La Nouvelle Équipe/Première partie

Éditions de la mère éducatrice (p. 13-114).


Première Partie

SOUS LE DOUBLE SIGNE DE MARS ET DU LION


I


Mme Delmas s’approcha du lit de l’accouchée.

— Ton père est arrivé, Jeanne, peut-il venir t’embrasser ?

— Bien sûr, maman ; je serai contente de le voir.

— Et lui, tu le comprends, est impatient de connaître son petit-fils.

La jeune femme eut un sourire heureux.

— Mon Pierre ! murmura-t-elle. Mais la visite de papa va déranger son sommeil.

— Le mal ne sera pas grand, l’heure de sa tétée approche.

— C’est vrai. Dis donc à papa de monter tout de suite.

— Je vais l’appeler. Il doit être au jardin avec Maurice.

Se dirigeant vers la fenêtre, Mme Delmas se pencha sur le balcon.

— Maurice, appela-t-elle.

— Mère ? répondit d’en bas une voix d’homme.

— Le Général n’est pas avec vous ?

— Il est parti chercher des cigares ; il sera de retour dans un instant.

— Vous pourrez le faire monter, Jeanne l’attend.

— Nous monterons dès qu’il sera revenu… tenez, le voici, je reconnais son pas.

Mme Delmas revint près de sa fille.

— Ils vont venir, dit-elle.

— Mère, le berceau remue, le petit va se réveiller.

En ce moment, des voix d’hommes se firent entendre dans l’escalier.

— Voilà papa, dit Jeanne, les yeux vers la porte. Le général Delmas et son gendre, Maurice Bournef, pénétraient dans la chambre.

— Bonjour, ma fille, fit joyeusement le général, sans quitter pourtant son ton de commandement.

Puis, s’approchant du lit, il mit un baiser sur les joues de la jeune mère.

— Et toutes mes félicitations, sais tu bien ; tu as su faire une chose dont j’ai été moi-même incapable. Pourtant, Dieu sait si j’ai désiré un fils.

— Et tu n’as eu qu’une fille dit avec enjouement l’accouchée. Pauvre père, va !…

— Bah ! je ne dis pas cela pour me plaindre. Tu n’as pas été accueillie à regret, ma fille, puisque tu étais la première. Mais la fille n’eut pas empêché le fils.

Le visage de Mme Delmas s’était assombri. Ce regret d’un fils elle l’avait partagé, pour des raisons certes bien différentes de celles de son mari. Mais, deux ans après la naissance de Jeanne, elle avait fait une fausse couche si mauvaise que par la suite tout espoir d’une nouvelle maternité lui avait été enlevé.

Cependant, le général s’était tourné vers le berceau.

— Et peut-on le voir, ce jeune conscrit ? demanda-t-il.

Pendant que la grand’mère prenait le bébé, Maurice Bournef, penché vers sa femme, mettait un baiser sur ses cheveux.

— Chère Jeanne !

— Maurice !

Tout l’amour de ces deux êtres tenait dans ces deux noms échangés.

— Voilà notre Pierre ! dit Mme Delmas, en présentant le nouveau-né à son mari.

— Mâtin ! est-il beau, le gaillard. Et il n’a que trois jours ! On lui donnerait trois mois.

Se baissant sur le petit front rouge, le général y posa ses lèvres.

— Bonjour, beau Saint-Cyrien ! dit-il.

— Oh, protesta Jeanne.

— Eh bien quoi, fit plaisamment le général, mon pronostic n’est pas une offense, je pense. Bon sang ne peut mentir et j’espère bien que le petit-fils du général Delmas ne fera pas rougir son grand-père.

— Je ne désire pas que mon fils soit soldat, dit Jeanne pensive.

Maurice Bournef serra tendrement la main de sa femme.

— Nous avons bien le temps de penser à l’avenir, dit-il.

— Qu’il grandisse d’abord, reprit Mme Delmas en apportant l’enfant à sa mère. Et pour commencer nous allons prier le général d’aller fumer un cigare dans le jardin, pendant que notre petit homme prendra sa tétée.

— Compris ! dit Maurice. Descendons au jardin, Général.

— Je vous suis, mon gendre.

Le général Delmas, une de nos gloires coloniales, aimait fort être appelé par son titre. Il avait la manie des choses militaires, de la vie militaire, du langage militaire. Il était militaire dans l’âme. Quand sa femme venait passer quelque temps près de sa fille, c’était avec une véritable joie qu’il reprenait l’existence d’un officier célibataire. L’armée, pour lui, c’était le rang suprême dans l’État. Tout devait lui être subordonné.

Il avait certes aimé sa fille ; mais il ne s’était jamais consolé de n’avoir pas eu un fils pour continuer la lignée des Delmas en uniforme. Puis, Jeanne devenant jeune fille, il avait escompté la marier à quelque jeune capitaine ; et ç’avait été une nouvelle déception pour lui quand il avait vu sa fille répondre à l’affection de Maurice Bournef, jeune professeur d’histoire, plein d’avenir, mais de famille modeste, et dont les origines étaient très plébéiennes, paysannes même. D’abord, il s’était montré hostile à cette union, puis il y avait consenti devant la ferme attitude de sa fille, soutenue par sa mère dans cette lutte familiale.

Mme Delmas, orpheline, avait épousé, à vingt ans, le lieutenant Delmas, promu capitaine deux ans après son mariage, au moment même de la naissance de Jeanne. C’était une créature douce et sensible, dont la jeunesse s’était surtout écoulée en pension. Le milieu militaire dans lequel elle s’était trouvée transplantée l’avait dépaysée, et elle ne s’y était jamais bien habituée. Néanmoins, comme elle s’était attachée à son mari, elle en avait pris son parti et ne s’était jamais plainte. Mais elle s’était réjouie du choix de sa fille, et la maison de son gendre lui était chère. D’ailleurs, Maurice était pour elle affectueux comme un fils, et quand il l’appelait « mère » un apaisement doux descendait en elle. Quelle femme n’a pas eu le désir d’entendre une voix d’homme lui donner ce nom.

— Vois-tu bien, maman, disait Jeanne, en caressant doucement la petite main du bébé attaché à son sein, j’ai le pressentiment que cet enfant sera plus tard un sujet de querelles entre papa et nous.

— Ne t’en tourmente pas à l’avance, ma fille. Nul ne peut dire ce que sera demain.

— Tu sais bien, mère, que ce n’est ni l’idéal de Maurice, ni le mien, de voir notre fils prendre la carrière des armes.

— Et tu sais bien, toi aussi, que je vous comprends et vous approuve.

— Mais tu comprends bien que papa ne nous laissera pas tranquilles sur ce sujet. Lorsqu’Henriette est née, il y a deux ans, il exprimait la crainte que je ne sois pas plus que toi favorisée d’un fils ; et nous avions alors bien compris ce que cachait cette crainte. Lorsqu’il a été question de Pierre nous en avons causé. Nous désirions un fils, ayant déjà une fille ; et nous pensions que papa en serait aussi heureux que nous. Mais nous savions pourquoi. Seulement, nous nous sommes bien promis d’être intransigeants là-dessus. Tu connais les idées de Maurice. Je les partage. Notre fils ne recevra certainement pas une éducation militaire.

Les petites lèvres s’étaient détachées du sein maternel, et la fragile tête était retombée sur le bras de la mère.

— Mon fils ! murmura-t-elle.

Puis, avec une soudaine passion :

— Un fils ! j’ai un fils, à présent. Ce sera un homme utile et bon comme son père.

— Oui. Oui. C’est entendu, dit Mme Delmas en souriant. Mais ne t’agites pas de la sorte, tu vas prendre de la fièvre.

— Allons, monsieur bébé, ajouta-t-elle, on va vous remettre dans votre nid, vous fatiguez votre maman.

— Au revoir, mon Pierre, dit doucement Jeanne, et ne crains rien, mon petit, tu ne seras pas Saint-Cyrien…

Les deux frères Bournef, Maurice et Léon, étaient fils d’un instituteur de Seine-et-Oise, lui même fils d’un cultivateur de la région de Mantes. Tous les Bournef étaient de lignée paysanne. Quelques-unes des branches maternelles prenaient leur source dans le petit artisanat de province ; mais, comme le disait plaisamment Maurice, il n’y avait ni blason ni galon dans la famille.

Comment Maurice avait-il épousé la fille d’un général ? C’était là une des conséquences du flux social de notre époque, qui connaît au moins autant le mélange que la lutte des classes. Jeanne Delmas et Maurice Bournef s’étaient rencontrés, au temps où le jeune homme était encore normalien, dans la famille d’un condisciple de Maurice, Bernard Lautier, très lié avec lui. Les deux jeunes gens, que des affinités de nature avaient rapprochés, s’étaient aimés, et Jeanne avait promis d’attendre la fin des études de Maurice avant de parler de son choix à ses parents. Nous l’avons dit, le général avait d’abord mal accueilli l’idée de cette union ; mais il avait cédé devant la persévérance de sa fille.

Le frère de Maurice, Léon, comme lui normalien, était comme lui professeur d’histoire. Les deux frères étaient unis par une très tendre amitié. L’harmonie de leurs caractères, la parité de leurs goûts et de leurs idées, en avaient fait deux collaborateurs dont les noms étaient inséparables. Tous deux, d’esprit profondément républicain, idéaliste, humanitaire, s’étaient attachés à l’étude des questions sociales et internationales. Bien qu’ils fussent jeunes, leur réputation était déjà solide dans la fraction avancée de l’élite intellectuelle, et, à l’heure où commence notre récit, ils travaillaient à une « Histoire du Monde du Travail » qu’on attendait avec une sympathique curiosité.

Léon, de deux ans plus jeune que son frère, était marié, lui aussi. Il avait épousé la fille d’un instituteur, collègue et ami de son père, dont il avait partagé les jeux d’enfant. Entre les deux ménages Bournef la plus franche amitié régnait, et, malgré les différences fondamentales qui le séparaient des deux frères, le général Delmas ne leur témoignait pas moins une grande estime. D’ailleurs, avec un tact parfait, Léon et Maurice évitaient les heurts et les froissements, et cela d’autant plus facilement que le général n’était pas souvent dans leur milieu.

Seule, Mme Delmas faisait de fréquents séjours à Ville-d’Avray près de « ses enfants » ainsi qu’elle aimait dire, associant entièrement Maurice à l’affection qu’elle portait à sa fille. Ces séjours s’étaient rapprochés encore depuis la naissance d’Henriette ; mais cette femme de cœur et de dévouement n’était pas de celles qui troublent la sérénité des familles.

La naissance de Pierre allait-elle troubler cette paix ? Le tout petit homme qui venait de faire son apparition allait-il jouer, dans la vie du général et de sa famille, le rôle d’un perturbateur ? L’avenir nous le dira. En attendant, les paroles de son père avaient inquiété Jeanne, et elle avait confié son ennui à son mari.

— Ne nous tourmentons pas d’avance, avait dit doucement Maurice, les choses iront peut-être mieux que nous ne le supposons.

Cependant un petit incident raviva bientôt les craintes de la jeune mère.

C’était le jour de sa première descente au jardin. Toute la famille s’était réunie près d’elle, son mari, son père, sa mère, ainsi que Léon et sa femme, arrivés de la veille avec la sœur des Bournef, Éliane, une jeune fille de seize ans.

Maurice avait pris dans ses bras le bébé réveillé.

— Passe-moi donc mon neveu, Maurice, dit la jeune fille. Je ne l’ai presque pas vu encore. Je veux le garder un moment sur mes genoux.

Maurice s’exécuta, pendant que la petite Henriette venait se blottir près de sa mère.

— Petite chérie, fit câlinement Jeanne en attirant l’enfant près d’elle, sur la chaise longue, tu as été bien privée de ta maman depuis quelque temps.

Cependant Éliane Bournef s’extasiait sur la beauté du nourrisson.

— Voyez comme il est fort, s’exclama-t-elle. J’ai glissé mon doigt dans sa menotte, et il le serre comme pour m’empêcher de l’enlever. S’il continue, ce sera un jeune Hercule.

— Il continuera, pronostiqua le général ; je vous prédis que ce sera le plus bel officier de son époque.

— Vous croyez donc qu’on en fera un officier, général, demanda Éliane.

— Hé ! je l’espère bien. Le dernier descendant des Delmas, mon petit-fils.

— Je ne crois pas que Maurice sera de votre avis, déclara la jeune fille, qui ne remarquait pas l’embarras de son frère.

— Pourquoi cela, je vous prie ?

— Il préférera sans doute qu’il suive la même voie que lui.

— Je ne la rabaisse pas, croyez-le bien. Mais il me semble que la carrière des armes est la plus noble de toutes, celle qui assure le mieux la grandeur d’un pays.

Éliane allait répondre, quand Léon intervint.

— Voilà des discours puérils, dit-il gaiement. Dans vingt ans, si vous le voulez, nous reprendrons cette discussion.

— Avant vingt ans, Monsieur Bournef, reprit aimablement le général. D’ordinaire, on se préoccupe de l’avenir des fils avant de commencer leur éducation, afin de lui donner une direction convenable.

— Eh bien, nous en reparlerons dans dix ans, alors.

— D’ailleurs, poursuivit le père de Jeanne, je ne vois pas ce que cette éventualité a de désagréable. Il est bien évident que je ne veux rien imposer ; mais je puis bien exprimer mes désirs. J’aurais été heureux d’avoir un fils qui continuat ma carrière ; il est tout naturel que je formule le même souhait à l’égard de mon petit-fils.

Sans vouloir remarquer le silence gêné qui accueillait ses paroles, le général ajouta sur un ton de bonhomie :

— Du reste, si c’est écrit dans sa destinée, il faudra bien que cela se réalise.

