La nouvelle Justine/Chapitre II

CHAPITRE II.


Nouveaux outrages dirigés contre la vertu de Justine. — Comment la main du ciel la récompense de son inviolable attachement à ses devoirs.


Avant que de poursuivre, il nous paraît essentiel de mettre nos lecteurs au fait. Les moins clair-voyans ont déjà présumé sans doute que le vol de l’infortunée Justine était bien certainement l’ouvrage de la Desroches ; mais ce dont ils ne sont peut-être pas convaincus, c’est de la part étonnante qu’avait Dubourg à cette scandaleuse affaire. C’était par les conseils de ce scélérat que la Desroches avait opéré : elle est à nous infailliblement, si nous lui enlevons toutes ses ressources, avait-il dit cruellement ; or, ce que je veux, c’est qu’elle soit à nous : donc il faut la réduire à l’aumône ; et, tel dur que put être ce calcul, il était néanmoins infaillible. Dans le dîner que Dubourg avait fait avec la Delmonse, il lui avait avoué cette petite horreur : la tête de celle-ci, fertile en tours de cette espèce, s’en était vivement allumée. Le résultat de la conspiration était que la Delmonse ferait l’impossible pour placer Justine chez elle pendant les trois mois que son mari devait encore être à la campagne ; que pendant cet intervalle, Dubourg essayerait de nouvelles tentatives, favorisées par Delmonse ; et qu’enfin, si rien ne réussissait, on en tirerait une vengeance éclatante, afin, disait Dubourg, que la vertu se trouve, dans cette aventure, aussi molestée, aussi dégradée qu’elle doit toujours l’être, chaque fois qu’elle ose combattre le vice à visage découvert. Ce joli complot décidé, le millionnaire, ainsi que nous l’avons dit, le signa de son foutre au fond du beau cul de la Delmonse ; et dès le lendemain, cette aimable amie travailla sans relâche à la réussite du projet. Assez méchante pour avoir pris grand plaisir à l’idée de perdre la malheureuse Justine, elle ne manqua pas de revenir le lendemain déjeuner chez Desroches. Vous m’intéressâtes hier, mon enfant, dit l’hypocrite Delmonse à Justine, qu’on ne manqua pas de faire descendre ; je ne croyais pas que l’on put porter aussi loin la sagesse ; en vérité, vous êtes un ange arrivé tout exprès du ciel pour la conversion des humains ; je ne me suis, jusqu’à ce moment-ci, offerte à vos regards que comme une libertine : mais, je dois en convenir, à vous seule est dû le changement subit qui vient de s’opérer dans moi ; et c’est sur votre sein que je le jure, mon aimable modèle, vous ne me verrez plus que repentante et vertueuse. O Justine ! ô toi, qui deviens si nécessaire à ma conversion ! Voudrais-tu consentir à venir partager ma retraite ; je t’aurais sous mes yeux ; et les grands exemples que je recevrai sans cesse de toi, perfectionneront bientôt l’ouvrage de la réflexion. Hélas ! madame, répondit Justine, je ne suis pas faite pour donner des exemples ; et si votre conversion est réelle, c’est à l’Etre-Suprême que vous la devez, et non pas à moi ; faible et fragile créature, je suis bien loin de ce qu’il faut pour devenir un modèle ; et c’est vous, madame, vous qui m’en servirez, si vous écoutez jusqu’au bout la voix du ciel qui tonne dans votre ame. Je vous remercie de l’asile que vous m’offrez ; tant que je pourrai vous être utile, madame, sans contrarier mes principes, ordonnez, je suis à vos ordres ; et ma reconnaissance et mes faibles services acquitteront, s’il se peut, vos bienfaits. La Desroches, prévenue par Delmonse, eut assez de sang-froid pour ne pas éclater à cette comédie ; elle félicita Justine de son bonheur : ce que devait la jeune personne est aussi-tôt acquitté, et l’on part.

