bonnes études scientifiques préliminaires[1]. » (Conseil académique de Paris.)

En même temps, et par un autre effet également naturel des mêmes causes, l’enseignement de première année, dans les facultés de médecine, malgré tous les efforts des maîtres et de leurs auxiliaires, était loin de donner les résultats attendus. Je ne pense pas ici à la difficulté, peut-être insurmontable, d’organiser dans de grandes facultés comme celle de Paris, où les élèves sont foule, cette éducation vraiment scientifique qui ne se donne pas seulement ex cathedra, mais qui résulte bien davantage du travail en commun et par groupes dans les laboratoires : je veux parler de cette infirmité native à laquelle le nouvel enseignement était condamné par la préparation insuffisante des élèves, et à laquelle, sauf en de rares écoles, il n’a pas échappé. On vient de voir que, dès 1882, c’est-à-dire moins de quatre ans après la mise en action du nouveau régime, les plaintes recommençaient sur la faiblesse générale des bacheliers ès sciences restreints. La conséquence, c’est que les facultés de médecine, soucieuses de leur responsabilité, allaient appliquer leur principal effort à remédier à cette faiblesse, à combler cette lacune, par leur enseignement de première année. Mais, par là même, cet enseignement perdait son caractère ; il cessait d’être médical pour devenir préparatoire ; il se dénaturait, il s’abaissait, et les sciences physiques et chimiques prenaient vite, dans les facultés de médecine, le nom significatif de sciences accessoires.

D’ailleurs, en espérant que cette première année pourrait avoir le caractère médical, les auteurs du décret de 1878, plus savans que médecins, ne cédaient-ils pas à une illusion théorique ? En le rapportant devant le Conseil supérieur de l’Instruction publique, Wurtz disait : « Dans le cours des leçons élémentaires consacrées à ces sciences, les applications se présenteront en foule et seront relevées par les professeurs. » Quinze ans plus tard, le professeur Le Fort, au nom de la Faculté de médecine de Paris, écrivait : « Si l’on veut… enseigner aux élèves la chimie et la physique en les envisageant dans leurs rapports intimes avec la physiologie et la médecine, il est illogique de donner cet enseignement à des élèves de première année. Comment faire comprendre les phénomènes chimiques de la respiration et de la digestion à des élèves qui ne connaissent encore ni l’anatomie ni la physiologie du poumon et des organes digestifs ? Comment pourra-t-on s’intéresser à l’étude des parasites végétaux ou animaux, causes de tant de maladies, si l’on n’a pas déjà une connaissance étendue de la pathologie ? Je pourrais étendre ces exemples à l’hygiène, à la thérapeutique, et à la clinique. Si donc il est indispensable que l’étude de la médecine soit préparée par une année au moins, consacrée à faire connaître à nos futurs élèves les lois générales qui seront plus tard utilisées quand il leur faudra étudier les phénomènes de la vie, ce n’est qu’en troisième et en quatrième années que les professeurs de sciences chimiques, physiques, et naturelles, dans une faculté de médecine, peuvent faire, avec fruit, la véritable application de ces sciences à la médecine théorique et clinique. »

Et comme l’enseignement de la physique, de la chimie, de l’histoire naturelle, ramassé tout entier en première année, avant l’anatomie, l’histologie, la physiologie, la pathologie et les cliniques ne reparaissait plus, ni en seconde, ni en troisième, ni en quatrième année, c’est-à-dire là où il eût pu prendre un caractère d’application à l’art de guérir, il en résultait cette double conséquence : les facultés de médecine enseignaient de la physique, de la chimie et de l’histoire naturelle ce que leurs élèves en auraient dû savoir en entrant chez elles ; elles n’en enseignaient pas ce qu’elles auraient dû leur apprendre. D’où amoindrissement des études, et abaissement de l’enseignement. — Avec le progrès des sciences expérimentales, la physique, la chimie et certaines parties des sciences naturelles ne sont pas un accessoire dans les études médicales ; elles y sont un élément principal ; c’est d’elles surtout que viennent les faits nouveaux, les lois nouvelles, les découvertes, dont le médecin fait ensuite son profit. Loin d’être exclus des facultés de médecine, ces enseignemens y ont droit à une place éminente ; mais à la condition d’y être à leur place, à la place d’où ils peuvent éclairer les faits d’ordre médical, en rapport constant avec la physiologie, la pathologie générale, la thérapeutique, l’hygiène et les cliniques. Les réduire à un rôle élémentaire, propédeutique, en faire la simple doublure d’un baccalauréat restreint, c’est enlever aux facultés de médecine une de leurs maîtresses pièces. Ainsi, par une revanche de la logique méconnue, le régime de 1878, imaginé pour renforcer, dans la médecine, l’élément scientifique, aboutissait à l’affaiblir encore davantage. Du reste, on ne s’était pas moins mépris sur certaines dispositions morales des étudians avec lesquelles il faut compter. Voici un jeune homme qui sort du lycée, pourvu de son baccalauréat classique et du baccalauréat ès sciences restreint. Il se fait inscrire à la faculté de médecine ; de par son immatriculation, il est bien et dûment étudiant en médecine ; il entre à la faculté, plein de curiosité ; c’est un ordre nouveau de choses qui, semble-t-il, va s’ouvrir devant lui ; il rêve d’anatomie, de physiologie, d’hôpitaux et de clinique. Mais dès le premier jour, il apprend que l’amphithéâtre de dissection lui est fermé, que l’hôpital lui est interdit, et que, pendant un an, il va lui falloir se remettre aux généralités de la physique, de la chimie, de l’histoire naturelle, toutes choses que, sans doute, il ne sait guère ou sait mal, mais qu’il croit savoir, sur la foi de son parchemin. Le voilà donc pour une année entière, cet étudiant en médecine, à ne rien faire de médical, à manier un baromètre ou un thermomètre, à monter un appareil à oxygène ou à hydrogène, à disséquer des grenouilles ou des écrevisses. Les meilleurs résistent à cette déception, mais beaucoup se rebutent, se dégoûtent, et perdent la vocation. Il a été remarqué que, depuis le régime de 1878, de la première à la seconde année, le nombre des étudians en médecine diminuait environ de moitié. Sans doute, dans la masse grandissante des aspirans au doctorat, une sélection doit se faire ; mais, on conviendra qu’un déchet de moitié est trop considérable.

Donc le but était loin d’être atteint. Mais, chose plus grave encore, un réel préjudice se trouvait porté aux études médicales. Le décret de 1878, en organisant à l’intérieur des facultés de médecine, la première année de sciences accessoires, avait maintenu à quatre ans la durée totale de la scolarité. Un an pour les sciences physiques et naturelles, il en restait trois seulement pour les véritables études de médecine. Trois années en 1878, quand les règlemens de 1803 en donnaient quatre ! Pourtant, depuis lors, que de nouveautés ajoutées à ce qu’était, à cette dernière date, l’état des connaissances ! L’histologie créée de toutes pièces ; la physiologie centuplée ; la chimie biologique constituée ; l’anatomie pathologique agrandie ; la pathologie générale transformée par la bactériologie. La tâche ayant grandi, il eût fallu, ce semble allonger la journée, et on la réduisait.