Le général avait la faiblesse de croire aux présages et attachait surtout une grande importance aux prédictions astrologiques. Depuis son arrivée à Ville-d’Avray il avait occupé ses loisirs à bâtir l’horoscope du nouveau-né.

— Remarquez, expliqua-t-il, que cette année 1905 où nous sommes est placée sous l’influence de Mars. Notre Pierre est né le 2 août, c’est-à-dire sous le 10e degré du Lion. Est-ce que cela ne vous dit rien, ces deux signes ?

Et, comme ses interlocuteurs souriaient, amusés :

— Moi, je vous prédis que cet enfant aura une destinée superbe.

— Mais, papa, je l’espère bien, dit Jeanne. Et nous ferons de notre mieux pour l’y aider.

— Ne te moque pas, ma fille. Si le sang des Delmas coule dans ses veines, tu ne l’empêcheras pas de se manifester. D’ailleurs, j’ai fait son horoscope, et j’ai trouvé le symbole du glaive au sommet de sa destinée.

Puis, voyant sa femme prendre le bébé des mains d’Éliane Bournef, le général dit encore :

— Sous le double signe de Mars et du Lion ! ne l’oubliez pas si je ne suis plus là pour vous le rappeler.


II


Nous franchirons une période de neuf années, et nous retrouverons les deux ménages Bournef, en cette fin de juillet 1914, chez leur père, à Triel. L’ancien instituteur, qui avait pris sa retraite trois ans auparavant, s’était installé là sur un petit domaine qui lui permettait de s’occuper de travaux agricoles. Une grande maison d’habitation, avec jardin d’agrément, potager et herbages.

— Me voilà gentilhomme-fermier, avait-il dit. Le sang des Bournef va tressaillir d’aise.

Il est un fait qu’avec des bêtes, un jardin, des arbres, Lucien Bournef se trouvait dans son élément. C’était comme une vie nouvelle qui, vers la soixantaine, recommençait pour lui.

Cette année là, donc, Maurice et Léon avaient projeté de venir passer la seconde quinzaine de juillet près de leur père avant d’aller s’installer, pour le mois d’août, chez un de leurs oncles, cultivateur sur la Côte Normande. Leur sœur Éliane, mariée depuis deux ans à un jeune peintre dont les premiers essais avaient été bien accueillis, devait venir les rejoindre à Triel avec son mari. Mais cette rencontre, projetée depuis Pâques, n’avait cependant pas pris le caractère heureux qu’on en attendait. Les deux frères étaient arrivés soucieux. La situation internationale était tourmentée, une menace sourde planait sur l’Europe. Maurice et Léon, qui avaient suivi tous les événements politiques de très près depuis l’attentat de Sarajevo, ne se dissimulaient pas leur inquiétude, confiants cependant dans la possibilité de maintenir la Paix Européenne. Mais, l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie les avait fortement émus, et sa coïncidence avec le brusque rappel de tous les soldats permissionnaires avait confirmé en eux le danger d’une guerre dans les Balkans, foyer toujours allumé de discorde et de menace. En cette dernière semaine, n’y tenant plus, ils avaient laissé à Triel leurs femmes et leurs enfants pour se rendre à Paris et suivre de plus près l’attitude du gouvernement. Une lettre de leur beau-frère, Julien Lenormand, avait aussi contribué à leur faire prendre cette décision. Le peintre les prévenait que, devant la tournure des événements, il renonçait à venir à Triel, ainsi qu’il avait été convenu entre eux tous au printemps.

Ils étaient partis depuis cinq jours, et ce soir du 31 juillet ils n’étaient pas rentrés encore, n’avaient pas écrit.

Les deux femmes ne savaient plus que penser. La lecture quotidienne des journaux n’était pas rassurante, et Lucien Bournef, qui s’entretenait assez souvent avec le secrétaire de la mairie, avait appris quelques nouvelles suspectes.

— Pourvu que les gouvernements soient sages, avait-il dit ce matin là. Voilà maintenant la Serbie et l’Autriche en guerre. Sera-t-il possible de circonscrire le mal ? Que va faire la Russie ?

— Croyez-vous vraiment que la France fasse la folie de se jeter dans une guerre, interrogea Jeanne.

— Hélas ! ma fille, nous avons au pouvoir des hommes peu sûrs. Et puis, avec la diplomatie secrète, on ne sait jamais exactement à quoi les nations sont engagées. Si nous sommes liés à la Russie, il est possible que nous soyons dans l’obligation de lui prêter main forte.

— Mais je ne vois pas en quoi notre intervention dans les Balkans serait utile ?

— Utile, évidemment c’est contestable. La question capitale serait de savoir exactement dans quelle mesure nous sommes liés à la Russie ; et c’est cela que nous ignorons.

— Père, ne trouvez-vous pas inadmissible que les peuples soient tenus dans l’ignorance d’une chose qui les intéresse si directement ?

— Oh ! il y a déjà longtemps qu’on a signalé le danger de la diplomatie secrète.

Cette journée du 31 juillet s’écoula dans la fièvre. On dîna sans entrain. Puis, les enfants gagnèrent leurs chambres.

— Viens donc te reposer aussi, Maman, dit Henriette en embrassant sa mère.

— Oui, ma fille, je vais monter tout de suite.

— Écoutez, père, dit Jeanne quand la fillette eut quitté la salle à manger, si personne n’est rentré demain, je retourne à Ville-d’Avray avec les enfants.

— Si vous retournez, Jeanne, nous retournerons ensemble, ajouta la femme de Léon.

— Vous avez raison, conclut le père ; mais je vous conseille, ce soir, d’aller vous reposer ! Rien ne sert de s’énerver en des conjectures que l’esprit ne peut éclaircir…

Les deux femmes ont regagné leurs chambres. Mais toutes deux sont trop inquiètes pour trouver le sommeil. Étendue près du lit où sa fille dort paisiblement, Jeanne compte les heures qui coulent.

— Deux heures ! murmura-t-elle, comme les deux coups s’égrènent dans la nuit.

Tout à coup le grincement de la grille la met sur pied. Des pas font crier le sable de l’allée. D’un bond Jeanne est à la fenêtre.

— C’est toi, Maurice ?

— C’est nous, répond la voix de Léon.

— Ne descends pas, nous montons, ajoute Maurice.

Quelques instants après il étreignait silencieusement sa femme.

— Eh bien, les nouvelles ? demande-t-elle enfin.

— Mauvaises, ma chérie.

— Ah ! mon Dieu !… la guerre ?

— Non, pas encore.

— Alors quoi, s’écrie Jeanne, remarquant l’altération des traits de son mari.

Lui, un moment, garde le silence, comme oppressé, puis, d’une voix basse et brisée :

— On a assassiné Jaurès ce soir !

— Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai !

— Hélas ! c’est vrai.

Rapidement, il donne les détails du drame, le dîner au Café du Croissant, le coup de revolver de Villain.

— Mais il n’est peut-être pas mort, Maurice, s’écrie fiévreusement Jeanne, on le sauvera peut-être, dis ?

— Non ; il est mort !

C’était inexorable.

Muette, Jeanne reste écrasée. Comme son mari elle aimait et admirait le grand tribun socialiste, au verbe puissant et doux. Ainsi donc ce penseur aux accents de prophète, ce poète, cet artiste, n’était plus. Toute cette lumière était rentrée dans l’ombre.

— Non, non, ce n’est pas possible, Maurice, ce n’est pas possible, murmure-t-elle encore, l’esprit en révolte.

Et comme Maurice confirme la funèbre nouvelle, elle éclate en larmes et se jette au cou de son mari.

— Alors, vois-tu, maintenant tout est perdu. Nous aurons la guerre.

— J’en ai bien peur, dit-il, presque bas.

— Que sais-tu là-dessus ?

— Rien de précis. La Russie mobilise. On annonçait officieusement ce soir que chez nous la mobilisation serait sans doute décidée demain.

— Demain ?

— Elle l’est même peut-être déjà. Peut-être sera-t-elle annoncée demain.

— Maurice, ne devras-tu pas partir ?

— Oui, comme les autres.

— Bientôt ?

— Je ne sais pas.

— Comment tu ne sais pas ?

— Je ne sais pas ce que je ferai.

— Et Léon ?

— Il pense comme moi.

— Mais que pensez-vous ?

— Nous pensons que l’attitude du gouvernement est louche. Toute cette semaine on n’a rien pu savoir d’exact. Jusqu’à ce soir Jaurès a réclamé la lumière sur les événements diplomatiques ; il a exigé l’assurance que la France ferait l’impossible pour conjurer la guerre ; il a demandé qu’on attende encore pour décider la mobilisation. Il était beau de l’entendre, je te le jure. Et malgré tout, nous nous accrochions à lui comme à l’espoir suprême. Hélas ! sa grande voix est muette à présent…

— Le premier martyr de la guerre, peut-être.

— Oui, Jeanne ! à moins que…

— À moins ?

— À moins que sa mort ne réveille l’élan populaire.

— Y crois-tu ?

— Je ne sais pas. Les gens pleuraient, ce soir, sous les fenêtres de L’Humanité. Mais la foule est versatile. Que sera-t-elle demain ?

Maurice Bournef s’était approché du lit où reposait Henriette que la conversation n’avait pas réveillée.

— Comme elle dort bien, murmura-t-il.

— Maurice, dit enfin Jeanne, se ressaisissant, j’avais décidé de partir demain pour Ville-d’Avray si tu n’étais pas rentré. Ne crois-tu pas que nous ferions bien de rentrer chez nous ?

— Mais c’est ma pensée ; et nous sommes revenus Léon et moi, pour vous remmener. Nous avons à réfléchir, examiner la situation, prendre une décision.

— Vous ne l’avez pas prise encore ?

— Oui et non. Nous connaissons notre devoir de citoyens ; mais nous sommes aussi des hommes. La guerre qui se présente à nous nous semble absurde et nous paraît évitable. Si nos gouvernants nous entraînent hors des limites de la raison et du bon sens, il faudrait peut-être leur signifier que nous ne les suivrons pas. Qui sait si une attitude ferme ne les ferait pas réfléchir ?

— Mais tu disais que la mobilisation était décidée.

— On le disait, en effet, sous le manteau, dans les couloirs de la Chambre. Pourtant ce n’était pas officiel encore. Il est possible que la crainte des troubles suscités par l’assassinat de Jaurès incline le gouvernement vers la prudence. Deux jours seulement permettraient d’intervenir.

Jeanne ne répondit pas. Elle entrevoyait l’horreur. Maurice s’approcha d’elle, l’attira sur sa poitrine.

— Ma chère femme, nous vivons des heures graves. Gardons, si nous le pouvons, un cerveau lucide. Demain nous regagnerons Ville-d’Avray. Mais en attendant essayons de prendre un peu de repos.

— Oui, dit-elle. Je me sens à présent brisée et sans forces.

— Eh bien, il faut tâcher de dormir, car, de la force, il va nous en falloir peut-être beaucoup.


III


Après quelques heures de repos, Maurice Bournef, sans éveiller sa femme, descendit rejoindre son frère.

— Le facteur passe si tard par ici, lui dit Léon, que je te propose d’aller à la gare chercher les journaux.

— Oui, allons.

La propriété du vieux Bournef était tout à fait en dehors de l’agglomération de la petite ville de Triel.

Rapidement, les deux frères prévinrent leur père et partirent.

— Qu’allons-nous apprendre ? murmura Maurice.

— Je prévois que nous n’apprendrons pas encore la mobilisation. J’ai bien réfléchi cette nuit. Je crois que la peur d’une émeute va donner de la prudence à nos hommes politiques.

— C’est précisément ce que je disais à Jeanne, cette nuit, moi aussi.

— Cette trève permettrait peut-être d’opérer une forte pression sur le gouvernement pour que cette mobilisation ne se fasse pas. Mobiliser, c’est accepter la guerre.

— Sans doute. Mais qui peut faire cette pression, à ton avis ? Les socialistes ?

— Oui.

— Les socialistes sont en pleine déroute, mon pauvre ami. L’assassinat de Jaurès les plonge dans le désarroi le plus complet. Va, ceux qui ont machiné le coup savaient bien ce qu’ils faisaient.

— Hélas !

— Aujourd’hui il n’y a plus de tête au Parti.

— Marcel Sembat ?

— Non. C’est un lettré, un fin causeur, un artiste ; mais ce n’est pas un chef.

Léon resta pensif un moment, puis reprit :

— Il faut compter aussi sur les forces ouvrières, nous les oublions trop.

— La C. G. T. ?

— Oui, la C. G. T., les syndicats. Ils ont déjà pris nettement position cette semaine contre la guerre. Et les manifestations de ces soirs derniers sont une indication.

— C’est vrai. Peut-être as-tu raison ; peut-être y a-t-il un espoir à garder de ce côté.

Léon reprit :

— Dès notre arrivée à Paris j’irai voir Jouhaux et Yvetot.

— Moi, dit Maurice, je vais préparer un article en rentrant à la maison. J’irai le porter à l’Humanité en arrivant à Paris.

Déjà Léon voyait une issue.

— Maurice, les masses ouvrières sont une force, tu sais, et certainement les chefs du syndicalisme vont élever la voix.

Mais Maurice ne partageait pas l’optimisme de son frère.

— N’affirmons rien, dit-il. Puis, vois-tu, il est peut être bien tard pour agir. Nous étions trop confiants. Nous disions : la guerre n’est plus possible. Nous oublions trop tous ceux qui y ont intérêt.

— Le Comité des Forges ?

— Oui, et tant d’autres à ses trousses. Nous savons bien quels intérêts sont attachés à une guerre, et quelles cupidités son éventualité va réveiller.

— Maurice.

— Eh bien ?

— Et les intellectuels, à ton avis, que vont-ils faire ?

— Les intellectuels, tu les connais. Même ceux qui sont d’esprit socialiste ne feront pas grand chose. Les intellectuels ne sont pas, pour la plupart, des gens d’action.