Madame Delmonse occupait une maison délicieuse : des valets, du train, des chevaux, les meubles les plus riches, apprirent bientôt à Justine qu’elle était chez une des femmes les plus opulentes de Paris.

Par reconnaissance pour de plus anciens domestiques, dit la Delmonse, dès qu’elle tint Justine, il ne m’est pas possible de vous élever sur-le-champ aux premiers emplois de ma maison ; mais vous y parviendrez, mon ange ; et, quelque subalterne que soit, en attendant, celui que je vous donne, croyez que je n’en aurai pas moins de considération pour vous. Je ferai tout, madame, dit Justine ; trop heureuse de trouver au moins la vie et l’honneur dans votre maison. Vous serez ma fille de garde-robe, mon enfant, reprit la Delmonse ; tout ce qui tient à la propreté de cette partie vous regardera, et si vous vous conduisez bien, avant un an je vous élève au poste de ma troisième femme. Oh ! madame, répondit Justine, confuse… je n’aurais pas cru… — Ah ! je le vois, de l’orgueil, Justine ; sont-ce donc là les vertus que j’attendais de vous ? — Vous avez raison, madame, l’humilité doit être la première, c’est celle au moins de mon état et de mes malheurs ; ordonnez qu’on me mette au fait de mes devoirs, et soyez sûre de mon exactitude à les remplir. Je vais vous y mettre moi-même, ma chère fille, répondit la Delmonse, en conduisant Justine dans deux cabinets pratiqués derrière la niche de glace du boudoir élégant de cette sibarite ; tenez, voilà les lieux dont le soin vous regarde. Celui-ci, continua-t-elle, en lui ouvrant un de ces deux cabinets, orné de bidets et de baignoires, celui-ci n’est que de propreté ; il ne s’agit que de vider et de remplir. Cet autre, continue Delmonse, en ouvrant le second est d’un détail un peu moins honnête ; vous le voyez, c’est une chaise percée : voilà bien des lieux à l’anglaise, mais je préfère ce fauteuil ; vous devinez, ma fille, le soin que vous devez en avoir, ainsi que des autres vases de porcelaines, destinés à de plus minces besoins. Il y a encore une chose dont il faut que je vous prévienne ; c’est une délicatesse, je le sais, mais elle est devenue habitude chez moi, et je ne m’en priverais pas sans chagrin. — Et de quoi s’agit-il, madame ? — Il faut être toujours là quand j’opère, et… je vais te dire le reste à l’oreille, mon enfant ; car, quand on est vertueuse, on rougit de l’obligation où l’on est de faire de semblables aveux. Il faut, avec le coton que tu vois dans cette armoire de bois d’acajou, purifier… nétoyer les taches qu’entraînent nécessairement avec eux ces sales nécessités de la nature. — Moi-même, madame ? — Oui, mon enfant, toi-même : celle qui t’a devancée faisait bien pis ; mais, toi, ma chère Justine, je te respecte, tu es vertueuse, cela m’en impose. — Eh ! que faisait-elle donc, celle qui était avant moi ? — La même chose avec sa langue. — Ah ! madame. — Oui, je sens bien que c’est dur ; voilà où nous conduisent le luxe, la mollesse, et l’oubli de tous les devoirs sociaux ; quand on en est là, on s’accoutume à ne regarder tout ce qui nous entoure que comme des objets faits pour nous être asservis… Un grand nom, cent mille livres de rente, de la considération, du crédit ; voilà ce qui nous mène à ces derniers degrés de la corruption réfléchie : mais je me corrige, ma chère, je me convertis, en honneur, et ton sublime exemple va consolider le miracle. Vous serez nourrie, Justine vous mangerez avec mes femmes, et vous gagnerez cent écus par an ; cela vous arrange-t-il ? Hélas ! madame, dit Justine, l’infortune ne marchande jamais ; tous les secours qui lui sont offerts lui conviennent ; mais sa reconnaissance se proportionne et à l’espèce des services qu’on lui rend, et à la manière dont ils sont rendus. On ! vous serez contente de tout cela, Justine, je vous le promets, répondit Delmonse ; il n’y a que mes habitudes auxquelles je vous prie de ne pas me faire renoncer… Ah ! j’oubliais de vous montrer votre chambre, elle tient à ces deux cabinets, absolument retranchée derrière eux ; c’est une espèce de forteresse… d’ailleurs jolie, un bon lit… à ma sonnette en cas de besoin, vous le voyez ; je vous laisse chez vous, mon cœur, en me félicitant d’avoir pu faire quelque chose qui vous soit agréable.