IV

Aussi n’est-il pas surprenant qu’en présence de tels inconvéniens, les facultés de médecine se soient montrées favorables à un changement de système. Consultées officiellement par le ministre de l’instruction publique, une première fois en 1890, une seconde en 1892, elles ont été unanimes à condamner le régime de 1878. De tous les témoignages produits alors, nous citerons quelques-uns des plus importans. Dans son rapport au Sénat sur la loi de 1892, relatif à l’exercice de la médecine, M. Cornil, professeur à la Faculté de médecine de Paris, rencontrant sur son chemin cette question de l’organisation des études, s’exprime ainsi :

« Les étudians en médecine sont aujourd’hui si peu instruits dans les sciences physiques et naturelles que la majorité d’entre eux est refusée au premier examen de doctorat qui se passe à la fin de la première année, et que le tiers d’entre eux, après ce refus, renonce à l’étude de la médecine. C’est une des causes manifestes de l’abandon de la profession médicale et de la diminution du nombre des médecins.

« Les professeurs de physique, de chimie et d’histoire naturelle des facultés de médecine sont obligés de refaire complètement l’éducation élémentaire des jeunes gens, qui ne les comprendraient pas s’ils voulaient développer les parties plus élevées de leur enseignement, c’est-à-dire celles qui touchent aux applications de ces sciences à la médecine. C’est là pourtant le but de l’enseignement donné dans les facultés de médecine.

« Les étudians en médecine devraient être préparés avant leur entrée à la faculté à comprendre les matières d’un programme plus élevé et spécial, tel que la physique médicale, la botanique médicale, l’histoire naturelle des parasites, la chimie organique et physiologique… »

Identique au fond et plus énergique encore est le langage tenu par le rapporteur de la Faculté de médecine de Paris, le professeur Le Fort, lors de l’enquête de 1892 :

« Le résultat de cette fâcheuse organisation, c’est que l’élève qui devrait arriver dans nos facultés, en possession de connaissances sérieuses en physique, en chimie, en histoire naturelle générale, n’a que des connaissances très superficielles et insuffisantes en ces matières, et ce qu’il y a de plus grave, c’est que ces études incomplètes et faites à la hâte, l’ont mis dans les plus mauvaises conditions pour profiter de sa première année de médecine. Pendant son année de philosophie, on a eu la prétention de lui apprendre la chimie sans lui faire faire de manipulations ; la physique sans lui faire faire d’expériences ; l’histoire naturelle sans même lui montrer les animaux, les plantes, les minéraux dont on l’entretenait. Il ne sait que ce qu’il a lu dans ses livres, entendu dans les leçons du professeur, et il est impossible que dans ces conditions il s’intéresse à des sciences qui ont avant tout besoin de démonstrations matérielles. C’est dans des conditions plus mauvaises encore qu’il se prépare au baccalauréat ès sciences, car cette préparation se fait le plus souvent en dehors du lycée ou de tout autre établissement d’instruction. L’élève a étudié dans ses livres et seulement de manière à pouvoir répondre aux questions indiquées au programme. Lorsqu’il a subi avec un très médiocre succès ces épreuves si aléatoires des deux baccalauréats et qu’il entre dans nos facultés, il ne sait en réalité, ni la chimie, ni la physique, ni les sciences naturelles ; mais il croit les savoir, et on l’a tellement fatigué, disons le mot, dégoûté de ces études pourtant si attrayantes, que lorsqu’il arrive dans nos écoles et qu’il retrouve encore dans le programme de la première année les sciences physico-chimiques, il éprouve pour elles une répulsion instinctive.

…………………………..

« Cette question de l’enseignement des sciences physico-chimiques est une de celles qui compliquent le plus le programme de l’organisation de nos études, parce qu’elle est mal posée et en général mal résolue. Il faut, pour pouvoir comprendre les faits d’ordre chimique et physique qu’étudie la physiologie, pour pouvoir aborder l’étude de ces phénomènes compliqués, avoir une connaissance générale de la chimie et de la physique ; il en est de même en ce qui concerne la médecine, la chirurgie, la thérapeutique et l’hygiène. Si le professeur de physiologie ou de médecine doit faire allusion à la constitution chimique des tissus, aux excrétions et aux réactions dont ils sont le siège, à la réfraction de la lumière dans l’œil, à la production de la chaleur ou du travail musculaire, à l’organisation des animaux ou des plantes, il faut qu’il ait le droit de compter que l’élève sait ce qu’est tel acide ou tel sel, telle ou telle matière albuminoïde, tel principe constitutif, quelles sont les propriétés des lentilles, comment se produisent et se comportent les courans électriques dont il doit démontrer les actions physiologiques ou l’emploi thérapeutique. Cette étude élémentaire doit précéder l’étude des sciences médicales proprement dites.

« Il faut donc nettement poser ce principe : l’élève, avant de commencer l’étude de la médecine, doit posséder la connaissance élémentaire des sciences physico-chimiques et naturelles. Quant aux cours de chimie, de physique et d’histoire naturelle directement appliquées à la thérapeutique et à la pathologie, ils ne peuvent être suivis que conjointement avec les cours de pathologie et de thérapeutique, c’est-à-dire pendant la troisième et la quatrième années d’études. C’est à nos collègues, titulaires de ces chaires, qu’il appartient de faire ces cours indispensables dans une faculté, cours d’un ordre élevé, qui conviennent seuls au rang que ces professeurs occupent dans la science ; mais si l’on veut éviter la confusion actuelle, il faut reconnaître que c’est à un autre ordre de professeurs qu’il faut confier l’éducation préparatoire de nos élèves dans les sciences physico-chimiques et naturelles étudiées dans leurs élémens. »

Enfin, dans un rapport présenté au Conseil supérieur de l’Instruction publique, au nom d’une nombreuse commission chargée d’examiner le projet de décret de 1893, M. Brouardel, doyen de la Faculté de médecine de Pétris, résumait ainsi le sentiment des facultés :

« De tout temps, les professeurs des facultés de médecine, notamment les professeurs de physique, de chimie, d’histoire naturelle, se sont plaints que les étudians en médecine abordaient les études médicales avec une préparation scientifique insuffisante, que, par suite, ces professeurs étaient obligés d’enseigner les élémens des sciences à des élèves qui auraient dû les posséder avant de s’inscrire dans les facultés.

« Ils ont fait remarquer à juste titre que les chaires de chimie, physique, et histoire naturelle ont été créées près les facultés de médecine dans l’intention non pas d’enseigner les sciences générales, mais d’en faire connaître les applications médicales à la physiologie, à la pathologie, à la thérapeutique, à l’hygiène, à la médecine légale, à la clinique. Les professeurs chargés de cet enseignement, placés en présence d’élèves n’ayant que des notions tout à fait insuffisantes sur la physique, la chimie, l’histoire naturelle générales, se sont trouvés dans la nécessité de les compléter et de consacrer la plus grande partie de leur temps, soit dans l’amphithéâtre, soit dans les travaux pratiques, à exposer les questions non médicales avec lesquelles les étudians auraient dû être familiarisés avant d’entrer dans les facultés. D’autre part, ils ne pouvaient donner à la partie essentielle de leur enseignement, celle qui est leur raison d’être à la faculté, je veux dire aux applications des sciences à la médecine, que des développemens très restreints. Ils n’auraient pas été compris par des élèves qui n’avaient pas encore abordé l’étude de l’anatomie, de la physiologie, et de la médecine.

« Les élèves eux-mêmes, convaincus que la possession du grade de bachelier ès sciences restreint suffisait à prouver qu’ils connaissaient ces sciences, n’apportaient à leurs études, dans cette première année, qu’une ardeur très mal soutenue. Pour eux, la date réelle de leur entrée à la faculté de médecine était celle qui leur ouvrait les portes des pavillons de dissection, c’est-à-dire la deuxième année. « Les plaintes étaient unanimes, et les résultats du premier examen de doctorat, subi à la fin de la première année, montrent que, malgré le zèle des professeurs, plus du tiers des étudians en médecine, et quelquefois la moitié, échouait à. cette épreuve deux ou trois fois, et qu’un grand nombre d’entre eux, découragés, renonçaient définitivement aux études médicales.