— Et puis, c’est la dispersion. Déjà, Paris est vide.

— Oui, les vacances sont commencées pour un grand nombre. Ah ! tout cela semble mené de main de maître.

— Maurice, te souviens-tu de l’élection de Poincaré ?

— Oui… « Poincaré, c’est la guerre », disait-on. Ce Lorrain fanatique a bien joué son jeu…

En causant, les deux hommes étaient arrivés à la gare. La bibliothèque était assaillie. Au milieu de ses journaux la bibliothécaire, une petite femme brune et alerte, semblait toute affairée. Et, tout en donnant satisfaction aux acheteurs, elle se mêlait à la conversation.

Quand Maurice et Léon pénétrèrent dans la gare, ils l’entendirent qui disait :

— C’est sûr qu’on l’aura, la guerre, à présent qu’ils ont tué le seul homme qui pouvait l’empêcher.

L’assassinat de Jaurès était d’ailleurs la préoccupation de tous. Avidement, on lisait les détails du drame, puis on en discutait.

— C’est L’Action Française qui a fait le coup, allez disait un gros homme. Bien sûr on ne l’saura pas, mais c’est elle.

— Certainement, dit un autre. Depuis le temps qu’ils l’accusaient de trahir, d’être vendu à l’Allemagne. Ils ont monté les têtes, avec toutes leurs histoires.

— Il les gênait, ajouta un troisième, il y voyait trop clair, cet homme là.

Maurice et Léon, à leur tour, dépliaient les feuilles du matin. Le drame du Café du Croissant occupait toutes les manchettes. L’Humanité était encadrée de deuil. Repris par leur émotion de la veille, les deux frères lisaient tous les détails qui pourtant leur étaient connus. Comme les autres, dans le bouleversement causé par cette mort, ils en oubliaient ce qui, l’instant, d’avant, était leur grande préoccupation.

Pourtant ils se ressaisirent, passèrent aux autres nouvelles. Et soudain, Maurice indiqua à son frère un communiqué bref.

— Ils l’ont décidée quand même, dit-il à voix basse.

C’était en effet l’annonce de la mobilisation. Cependant, on la donnait seulement comme assurée et prochaine, sans date.

Léon plia les journaux.

— Partons, dit-il.

Sans parler, ils revinrent en hâte. Comme ils approchaient de la maison de leur père, ils furent rejoints par l’ancien instituteur. À son air sombre ils devinèrent qu’il savait quelque chose.

— Je viens de la mairie, dit Lucien Bournef.

Puis répondant à l’interrogation muette de ses fils :

— La mobilisation est décidée ! Elle sera annoncée à onze heures, à l’Angélus.

C’était la confirmation de l’annonce du journal. Il n’y avait plus à douter.

Machinalement, Léon dit cependant :

— Tu en es sûr ?

— Oui, je quitte à l’instant le maire et l’adjoint. Ils viennent de recevoir des ordres.

Les trois hommes gardèrent le silence.

— Allons, il est trop tard, s’écria enfin Maurice, tout ce qu’on pouvait tenter encore est à présent inutile. La mobilisation va mettre le feu aux poudres.

— Je le crains, répondit le vieil instituteur. Je viens de lire l’affiche qui va être apposée devant la mairie. Le plus grand calme est recommandé aux populations. La déclaration officielle se termine même par ces mots : « la mobilisation n’est pas la guerre ». Mais on n’empêchera pas les esprits de s’échauffer.

— Pourtant, dit Maurice avec vivacité, la remarque est exacte. La mobilisation n’est pas la guerre. Il s’agit donc de ne pas perdre son sang froid, de conserver une claire vision des choses. En somme, il n’y a pas de déclaration de guerre.

L’ancien instituteur secoua la tête.

— L’Allemagne est à craindre, dit-il.

— Certainement. Je ne cherche pas à me créer des illusions. Mais enfin, en Allemagne, il y a aussi les socialistes.

Lucien Bournef restait sombre.

— Que peuvent-ils contre le parti du Kaiser ; contre une Allemagne militarisée jusqu’aux moelles ?

— N’exagérons rien, père. Il y a aussi, là-bas, des gens de bon sens.

— Il y en aura trop peu, mon fils. Pour moi, je vois les choses comme elles sont. La Serbie est déjà en guerre avec l’Autriche. La Russie soutient la Serbie. L’incendie est allumé. Nous sommes les alliés de la Russie, notre sort est lié au sien. Nous la suivrons dans la voie où elle s’engage.

Léon gronda :

— Oh ! cette alliance Russe. Au moins Maurice et moi n’avons jamais partagé l’aveuglement général. Nous redoutions qu’elle ne nous entraînat dans une catastrophe dont nous ne serions pas les maîtres.

— Sans doute, fit Lucien Bournef. Mais on s’est engagé. Une nation, comme un honnête homme, doit tenir ses engagements.

Léon protesta encore :

— Une république liée à un empire ! et quel empire !

— Mes enfants, dit gravement le père, il est trop tard, à présent, pour revenir en arrière. Il ne reste plus qu’à faire son devoir : défendre le pays si on l’attaque.

— Sans doute, père, dit Maurice. Mais nous voudrions être sûrs qu’au moins la France ne fera rien pour attaquer ou provoquer l’attaque…

Comme il allait refermer la grille du jardin, l’ancien instituteur fut interpellé par une vieille paysanne endimanchée :

— M’sieur Bournef, dit-elle, c’est-il vrai qu’on aura la guerre ? Y croyez-vous, vous ?

— Bah ! il ne faut pas s’alarmer outre mesure, Madame Mathieu, tout peut encore s’arranger.

— Ah bien ! au moins vous raisonnez avec du bon sens, vous, m’sieur Bournef. Mais ils disent tous qu’à présent c’est une affaire décidée.

— Mais non, Madame Mathieu, rien n’est décidé ; on mobilise seulement, par prudence.

— Oui, oui, mais on f’rait p’têtre mieux de rester chacun chez soi.

Puis avec un grand air candide :

— Véyez-vous, tout ça c’ n’est point sérieux. Parce qu’on a assassiné un duc et une duchesse, pas vrai, il n’y a pas de quoi nous faire partir en guerre ? Moi, j’ dis qu’on a qu’à couper l’ cou aux criminels ; mais c’est tout d’ même pas là une raison pour faire tuer l’ monde… Allons, à r’voir M’sieur Bournef.

— Au revoir, Madame Mathieu.

Pensifs, les trois hommes se dirigèrent vers la maison.

— La sagesse tombe quelquefois des lèvres des simples, dit enfin Maurice.

À l’intérieur de la maison, les préparatifs de départ se poursuivaient. Jeanne et Louise, la femme de Léon, avaient déjà descendu les valises. Les enfants impressionnés causaient sérieusement. Mme Bournef mère s’empressait à préparer le déjeuner.

À onze heures l’angélus sonna comme à l’ordinaire. Puis immédiatement après, les cloches commencèrent le tocsin. Les sons lugubres montaient vers un ciel splendide, semblant défier le soleil. Tous écoutaient, debout, graves, recueillis, cependant que la vieille Mme Bournef pleurait.

— Maman, calme-toi, dit Léon en allant l’embrasser. La guerre n’est pas déclarée, tout peut encore s’arranger.

Sans rien dire, la mère étreignit son fils, et essuya ses yeux.

— Allons, dit-elle, mettez-vous à table, puisque vous devez partir.

Le repas était à peine commencé qu’on entendit de lointains roulements de tambour.

— Écoutez, dit Lucien Bournef, c’est le Garde Champêtre qui lit la déclaration officielle.

Quelques instants plus tard on entendit le tambour plus proche. Bientôt, il fut en face de la grille. Pierre Bournef s’élança dans le jardin pour écouter, et revint très vite, annonçant :

— La mobilisation commencera le dimanche 2 août à huit heures du matin.

Puis il ajouta, riant :

— Tiens, le 2 août, c’est mon anniversaire.

— C’est vrai, dit Jeanne. Il y a neuf ans, nous ne prévoyions pas les heures que nous vivons à présent.

— Te souviens-tu de la prédiction de ton père, Jeanne, demanda doucement Maurice.

— Quelle prédiction, mon ami ?

— Sous le double signe de Mars et du Lion ?

— Oui, mais il s’est trompé ! Sa prédiction ne pouvait s’appliquer à Pierre.

— Qui sait, ma pauvre amie, si, par un retour des choses, elle ne sera pas juste tout de même.

Maurice avait parlé d’une voix si grave, presque solennelle, que Jeanne tressaillit et devint pâle.

En ce moment une voisine des Bournef, qui venait d’entrer dans le jardin, s’avança devant la fenêtre ouverte.

— Monsieur Lucien, dit-elle, je viens vous dire une triste nouvelle.

Puis, répondant aux regards interrogateurs tournés vers elle :

Mme Gaucher, la femme du menuisier de la rue de Paris, vient de mourir subitement, en apprenant la mobilisation. Son fils est soldat et son mari doit partir. Le coup a été trop rude pour elle. Elle avait une maladie de cœur, elle n’a pu supporter l’émotion.

La poitrine serrée, tous s’étaient levés.

— Allons, prononça gravement le vieil instituteur, la guerre fait déjà son œuvre.


IV


À trois heures les deux ménages Bournef arrivaient à Paris. La gare Saint-Lazare présentait déjà un aspect anormal, l’aspect des départs aux jours de fête. Les quais étaient encombrés par des montagnes de bagages. Il y avait de tout, des malles, des ustensiles de ménage, de la literie, des paquets ficelés dans des toiles, des cartons à chapeaux, des chaises longues, des voitures d’enfant, des chiens dans des niches d’osier, des oiseaux dans des cages, dont beaucoup de perroquets. La foule des voyageurs n’était pas moins dense que les colis.

C’était si bizarre que, malgré la gravité de l’heure, les nouveaux arrivants ne purent s’empêcher de rire.

— Paris déménage déjà, dit plaisamment Léon. Il redoute le siège.

— Ou la révolution, fit Maurice.

— Crois-tu ?

— Tout est possible en de pareils moments. Rappelle-toi les manifestations de cette dernière semaine. L’annonce de la mobilisation a dû encore augmenter toute cette fièvre.

— Écoute, Maurice, si nous allions tout de suite à l’Humanité.

— Tu as raison.

— Et nous, dit Jeanne, nous allons prendre le train pour Ville-d’Avray. Je propose que Louise et Roger viennent chez nous, et que nous restions ensemble pour ne pas perdre de temps en allées et venues chez l’un ou chez l’autre.

— Excellente idée, dit Maurice. Alors c’est convenu, n’est-ce pas Louise ?

— Mais oui, je veux bien. D’autant plus, ma chère Jeanne, ajouta Louise, que je voudrais vous confier Roger demain matin pour me rendre à Paris. Je pense à mon frère qui va devoir partir.

— Rien n’est plus facile, répondit Jeanne. Alors c’est décidé, nous allons rester ensemble.

— C’est bien, conclut Léon, nous vous rejoindrons tout à l’heure.

Pendant que les deux femmes et les trois enfants se dirigeaient vers les quais de petite banlieue, les deux frères quittaient la gare.

— Je te propose d’aller à pied, dit Maurice, nous verrons un peu l’aspect de Paris.

Ils suivirent la rue Auber, puis l’avenue de l’Opéra. La physionomie des rues n’avait rien d’effrayant. Un peu de fièvre dans la foule, sans doute ; mais il ne semblait pas qu’on fût devant l’imminence d’une catastrophe.

Rue Réaumur, cependant, les deux frères croisèrent une bande de jeunes gens, le veston fleuri de rubans tricolores, qui chantaient et gesticulaient.

— À Berlin ! À Berlin ! criaient-ils.

— Mort à Guillaume ! vociféra l’un d’eux.

Maurice haussa les épaules.

— Des fous ! dit Léon.

Partout, sur les murs, l’affiche de la mobilisation s’offrait aux regards. Près d’elle, une autre affiche, signée Viviani, demandait à la population parisienne de rester calme. On y donnait l’assurance que justice serait faite de l’assassinat de Jaurès. Et toujours la même phrase était répétée : « La Mobilisation n’est pas la guerre ».

Cependant les deux frères étaient arrivés rue Montmartre. Aux bureaux de l’Humanité ils demandèrent Pierre Renaudel. On leur répondit qu’il était absent.

— Jean Rémy est là, leur dit un journaliste qui les connaissait.

Un instant après ils étaient introduits dans le bureau de Jean Rémy qui pour le moment remplissait les fonctions de secrétaire de rédaction. C’était un vieux socialiste, admirateur fervent de Jaurès. La mort du chef du Parti l’avait absolument terrassé. Il ne pouvait arracher sa pensée du drame auquel il avait assisté la veille.

Les poignées de mains échangées, ce fut inévitablement le sujet de la conversation entre les trois hommes.

— Les funérailles auront lieu dans le Tarn, expliquait Rémy. Il n’y aura rien d’officiel à Paris. Seulement quelques discours à la maison mortuaire.

— J’aurais cru, dit Léon, que les funérailles de Jaurès auraient au contraire permis une belle manifestation contre la guerre.

— Y songez-vous ? En pleine mobilisation ! Mais dès à présent toute manifestation est interdite.

Enfin, on aborda la grande question.

— Croyez-vous Rémy, demanda Maurice, que l’Allemagne déclarera la guerre ?

— Je n’ai pas d’opinion.

— Mais les socialistes allemands, voyons, ils vont bien agir. Que sait-on d’eux ?

— Rien de positif.

— Et la C. G. T. ?

— La C. G. T. est plus calme qu’on ne l’aurait cru. Jouhaux a été appelé au Ministère de l’Intérieur cet après-midi, m’a-t-on téléphoné tout à l’heure.

— Pourquoi ?