Justine ne fut pas plutôt seule, que sa profonde sensibilité lui arracha de nouvelles larmes. Eh quoi ! disoit-elle, en voyant l’avilissement de son sort, cette femme qui me retire, à ce qu’elle prétend, dans sa maison par estime pour ma vertu, se plaît pourtant à m’avilir au point de me destiner un emploi aussi bas que celui que sa fierté me propose ! Et pourquoi donc, dès que tous les individus se ressemblent, faut-il qu’il y en ait de condamnés à rendre aux autres des services aussi humilians que ceux-là ? O douce égalité de la nature ! ne regnerez-vous donc jamais chez les hommes ?

On appelle Justine pour dîner ; elle fait connaissance avec ses trois compagnes, toutes trois jolies comme des anges. Le soir elle commence ses honorables fonctions ; d’abord la garde-robe, ensuite le bidet ; Justine conduisait l’éponge, imbibait, lavait, nétoyait, et tout cela dans un silence qui lui parut fort extraordinaire ; il semblait que la dignité de madame la comtesse Delmonse se fût compromise en conversant avec sa servante, ou peut-être, et c’est ce que nous avons cru de préférence, madame Delmonse, se taisait-elle pour ne pas compromettre le grand secret qui concernait sa chétive esclave.

Cependant l’observatrice et judicieuse orpheline ne fut pas long-tems sans s’appercevoir que les exemples de vertu qu’on lui avait assuré vouloir prendre d’elle, n’avaient pas encore fait une sainte de sa respectable maîtresse ; profitant de l’absence de son mari, la coquine s’en donnait sans ménagement, et les orgies qui se célébraient dans le voluptueux boudoir attenant aux deux pièces confiées aux soins de Justine, la convainquirent bientôt du peu de sincérité de la conversion de cette femme ; une fois même, deux ou trois jeunes gens s’échappèrent dans ces cabinets de propreté, et insultèrent assez vivement Justine qui y procédait à ses fonctions ; elle s’en plaignit ; à peine eut-on l’air de l’entendre, et la vertueuse créature, en projettant de quitter bientôt cette maison, se détermina néanmoins par prudence à patienter quelque tems encore. Un jour elle crut entendre la voix de Dubourg ; elle prête l’oreille, et ne distingue rien ; c’était lui, mais les précautions étaient assez bien prises pour que tout ce qui se tramait contre elle, fût toujours revêtu des voiles du plus incroyable mystère.