« Dans le programme actuel des études, lorsque l’étudiant a accompli cette première année de scolarité, il ne trouve plus, pendant toute la durée de ses études médicales, un cours ou une conférence destinés à lui montrer les applications des sciences physiques, chimiques ou naturelles à la médecine. Il en résulte que, par suite de l’insuffisance de leur préparation avant d’entrer à la faculté de médecine, les étudians reçoivent incomplètement l’enseignement de la physique, de la chimie et de l’histoire naturelle générale et plus incomplètement encore celui de leurs applications à la médecine. »

Dans cette consultation, il y avait donc accord, et sur la cause du mal, et sur le remède : le mal venait de ce qu’on avait confondu ce qui est simplement une préparation aux études médicales, et ce qui en est une partie essentielle, l’enseignement des sciences physiques, chimiques et naturelles en ce qu’elles ont de général, et l’enseignement de leurs applications à l’art de guérir. Le remède ne pouvait être que la fin de cette confusion, la séparation de ces deux élémens. De là, le reste découlerait tout naturellement. Une fois les futurs étudians en médecine suffisamment initiés aux sciences expérimentales, l’enseignement de ces sciences, en ce qu’il a de médical, reprendrait immédiatement, dans les facultés de médecine, son caractère et sa place ; il suffirait de quelques retouches, de quelques remaniemens aux programmes des examens. Une fois la première année rendue aux études médicales, l’étudiant, dès son entrée à la faculté, ferait œuvre vraie d’étudiant en médecine et la continuerait pendant les quatre ans de sa scolarité.

D’où ces conclusions unanimes de l’enquête : il y a lieu d’instituer, pour les jeunes gens qui se destinent à la médecine, une année préparatoire spécialement consacrée à l’étude de la chimie, de la physique et de l’histoire naturelle générale, en supprimant le baccalauréat ès sciences restreint ; — il y a lieu de consacrer les quatre années de la scolarité réglementaire aux études médicales proprement dites, en commençant par l’anatomie ; — il y a lieu, dans la série des examens, d’accoupler les applications des sciences physiques et chimiques aux objets de science médicale auxquels elles se lient.

V

De ce programme les deux derniers points ont été réalisés sans grande difficulté, par le décret de 1893. La durée des études en vue du doctorat en médecine reste fixée à quatre ans ; elles débutent, non plus par la physique, la chimie et l’histoire naturelle, mais par l’anatomie, l’histologie et la physiologie ; les sciences physiques, chimiques et naturelles n’en sont pas exclues, mais elles n’y ont plus le caractère préparatoire et propédeutique ; elles y sont ce qu’elles y doivent être, les auxiliaires de la médecine ; elles reparaissent, la physique biologique et la chimie biologique, au second examen, avec la physiologie qui ne peut se passer d’elles, la parasitologie et la microbiologie, au troisième examen, avec la pathologie générale qu’elles éclairent ; toutes enfin, au quatrième, avec la thérapeutique, l’hygiène, la médecine légale, la pharmacologie, qui n’en sont guère que des applications.

Plus difficile était le premier point, car là, il ne s’agissait pas simplement de modifier, mais de créer. Où placer le nouvel enseignement, substitué à la fois au baccalauréat ès sciences et à l’ancienne année de sciences accessoires ? Il ne fallait pas songer à le laisser dans les facultés de médecine. Toutes, sauf une, avaient repoussé cette hypothèse, disant très justement que leur rôle est de former des médecins, et non des élèves aptes à devenir étudians en médecine ; elles sont des facultés spéciales ; elles ont un objet nettement déterminé ; elles avaient pu, pendant quinze ans, donner une partie de leurs soins à réparer l’insuffisance scientifique de leurs élèves, au détriment de leurs propres études ; mais puisque ce régime était condamné par ses résultats, puisqu’on était d’accord pour le changer, il fallait un système net, logique, laissant à chacun sa tâche et sa responsabilité. Les facultés de médecine écartées, restaient les lycées, et les facultés des sciences.

Nous pouvons bien le dire ici, en abordant cette réforme, l’administration de l’Instruction publique n’était dirigée par aucune idée préconçue. Une seule chose, pour elle, était certaine : la nécessité du nouvel enseignement. On le placerait là où il semblerait à sa place, le mieux en état de produire de bons résultats. Pendant plus d’un an, les deux solutions furent tournées et retournées sous toutes les faces, et ce n’est qu’après l’examen le plus approfondi que le Conseil supérieur se décida pour les facultés des sciences.

On trouvera, — dans le rapport à lui présenté au nom de sa commission, par M. Darboux, doyen de la Faculté des sciences de Paris, — les raisons de sa préférence. Elles sont à la fois d’ordre théorique et d’ordre pratique. Le choix du Conseil supérieur a été déterminé, d’un côté, parle caractère essentiel de l’enseignement nouveau, de l’autre, par l’état comparé des choses dans l’enseignement secondaire et dans les facultés des sciences. Tout d’abord par le caractère du nouvel enseignement.

Sous peine de manquer encore une fois le but, et de recommencer la stérile histoire du baccalauréat ès sciences restreint, il fallait donner à cet enseignement une allure très expérimentale. On peut à la rigueur enseigner les sciences expérimentales comme on enseigne l’histoire et les sciences mathématiques, par des leçons orales et des interrogations. Mais c’est la mauvaise méthode ; elle n’est d’ailleurs applicable qu’aux rudimens de ces sciences, ou à quelques-unes de leurs parties les plus élevées, par exemple à la physique mathématique. La bonne méthode de les enseigner, celle qui tout ensemble permet d’en saisir les résultats et l’esprit, c’est l’expérience, l’expérience incessante et répétée. Au mathématicien, il suffit, pour transmettre ce qu’il sait, d’une feuille de papier et d’un crayon, d’un tableau noir et d’un morceau de craie, parce que les liaisons qu’il démontre sont liaisons abstraites entre termes et symboles abstraits, et que dès lors l’expression en est possible partout et pour tous. Mais le physicien, le chimiste et le naturaliste ont besoin d’autres ressources. C’est que les liaisons qu’ils exposent sont liaisons de fait, et que partant on ne peut les saisir que là où elles sont, c’est-à-dire dans la réalité concrète. A la théorie, l’enseignement doit donc ici joindre la pratique, et par pratique je n’entends pas simplement ces expériences de collège, ces sortes d’illustrations qu’à l’appui de sa parole le maître produit, une fois pour toutes, aux yeux des élèves, j’entends l’expérience exécutée par l’élève lui-même, sous la direction du maître. Pour que l’enseignement des sciences physiques et naturelles soit vraiment efficace, pour qu’il forme l’esprit à la discipline particulière de ces sciences, pour qu’il en fasse comprendre les résultats, il faut que l’élève agisse lui-même, opère de ses mains, voie de ses yeux, retrouve ce que le maître a décrit, saisisse en acte les phénomènes et les lois de la nature, manie les instrumens qui servent à les manifester. Or c’était bien un tel enseignement et non le psittacisme du baccalauréat ès sciences restreint que réclamaient les facultés de médecine : des étudians déjà formés à l’esprit des sciences expérimentales, en possédant convenablement les principaux résultats, sachant faire une analyse chimique, sachant voir au microscope.