— On ne peut pas le savoir. Sans doute veut-on s’assurer que la C. G. T. n’entravera par la mobilisation.

— Et les anarchistes ? ont-ils fait quelque chose ?

— Jusqu’à présent nous ne savons rien d’eux depuis hier. Mais de leur part on peut s’attendre à des protestations, c’est évident. Les gares seront, demain, sous la protection de la police, et gardées militairement.

— Dites-moi, Rémy, questionna résolument Léon, d’homme à homme la vérité est un devoir. Redoute-t-on quelque chose ?

— Ma foi je crois qu’on ne redoute rien, et qu’on n’a rien à redouter. Il semble que la mort de Jaurès ait rendu la guerre acceptable.

Maurice eut un sourire découragé.

— Cette mort est vraiment providentielle, dit-il.

— Rémy, demanda Léon, votre numéro de demain est-il prêt ?

— Oui.

— Pouvons-nous vous donner quelque chose ?

— Oui, vous pouvez, mais dans quel sens ?

— Un appel au bon sens, et surtout un appel au gouvernement.

— Je crains bien que ce ne soit inutile. Enfin, donnez quand même votre copie ; mais surtout pas d’excitations à la violence.

— Oh ! protesta Maurice, ce n’est pas notre habitude. On nous connaît assez pour savoir que nous ne sommes pas des fomentateurs de guerre civile.

— Je le sais. Ce que je vous en ai dit c’est par acquit de conscience. Nous avons reçu des instructions. Si nous passions outre, le journal serait mis en interdit, ce qui ne nous avancerait pas. Notre numéro de ce soir est le dernier qui sera rédigé librement. À partir de demain matin, huit heures, la mobilisation commence, et l’état de siège sera proclamé à Paris. Toute la presse sera soumise à la censure.

Brusquement, Léon éclata.

— C’est vrai, dit-il, je l’oubliais. Le premier acte de la mobilisation, c’est la suppression de la liberté.

— Donnez-moi toujours votre copie, fit Rémy sans répondre à la phrase de Léon.

— Est-ce la peine, dans ces conditions ?

— C’est la peine, mon cher ami, dit gravement Maurice. Qu’il ne soit pas dit que nous n’avons pas fait, jusqu’au dernier moment, appel à la conscience et à la raison.

Puis tendant au rédacteur de l’Humanité l’article qu’il avait écrit avant de quitter Triel, Maurice ajouta :

— Voici notre papier. Vous verrez s’il peut passer. Il est bien entendu que nous vous laissons juge. Nous ne voudrions pas être pour vous une source d’ennuis.

Quelques instants plus tard, les deux frères prenaient congé de Jean Rémy.

— Et maintenant, où allons-nous, Maurice ? demanda Léon quand ils se retrouvèrent rue Montmartre.

Maurice ne répondit pas tout de suite. Avidement il regardait le café du Croissant, devant lequel des passants s’étaient arrêtés, surveillés par quatre agents en faction.

— Il n’y a pas vingt-quatre heures encore, murmura-t-il, un homme est entré là, qui personnifiait tous nos espoirs. Et maintenant je crains bien que tous nos espoirs ne soient morts avec lui.

Puis brusquement :

— Écoute, Léon, rentrons chez nous. Je ne me sens plus le courage d’aller nulle part. Il faut réfléchir à présent. Il n’y a plus d’alternative, la question est posée.

— Maurice, que veux-tu dire ?

— Tu le sais bien. Il n’y a plus qu’une seule question : partir ? ne pas partir ?

— Et dire qu’on ne sait rien de positif sur la conduite de nos chefs politiques.

— On ne saura rien, mon pauvre ami. Ce n’est plus affaire, à présent, qu’entre notre conscience et nous.


V


Maurice et Léon Bournef, en ces dernières années, avaient adhéré au Parti socialiste. Leurs tendances personnelles les avaient rapprochés des travailleurs, et les thèses socialistes, dans leur ensemble, leur paraissaient s’approcher le plus de leurs aspirations de justice et de liberté. Ils avaient conservé, dans les rangs socialistes, toute leur indépendance d’esprit, toute leur fermeté de pensée. Ils étaient d’ailleurs très estimés. Leur « Histoire du Monde du Travail » leur avait valu une certaine notoriété, à la fois dans les milieux intellectuels et dans les milieux ouvriers. Les chefs du syndicalisme s’entretenaient assez souvent avec eux, et leur demandaient parfois conseil.

Depuis quelques années, ils s’étaient donnés à une tâche d’éducation ouvrière, par des conférences et des écrits, qui absorbait presque tous leurs loisirs. Désintéressés et généreux, ils n’avaient pas cherché la gloire. Mais ils avaient conquis partout la sympathie.

Optimistes, ils n’avaient pas voulu croire à la possibilité d’une guerre, malgré les dangers qu’ils avaient pressentis, et l’allure adoptée par la grande presse depuis un an. L’élection de Raymond Poincaré à la Présidence de la République les avait troublés, mais les dernières élections législatives leur avaient rendu confiance.

— Quand même, répétait volontiers Maurice, il faut faire fonds sur le bon sens de notre pays.

L’effondrement de leurs convictions les désorientait. Jusqu’à l’assassinat de Jaurès ils avaient conservé leur optimisme. Mais depuis vingt-quatre heures ils comprenaient que les forces mauvaises gagnaient la partie.

Lorsqu’ils rentrèrent chez eux, ce soir-là, ils étaient attendus depuis un moment déjà par trois militants syndicalistes avec lesquels ils s’étaient liés. Un jeune sculpteur de vingt-cinq ans, élève des Beaux-Arts, Benjamin Thomas, les attendait également.

Les poignées de mains échangées, ce fut d’abord Marcel Lenoir, expert et dessinateur du bâtiment, d’esprit anarchisant, qui parla :

— Eh bien, vous venez de l’Humanité ?

— Nous en venons.

— Qu’y avez-vous appris ?

— Oh rien, dit Maurice découragé.

— Comment, rien ?

— C’est vrai fit amèrement Léon. Nous n’avons rien su de positif, sinon que l’état de siège commence demain matin avec l’établissement de la censure.

— Vous avez vu Pierre Renaudel ?

— Non ; il était absent. Nous avons été reçus par Jean Rémy. Très affecté par la mort de Jaurès il ne pense guère à autre chose.

Le jeune sculpteur intervint.

— C’est partout pareil, dit-il. Dans tous les milieux, politiques, syndicalistes, libertaires, chez les artistes, chez les étudiants, partout, on ne parle que de cela. Dès qu’on se groupe, l’assassinat de Jaurès devient le centre de pensée et de conversation.

— On pourrait dire, remarqua Marcel Lenoir, que l’événement a été préparé afin d’absorber les esprits, et les détourner des menaces de guerre.

— Il est un fait, dit gravement Maurice, que rien ne pouvait mieux désorganiser les seules forces capables de mettre un frein à la folie nationaliste.

— Maurice Bournef, questionna Lenoir, croyez-vous vraiment que les partis avancés auraient pu, sans cette catastrophe, faire opposition à la guerre.

— Je le crois.

— Eh bien, moi, je n’en suis pas certain. Depuis quarante-quatre ans, voyez-vous, le pays a été travaillé pour la revanche. L’éducation, l’enseignement, la presse, la vie publique, tout a concouru à former aux gens un état d’esprit qui ne leur permet pas de raisonner. La seule force capable de s’opposer à la guerre, c’eut été la classe des travailleurs. Et nous qui pouvons journellement l’étudier, nous sommes en mesure de dire qu’elle en est incapable.

Benjamin Thomas fit un geste de protestation. Son visage jeune et fin était éclairé par deux yeux limpides où se lisait la confiance.

— Vous raisonnez comme si tout était perdu, dit-il. Mais je veux vous faire remarquer que la guerre n’est pas déclarée. Elle peut ne pas l’être, et il est tout à fait possible qu’elle ne le soit pas. Ce ne sera toujours pas la France qui la déclarera, n’est-ce pas ?

— Bah ! elle mobilise. Cela veut dire qu’elle est prête. La mobilisation, c’est une déclaration de guerre en sourdine.

— Guillaume hésitera peut-être. Si forte et disciplinée que soit son armée, il doit penser qu’il aura la France d’un côté et la Russie de l’autre.

— Et puis, intervint Léon, les social-démocrates doivent certainement agir de leur côté.

— Voyez-vous reprit Lenoir, notre faiblesse vient précisément de ce que nous ne savons, ni les uns ni les autres, ce que nous allons faire. Que se passe-t-il en Allemagne, nous l’ignorons. Nous sommes réduits aux conjectures, qu’il s’agisse de nous ou de nos voisins. Nous n’avons ni plan, ni cohésion, notre résistance n’est pas organisée. Et nous avons en face de nous l’organisation la plus formidablement disciplinée qui soit : l’armée ! Demain matin nous nous réveillerons tous militarisés, que nous le voulions ou non, et le miracle se sera accompli sans notre volonté.

— C’est pourtant vrai, remarqua Maurice.

— Demain matin, continua Lenoir, la police sera maîtresse de Paris. Allez donc lui résister !

— Que ferez-vous, Lenoir ?

— Moi ? Oh ! je partirai. Je ne me sens pas de force à lutter contre l’État tout entier.

— Mais enfin, s’écria Léon, puisqu’il n’y a pas de déclaration, ne devrions-nous pas au contraire profiter de cette demi-liberté que nous possédons encore pour essayer d’agir près du gouvernement. Les affaires de la Serbie et de l’Autriche, cela ne nous intéresse pas, nous, en France.

— Mais cela intéresse sans doute grandement le Comité des Forges, gronda Marcel Lenoir.

— Voyons Lenoir, vous un militant, un esprit libre, presqu’un anarchiste, vous capitulez aussi rapidement.

— Si je capitule, c’est par raison. Je sais d’avance que nous sommes vaincus.

Jacques Bourdeau, des Charpentiers en fer, qui jusque-là s’était tu, dit à son tour :

— Et puis, voyez-vous, pour que les organisations du travail aient pu quelque chose contre la guerre, il aurait fallu qu’elles soient soutenues par les intellectuels. Et depuis une semaine que nous essayons, dans nos organisations, de nous dresser en protestataires, qu’ont-ils fait les intellectuels ? N’auraient-ils pas dû soutenir Jaurès ?

Celui qui n’avait pas parlé encore, un jeune militant du livre, René Lorget, prit la parole :

— Les intellectuels sont trop loin du peuple. Ils le dédaignent. Et demain ils seront des chefs dans l’armée, tandis que nous ne serons que de la chair à mitraille.

Maurice protesta :

— Oh ! les chefs que nous serons tomberont sous la mitraille aussi bien que les autres.

— Je n’ai pas dit cela pour vous, Maurice Bournef, reprit Lorget. Mais précisément, si tous les vôtres étaient comme vous, à nos côtés, nous serions plus forts nous autres. Au lieu d’être des chefs pour la boucherie, vous devriez être les chefs de la résistance. Car la résistance aussi a besoin de chefs, et précisément c’est ce qui lui manque.

— Mais vous en avez cependant quelques-uns, des chefs. Les secrétaires de la C. G. T. et des grandes fédérations, les militants connus du syndicalisme ?

— Sans doute. Mais ceux-là n’en imposent pas au gouvernement. Bourdeau le disait tout à l’heure, si les intellectuels étaient avec nous cela ferait réfléchir.

Marcel Lenoir reprit la parole :

— Mes pauvres amis tous ces discours sont vains. Les intellectuels sont séparés du peuple par leur éducation. Même ceux qui sortent du peuple — et il y en a un certain nombre — se sont éloignés de lui. Mais tout cela est voulu, voyons.

— Ce n’est peut-être pas voulu, Lenoir, remarqua Lorget, mais c’est un fait. Ce qui unit les hommes, c’est la pensée, et les intellectuels ne pensent plus comme le peuple.

Léon Bournef les interrompit :

— Mais enfin, dit-il, vous êtes aussi des intellectuels, vous autres, qui avez pris l’habitude de penser, d’étudier, et qui donnez des directives à vos organisations.

— Aussi sommes-nous venus vers vous, Léon Bournef. Mais Lorget le disait avec raison, notre influence morale est nulle sur le gouvernement. Il sait bien que nous sommes impuissants à empêcher nos syndiqués de répondre à la mobilisation, malgré toutes les résolutions de nos congrès, malgré toutes nos déclarations passées.

— Et les belles manifestations du Pré Saint-Gervais.

— Celle de l’an dernier, vous en souvenez-vous ?

— C’était pourtant une apparence de force.

— Une apparence, oui, justement, une apparence ; mais ce n’était que cela. Et elle n’a trompé que nous.

— Lenoir, vous êtes décourageant.

— Mes amis je voudrais bien ne pas l’être. Mais je vois les choses, je le crois, exactement comme elles sont. Ayons au moins le courage de ne pas nous mentir à nous-mêmes. Je vous l’ai dit tout à l’heure, nous sommes des vaincus. Ne le sentez-vous pas ?

Personne ne répondit.

— Alors, voyez-vous, pourquoi nous perdre en discours sur ce qu’on eut dû faire et qu’on n’a pas fait. Vous dites : les intellectuels ne sont pas avec le peuple. Mais de quel peuple parlez-vous ? Les travailleurs sont divisés ; et même au sein des organisations syndicales cette division existe.

Maurice Bournef eut un geste las.

— Il n’y a donc pas d’issue, murmura-t-il.

À son tour René Lorget reprit :

— Il n’y en a pas. Lenoir a raison, nous sommes divisés malgré nos apparences d’unité. Voyez-vous tout le mal est dans l’incompréhension qui isole les hommes. Intellectuels et prolétaires, salariés et artisans, fonctionnaires, employés, petite bourgeoisie, toutes ces classes se dressent en face les unes des autres comme des adversaires. C’est cet isolement qui nous affaiblit en nous empêchant aujourd’hui d’opposer une résistance unique à notre ennemi commun, l’impérialisme militaire, dont nous serons pourtant tous demain les victimes.