Il y avait environ deux mois qu’elle menait dans cette maison une vie aussi tranquille qu’uniforme, lorsque madame Delmonse ne pouvant plus tenir aux feux de sa luxure, passa un soir dans sa garde-robe, fort échauffée de vin et de paillardise : Justine, dit-elle d’un air un peu moins grave, la place de ma troisième femme sera bientôt vacante ; Suzanne qui l’occupe est devenue amoureuse de mon premier laquais, je les marie ; mais, mon enfant, pour monter à cette place, j’exige de toi des complaisances bien différentes de celles qui viennent de constituer les bases de ton devoir. — Et de quoi s’agit-il, madame ? — Il faut que nous couchions ensemble, Justine, il faut que tu me branles… — Oh ! madame, est-ce là cette vertu ?… — Comment ; tu n’es pas encore revenue de tes chimères ? — Chimère, madame ?… la vertu une chimère ! — Assurément, mon ange, il n’en est pas de plus méprisable ; les vertus, les religions, tout cela sont des freins populaires dont les philosophes se moquent, et qu’ils se font un jeu d’enfreindre ; les seules loix de la nature sont nos passions, et dès qu’elles contrarient la vertu, celle-ci n’a donc plus rien de réel. Un moment j’ai cru pouvoir vaincre le violent amour que tu m’inspires ; contente de t’avoir, je crus que ta présence adoucirait les maux que tes yeux faisaient à mon cœur, et si je t’ai soumise aux emplois que tu exerces, c’est qu’ils me procuraient le plaisir de me montrer souvent nue devant toi ; mais ton insensibilité me révolte ; je ne puis plus imposer silence à mes passions, il faut qu’elles se satisfassent à tel prix que ce puisse être ; viens, suis-moi, fille céleste ; et Delmonse, malgré les résistances de Justine, l’entraîne dans son appartement ; il n’y eut rien alors que cette séductrice n’employa pour achever de corrompre la vertu de cette jeune personne ; présens, promesses, discours flatteurs, tout fut mis en usage, mais en vain ; et les fermes résistances de Justine convainquirent madame Delmonse, que les préjugés de la vertu dans une jeune fille peuvent avoir assez de forces pour résister à toutes les attaques du crime. De ce moment la mégère ne se contient plus, la luxure se change aisément en fureur dans des ames de cette trempe[1] ; perfide créature, lui dit-elle, au comble de la rage, je saurai t’arracher de force ce que tu refuses de bon gré à mes passions ; elle sonne, deux de ses femmes paraissent, elles étaient prévenues ; esclaves des fantaisies de leur maîtresse, elles étaient depuis long-tems accoutumées à les favoriser et à les servir ; presque nues comme elle et échevelées, ressemblantes toutes trois à des bacchantes, elles saisissent Justine, la déshabillent, et pendant que les deux acolites l’exposent aux caresses impures de leur luxurieuse patrône, celle-ci agenouillée devant l’autel des plaisirs, effraie

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la pudeur, en chasse la vertu pour y substituer la débauche et le libertinage le plus recherché… Le croirait-on ?… l’infâme ! elle gamahuchait Justine, en lui enfonçant un doigt dans le trou du cul ; l’une des femmes était chargée de chatouiller le clitoris ; l’autre, les deux jolis petits tetons à peine éclos de cette fille enchanteresse ; mais la nature n’avait encore rien dit au cœur naïf de notre intéressante orpheline. Froide, insensible à toutes les entreprises essayées sur elle, elle ne répondait que par des soupirs et des larmes aux efforts multipliés de ces tribades ; les postures varient : l’impudente Delmonse se met à cheval sur la poitrine de cette belle enfant ; elle lui pose le con sur la bouche ; une de ses femmes la branle à-la-fois par devant et par derrière ; une seconde continue de polluer Justine dont le beau visage est inondé deux fois de suite de jets multipliés de la semence impure de Delmonse, qui décharge, à ce qu’on prétend, comme un homme. Tout fait horreur à Justine, rien ne l’émeut, tout lui répugne. Irritée de tant de résistances, la Delmonse se met dans une inconcevable fureur ; elle saisit Justine par les cheveux, elle l’entraîne dans sa chambre, l’y enferme et la laisse jeûner plusieurs jours au pain et à l’eau.

Cependant, jusqu’ici madame Delmonse n’avait songé qu’à satisfaire sa passion ; elle avait presque perdu de vue ce dont elle était convenu avec Dubourg, qui, de son côté s’occupant de nouveaux plaisirs, paraissait oublier ceux-là. L’espoir de la vengeance ramène Delmonse à ses promesses ; elle jouit de l’idée délicieuse de trouver un ennemi de plus à cette infortunée, et le récit de ce qui se passa va dévoiler les trames que ces scélérats employèrent.