A priori, un tel enseignement peut se classer aussi bien dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement supérieur, suivant qu’on envisage telle ou telle de ses faces : dans l’enseignement secondaire, si l’on y voit surtout un enseignement préparatoire à d’autres études d’un ordre plus spécial ; dans l’enseignement supérieur, si l’on en considère surtout la méthode, qui est bien celle de l’enseignement supérieur, puisqu’elle doit former l’élève avoir et à penser par lui-même. Mais cette question purement théorique et presque oiseuse ne se posait pas devant le Conseil supérieur de l’Instruction publique. Il n’était pas devant une table rase ; on ne lui demandait pas de tracer un plan purement doctrinal. Il se trouvait en présence d’un problème nettement déterminé, et, pour le résoudre, en présence de moyens existans et circonscrits : d’un côté, les lycées et collèges, de l’autre, les facultés des sciences. Lesquels pouvaient le mieux réaliser la fin qu’on se proposait ?

Tout d’abord, en ce qui concerne les lycées, c’eût été une illusion de croire qu’on pourrait se borner à organiser le nouvel enseignement dans quelques-uns seulement, un ou deux par académie. Une administration publique n’est pas toujours maîtresse de ses desseins ; il lui faut compter avec les réclamations de l’opinion. C’est sous sa pression qu’on a multiplié au-delà du nécessaire les classes de mathématiques spéciales préparatoires à l’Ecole polytechnique et les classes préparatoires à Saint-Cyr. Combien, ici, ses réclamations eussent été plus pressantes et plus justifiées !

En somme, en plaçant le nouvel enseignement dans les lycées, on l’eût déclaré partie intégrante de l’enseignement secondaire, on en eût fait l’équivalent du baccalauréat ès sciences restreint condamné et disparu. Dès lors, pourquoi le donner à tel établissement et le refuser à tel autre, alors que toutes les villes ont fait tant de sacrifices pour leurs lycées et leurs collèges, alors surtout que la clientèle, aux besoins de laquelle il fallait pourvoir, se trouve disséminée partout, dans le plus modeste collège de plein exercice, comme dans le lycée le plus florissant ? Pour ce qui est des classes de mathématiques préparatoires à l’Ecole polytechnique et à l’Ecole de Saint-Cyr, on a été conduit à dépasser la mesure. Et pourtant il s’agit là de concours et l’on peut toujours invoquer auprès des familles les nécessités particulières d’une telle préparation. Mais pour un simple examen, pour un examen analogue à celui du baccalauréat, comment leur faire admettre que leurs enfans, une fois leurs classes achevées dans le collège de leur ville natale, ou dans le lycée de leur département, seraient forcés d’aller chercher ce complément de leur instruction secondaire dans un lycée lointain ? D’ailleurs, une autre raison de mettre partout les nouvelles classes dans tous les lycées, dans tous les collèges de plein exercice, en un mot dans tous les établissemens où, par définition, se font des classes complètes, ne tarderait pas à surgir. Là où, par impossible, l’État refuserait d’en créer, l’enseignement secondaire libre, qui n’est pas assez inhabile pour ne pas saisir les bonnes circonstances, en établirait sur-le-champ, et l’Etat se trouverait acculé à cette nécessité ou de faire plus tard ce qu’il aurait refusé tout d’abord, ou de laisser passer à l’enseignement libre une partie de sa clientèle.

Mais en dehors de toutes ces raisons, — et eût-on le pouvoir de ne créer les nouvelles classes qu’en nombre strictement limité, — les créer en ce nombre serait une entreprise irréalisable. Une par académie, deux dans les académies les plus vastes, c’est une vingtaine pour la France. Or les nouveaux élèves seront douze cents en moyenne, peut-être davantage. Ce serait donc, pour chacun des lycées privilégiés, un contingent nouveau de cinquante à soixante élèves. Passe pour l’enseignement théorique ; une classe de soixante élèves, même en physique et en chimie, n’a rien d’exorbitant ; mais pour l’enseignement pratique, est-il en France, je ne dis pas vingt lycées, mais un seul, le plus grand et le plus neuf, qui ait des laboratoires suffisans ? Presque tous viennent d’être reconstruits à grands frais par les villes et l’Etat ; on les a aménagés pour les besoins réels et permanens de l’enseignement secondaire, les agrandirait-on, à peine achevés ? Obtiendrait-on, pour ce gros imprévu, le concours financier des villes ?

D’ailleurs serait-ce un bien pour la discipline générale de ces lycées que cette catégorie particulière d’élèves ? Sans doute la règle d’une maison d’éducation n’a pas l’uniformité et la rigidité d’une règle monacale, mais encore faut-il que tous les élèves se sachent et se sentent de la même maison, qu’ils ne se répartissent pas en groupes, tendant à prendre des privilèges, une constitution à part. Dans les grands établissemens, où se donne la préparation aux Ecoles du gouvernement, fatalement, les candidats à une même école se rapprochent, s’unissent, forment un petit bataillon qui a son nom, son histoire, sa règle secrète, et jusqu’à ses fêtes. « J’ai assez des Taupins et des autres, disait un proviseur, au moment où se discutaient devant le Conseil supérieur les décrets de 1893 ; je ne veux pas des Carabins. » Il avait raison ! Au lycée, les futurs étudians en médecine, surtout avec les latitudes de mouvemens qu’exige la vie de laboratoire, eussent vite formé un groupe à part, très nettement et très fortement caractérisé.

On ne pouvait donc songer à quelques lycées de choix ; et force était d’envisager l’hypothèse pour tous, et aussi pour les collèges de plein exercice. Mais alors aux difficultés, aux impossibilités plus haut signalées, il s’en joignait de nouvelles. D’abord l’insuffisance des locaux à peu près générale, puis celle du matériel scientifique. Les lycées sont bien pourvus d’un cabinet de physique, d’un certain outillage de chimie, et de certaines collections d’histoire naturelle, mais pour les expériences du professeur en classe, non pour de sérieux travaux pratiques des élèves. C’eût été partout un matériel à créer à peu près de toutes pièces. Avec l’agrandissement indispensable des locaux, et en mettant les choses au plus bas prix, la dépense n’eût pas été moindre de soixante-mille francs par lycée, soit au total plus de six millions et demi. Et cela, sans parler des collèges communaux.