— Lorget a raison, dit pensivement Jacques Bourdeau.

Il y eut un court silence, puis Marcel Lenoir se leva.

— Allons, dit-il, ne prolongeons pas cette discussion, Maurice et Léon Bournef, je suis venu vous faire mes adieux. Je pars mardi.

— Moi aussi, dit René Lorget.

— Et moi mercredi, ajouta Bourdeau. Ah ! ça n’est pas gai, chez nous. Il y a trois enfants, l’aîné a neuf ans et le dernier a six mois.

— Mon vieux Bourdeau, fit Lenoir avec amertume, crois-tu que nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne ? Moi, j’ai une petite fille de trois ans et ma femme est enceinte.

— La mienne aussi, ajouta René Lorget, marié seulement de l’année précédente.

Les fronts à présent étaient sombres. Chacun songeait à l’arrachement tout proche.

Seul le jeune sculpteur avait gardé son regard confiant.

— Pour moi, dit-il, je ne laisse pas de descendants dans l’embarras. Je devais me marier en septembre. Mais je ne désespère pas encore de le pouvoir. J’ai la conviction que nous n’aurons pas la guerre. Je vous ai bien écoutés tous ; mais c’est plus fort que moi, je ne puis voir les choses sous la couleur où vous les voyez. Je pars demain, moi, mais je suis presque certain d’être bientôt de retour.

Jeanne Bournef, qui avait suivi en silence toute cette longue conversation, se leva de son siège, et s’avança vers le sculpteur :

— Ah ! Benjamin, dit-elle d’une voix vibrante, puissiez-vous dire vrai. Mais voyez-vous il y aurait une certitude de retour plus grande encore, une certitude à laquelle vous n’avez pensé ni les uns ni les autres : ce serait de ne pas partir.

Bourdeau éclata.

— Qui vous dit qu’on n’y a pas pensé, Madame Bournef. Ah ! je vous jure que pour ma part, si je n’avais pas les trois mioches…

— Eh bien ?

— Eh bien, je ne partirais pas.

— Mais en partant vous les abandonnez, voyons ?

— Écoutez, je suis placé entre deux alternatives : partir et être tué peut-être, ne pas partir et être tué sûrement. Entre les deux risques je choisis celui qui laisse encore un espoir à ma famille.

Puis, comme tous se taisaient :

— Mais je vous jure, Madame Bournef, que si je pouvais choisir, j’aimerais mieux risquer les douze balles du peloton d’exécution.

Dans la rude voix mâle, il y avait eu la félure d’un sanglot retenu.

— Je vous crois, mon ami, dit Jeanne en tendant simplement la main à Jacques Bourdeau.

— Et voilà comme nous sommes tous, conclut toujours aussi amèrement Marcel Lenoir. Après cela on dira que le peuple Français est un peuple libre.


VI


Il avait été entendu que le lendemain, dimanche, Louise et Léon partiraient de très bonne heure. Léon devait se rendre à la C. G. T. Louise voulait essayer de voir son frère, lequel, sous-officier de réserve, devait certainement partir dans les premiers jours.

Eugène Royer habitait Champigny avec sa femme et ses deux enfants. Mais la mère de sa femme habitait Paris, et Louise pensait qu’en se rendant chez cette dernière, elle serait exactement renseignée.

— Il y a même des chances pour que j’y rencontre Eugène, dit-elle.

Brusquement, Maurice se décida à partir aussi.

— Écoute dit-il à son frère, je vais t’accompagner à la C. G. T. Puis, nous irons déjeuner chez Éliane, et nous nous rendrons ensuite à la Fédération socialiste.

Je ne veux pas me résigner à attendre l’irrévocable sans essayer de faire quelque chose, ou, tout au moins, d’y voir clair.

Les deux frères allaient quitter le cabinet de travail de Maurice, lorsque Jeanne entra brusquement.

— Maurice, dit-elle, mon père est arrivé.

— Le Général !

— Oui, il est avec maman dans la salle à manger.

Le visage de Maurice s’assombrit.

— J’aurais préféré qu’il ne vînt pas, dit-il. Mais il fallait s’y attendre.

Il prévoyait des heures difficiles.

— Léon, tu vas partir seul avec Louise. Je ne puis m’en aller en ce moment. Je dois voir le général, et naturellement déjeuner avec lui. Mais je te rejoindrai aussitôt après déjeuner. Je te retrouverai à trois heures à la maison commune de la rue de Bretagne.

— Entendu.

— Tu me rendras compte de tout ce que tu auras pu faire, de ce que tu sauras.

— Oui ! Écoute, je vais me sauver sans voir le général. J’ai hâte d’être à Paris.

— Je te comprends ; file vite et à tantôt.

— Allons retrouver ton père, dit Maurice en passant son bras à la taille de sa femme.

— Maurice ?

— Eh bien ?

— J’ai le désir de t’accompagner, tantôt. Moi aussi je voudrais être à Paris, voir sa physionomie, déchiffrer son âme, si c’est possible. Puisque maman est là, elle tiendra compagnie aux enfants.

— Mais certainement, rien ne t’empêche de venir.

— Et puis, mon ami, je voudrais te quitter le moins possible.

La voix de Jeanne s’était altérée en disant ces mots. Ému, Maurice l’attira dans ses bras.

— Ma femme aimée, dit-il, songeons à tous ceux qui souffrent comme nous.

— Et pourquoi, Maurice, pourquoi ? s’écria Jeanne en révolte.

— Oui, pourquoi… Mais allons retrouver ton père.

Le général Delmas était radieux. Bien qu’il eût suivi sans plaisir l’évolution à gauche de son gendre en ces dernières années, il lui avait toujours témoigné la même cordialité, désireux de conserver des relations agréables qui lui permettaient la compagnie de ses petits enfants. Ce matin là, il accueillit son gendre avec une affabilité plus grande que de coutume. Mais dans l’étreinte de Mme Delmas, Maurice perçut toute l’émotion de l’excellente femme.

— Eh bien, mon cher Maurice, dit le général, voici venues enfin, pour la France, des heures décisives.

— Des heures graves, Général !

— Graves, je vous l’accorde. Mais de belles heures, du moins il faut l’espérer.

Malgré l’intimidation qu’elle éprouvait toujours en présence de son père, Jeanne ne put se retenir de protester.

— Oh ! papa, comment peux-tu dire cela ? De belles heures quand on est en perspective d’une guerre.

— D’une guerre que la France attend depuis quarante ans, pour effacer l’injure de la défaite et remettre des pages de gloire dans son histoire !

— À quel prix ? du meurtre, du sang, tant de vies sacrifiées.

— C’est la rançon, ma fille. Mais la vie n’a un sens qu’autant qu’on la veut honorable et digne.

— Il y a d’autres moyens de lui assurer de l’honneur et de la dignité.

Le général eut un haussement d’épaules, sans pourtant se départir de son sourire :

— Tu raisonnes en femme, ma fille, dit-il, gaiement. D’ailleurs je te comprends. Vous autres ne voyez dans la guerre qu’une menace ; vous n’en pouvez comprendre l’héroïque beauté.

Jeanne ne répondit pas. Elle connaissait les raisonnements de son père.

— D’ailleurs, fit Maurice pour dire quelque chose, il ne faut pas s’alarmer outre mesure. La guerre n’est pas déclarée.

— Oh ! elle le sera, dit le général.

— Vous croyez ?

– C’est certain. Ce n’est plus qu’une question de jours, d’heures peut-être…

— Mais qui vous fait supposer cela, Général ?

— Tout ce que j’ai pu apprendre dans les milieux militaires. Les officiers supérieurs sont très bien informés.

— Mieux que nous, alors, interrompit Maurice, car on ne nous dit pas grand chose, à nous.

— Mon gendre, n’en soyez pas surpris. Une guerre ne se prépare pas au grand jour, vous le comprenez. Il y a des détails très importants qu’il faut nécessairement tenir secrets. Mais soyez certain que le gouvernement n’agit pas à la légère. Tout est parfaitement ordonné et prévu.

Maître de lui à l’ordinaire, Maurice se sentait gagné par la colère.

— Je ne suppose pas, dit-il, que notre gouvernement se déclarera pour la guerre. Il sait bien que le pays n’en veut pas. La majorité de la nouvelle chambre est pour la paix, elle l’a manifesté en diverses occasions…

Brusquement il se tut, n’osant aller plus avant.

Le général n’avait rien perdu de son calme.

— Maurice, dit-il, je n’ignore pas ce qui nous sépare sur cette question. Essayons de causer sans parti-pris et sans animosité. Vous dites que le pays ne veut pas la guerre. Sans doute un pays ne veut jamais délibérément une guerre. Mais il y a cette revanche de 71 qui tient toujours au cœur de tous les français, l’Alsace-Lorraine à reprendre à ceux qui nous l’ont volée. Ce serait faire une injure aux hommes de notre pays que les supposer insensibles à une question d’honneur national.

— Alors, papa, interrogea Jeanne, tu crois que la France veut la guerre ?

— Je ne dis pas qu’elle la veuille ; mais elle l’acceptera sans répugnance.

— Tu crois qu’elle la déclarera ?

— C’est possible. Mais elle prendra des précautions. Notre gouvernement évitera certainement autant qu’il le pourra, les lourdes responsabilités.

— Oui, fit Maurice sur un ton d’ironie, il attendra la déclaration de l’Allemagne.

— Qui ne peut tarder, poursuivit le général. Il n’y a qu’à raisonner avec un peu de logique. L’Autriche et la Serbie sont en guerre. La Russie soutient la Serbie, et l’Allemagne est l’alliée de l’Autriche. Nécessairement, elle déclare la guerre à la Russie. Nécessairement encore, la France liée à la Russie par des traités, doit entrer dans le conflit. Peu importe que la déclaration vienne de sa part ou de celle de nos voisins. Ce qu’il faut comprendre c’est que la France ne peut pas rester étrangère dans une guerre où elle est moralement engagée. Cela, tout le monde le sait.

— Mais on nous avait donné l’assurance que l’alliance Franco-Russe ne jouerait qu’en cas de conflit direct entre la France et l’Allemagne. Et ce n’est pas le cas.

— Certainement, c’est ce qu’on a toujours dit. Mais ce sont là des raisonnements simplistes, bons seulement à calmer l’inquiétude des foules. Je m’étonne que vous les ayez acceptés. Pour qui sait étudier les questions diplomatiques, il est certain qu’un traité n’a pas de clause unilatérale. Si la Russie s’engage à l’égard de la France, il est tout naturel qu’il y ait réciprocité, et que la France à son tour soit engagée à l’égard de la Russie.

— Mais on lui a donné de l’argent, à la Russie, fit remarquer Jeanne. Tous ces emprunts russes qui se sont succédés.

— Raison de plus pour ne pas lui manquer de parole au moment où elle a besoin de nous.

— De sorte que, sans que nous ayons eu de querelle spéciale avec l’Allemagne, nous allons cependant nous battre avec elle, pour soutenir le prétendu bon droit de la Serbie. Ah ! quelle belle chose que la diplomatie, vraiment, fit nerveusement Maurice.

— Évidemment, il y a des imprévus, concéda le général.

— Des imprévus, trop prévus peut-être. Mais je vous demande en quoi la question des Détroits, celles de Constantinople et de l’Albanie, nous intéressent, nous, en France ?

— Je vous l’accorde. Mais il y a là une affaire d’honneur. Nous sommes liés à la Russie par les traités.

Encore une fois Jeanne éclata :

— Et c’est pour des traités que nous ignorons qu’on va plonger notre pays dans la guerre.

Le général se fâcha.

— Jeanne, tais-toi, déclara-t-il. Tu ne connais rien aux affaires politiques. La France a engagé sa parole, et la France c’est nous tous. Si la France a pris des engagements, c’est à nous de les tenir. Puis, comme nul ne répondait, il conclut :

— D’autant plus que c’est pour nous une occasion unique de faire payer à l’Allemagne sa conquête de 70. Avec la Russie pour alliée, il n’est pas douteux que ce ne soit pour nous la victoire. Et une victoire rapide, je le crois.

Jeanne s’était levée.

— Il vaudrait mieux songer au déjeuner, dit-elle. Maurice doit sortir et je l’accompagne. Veux-tu venir avec moi, maman.

— Je te suis, ma fille.

Quand les deux femmes furent sorties, le général se tourna vers son gendre :

— Pauvre Jeanne ; je la comprends au fond. Elle souffre, il faut l’excuser. Dites-moi, Maurice, quand partez-vous ?

La question venait si bizarrement qu’elle prenait Maurice à l’improviste.

— Jeudi, répondit-il avec brusquerie.

— Jeudi seulement, fit le général, étonné.

— Mais oui.

— C’est singulier. Vous êtes officier de réserve, n’est-ce pas ?

— Sans doute…

La rentrée de Jeanne coupa court une explication que redoutait Maurice.

— Papa, et toi Maurice, dit-elle, allez donc un peu au jardin que nous mettions le couvert.

Les deux hommes quittèrent la salle à manger. Henriette et Pierre, qui guettaient ce départ pour embrasser leur grand-père, accaparèrent le général pour l’entraîner dehors, intervention qui mettait une fin heureuse à un tête à tête qui gênait horriblement le gendre du Général Delmas.

Quand tous se retrouvèrent à table, la conversation prit d’abord un tour général, mais fatalement la brûlante question ne pouvait manquer de revenir.

Ce fut Pierre qui la remit en jeu.

— Grand-père, demanda-t-il, est-ce que tu vas faire la guerre ?

— Peut-être bien, répondit gaiement le général.

— Réfléchis-tu à ta demande, Pierre, fit remarquer Jeanne. Grand-père a soixante-huit ans !