Le huitième jour, Delmonse rendit à Justine sa liberté. Reprenez votre ouvrage, lui dit-elle gravement, et si vous vous conduisez bien, je pourrai peut-être oublier vos torts. Madame, répondit Justine, je desirerais bien qu’il vous plût de prendre quelqu’un à ma place ; je ne m’apperçois que trop que je n’ai pas ce qu’il faut pour vous plaire, et j’aime mieux une condition moins lucrative et qui ne me compromettra pas autant. J’ai besoin de quinze jours pour cela, dit aigrement madame Delmonse ; faites votre service très-exactement jusqu’à cette époque, et si vous êtes alors dans les mêmes intentions, je vous remplacerai. Justine accepte, et tout se calme.

Environ cinq jours avant l’échéance de ce délai, madame Delmonse, au moment de se coucher, ordonna à Justine de passer dans son appartement : n’ayez pas peur, mademoiselle, lui dit-elle en la voyant émue, je n’ai pas envie de m’exposer une seconde fois à vos humiliations ; je suis plus faite aux préférences qu’aux refus ; c’est pour mon service que je vous demande, et non pour autre chose. Justine entre ; mais quelle est sa surprise, quand elle voit Dubourg presque nud, au milieu des deux femmes de la Delmonse, empressées l’une et l’autre à servir les passions de ce libertin ; que devient-elle quand elle entend les portes se fermer, et que le ton, les discours, la phisionomie de celle à qui elle a affaire, ne lui présagent plus que des malheurs. Oh ! madame, s’écrie-t-elle en tombant aux pieds de cette femme perfide, quel est donc le nouveau piège que vous me préparez ! Est-il possible qu’une maîtresse abuse aussi cruellement de l’impuissance et de la misère d’une malheureuse domestique ! Oh ! quelle horreur, grand Dieu ! et quel crime vous commettez envers toutes les loix divines et humaines ! Oh ! nous allons bientôt, j’espère, nous souiller plus énergiquement, dit Dubourg en se relevant et colant ses lèvres impures sur la bouche délicate de Justine, qui se retire avec dégoût… Oh ! oui, oui, poursuit ce monstre, nous allons nous livrer bientôt à d’autres crimes, et j’espère qu’à la fin cette fière vertu ne trouvera plus de défense ; en même-tems Justine est saisie, dépouillée, et offerte à l’instant toute nue, par les femmes de Delmonse, aux immodestes projets du financier.

Dubourg, presque sûr, à ce qu’il prétend, de foutre au moins deux coups cette fois-ci, réserve pour le dernier celui des deux pucelages de Justine, dont il fait le plus de cas, et c’est celui du con que l’on présente à ses premiers feux, Le scélérat s’avance ; c’est Delmonse elle-même qui le conduit, et qui, le glaive du paillard à la main, s’apprête à l’enfoncer au sein de la victime ; mais Dubourg, toujours partisant des détails, veut préluder par quelques-uns de ces petits supplices libidineux dont les jouissances ont tant d’empire sur ses sens engourdis ; idolâtre du cul, le coquin veut le voir ; celui de Justine est si joli, on le lui expose ; il le claque, refait placer, soufflète la victime, lui manie brutalement la motte, lui pince les tetons, s’égare sur les trois beautés qui l’entourent veut leur faire subir les mêmes épreuves ; l’une des femmes de Delmonse sur-tout, grande créature de dix-sept ans faite à peindre, et belle comme un ange, paraît l’échauffer incroyablement : par malheur on le branle, et très-adroitement, pendant qu’il prélude. Hélas ! le même accident qu’à la première séance arrive encore à celle-ci ; Dubourg n’a que le tems de se jeter sur Justine ; les voies bien imbibées lui sont présentées entr’ouvertes ; mais l’arme plie à mesure que s’en exhale la liqueur qui la tient en arrêt, Dubourg, dont la décharge est impétueuse, perd la tête en y procédant ; il n’a plus ni assez de présence d’esprit, ni assez de force pour enfiler droit. Ah ! foutre Dieu, sacré nom d’un Dieu, s’écrie-t-il en accablant de soufflets et de coups de poings la pauvre Justine, et lui barbouillant le con de foutre, ah ! double foutre Dieu que j’abhorre, mon projet est manqué.