En troisième lieu, l’insuffisance numérique du personnel, personnel enseignant, personnel auxiliaire. Il n’y a que des éloges à faire des professeurs de physique et d’histoire naturelle des lycées ; mais on ne peut leur demander l’impossible. Or, avec les classes et les programmes actuels, tout leur temps est pris. Il eût donc fallu doubler leur effectif. En se contentant, à la rigueur, d’un seul emploi par lycée, c’était un accroissement de dépenses de près de six cent mille francs. Mais pour un enseignement pratique et expérimental, pour des manipulations quotidiennes, le professeur ne suffit pas ; il a besoin d’auxiliaires : chefs des travaux, préparateurs, garçons. Dans les lycées les plus favorisés, un garçon est mis quelques heures par jour à la disposition du professeur de physique et de chimie ; un préparateur dispose les expériences dont le professeur illustrera sa leçon ; mais, le plus souvent, l’emploi de préparateur est tenu par un maître répétiteur, et nulle part il n’existe de chefs des travaux. C’eût donc été tout un personnel à créer dans chaque établissement ; chef des travaux de physique, chef des travaux de chimie, chef des travaux d’histoire naturelle, préparateurs spéciaux pour chacun de ces ordres de sciences, garçons de manipulations. Avec cent dix lycées, c’était rester en deçà de la vérité que d’évaluer, de ce chef, l’accroissement des dépenses à neuf cent mille francs par an. Joignez aux chiffres précédens deux à trois mille francs de dépenses matérielles par lycée, frais de cours, frais de manipulations de chimie, ajoutez-y un complément de subvention de quatre à cinq cent mille francs au moins pour les collèges communaux, et vous dépasserez sensiblement deux millions. Deux millions par an, pour un millier d’élèves, car sur les douze ou treize mille étudians qui, année moyenne, se font inscrire aux facultés de médecine, il en sort environ deux à trois cents des établissemens libres, c’eût été par élève une dépense brute de deux mille francs par an, et en évaluant à trois cents francs par tête le produit de la rétribution scolaire, une dépense nette de dix-sept cents francs. Avec leur budget de onze millions, leurs recettes de huit millions, et leurs vingt-quatre mille étudians, les facultés ne demandent à l’État que cent vingt-cinq francs par an pour chacun d’eux. Si encore avec ces dépenses énormes de première installation, avec cet accroissement considérable de dépenses annuelles, on eût eu la certitude d’atteindre le but ! Mais rien n’était moins certain. Le dévouement n’eût certes pas fait défaut aux professeurs, ni la compétence. Pourtant c’est une assez mauvaise condition que d’être physicien pour enseigner la chimie, et pour enseigner la physique que d’être chimiste. Dans ce domaine rien ne vaut la spécialité des recherches, l’ardeur qu’elle inspire, l’ascendant qu’elle donne. Or, dans l’enseignement secondaire, qu’on soit physicien ou chimiste de goût et de travaux, on est professeur de physique et de chimie, et, à ce titre mixte, on enseigne également, suivant les besoins du programme, le matin la physique et le soir la chimie. De même pour la zoologie et pour la botanique. En outre, il n’apparaît pas que le lycée soit, pour cette sorte d’enseignement, le milieu le plus favorable, le plus excitant, le plus suggestif. Pour se pénétrer de l’esprit des sciences expérimentales, il ne suffit pas de leur faire de périodiques et intermittentes visites ; il faut vivre dans leur atmosphère, au milieu de leur outillage, de leurs engins si souvent renouvelés, les voir sans cesse en action, être en contact constant avec ceux qui les cultivent. Si bien aménagée, si bien desservie qu’elle soit, la salle de manipulations d’un lycée, ouverte seulement à de certaines heures, et à laquelle on se rend on sortant de la salle d’études ou de la salle de classe, reste toujours une salle d’exercices : elle n’est pas l’atelier vivant de la science.

Toutefois ce n’eût été là que le moindre inconvénient. Si l’on se fût décidé à décréter l’incorporation du nouvel enseignement dans l’enseignement secondaire, il n’est pas improbable qu’à l’exécution on eût reculé devant l’énorme dépense et cherché à s’en tirer aux moindres frais. Au lieu de créer tous les emplois nécessaires, on eut eu recours aux expédiens. Chaque professeur de lycée doit un nombre d’heures déterminé par semaine. Souvent son service normal reste en deçà de ce nombre. On l’eût complété par le nouveau service. Ou bien, aux professeurs donnant déjà toutes les heures réglementaires, on eût demandé, en échange d’un complément de traitement, quelques heures supplémentaires ; toutes conditions également mauvaises pour le succès d’un enseignement, car un professeur met surtout son ardeur à son enseignement principal, à celui dont il est seul responsable, et le surplus court risque de n’être guère à ses yeux qu’un accessoire. Ainsi composé de pièces et de morceaux, le nouvel enseignement eût manqué d’homogénéité, d’unité, d’inspiration commune. Il n’eût pas eu probablement non plus à un degré suffisant le caractère pratique et expérimental ; excessive eût paru la dépense. On eût donc continué d’enseigner la physique, la chimie, l’histoire naturelle à la planche, au tableau noir, avec quelques expériences de cours et quelques manipulations schématiques, mais sans l’apprentissage du laboratoire. Et, en fin de compte, on n’eût vraisemblablement abouti, avec un titre nouveau, qu’à une seconde édition du baccalauréat ès sciences restreint.

En présence de ces difficultés et de ces inquiétudes, l’autre solution, celle qui consistait à confier le nouvel enseignement aux facultés des sciences, présentait des difficultés sans doute, mais plus aisées à lever, et des incertitudes aussi, comme en offrent toujours les choses encore virtuelles, mais diminuées par des faits définitivement acquis. Je ne saurais mieux faire que d’emprunter ici une page au rapport de M. Darboux :

« Examinons maintenant l’autre solution, celle qui consiste à placer le nouvel enseignement dans les facultés des sciences.

« Vous savez quelles transformations profondes se sont accomplies depuis vingt ans dans ces établissemens.

« Partout leurs locaux ont été rebâtis et agrandis ; elles ont maintenant, pour tous les ordres de sciences expérimentales, de vastes laboratoires. Si quelque part ils sont encore trop petits, le remède sera facile. Pour une faculté, ce n’est pas comme pour les lycées, qui ne peuvent s’agrandir que par l’acquisition de terrains et la construction de bâtimens contigus : un baraquement suffit, sur un terrain plus ou moins voisin. Et ce n’est pas nous, professeurs des facultés de Paris, qui pourrions oublier les services qu’ont rendus à l’enseignement supérieur les baraquemens et les salles Gerson.

« Pour le matériel, il existe partout, complet, admirable.

« Le personnel des maîtres ? Sans doute il faudra l’augmenter. Mais cette augmentation sera faible en comparaison de celle que nous examinions tout à l’heure.

« Le personnel des chefs des travaux et des préparateurs ? Les facultés l’ont, habile, expérimenté. Elles ont mis quinze ans à le former. S’il faut en augmenter les cadres, la dépense sera minime par rapport à ce qu’elle serait dans les lycées et les collèges.

« Enfin, elles sont largement dotées en ce qui concerne les frais annuels de laboratoires et de travaux pratiques.

« D’après les évaluations soumises à la commission, l’augmentation des dépenses ne dépassera pas l’augmentation des recettes.

« Au point de vue intellectuel, les facultés des sciences sont pleinement en mesure, et mieux que qui que ce soit, d’assurer cette discipline de l’esprit, en vue d’un ordre particulier de sciences que celui de nos collègues qui proposait de placer le nouvel enseignement dans les lycées estimait à bon droit nécessaire. Une telle discipline résulte moins en effet de la leçon du maître que de son contact et de l’atmosphère dans laquelle vit l’étudiant. Or, ceux des professeurs de faculté qui sont voués aux sciences expérimentales vivent dans leurs laboratoires avec leurs auxiliaires, en communication constante avec leurs élèves. Dans ces laboratoires, les élèves sont pour ainsi dire enveloppés par la science ; ils en manient les appareils, ils les voient en action ; tout leur parle d’elle, les choses aussi bien que les maîtres. C’est là seulement qu’on peut vraiment s’imprégner de son esprit et le comprendre pleinement. »

Du reste, pour se décider, le Conseil supérieur avait mieux que des espérances et des promesses ; il avait un fait, une expérience, une expérience en terre française, et d’un résultat décisif. Lorsqu’elle avait eu à organiser, en 1890, la Faculté de médecine de Toulouse, créée sur le papier dix ans plus tôt, l’administration de l’enseignement supérieur, fidèle d’ailleurs à sa méthode, avait pensé que l’occasion était propice pour faire l’épreuve d’un régime d’études que beaucoup déjà considéraient comme supérieur au système alors en vigueur. Il fut donc inséré dans une convention avec la ville de Toulouse que l’État se réservait « la possibilité de rattacher à la faculté des sciences tout ou partie des services dits des sciences accessoires de la faculté de médecine. » À dater de la rentrée de 1890, les étudians de première année, tout en étant inscrits à la faculté de médecine, reçurent l’enseignement de la physique, de la chimie et de l’histoire naturelle dans les laboratoires et par les membres de la faculté des sciences. L’expérience fut concluante ; des deux côtés, à la faculté de médecine et à la faculté des sciences, on s’applaudit de l’innovation, et quand le Conseil supérieur eut à examiner les décrets île 1893, à toutes les présomptions de la théorie il put joindre la certitude d’un fait. Aussi n’hésita-t-il pas à faire du régime exceptionnel et provisoire de Toulouse la règle de toutes les autres facultés.