— Eh bien, ma fille, en quoi mon âge m’invalide-t-il ? Je les porte gaillardement, je pense, mes soixante-huit ans. Ma santé est excellente. Et Pierre pourrait bien avoir dit la vérité, car je suis venu me mettre à la disposition de l’autorité militaire.

— Parles-tu sérieusement, papa ?

— Très sérieusement.

— Mais tu es en retraite, voyons.

— Ma fille, le général Delmas ne se couvrira pas de la retraite pour se dérober à l’appel du pays et de l’honneur.

Le général affectionnait les déclarations de ce genre. Elles amusaient toujours Léon Bournef.

— Très cornélien, ton beau-père, disait-il à son frère.

Mais aujourd’hui Maurice ne songeait pas à sourire.

— Oui, continuait le général, je viens me mettre à la disposition de l’État-Major. Demain matin je me rendrai au Ministère. J’ai fait la guerre de 70, je peux bien encore faire celle-ci.

Jeanne frissonna. La certitude de son père la jetait dans l’épouvante. Depuis vingt-quatre heures elle se cramponnait désespérément à cette pensée que la mobilisation n’était pas la guerre, et qu’il était encore permis d’espérer. Mais elle ne voulut pas formuler cet espoir.

D’ailleurs, le général se tournait vers Maurice et lui demandait :

— Vous me disiez bien que vous ne partiez que jeudi n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Maurice, visiblement ennuyé.

— Cela me surprend. En cas de mobilisation les officiers de réserve sont toujours appelés immédiatement. Et jeudi sera déjà le cinquième jour.

Jeanne qui sentait la gêne de son mari, prit sur elle d’intervenir.

— Il peut y avoir des exceptions, je crois, dit-elle.

— Il faut qu’il y ait, alors, demande de l’intéressé, répondit le général.

— C’est précisément mon cas, fit observer Maurice sans vouloir s’expliquer.

Jeanne regarda son mari, ne comprenant pas, et le général n’insista point. Ce fut encore Pierre qui revint à la charge.

— Alors, papa, tu vas faire la guerre aussi, toi ?

Le général se chargea de répondre :

— Mais certainement Pierrot, et ton oncle Léon aussi.

— Mais papa n’est pas général, ni mon oncle Léon non plus. Je croyais que c’était seulement les soldats qui faisaient la guerre.

— Mais voyons, Pierre, dès qu’il s’agit de défendre le pays, tous les hommes sont soldats. Si tu avais dix ans de plus, toi aussi tu défendrais la France.

— Oh ! je voudrais bien la défendre si j’étais un homme, dit l’enfant, amusé de cette perspective.

— Je l’espère bien, mon petit. Mais va, tu auras aussi l’occasion de la servir un jour.

Jeanne et Maurice échangèrent un douloureux regard.

— On sert son pays de bien des manières, dit doucement Mme Delmas. À l’âge de Pierre on le sert en faisant de bonnes études.

— Oh ! je travaille bien au lycée. N’est-ce pas, papa ?

Maurice fit un signe de tête affirmatif, en adressant à la grand’mère un sourire de reconnaissance. Mais il ne répondit rien. Toutes ces discussions l’avaient fatigué.

Sentant le besoin de faire diversion, Jeanne dit tout à coup :

— Avec tout cela nous oublions que c’est aujourd’hui l’anniversaire de Pierre.

— C’est vrai, dit la grand’mère. Mais en un jour pareil on n’ose pas formuler des souhaits.

— Mais si, ma femme, répliqua le général. Il est un souhait que nous pouvons toujours formuler.

Puis, élevant son verre, il ajouta :

— Buvons aux neuf ans de Pierre, et à la victoire de la France.


VII


Dès qu’ils se retrouvèrent seuls, Jeanne et Maurice, sans un mot, s’étreignirent douloureusement.

— Mon ami, dit-elle enfin, tu me caches une pensée dont tu souffres.

Puis devinant qu’elle avait dit vrai :

— C’est cette question de mon père, n’est-ce pas, relativement à ton départ.

Pour toute réponse, Maurice inclina la tête.

— Maurice, quel jour devrais-tu partir ?

— Demain.

— Demain, et pourquoi as-tu dit jeudi ?

— Je ne sais pas. J’ai jeté ce mot sans réfléchir, n’ayant pas préparé de réponse. J’aurais aussi bien pu dire mercredi.

— Pourquoi n’as-tu pas dit demain.

— Parce que je ne veux pas partir demain.

— Maurice !

— Jeanne !

— Dis-moi toute ta pensée, mon ami, et crois bien que je suis avec toi. S’il n’y a que moi pour te comprendre, au moins que cette assurance te donne de la force.

— Merci, Jeanne ; j’étais sûr de toi. Mais c’est en moi que je ne vois plus clair. L’idée de cette guerre me révolte. J’y sens je ne sais quelle main infernale, hypocrite, odieuse. Toutes les guerres sont stupides ; mais celle-ci m’apparaît plus stupide encore que les autres. Je voudrais au moins être certain que mon pays n’y est pour rien, qu’il y est entraîné seulement par ce jeu imbécile des alliances. Et comment savoir ? Ce voyage de Poincaré en Russie en un moment aussi grave. Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ? Ne devait-il pas user de toute sa puissance pour empêcher la Russie de se lancer dans une guerre ? Tous ces emprunts qu’elle a faits chez nous lui permettaient de parler avec assurance. Si la Russie ne l’avait soutenue, la Serbie aurait bien arrangé ses affaires avec l’Autriche de façon à éviter la guerre…

Jeanne regardait son mari avec une anxiété mêlée de tendresse.

— Et cet assassinat de Jaurès, continuait Maurice, ce crime qu’on eût dit machiné, ourdi à l’avance ; et la politique trouble du gouvernement toute cette semaine, cette impossibilité de savoir quelque chose. Et cette acceptation sans lutte, par ceux qu’on eût pu croire les plus rebelles à l’accepter, d’une guerre qui sera une horreur, on peut le prévoir, avec les armes modernes…

— Mon pauvre ami, ta conscience est mise à la torture. Et pourtant combien peu te comprendraient.

— Mais Jeanne, ce qui est affreux, c’est que je ne sais plus moi-même si je suis dans la vérité. Il s’agit de mon pays, comprends-tu ? de mon pays. Je ne puis pourtant pas le laisser envahir.

— Mais qui le menace ?

— Justement, je ne vois pas la menace. Où est-elle ? L’Allemagne et la France, depuis quelques années, s’étaient beaucoup rapprochées. Et sans cette misérable affaire de l’Autriche et de la Serbie, l’avenir était proche, peut-être, où les deux peuples se seraient réconciliés. Y a-t-il donc, dans l’ombre, des forces intéressées à la rivalité de ces deux nations ? Ce qui est le plus terrible vois-tu, c’est de ne rien savoir…

Puis avec douleur :

— Donner sa vie, ce n’est rien, quand on la donne pour une grande cause ; mais devoir la donner sans savoir pourquoi, et qui sait même, pour couvrir des intrigues de courtisans et des intérêts financiers…

Maurice se tut. Doucement, Jeanne prit sa main, la porta à ses lèvres.

— Maurice dit-elle enfin, si nous partions. Tu dois rejoindre ton frère à trois heures.

— Tu as raison, partons, je ne peux plus vivre ici.

Quand les deux époux arrivèrent à Paris, ils purent constater une animation bien plus fiévreuse que la veille. L’annonce de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie venait d’être connue, et les cerveaux, échauffés par l’effervescence patriotique des derniers jours, exultaient. Il semblait que la foule attendait, anxieuse, le dernier acte du drame qui depuis un mois bouleversait l’Europe.

Devant Maurice et Jeanne, trois hommes marchaient en causant avec animation.

— À présent, disait l’un, la partie est commencée. Demain, après-demain, ce sera notre tour.

— Il n’est pas possible d’en douter, dit un autre.

— Aussi bien, répliquait le troisième, il faut en finir. Si les choses s’étaient encore arrangées à l’amiable, cette fois, on aurait remis l’affaire dans six mois. Autant régler tout de suite notre vieille querelle avec la Prusse.

Jeanne frémit. Il lui semblait s’enfoncer un peu plus dans la désespérante certitude.

En ce moment une bande de jeunes gens passait près d’eux en criant : « À Berlin ». Immédiatement le cri fut repris et multiplié.

— Les esprits sont déjà en guerre, dit Maurice. Comment pourrions-nous, à présent, éviter la catastrophe.

— Oui, murmura Jeanne, Paris accepte la guerre.

Comme ils arrivaient devant la Maison Commune de la rue de Bretagne, ils purent voir deux individus emmenés par les agents au commissariat. On leur expliqua que les deux hommes en étaient venus aux mains parce que l’un d’eux avait qualifié l’autre de « sale prussien ».

— C’est la troisième fois depuis dix heures du matin que je suis témoin de cette scène, expliquait le gérant de la Maison Commune.

La grande salle du rez-de-chaussée était pleine de monde. Des groupes, assis autour des tables, discutaient avec passion. Il y avait des gens de tous les milieux, politiques, ouvriers, intellectuels.

— Moi, déclarait un sceptique, au moment où Maurice et Jeanne pénétraient dans la salle, je ne crois pas à la guerre. Alors, on peut tout de même bien partir. Cela nous fera une petite promenade hygiénique.

— Et si on ne revient pas ?

— Alors, mon vieux, c’est que les Allemands l’auront voulu. Dans ce cas, en route jusqu’à Berlin.

— C’est une promenade qui ne me déplairait pas, dit un autre.

Cependant on avait aperçu les nouveaux arrivants. De nombreuses voix les saluèrent.

— Maurice Bournef, cria-t-on d’un groupe, venez un peu avec nous.

Maurice s’approcha. Il aperçut là, parmi des visages inconnus, deux instituteurs qu’il connaissait bien, et près d’eux, un professeur de mathématiques retraité, une belle figure, et l’une des plus claires intelligences de l’heure. Charles Laurent, depuis sa retraite, se donnait aux problèmes de l’éducation, y déployant une activité surprenante pour un homme de son âge.

— Eh bien, Bournef, que pensez-vous de la situation ?

— Pour pouvoir penser quelque chose de précis, répondit gravement Maurice, il faudrait avoir des données assez nettes, ou même seulement vraisemblables. Mais il ne m’apparaît pas que nous en possédions.

— Moi, dit le second instituteur, je ne suis pas de cet avis. La situation est nette. Ou nous serons attaqués, et alors nous marchons, sans arrière pensée, pour défendre notre liberté contre le militarisme allemand ; ou nous ne serons pas attaqués, et comme ce n’est sûrement pas nous qui déclarerons la guerre, nous ne risquons rien à répondre à la mobilisation.

Un murmure approbateur répondit à cette déclaration.

— Cependant, fit observer Maurice, la mobilisation, par elle-même, est un danger. Elle indique que nous acceptons l’idée de la guerre.

— Mais mon cher Bournef, dit à son tour le vieux mathématicien, comment voulez-vous qu’on fasse autrement ? Il est trop clair qu’une partie de l’Europe est en guerre. Nous devons nous mettre sur la défensive. L’imprévoyance serait un crime à l’égard de notre pays. Du reste je partage l’avis de Lormont, et je suis fermement assuré que la France n’attaquera pas. Mais si on l’attaque, elle doit défendre sa liberté.

Maurice ne répondit pas. De pareilles affirmations n’étaient pas faites pour apaiser ses doutes.

— Excusez-moi, dit-il, je dois monter à la Fédération. Mon frère m’y attend.

Comme ils gagnaient l’escalier, ils durent s’arrêter près d’un groupe assez compact qui leur barrait le passage.

— Moi, déclarait une voix, je vous garantis que si ces salauds d’Allemands nous obligent à aller chez eux, je le leur ferai payer cher.

— Bah ! dit un autre, il n’est pas dit qu’ils y tiennent tant que cela eux-mêmes.

— S’ils n’y tiennent pas, ils n’ont qu’à le dire à leur Kaiser.

— Dis-donc, toi, Morand, est-ce que tu crois que ce serait si facile que cela d’aller le dire à Poincaré ?

— Ce n’est pas pareil, mon vieux. Nous, on est en République. On ne déclarera toujours pas la guerre sans le consentement de la Chambre. Tandis qu’en Allemagne, hé ! c’est Guillaume qui a la parole. Alors, si les autres ne veulent pas marcher pour une guerre, ils n’ont qu’à faire la révolution.

Une nouvelle voix s’éleva :

— Ah ! là, là, les Prussiens faire une révolution. Vous avez vu ça, vous autres ? Ils sont disciplinés jusqu’aux moelles, ces types-là !

— Et puis, ils adorent leur Kaiser.

— Ah ! dites donc, reprit la voix qui déjà avait protesté, il ne s’agit pas de se laisser bourrer le crâne. Je sais bien que les Allemands sont fortement militarisés ; mais quoi, ils sont comme nous, ça ne leur chante peut-être pas plus qu’à nous d’aller se faire trouer la peau.

— T’as raison, Duval. Probable qu’ils aimeraient mieux aussi rester à leur boulot.

— N’empêche que s’ils marchent, nous autres faudra bien marcher.

— Ça, nature. Mais quoi, ça n’est pas encore fait.

Maurice et Jeanne avaient réussi à gagner l’escalier.

— Toujours la même incertitude, fit Maurice. Que feront les autres ? toute la question est là.

Lorsqu’ils arrivèrent au bureau de la Fédération, ils trouvèrent Léon assis et causant avec deux socialistes bien connus.

— Je craignais que tu n’aies pu venir, dit Léon.

Puis s’adressant à Jeanne :

— Vous avez voulu l’accompagner ?

— Oui, puisque j’ai pu laisser maman avec les enfants.