Ne t’effraie pas, Dubourg, dit Delmonse, le Dieu ou le Diable qui protège cette petite garce ne sera pas toujours vainqueur, elle succombera ; répare tes forces, j’ai de quoi te les rendre ici ; elle lui frotte en même-tems les couilles avec une liqueur dont elle connaît la vertu, lui fait servir un bouillon, composé d’aromates et d’épices, dont l’effet est, dit-elle, assuré. De nouvelles provocations des trois femmes se joignent à ces stimulans : il n’est rien que les coquines ne fassent, rien que leur lubricité n’invente, aucun goût qu’elles ne préviennent, aucune fantaisie qu’elles ne devinent, aucune passion qu’elles n’échauffent ; tantôt victimes, et tantôt prêtresses, elles reçoivent actuellement ce qu’elles viennent de donner tout-à-l’heure, et le joli corps de Justine toute nue, qu’on ne cesse d’offrir au paillard, les larmes, les lamentations de cette belle fille, achèvent de donner à la scène tout le piquant qu’elle peut avoir. Dubourg bande ; il se rapproche de son objet. Comme c’est le con qu’il avait voulu attaquer, on lui suppose les mêmes desseins, on le lui représente : eh non, non, donnez-moi le cul s’écrie-t-il, c’est ce foutu con qui m’a porté malheur, je les déteste ; un pucelage m’a tenté, mais on ne compose point avec la nature ; ne m’offrez que le cul, mes amies, c’est le cul seul que je veux foutre. Les charmantes petites fesses de Justine lui sont aussitôt montrées ; le paillard débute par des baisers qui prouvent à quel point cette délicieuse partie du corps d’une femme a d’empire sur lui. Delmonse, pendant que ses deux acolites écartent les fesses, continue de diriger l’instrument ; déjà les premières atteintes ont fait pousser un cri furieux à Justine ; mais le mouvement dérange l’attaque ; Dubourg veut s’y représenter ; Justine effrayée se démène avec tant de violence et d’agilité, qu’elle échappe aux bras qui la captivent, et se précipite sous le lit, en poussant d’affreux hurlemens ; là, comme dans une forteresse, notre héroïne retranchée proteste que ni prières, ni menaces ne seront capables de la faire déguerpir, et qu’elle périra plutôt que de se rendre. Le féroce Dubourg la pointe à coups de canne ; plus leste qu’une anguille, Justine évite tout : il faut l’écraser, dit Dubourg, il faut enfoncer le lit, et l’étouffer sous les matelats ; mais comme le paillard ne cesse de se faire branler en formant tous ces plans affreux, comme il manie de droite et de gauche tous les attraits qui lui sont offerts, la nature trompe une seconde fois son espoir criminel ; il n’a que le tems de se plonger dans le cul de la jolie fille de dix-sept ans dont nous avons parlé tout-à-l’heure, où ses feux s’appaisent de manière à faire espérer à la triste Justine d’être tranquille au moins le reste de la nuit. Mais l’infortune est toujours frémissante ; rien ne peut déterminer notre aimable enfant à quitter sa retraite avant qu’elle ne soit certaine de celle de Dubourg. Alors elle gagne sa chambre en tremblant, et en renouvelant à sa maîtresse les plus vives instances de la laisser sortir d’une maison où sa vertu se trouve à chaque instant aussi cruellement compromise. Delmonse furieuse, ne répond que par des mépris.