VI

On n’a pas été sans faire à ce nouveau régime d’assez nombreuses objections. Le Conseil supérieur les avait prévues : il les a pesées toutes avec la plus scrupuleuse attention. La plus saisissante consistait à dire : « Les études médicales sont déjà longues. Vous en augmentez encore la durée, et cela au détriment des meilleurs élèves, de ceux qui réussissent à enlever leurs deux baccalauréats à la fin de la philosophie, et passent sans transition du lycée à la faculté de médecine. Et à quel moment ? Juste au lendemain du jour où la loi sur le recrutement de l’armée a fixé à vingt-six ans l’âge auquel tout étudiant en médecine doit être docteur ou interne des hôpitaux, sous peine de reprendre pour deux ans le sac et le fusil. Beaucoup redoutent déjà, avec le régime actuel, la fatale limite. Que sera-ce le jour où, entre le lycée et la faculté de médecine, s’intercalera une année obligatoire pour tous à la faculté des sciences ? »

Il semble bien, en effet, au premier abord, que le nouveau régime accroisse la durée des études. En fin de compte, il n’en est rien. Raisonnons d’abord d’une façon purement théorique, d’après la lettre des règlemens. Le régime de 1878 exige de l’étudiant en médecine, en dehors du baccalauréat classique, le baccalauréat ès sciences restreint. Un tiers environ des aspirans obtient ce dernier grade au sortir de la classe de philosophie, soit à la session de juillet, soit à celle de novembre. Le reste ne parvient à le gagner qu’au mois de juillet ou de novembre suivant. Les premiers peuvent entrer, droit au sortir du lycée, à la faculté de médecine ; les autres sont forcés de faire, on ne sait où, un stage d’une année au moins. Une fois inscrits à la faculté, les uns et les autres sont astreints à quatre années de scolarité. J’admets pour les besoins du raisonnement, et l’on va voir bientôt qu’en fait il est loin d’en être ainsi, qu’en ces quatre années de scolarité, ils réussissent, les uns et les autres, à achever leurs études médicales. Au cours de ces quatre ans, ils subissent deux examens seulement, celui des sciences accessoires, et celui d’anatomie et de physiologie. Tous les autres ne peuvent être subis qu’après la scolarité, soit un an au minimum. Le nouveau régime supprime le baccalauréat ès sciences restreint ; il décide que trois examens et non plus deux seulement seront subis désormais au cours de la scolarité. Il en résulte que pour les étudians qui sortaient de philosophie, bacheliers ès sciences restreints, la durée des études se trouve augmentée de six mois, et que pour les autres, qui sont le plus grand nombre, elle se trouve diminuée d’autant.

Mais il est clair que c’est là une conclusion purement théorique. En fait la durée des études est diminuée pour les uns, et elle n’est augmentée pour personne. De ce paradoxe apparent, la preuve est des plus simples. Réglementairement, depuis l’an XI, la durée de la scolarité médicale a été fixée à quatre ans. Mais d’une façon constante, la durée des études a été supérieure. N’y eût-il que l’obligation de subir tout ou partie des examens après la scolarité, que de ce fait seul, quatre ans seraient insuffisans pour devenir docteur en médecine. Mais à cette obligation réglementaire s’ajoutent en fait de tout autres obligations, celles qui résultent de l’importance et de la variété des études. A aucune date, les quatre ans prescrits par les règlemens n’ont suffi. Dès 1845, la haute Commission des Études médicales formée par le Gouvernement de Juillet, pensait qu’il convenait de mettre la règle en accord avec le fait et de fixer à cinq ans au moins la durée des études. Et depuis lors que de choses nouvelles dans la médecine, physiologie, bactériologie, cliniques spéciales, qui toutes exigent du temps, un temps sans cesse croissant. Le fait, le voici : il n’y a pas de docteurs après quatre ans d’études ; il y en a beaucoup, et ce ne sont pas les moins bons, après sept, huit et neuf ans. Dans les deux années scolaires 1887-88 et 1888-89, la Faculté de médecine de Paris a reçu 663 docteurs ; sur ce nombre, 91 avaient cinq ans d’études ; 113, six ; 142, sept ; 91, huit ; 91, neuf, 49, dix ; 51, onze et 98 plus de onze ans, soit une moyenne de sept ans. Il n’y a guère que les élèves des Écoles de santé de la Guerre et de la Marine qui soient docteurs après quatre ans et demi d’études. Mais il faut savoir qu’élèves des Facultés de Lyon et de Bordeaux, ils sont soumis à l’intérieur de leurs écoles à un entraînement particulier, et surtout qu’une fois docteurs ils font un stage dans les hôpitaux militaires et maritimes et y complètent ainsi leur éducation. Les médecins civils, une fois docteurs, n’ont pas, eux, de stage semblable ; et il importe qu’ils en fassent le moins possible auprès et aux dépens de leurs malades. Ainsi, en droit, la scolarité médicale est de quatre ans ; en fait, les études médicales durent six, sept ou huit ans. Si maintenant on veut bien se rappeler que la première année, à la faculté de médecine, est consacrée tout entière à la physique, à la chimie, et à l’histoire naturelle, et que les études vraiment médicales ne commencent qu’avec la seconde année, on trouvera que le jeune homme qui a mis six ans, sept ans, huit ans à devenir docteur en médecine a fait sur ces six, sept ou huit ans, un an de sciences physiques chimiques et naturelles et cinq ans, six ans, sept ans seulement de médecine. Avec le nouveau régime, il fera, demain comme hier, un an de sciences physiques, chimiques et naturelles, et s’il lui fallait hier cinq ans, six ans, sept ans de médecine proprement dite, demain il ne lui en faudra pas davantage. La seule différence, c’est qu’au lieu de faire ses sciences préparatoires à la faculté de médecine, il les fera à la faculté des sciences. Pour aucun, la durée totale des études ne sera augmentée ; pour ceux qui n’étaient bacheliers ès sciences restreints qu’un an après la sortie du lycée, elles seront diminuées de toute cette année-là.