— Asseyez-vous, Madame, dit un des compagnons de Léon, en apportant une chaise.

— Eh bien, questionna Maurice, s’asseyant à son tour, qu’allez-vous nous apprendre ?

— Pas grand chose, mon cher Bournef, dit le plus âgé des deux socialistes. La mobilisation est commencée depuis ce matin. Il semble qu’elle soit assez bien acceptée. Nos camarades partent calmes, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient enthousiastes. Assurément, ils n’ont rien de tous ces fous qui depuis hier clament « À Berlin » sur tous les tons. Mais ils partent sans remords, persuadés que l’agression ne viendra pas de notre côté, et que dès lors leur devoir est tout indiqué.

— Mais, les décisions de l’Internationale…

— Eh bien, elles sont respectées. À une guerre d’agression de notre part, les socialistes devaient répondre par le refus. Mais pour la défense du pays, il faut organiser la résistance à l’envahisseur.

— Cependant nous ne savons rien des conditions dans lesquelles se présente ce conflit. Entre l’Allemagne et nous il ne s’est rien passé qui justifie une guerre. L’assassinat de Serajevo à lui seul ne la justifie pas.

— Mais il y a les traités.

— Que nous connaissons mal.

— Hélas, mon cher Bournef, ce n’est pas d’aujourd’hui que le Parti s’élève contre la diplomatie secrète, et contre toutes ces alliances, si peu sûres au fond, et qui sont toujours un danger.

En ce moment, Maurice remarqua l’air découragé de Léon. Il reprit :

— Et des socialistes allemands, que sait-on ?

— Rien de positif. Mais remarquez qu’ils se sont trouvés devant le même cas de conscience que nous. Le 30 juillet la Russie mobilisait. Bien qu’on ne l’ait pas dit dans la presse, nous le savons. Devant cette menace les socialistes d’Allemagne ne pouvaient pas s’opposer aux mesures de résistance. Ils ont pu dire, comme nous, que la mobilisation n’était pas la guerre, mais seulement une mesure préventive. Bien entendu nous ignorons comment ils ont accepté la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie. Que se passe-t-il en ce moment à Berlin, nous ne pouvons pas le dire.

Le silence, un moment, pesa dans la pièce.

— Cette incertitude est accablante comme une fatalité, dit enfin Maurice. Nous en sommes tous réduits à nous demander : que font, ou que vont faire les autres ? Ne serait-il pas plus logique de nous poser la question à nous-mêmes, et de nous demander : qu’allons-nous faire ?

— Mais voyons, mon cher Bournef, la question est posée et résolue. Elle n’est pas compliquée. Si l’Allemagne nous déclare la guerre, notre devoir est nettement tracé : nous défendre. Nous n’avons pas voulu la guerre, on nous l’impose. En nous défendant, c’est le droit que nous défendons.


viii


Quelques instants plus tard, Jeanne, Maurice et Léon, se retrouvaient dehors.

— Que faisons-nous ? demanda Maurice.

— Eh bien nous allons monter chez Éliane, où je dois retrouver Louise. Mais je voudrais passer à la Bataille Syndicaliste. On m’a dit que je pourrais y trouver encore Pierre Monatte.

— Allons, dit Maurice.

Puis :

— Ce matin, tu es allé à la C. G. T. ?

— Oui.

— Et alors ?

— Alors ! Ah mon pauvre ami, partout c’est la même chose, partout c’est le même refrain. Ce n’est pas nous qui attaquons. Si l’Allemagne déclare la guerre il faut marcher.

— Là aussi.

— Mais oui. J’ai même été témoin ce matin d’une scène émouvante. Un jeune terrassier de vingt-cinq ans à peu près était là, posant des questions, demandant pourquoi on ne faisait pas opposition à la guerre, ainsi que cela avait été maintes fois voté dans les assemblées générales et les congrès.

— Et alors ?

— Alors, comme tu peux le penser, les secrétaires présents étaient gênés. « Mais nous n’attaquons pas », ont-ils dit. « On ne nous attaque pas non plus, répondit le jeune gars, ça n’empêche pas qu’on nous fait partir ». « C’est une mesure préventive, lui répondit-on, la guerre est déclarée entre la Russie et l’Allemagne, nous devons nous attendre à tout ».

Léon s’arrêta.

— Il a raison, ce terrassier, observa Maurice, et puis après ?

— Après ? Ah ! je te jure Maurice qu’il était beau à voir, ce garçon-là. « Alors, déclara-t-il en s’animant, c’est comme ça que nous tenons nos promesses ? Nous avons toujours dit que les travailleurs n’avaient pas à entrer dans les histoires des diplomates et des capitalistes. Nous avons même déclaré, qu’en cas de mobilisation on ferait la grève générale, et voilà que ceux qui sont à la tête des organisations partent »…

— Desquels voulait-il parler ?

— De plusieurs secrétaires de fédération qui doivent partir aujourd’hui et demain, je crois, d’après ce que j’ai pu comprendre.

— Ah ! Lenoir et Bourdeau avaient raison, hier soir, vois-tu. Et nous qui, hier matin encore, espérions en les forces ouvrières organisées… Enfin continue Léon, ton terrassier m’intéressee. Il mérite la croix ce garçon-là.

— Bien sûr. Mais quoi, comme nos amis d’hier, c’est un vaincu aussi. Les autres l’ont raisonné, lui ont dit qu’on ne pouvait pas organiser de résistance, que le parti ouvrier n’était pas en force, que ceux qui voudraient résister individuellement seraient fusillés, et finalement lui ont conseillé de partir. Il les a quittés, les larmes aux yeux, répétant avec indignation que c’était une lâcheté qu’on lui conseillait.

— Léon, dit Jeanne avec vivacité, ce terrassier est une belle conscience, savez-vous ?

— Oui, il y en a quelques-uns comme lui ; mais la majorité prend assez bien la situation.

— As-tu vu Jouhaux et Yvetôt ? demanda Maurice.

— Non. Ils étaient venus, puis repartis.

— Ne trouves-tu pas singulière cette absence des chefs partout où l’on se présente ?

— Mon pauvre ami, que veux-tu, les chefs sont des hommes. Il faut reconnaître qu’ils sont dans une situation bien embarrassante. Ne nous abusons pas, ils n’avaient point de réelle autorité morale.

— Mais ce jeune terrassier cependant…

— Oui, il est une preuve que tous n’ont pas perdu leur foi. Mais le secrétaire avait raison quand il déclarait qu’ils étaient trop peu. De même Lenoir et Bourdeau avaient également raison en affirmant que leurs chefs n’en imposaient pas au gouvernement.

— Il n’y a donc plus qu’à laisser aller les événements, selon toi ?

— Hélas ! Maurice, ils nous emportent avec eux.

Cependant ils étaient arrivés Boulevard Magenta devant l’immeuble occupé par la Bataille Syndicaliste.

— Quelles déceptions nous attendent encore là ? dit Maurice en montant l’escalier.

La première fut l’absence de Pierre Monatte.

— Il ne reviendra pas ce soir, dit le rédacteur présent. Et je ne pense pas qu’il puisse venir demain…

Les deux frères ne firent aucune remarque. Depuis vingt-quatre heures leur confiance s’en allait à la dérive.

— Avez-vous reçu des nouvelles importantes ? questionna Léon.

— Non. D’ailleurs nous n’aurons plus que des informations officielles. Aucune agence de renseignements privés ne fonctionne. Nous saurons ce que le Ministère de la guerre nous communiquera. Avec la mobilisation commence l’état de siège, la censure, le règne de la police.

— Allons, murmura Maurice, c’est l’enlisement.

En ce moment une porte s’ouvrit. Louis Mathias le directeur de la Pensée Libertaire parut.

— Tiens, s’écria Léon, c’est vous Mathias, comment osez-vous être là ?

— Je suis venu prêter la main pour la rédaction du journal. Il y a des vides dans le personnel.

— Ne pensez-vous pas préparer un numéro de votre Revue ?

— Pourquoi faire ? Nous n’avons pas d’argent à perdre. Or, ou nous dirons la vérité — du moins celle qui est dans notre pensée — et la censure n’en laissera pas un mot ; ou nous ferons chorus avec les voix officielles, et ce n’est pas notre rôle.

— Aucune voix ne s’élévera donc ?

— Mes pauvres amis, il n’y a plus de voix libres.

La porte qu’avait ouverte Mathias, et qu’il n’avait pas refermée, laissait voir une des salles de rédaction, au milieu de laquelle une immense couronne d’églantines rouges était dressée. Un large ruban de moire, portant le nom de Jaurès et la mention des souscripteurs, la traversait.

— Oh ! s’écria Jeanne d’une voix douloureuse.

Avec Maurice elle passa dans la pièce voisine. Longuement, ils s’absorbèrent devant le symbole révolutionnaire.

— Voilà donc, dit enfin Jeanne, tout ce qu’on a trouvé : une pièce décorative. Mais ce martyr méritait mieux que cela. Il fallait dresser son cadavre en face de l’Europe affolée, en faire un rempart contre les états-majors.

— Trop tard, Madame Bournef, dit Louis Mathias, qui s’était approché. Croyez-moi, il n’y a plus rien à faire. Les instincts de violence sont lâchés. Rien à présent ne nous sauvera de la guerre.

— Vous le croyez aussi ?

— Mais voyons, c’est fatal. Question de jours, d’heures peut-être.

Jeanne se ressouvint que, le matin même, son père avait prononcé les mêmes paroles.

Alors, comme Maurice, elle murmura :

— C’est l’enlisement.

L’enlisement, tous le sentaient monter, les étreindre à la gorge.

— Partons ! dit enfin Léon.

— Je pars avec vous, ajouta Mathias, où allez-vous ?

— Chez notre sœur.

— La femme du peintre ? N’habite-t-elle pas boulevard Magenta ?

— Oui, presqu’en face la gare du Nord.

— Mais, dites-moi, son mari va partir aussi.

— Hélas ! soupira Jeanne.

Tous quatre étaient descendus sur le boulevard La foule y était intense. On sentait l’énervement des jours d’orage flotter dans l’atmosphère. Cependant cet énervement n’avait rien de menaçant. On y percevait au contraire une exaltation à peine contenue. La folie guerrière, depuis la veille, s’était exaspérée dans l’attente, et le fanatisme si savamment préparé par des années d’éducation, par la presse, par la mise en scène militaire, faisait son œuvre. Il se transmuait en énergie vivante. Le courant magnétique en était si puissant qu’il gagna Jeanne, fatiguée par la tension morale que depuis deux jours elle opposait aux événements.

— Je voudrais crier ma pensée, dit-elle ; il me semble que j’en serais soulagée.

— À quoi cela servirait-il, Madame Bournef, dit Mathias. À vous faire coffrer par la police, ou écharper par la foule.

— Mais à faire réfléchir quelques-uns peut-être.

— Non. Personne ne réfléchit plus maintenant, on se laisse emporter par le flot.

— Mais nous, cependant…

— Nous oui,… et puis, combien sommes-nous ? Y a-t-il à Paris cinquante cerveaux qui soient restés maîtres d’eux-mêmes ? Les plus raisonnables déraisonnent. Les timides ont peur… Oh ! la peur ! la peur ! Tenez, Madame Bournef, la peur domine tout le monde. On a peur de l’Allemagne, on a peur de la police, on a peur de ses camarades, on a peur de ses amis, même. On a peur d’être tué si on part, on a peur de l’être si on ne part pas.

L’écrivain libertaire s’arrêta.

— Oui, dit Jeanne, la lâcheté est générale.

— Voyez-vous, Madame Bournef, tant que l’homme ne sera pas sûr de lui-même, comment voulez-vous qu’il soit sûr des autres ? Cette lâcheté générale qui vous indigne, elle est faite de toutes les peurs et de toutes les capitulations. Allez, constatons humblement notre impuissance, et reconnaissons que nous nous sommes tous trompés. Les consciences n’étaient pas prêtes, et encore une fois c’est la bêtise humaine qui triomphe.

— Mais cette bêtise humaine, elle est exploitée.

— Oui ; en haut les criminels intelligents, en bas les brutes livrés à leurs instincts. Les seconds sont au service des premiers. Entre ces deux forces, nous autres n’avons qu’à nous taire ou nous faire écraser.

Mais Jeanne ne voulait pas que son compagnon eût aussi impitoyablement raison.

— Si Jaurès n’était pas mort, dit-elle…

Mathias l’interrompit :

— Madame Bournef ne formulez pas votre regret. Voyez-vous c’est peut-être cela qui est le plus terrible à penser : si Jaurès n’était pas mort, ne serait-il pas impuissant comme nous. Ce n’était qu’un homme.

— Mais quel homme.

— Je vous l’accorde, un homme d’une haute valeur, incarnant une grande idée. Mais ne sentez-vous pas que, depuis ce matin, l’idée est vaincue par la discipline ?

L’écrivain avait parlé d’une voix grave, presque basse. Jeanne, cette fois, ne répliqua plus. Elle avait envie de pleurer.

Tous quatre continuèrent leur route en silence.

— Vous voici arrivés, dit Mathias, comme les deux frères s’arrêtaient devant la porte d’un immeuble, je vais donc vous quitter.

Puis, après leur avoir serré la main :

— Et n’oubliez pas qu’à dix heures, c’est l’extinction des feux, dit-il. N’allez pas vous faire arrêter en contrevenant aux ordres du gouverneur militaire de Paris, notre maître depuis ce matin.


IX


Le jeune ménage Lenormand habitait, au 5e étage, un petit appartement modeste et charmant pourvu d’un grand atelier d’artiste.

À l’appel du timbre d’entrée, ce fut Éliane qui vint ouvrir. Elle avait les yeux rouges. Dans sa robe flottante, sa taille qui commençait à s’alourdir indiquait chez elle aussi des promesses de maternité.