Justine, un peu rassurée par ses compagnes, reprend ses occupations, sans réfléchir qu’après les torts que ces scélérats ont à lui reprocher, les vengeances les plus éclatantes doivent nécessairement s’ammonceler sur sa tête.

Madame Delmonse avait pour habitude, quand elle venait à sa garde-robe, de poser sur une chiffonnière une superbe montre. enrichie de diamans ; dès qu’elle avait fini, elle la reprenait, l’oubliait quelquefois, et Justine, pour-lors, la lui reportait aussi-tôt. Trois jours après l’évènement que nous venons de raconter, la montre de madame Delmonse s’égare, et cette fois-ci ne se retrouve plus. On interroge Justine, qui répond de son exactitude, et en donne pour preuve, celle dont elle a fait profession jusqu’à ce moment-ci. Delmonse ne dit mot ; mais le lendemain au soir, à peine Justine, retirée dans sa chambre, vient-elle de se jeter sur sa couche, inondée de larmes, pour y goûter quelques instans de repos, qu’elle entend enfoncer sa porte… Juste ciel ! c’est sa maîtresse même, conduisant un commissaire… des archers. Faites votre devoir, monsieur, dit-elle à l’homme de justice ; cette malheureuse a volé ma montre, vous la trouverez sur elle ou dans sa chambre… Moi, vous avoir volé, madame, dit Justine confondue, en se jetant en désordre au bas de son lit ; ah ! qui doit être plus pénétré que vous de mon innocence et de ma probité ? Ici les yeux effrayés de Justine tombent machinalement sur l’un des quatre records qui servent d’escorte au commissaire ; oh ! grand Dieu ! elle reconnaît Dubourg ; c’est lui, c’est cet insatiable libertin, qui, non content de l’exécration où sa scélératesse le livre, vient de porter la férocité au point de venir lui-même, sous ce déguisement, saisir, sur les traits renversés de sa malheureuse victime, toutes les progressions de la douleur et du désespoir où sa méchanceté la plonge ; raffinement exécrable, sans doute, mais dont l’effet devait être bien vif sur une ame aussi dépravée. Je suis perdue, dit Justine en le reconnaissant : elle veut parler ; mais la Delmonse fait tant de bruit, que notre malheureuse orpheline n’est point entendue ; les perquisitions se continuent, la montre se trouve ; Dubourg, qui vient de la placer lui-même, la fait voir au commissaire sous un matelat. Avec des preuves de cette force, il n’y a pas à répliquer ; Justine est saisie : Dubourg dispute à ses confrères l’honneur de la garrotter lui-même ; des cordes grossières, appliquées par la main du vice, déchirent, blessent inhumainement les mains de la candeur et de l’innocence. On dit même que tout en agissant, le scélérat a l’audace de rapprocher de sa culotte ces mains qu’il enchaîne, de leur faire sentir tout l’effet que cette scène atroce produit sur ses sens émus.

Sans pouvoir s’expliquer enfin, Justine est jetée dans un fiacre  ; c’est Dubourg et son valet-de-chambre déguisé sous le costume de l’un des autres soldats, qui raccompagnent pour la consigner dans des cachots, où ces monstres eussent bien mieux figuré eux-mêmes. Une fois dans la voiture avec son complice, on ne se figure pas les atrocités que Dubourg entreprend  : quelle défense offrira Justine  ? elle est liée  ; et ce qu’il y a de bien extraordinaire, c’est que Thémis assure elle-même, cette fois, les projets désastreux du crime. Le valet-de-chambre contient, Justine est troussée, parcourue, baisée, fourragée par-tout  ; mais le libertin, trop ému, ne reçoit heureusement point de la nature les forces nécessaires à consommer son crime, et l’autel est encore une fois arrosée de l’hommage que trop d’ardeur empêche de s’épancher au sanctuaire. Le fiacre arrive, on descend, et notre innocente héroïne est écrouée comme voleuse, sans qu’il lui soit possible de faire entendre un seul mot pour sa justification.