Une seconde objection consistait à dire qu’avec le nouveau régime allait s’accroître la difficulté des études et partant diminuer le nombre des étudians et celui des médecins. Je ne veux pas rechercher si ce nombre n’est pas aujourd’hui trop considérable. Il a vraiment monté en ces dernières années d’une façon inquiétante ; de 6 212 en 1891, il est passé à 7 169 en 1892, à 7 589 en 1893, et à 8 897 en 1894, soit une crue de 2 685 en trois ans. Il est probable que ce phénomène ne se reproduira plus avec la même intensité, et que les causes, en partie temporaires, qui l’ont produit, — spécialement la suppression de l’officiat de santé par la loi du 30 novembre 1892, — ont maintenant donné leurs pleins effets. Je ne veux pas me demander davantage si, en présence de cette montée, ce ne serait pas un bien que de l’enrayer par un obstacle. Les règlemens d’études ne sont pas des vannes destinées à maintenir à un niveau numérique certaines professions. L’étiage qu’ils établissent est tout intellectuel et scientifique. Or, de ce point de vue, il faut bien reconnaître que, partout, avec le progrès des sciences, s’accroît la difficulté des professions savantes. La licence ès sciences est loin d’être aujourd’hui aussi facile qu’à l’origine ; tout ce qui a été découvert doit être su désormais, et il n’y a de remède à cette écrasante surcharge que la subdivision du travail et la spécialité. Le doctorat en médecine n’a pas le privilège d’échapper à cette loi. Mais cela ne touche qu’indirectement à l’objection que nous examinons en ce moment. Il est à souhaiter que les facultés des sciences se montrent plus sévères à l’examen du certificat d’études physiques qu’elles ne pouvaient l’être à celui du baccalauréat restreint. La foule d’étudians qui prennent ainsi la première inscription de médecine s’en trouvera certainement diminuée. Mais, sans se demander si ce sera un bien ou un mal, ce sera, un an plus tôt, le triage qui actuellement s’opère à la faculté de médecine elle-même, au premier examen, après l’année des sciences accessoires. Le nombre des diplômes de docteur en médecine délivrés en 1883-84 était de 595 ; il a été de 635 en 1891-92, et de 723 en 1892-93 : cet accroissement est loin d’être proportionnel à l’accroissement du nombre des étudians. Cela tient à une cause que nous avons déjà signalée. Dans toute filière, il y a déperdition de matière ; dans toute carrière, à certaines étapes, il se fait une sélection. Actuellement, de la première à la seconde année, le nombre des étudians en médecine diminue d’un tiers, parfois de moitié. Cette différence ne se retrouve plus. Ce triage inévitable, s’il continue de se faire, se fera non plus à la faculté de médecine mais à la faculté des sciences ; sur ce point encore, la réglementation nouvelle n’aura produit qu’un changement de lieu. Et, sélection pour sélection, ne vaut-il pas mieux qu’elle se fasse avant l’entrée à la faculté de médecine ? Ceux qui en franchiront la porte ne se seront pas mépris sur leur vocation ; vraiment étudians en médecine dès le premier jour, étudians en médecine ils resteront jusqu’au bout.

Mais en admettant qu’au total la réglementation nouvelle ne diminue pas le nombre des docteurs, parmi les docteurs ne diminuera-t-elle pas le nombre de ces praticiens modestes, dévoués, qui rendent tant de services dans les petites villes et dans les campagnes ? Déjà ils deviennent plus rares ; ne le deviendront-ils pas encore davantage ? Si l’on exige des étudians en médecine plus de culture scientifique, ne haussera-t-on pas leurs prétentions ? La fonction des facultés de médecine n’est pas purement scientifique ; qu’elles forment un certain nombre de savans, rien de mieux ; mais leur office principal n’est-il pas d’assurer à la santé publique les praticiens dont elle a besoin ? — A cela, il était facile de répondre d’abord que la répartition des docteurs en médecine entre les grandes villes, les petites villes et les campagnes n’est pas affaire de règlemens d’études, mais question d’ordre économique et social ; puis que l’objection était mal venue au lendemain du jour où la loi venait de supprimer les officiers de santé. Au fond, il y avait meilleure réponse encore, celle de la valeur professionnelle elle-même du médecin. Je la trouve tout au long dans une note d’un membre du Conseil supérieur, M. le professeur Bouchard. Il voudra bien me permettre de la lui emprunter : « Si vous supprimez l’enseignement scientifique à la base de l’éducation professionnelle, vous amoindrissez la valeur professionnelle du médecin. Peu vous importe que le médecin sache la physique ou la chimie biologique pourvu qu’il sache traiter une fracture ou une fluxion de poitrine. A cet homme, que vous dispensez des connaissances de physique et de chimie, vous confiez un agent thérapeutique puissant et redoutable, l’électricité, qu’il ne saura ni régler ni diriger ; vous lui confiez toutes les substances de la chimie sans qu’il soit capable de discerner les circonstances où des combinaisons nouvelles venant à se produire, pourront faire apparaître des toxicités qu’il ne soupçonnait pas. S’il ne s’agissait que de fractures simples, exemptes de complications, on pourrait donner à votre médecin la formule qui assure la guérison : remettre et maintenir en place les os brisés, la nature et le temps font le reste. Mais combien sont rares les cas exempts de complication et, en dehors du cas simple idéal, le devoir du médecin varie avec chaque cas particulier. Là vous ne trouverez plus la formule générale de l’intervention thérapeutique. Le temps des recettes générales pour le traitement des maladies est passé. Il n’y a plus comme autrefois un traitement pour la pneumonie, un pour la pleurésie, un pour la fièvre typhoïde. Le médecin sait que la maladie aiguë tend naturellement à la guérison ; toute son attention, toute son expérience, toute sa science et tout son art tendent à discerner les circonstances particulières infiniment nombreuses et variables qui peuvent entraver ou compromettre cette marche naturelle vers la guérison, et à détourner, s’il se peut, ces influences nuisibles.

« Pour cela encore, on n’a pas une formule générale. Le médecin n’arrive à se rendre utile que s’il a beaucoup appris, s’il a beaucoup vu, s’il a un esprit alerte, capable de bien observer, de comprendre vite, de se décider rapidement. Alors il peut saisir et combattre, dans chaque cas particulier, ce qui compromet la guérison. Ce qui fait la supériorité professionnelle du médecin, c’est la science et l’intelligence. C’est pour cela qu’il y a de bons et de mauvais médecins, quoiqu’ils aient tous les mêmes livres et les mêmes maîtres. C’est pour cela que nous ne voulons pas éloigner de l’éducation du médecin ce qui peut augmenter l’activité et la puissance de son intelligence. Nous voulons que tous reçoivent l’instruction scientifique qui rendra féconde l’éducation professionnelle ; chacun en profitera suivant ses facultés. »

Restait l’objection des intérêts locaux, toujours si faciles à prendre alarme devant les mesures d’intérêt général. Ici, elle surgissait de certaines écoles préparatoires de médecine. L’enseignement médical ne se donne pas seulement dans les facultés de médecine ; il se donne aussi, en tout ou partie, dans des écoles de plein exercice, Alger, Marseille et Nantes ; et dans un assez grand nombre d’écoles préparatoires, Amiens, Caen, Rouen, Angers, Rennes, Poitiers, Clermont, Grenoble, Dijon, Besançon, Reims, Limoges et Tours. D’après les règlemens en vigueur ces écoles donnent, en outre de l’année des sciences accessoires, deux années de médecine. La perte de la première année ne serait-elle pas pour elles un dommage irréparable ? Et sans connaître au juste la lettre et l’esprit des règlemens en préparation, quelques-unes avaient pris peur et s’étaient mises en campagne, réclamant au nom de leurs intérêts menacés.

Il n’a pas été difficile de les rassurer. En premier lieu, aucune n’avait à redouter de dommage. Les unes, par exemple Clermont, Dijon, Caen, Grenoble et Besançon ont à côté d’elles une faculté des sciences ; leurs futurs élèves y feraient leur première année de sciences, tout comme à Bordeaux, Lyon, Nancy, Lille, Montpellier, Toulouse et Paris, qui ont des facultés de médecine. Pour les autres, pour celles qui sont dans des villes sans faculté des sciences, comme Nantes, Angers, Reims, Rouen, Limoges et Tours, autre était la situation ; il pouvait y avoir péril en la demeure. Si, par exemple les élèves de Nantes étaient forcés d’aller faire à Rennes leur année de sciences, une fois cette année faite et leur certificat acquis, reviendraient-ils à Nantes ? Ne resteraient-ils pas à Rennes où les retiendraient l’habitude d’une année tout entière et les familiarités déjà nouées avec d’autres étudians ? Le danger était réel. Mais, dès les premiers projets, on y avait paré, en proposant, à de certaines conditions faciles à réaliser, d’autoriser les villes dont il s’agit à organiser, près de leurs écoles de médecine, l’année préparatoire de sciences. Un article du décret du 31 juillet 1893 est ainsi conçu : « L’enseignement institué par le présent décret peut être organisé près les écoles de médecine de plein exercice et près les écoles préparatoires réorganisées, situées dans les villes où il n’existe pas de faculté des sciences. Les examens ont lieu sous la présidence d’un professeur d’une faculté des sciences délégué par le ministre. »

Il y a plus. Toute cette réglementation de 1893, loin d’être un dommage pour les écoles préparatoires, est pour elles le salut.

A l’origine, on les avait créées et organisées pour une double fin : préparer jusqu’à un certain point de leurs études, des docteurs en médecine ; former entièrement des officiers de santé. De là, leurs cadres actuels, anatomie, physiologie, pathologie, cliniques médicale, chirurgicale, obstétricale, hygiène et thérapeutique, avec les sciences accessoires. Mais la loi de 1892 a supprimé les officiers de santé ; hormis ceux qui sont en cours d’études, à l’heure présente, il ne s’en formera plus désormais. Il est vrai que, bienveillante et justement bienveillante pour les écoles préparatoires, la même loi a décidé que les aspirans au doctorat pourraient y prendre les inscriptions correspondant aux deux premiers examens. Si la réglementation des études et des examens n’avait pas été changée, cette mesure d’intention favorable, tournait en ruine pour les écoles de médecine. Quels sont, en effet, d’après la réglementation de 1878, les deux premiers examens de doctorat ? L’examen de sciences accessoires, physique, chimie et histoire naturelle, puis l’examen d’anatomie et de physiologie. En conservant la physique, la chimie et l’histoire naturelle, elles eussent perdu la pathologie et les trois cliniques, que ne rendaient plus nécessaires les étudians en officiat à la veille de disparaître entièrement. Leur domaine se fût rétréci aux sciences accessoires, et à l’anatomie et à la physiologie. Au contraire, avec la réglementation nouvelle, elles conservent tout. Sur quatre ans de scolarité, on leur laisse les étudians pendant trois, et, après l’anatomie et la physiologie, elles peuvent leur faire aborder la pathologie et les cliniques.

Il se trouve donc, — et on l’a voulu, — que les décrets de 1893 sont une mesure de décentralisation. Si les familles en comprennent bien l’esprit, ils peuvent avoir pour les établissemens provinciaux d’enseignement supérieur, et en particulier pour les écoles de médecine, de plein exercice et préparatoires, les plus heureux effets. On a dit qu’ils avaient été préparés pour assurer une clientèle aux facultés des sciences. Rien n’est moins exact. Avec leurs dix-huit cents élèves de licence, d’agrégation, et de doctorat, les facultés des sciences ont une clientèle, et la clientèle qui leur convient le mieux. Mais il est parfaitement exact, et cela on ne l’a pas dit, qu’on a voulu proposer un remède à l’engorgement excessif de Paris. Les étudians y font foule. Le Conseil général des facultés s’en plaignait récemment et en signalait les dangers. Le remède héroïque, qui consisterait à parquer les étudians dans tel ou tel centre universitaire, d’après leur lieu d’origine, est impraticable. Restent les mesures comme les décrets de 1893. Les familles se figurent, bien à tort, qu’il est bon pour leurs enfans de commencer leurs études médicales à Paris ; elles savent que les ressources y sont considérables, mais elles ignorent que, si considérables qu’elles soient, elles sont insuffisantes. Désormais, avant de commencer les études médicales, il faudra faire un an à la faculté des sciences. Il y a lieu d’espérer qu’on ira la faire dans la faculté la plus voisine : « Pourquoi, au sortir du collège, disait une récente circulaire ministérielle, venir de la Côte-d’Or, du Calvados et de la Loire-Inférieure, chercher à Paris cet enseignement préparatoire, quand on l’aura donné dans d’excellentes conditions, par des maîtres d’élite, à Dijon, à Caen, à Nantes ? » Et, comme à côté de toutes les facultés des sciences, il y a une faculté ou une école de médecine, est-il chimérique d’espérer que cette première année fixera l’étudiant ? qu’en cette année, il découvrira autour de lui des ressources et des avantages qu’il ignorait ; qu’étudiant en médecine du lendemain, il se liera avec les étudians en médecine, et qu’ainsi retenu dans les écoles deux ans, trois ans, il ne viendra que plus tard à Paris pour y chercher le complément et non les élémens de son éducation ? « La loi, disait la même circulaire, l’administration de l’instruction publique et les municipalités ont tout fait pour que les écoles de médecine répondissent à leur destination. Les familles ne le savent pas assez. »

Il me paraît impossible de clore cette étude sans indiquer brièvement un dernier avantage de la nouvelle organisation, bien qu’étranger à la médecine. Ces études théoriques et pratiques de physique, de chimie et d’histoire naturelle d’un caractère élémentaire qui vont avoir place dans les facultés des sciences, à côté des études plus relevées de licence, au-dessous des recherches savantes, cette fin ultime de cet ordre de facultés, ne sont pas nécessaires uniquement aux futurs médecins. Beaucoup d’autres, ceux qui se destinent à l’industrie, à l’agriculture, en ont besoin. Jusqu’ici, en dehors de certaines écoles spéciales dont l’accès n’est pas ouvert à tous, ils ne les trouvaient nulle part. Jusqu’ici, on n’enseignait la physique et la chimie, au lycée, qu’en vue des concours aux écoles du gouvernement, dans ces écoles, qu’aux élus de ces concours. Cependant, en dehors de ces élites, il y a des cliens. On l’a bien vu chaque fois qu’une faculté des sciences, celle de Lyon la première, puis celle de Nancy, ont ouvert un enseignement régulier de chimie ou de physique industrielle. Les élèves ont afflué, et les résultats ont dépassé les espérances.

Que de tels enseignemens ne puissent trouver place dans toutes les facultés, j’en conviens sans difficulté ; ils doivent, pour réussir, répondre à des besoins locaux, régionaux, qui ne sont pas partout les mêmes. Mais partout, dans toutes les facultés, peut se donner l’enseignement d’initiation à ces études spéciales soit de l’industrie, soit de l’agriculture scientifique. Or, quel que soit le but ultérieur en vue duquel on les recherche, les élémens des sciences physiques, chimiques et naturelles sont partout les mêmes. Né d’un besoin particulier aux facultés de médecine, l’enseignement nouveau, considéré en soi, pouvait satisfaire également à d’autres besoins. Aussi a-t-il paru sage de l’ouvrir aux bacheliers de l’enseignement moderne aussi bien qu’à ceux de l’enseignement classique. On est même allé plus loin. Dans une pensée sagement démocratique, s’autorisant d’ailleurs de l’exemple de Lyon, où d’excellens élèves de l’Ecole de chimie industrielle, annexée à la faculté des sciences, viennent chaque année de l’Ecole primaire supérieure de la Martinière, on a décidé que pourraient y être admis les jeunes gens pourvus soit de leur brevet supérieur, soit du certificat d’études primaires supérieures, après constatation de leur aptitude par la faculté.

Telle est exactement l’économie des décrets de 1893 ; telles sont les espérances qu’ils permettent de concevoir. Il serait téméraire d’assurer qu’elles seront toutes réalisées du jour au lendemain, mais ce qu’on peut affirmer dès aujourd’hui, c’est qu’on peut compter, pour les réaliser, sur les facultés des sciences. Elles ont conscience qu’en se chargeant de ce nouvel enseignement, elles comblent une lacune dans l’enseignement national et qu’elles font œuvre bonne, utile au pays, utile à la science.


Louis LIARD.


  1. Enquêtes et Documens relatifs à l’enseignement supérieur, t. II.