Le procès d’un infortuné, qui n’a ni crédit, ni protection, est promptement fait, dans un pays où l’on croit la vertu incompatible avec la misère… où le malheur est une preuve complette contre l’accusé : là, une injuste prévention fait croire que celui qui a pu commettre le crime l’a commis ; les sentimens se mesurent à l’état où l’on trouve le coupable ; et si-tôt que de l’or, ou des titres, n’établissent pas sa pureté, l’impossibilité qu’il puisse être innocent devient alors démontrée[2].

Justine eut beau se défendre, elle eut beau fournir les meilleurs moyens à l’avocat de forme qu’on lui donna pour un instant ; sa maîtresse l’accusait, la montre s’était trouvée dans sa chambre, il était clair qu’elle l’avait volée. Lorsqu’elle voulut citer les séductions, les attentats dirigés contre son honneur, la mascarade de Dubourg, ses entreprises pendant la conduite, on traita ses plaintes de récriminations ; on lui dit que M. Dubourg et madame Delmonse étaient depuis long-tems connus pour des gens intègres, incapables de telles horreurs. Elle fut donc transférée à la conciergerie, où elle se vit au moment de payer de ses jours le refus de partager une horreur. Un nouveau délit pouvait seul la sauver. La providence voulut que le crime servit au moins une fois d’égide à la vertu, qu’il la préservât de l’abîme où l’allaient engloutir la méchanceté des hommes et l’imbécillité des juges. Justine se permit quelques plaintes amères contre les coquins qui la perdaient aussi cruellement ; mais ses imprécations, loin d’attirer sur eux la colère du ciel, ne servirent qu’à leur porter bonheur, Delmonse hérita peu de jours après d’un oncle mort aux isles, qui lui laissa cinquante mille livres de rentes, et Dubourg obtint du gouvernement une régie générale, qui, dans le même mois, augmenta son revenu de quatre cent mille francs annuels.

Il est donc vrai que la prospérité peut accompagner et couronner le crime, et qu’au milieu du désordre et de la corruption, tout ce que les hommes appellent le bonheur peut se répandre sur la vie. Que d’exemples de cette triste vérité il nous reste à offrir encore[3] !

  1. Dans toutes, la férocité est toujours ou le complément ou les moyens de la luxure ; toutes les recherches outrées du libertinage sont des actes de férocité ; il n’est pas un seul homme cruel qui n’ait été un très-grand libertin, et reversiblement un libertin qui ne devienne féroce ; au reste, la férocité n’est, comme la douceur, qu’un mode de l’ame absolument indépendant de nous, et nous ne devons, ni plus rougir, ni plus nous glorifier de l’un que de l’autre. L’homme ne ; travaille jamais qu’à sa félicité ; quelque soit la route qu’il adopte dans la carrière de la vie, c’est toujours pour courir au bonheur, mais à sa manière. Et Néron trouvait autant de plaisir à égorger ses victimes, que Titus à ne pas voir s’écouler un jour, qui n’eut fait un heureux.
  2. Siècles à venir, vous ne verrez plus ce comble d’horreurs et d’infamies. (Note de l’éditeur).
  3. Cette vérité est décourageante, disent les sots, il ne faut pas l’offrir aux hommes ; mais si-tôt que c’est une vérité, d’où vient donc la cacher ? où donc est la nécessité de tromper les hommes ? Si ce plat rôle est nécessaire, est-ce donc à la philosophie à le remplir ? Non, son flambeau, comme celui de l’astre du jour, doit dissiper toutes les ténèbres. C’est mal aimer les hommes, que de leur déguiser des vérités aussi essentielles, quelque puissent en être les résultats. (Note de l’auteur).