— Bonjour Liane, dit Maurice, qui n’avait point vu sa sœur depuis près de deux mois.

La jeune femme embrassa son frère, puis Jeanne qui la serra tendrement dans ses bras.

— Louise n’est pas rentrée encore ? demanda Léon.

— Non.

— Et Julien, où est-il ?

— Dans son atelier, il travaille.

Maurice eut une exclamation :

— Il travaille ! dans un pareil moment ?

— Oui, il veut finir différentes choses.

— Ma petite Liane, questionna Maurice, ne doit-il pas partir ?

— Il part mardi.

— Nous allons le déranger, dit Jeanne.

— Mais non, il vous attend ; venez.

Les précédant, Éliane se dirigea vers l’atelier.

— Julien, dit-elle, les voici.

Debout devant son chevalet, Julien Lenormand, en effet, travaillait. Son visage était calme. C’était un contraste tellement frappant, cet artiste occupé seulement de son art, alors qu’en bas, sur le boulevard, la foule se pressait, grondante et hallucinée, que les trois arrivants s’arrêtèrent, saisis, dès l’entrée.

Sans cesser de peindre, l’artiste les salua.

— Entrez mes amis, entrez ; mais permettez-moi de ne pas interrompre mon travail. Il ne m’empêchera pas de vous causer.

— Que faites-vous là Julien ? demanda Jeanne en s’approchant de la toile.

— Je termine ce coin de Seine, comme vous voyez. Il m’a donné assez de mal pour rattraper les jeux de lumière. Mais ça va maintenant, la vision m’en est bien revenue… C’est pour cela que je ne veux pas le lâcher.

Silencieuse, Éliane était venue se blottir dans la vieille bergère qu’elle avait quittée pour aller ouvrir aux visiteurs.

— Où avez-vous pris cela ? demandait Léon.

— Ça ! c’est la courbe de la Seine, à la Frette. Vous ne connaissez pas ce coin-là ?

— Vaguement !

— C’est un coin charmant. J’étais allé le faire à la fin de l’autre semaine. Puis, j’ai dû rentrer à Paris brusquement. Mais je ne veux pas laisser cette toile inachevée.

— Vous partez mardi ?

— Il paraît ! Je vous avoue que j’y pense le moins possible.

— Vous êtes extraordinaire, fit Léon.

— Mon pauvre ami, je ne peux rien à la folie du monde. Je partirai, puisqu’il le faut. Mais jusqu’à l’heure inexorable, laissez-moi vivre en liberté.

— C’est ce qui s’appelle de l’héroïsme, dit Maurice avec admiration.

Le peintre, maintenant, prenait du recul pour mieux juger son œuvre. Il s’éloignait, revenait, se plaçait sur le côté, abritant ses yeux de la main pour concentrer son regard.

— Cette fois ça y est, déclara-t-il enfin.

Sur la toile l’eau semblait s’irradier sous le soleil. Une impression de lumière intense émanait de l’ensemble du tableau.

Julien Lenormand était un peintre de l’eau. Il était incapable de faire une toile avec un paysage sans eau. L’eau était son élément, sa joie ; il la traitait magnifiquement. Mais il lui fallait aussi la lumière, cette autre richesse fluide, mouvante, dispensatrice de vie, de force et de grâce. Il avait essayé quelques brumes, mais elles ne le satisfaisaient point. Il n’y était pas à l’aise. Qu’il eût à peindre un fleuve, la mer, un étang, une simple mare, il lui fallait toujours au-dessus les jeux multiples de la lumière.

— L’eau ! — la lumière ! — disait-il, deux ondes qui s’attirent.

Ayant bien contemplé son coin de Seine il repoussa le chevalet pour en attirer un autre dans l’axe du vitrage.

— Et cela, qu’est-ce ? demanda encore Jeanne.

— C’est l’étang de Hollande, à Rambouillet. Imaginez-vous que je l’ai laissé en panne depuis que je l’ai rapporté là. Il ne me plaisait point absolument. Pourtant je veux le finir. Il reste au fond très peu de chose à faire.

Puis avec mélancolie :

— Mais l’heure fuit si rapidement. Voyez, la lumière n’est déjà plus assez puissante. Je ferai cela demain.

— Demain, dit Éliane toujours enfoncée dans la vieille bergère, ce sera lundi.

Il vint vers elle, se pencha pour l’embrasser.

— Oui, ce sera lundi, et je comprends ta pensée. Demain je travaillerai encore, mais ce soir je ne serai plus qu’à toi.

Elle dit, tendrement grave :

— Oh ! mon ami, ne crois pas que je te fasse un reproche, surtout.

Il était revenu devant la toile.

— Oui, reprit-il, je veux finir cela. Si je pars mercredi, après tout, tant pis. L’essentiel pour eux c’est qu’on parte, ils ne chicaneront pas pour un jour…

— Voilà donc les misérables que nous sommes devenus, fit amèrement Maurice.

Cependant, le peintre s’était retourné vers la toile de La Frette. Presque amoureusement, il la prit, la transporta dans la baie du vitrage, et longuement encore la contempla.

— Ah ! s’écria-t-il, la lumière ! la lumière ! quelle beauté ! et dire qu’il y a des gens qui ne comprennent pas cela. Quand j’étais enfant je restais des heures à regarder les jeux de la lumière sur l’eau, sur les feuilles, sur les blés mouvants. C’est là un enchantement des yeux dont je ne me lasse jamais.

À ce moment un nerveux coup de sonnette retentit.

— C’est Louise, dit Léon, en se précipitant vers l’entrée.

Éliane s’était levée et disait à Jeanne :

— Nous dinerons ensemble, n’est-ce pas ?

Avant que Jeanne eut répondu, Louise et Léon entraient dans l’atelier. Louise était un peu haletante et paraissait bouleversée.

— Mon Dieu, s’écria Jeanne, qu’y a-t-il ?

— Je vous raconterai cela tout à l’heure, répondit elle.

Maurice avança la bergère qu’Éliane venait de quitter.

— Asseyez-vous Louise.

Celle-ci se laissa tomber dans le fauteuil.

— Je n’en puis plus, dit-elle.

Tous attendaient, inquiets et curieux à la fois.

— Eh bien, voilà, dit enfin Louise, je viens d’être à demi assommée, rue des Poissonniers.

— Que dis-tu, s’écria Léon, impressionné.

— La vérité. Mais ne vous alarmez pas, puisque je suis là.

Un peu calmée, à présent, la femme de Léon commença le récit qu’on attendait.

« Ainsi que je le prévoyais, dit-elle, j’ai pu trouver mon frère chez sa belle-mère, rue Ordener. J’ai passé l’après-midi avec eux, et je viens de les quitter. En arrivant à l’angle de la rue des Poissonniers j’eus l’idée de descendre cette rue pour regagner le Boulevard Barbès. Vous connaissez ce quartier. Il est très populeux. Des groupes d’hommes et de femmes montaient et descendaient la rue, quelques-uns très animés et surexcités. Un moment je croisai l’un de ces groupes qui me parut plus excité encore. Il y avait là trois hommes et deux femmes. Ils avaient la gaieté des gens qui ont bu. Les hommes tenaient les femmes par la taille, et chantaient : « Pleure pas pour ça, ma p’tite Ninette »…

« J’avais le cœur serré ; je vous l’avoue. C’était tellement navrant, cette inconscience.

« Alors je vis un grand vieillard, debout sur le seuil d’une porte, qui regardait comme moi ce groupe si tristement gai. Sa barbe blanche tremblait. Son regard croisa le mien et comprit ma pensée.

« — Quelle misère, me dit-il.

« — De les voir partir comme ça, oui, m’écriais-je.

« Une des femmes m’entendit, se retourna vers moi, et me cria d’une voix rauque de faubourienne : « De quoi, t’aimerais mieux qu’ils s’en aillent en pleurant, peut-être ? »

« Je ne voulais pas répondre ; mais en un éclair les cinq individus m’entourèrent. L’un des hommes demanda : « Qu’est-ce qu’elle a dit celle-là ? un autre me secoua rudement le bras en me disant : « T’es pas seulement française, toi. »

« Je n’étais pas rassurée, vous le pensez bien. L’une des femmes cria « C’est une Allemande » et l’autre riposta « C’est une Autrichienne ». Au même moment je reçus dans le dos un coup si violent que mon chapeau tomba. Je l’arrêtai au passage et, surexcitée par la douleur physique, je me retournai brusquement vers la femme qui m’avait frappée. Je m’aperçus alors qu’elle était enceinte. Ma colère tomba net, et j’essayai de prendre du recul. Mais le groupe m’enserrait et les hommes avaient des attitudes menaçantes. Toute vibrante, je leur dis :

« Et vous, j’ignore si vous êtes des français, mais je sais que vous êtes des brutes. »

« Je compris sur le champ mon imprudence en lisant dans leurs yeux la folie du meurtre. Ils allaient se ruer sur moi. Une angoisse m’étreignit ; non, mille fois non, pas une fin aussi stupide ! Brusquement, je me jetai entre les deux femmes qui s’écartèrent, me livrant ainsi passage, et je pris mon élan au pas de course. Je descendis ainsi la rue des Poissonniers, poursuivie par les cris des misérables « arrêtez-la, c’est une espionne »…

Louise se tut. Une même émotion avait étreint tous les cœurs en l’écoutant.

— Et voilà à quoi l’on aboutit, avec ce système de fanatisation, dit enfin Maurice. Remarquez, Louise, que ces brutes sont dignes de notre pitié ; la pensée et la volonté n’existent pas chez eux. Ils sont ce que la société les a faits.

— Oh ! Maurice, soyez assuré que je ne leur en veux pas. En descendant le boulevard, tout à l’heure, j’essayais de raisonner. J’évoquais la triste femme enceinte qui m’avait frappée, et c’était bien de la pitié, croyez-le, que j’éprouvais pour ces misérables dont on va faire, tout à l’heure, les instruments de la vengeance et de la haine.

— Oui, ajouta Léon, c’est par eux que prendront corps haine et vengeance… C’est toujours parce que, dans toute nation, il y a cette tourbe des bas-fonds sociaux, à qui l’on a refusé la lumière, que la perpétration d’une guerre est possible. Ces êtres-là n’ont jamais été délivrés de la violence. Ils sont soumis à la force. Et leur soumission nous oblige, nous autres, à l’obéissance.

Tous s’étaient tus.

— Léon, dit enfin Maurice, le problème n’est pas aussi simple. Ces misérables sont des irresponsables. L’instinct ancestral ne se réveille chez eux que parce qu’on l’a exaspéré. Mais il y a des coupables, et c’est ailleurs qu’il faut les chercher.

Les paroles de Louis Mathias résonnèrent aux oreilles de Jeanne : « En haut, les criminels intelligents ; en bas les brutes livrés à leurs instincts. Entre les deux forces, nous autres n’avons qu’à nous taire ou nous faire écraser ».

Comme c’était vrai. La scène que venait de raconter Louise le confirmait une fois de plus. Et pourtant, songeait Jeanne, était-il exact qu’il n’y eut rien à faire ? N’y avait-il pas une force plus haute que l’intérêt et l’ignorance, et qu’on avait oubliée ?

Cependant Éliane réitérait sa demande.

— Dinez-vous avec nous ?

Ramenés à des préoccupations plus matérielles, les deux ménages Bournef se consultèrent.

— Il ne faut pas nous attarder, dit Jeanne. Je pense que papa et maman nous attendent.

— C’est vrai, s’exclama Maurice, je l’avais oublié. J’aurais bien voulu ne pas revoir le général. Nous ne pouvons qu’être gênés de notre mutuelle présence.

Jeanne réfléchissait, cherchant un moyen de concilier les nécessités.

— Voici ce qu’on pourrait faire, proposa-t-elle. Je vais partir seule, mon ami. Éliane te fera bien un lit ici. Et je viendrai te rejoindre demain matin. Puisque maman va rester à la maison, je peux toujours compter sur elle pour les enfants.

Louise, à son tour, soumit une proposition :

— Partons ensemble Jeanne. Que Léon et Maurice restent ici tous les deux, cela coupera court à toute discussion possible entre eux et le général. Il est bien inutile d’aggraver encore ces heures pénibles.

— Alors, partons au plus vite Louise, car les trains sont limités à Saint-Lazare.

Après de rapides adieux, les deux femmes quittèrent l’appartement du peintre, accompagnées par Léon et Maurice qui voulaient au moins les escorter jusqu’à la gare.

— Avec le vent qui souffle ce soir à Paris, dit Léon, nous ne serions pas tranquilles de vous savoir seules dans les rues.

Et Maurice ajouta :

— Quand la violence est déchaînée, nul ne peut prédire jusqu’à quelles extravagances elle se laissera emporter.


X


Maurice ne croyait pas si bien dire. En cette nuit du 2 au 3 août 1914, Paris fut le théâtre de scènes de pillages inouïes. Tous les dépôts de lait de la Société Maggi furent pris d’assaut par des bandes d’énergumènes et complètement dévastés. Une légende avait pris corps assez tard dans la soirée, et s’était colportée très rapidement. Maggi y était représenté comme un suisse allemand, espion, payé par l’Allemagne. Tout le lait des dépôts qui allait être livré le matin même devait être empoisonné afin de faire mourir beaucoup de français et détruire un grand nombre de petits enfants. Quant à Maggi lui-même, il s’était enfui clandestinement, emportant des milliards en pièces d’or dans des boîtes à lait.

Dès minuit le pillage s’organisa. Des bandes munies de barres de fer et de massues, s’attaquèrent aux boutiques, brisèrent les rideaux de clôture, puis les glaces, les portes, les montants des devantures, les marbres des comptoirs et étalages. Au petit jour, quand les voitures de livraison arrivèrent, elles furent prises d’assaut et le lait jeté dans les ruisseaux. Au matin, pas un dépôt de Maggi ne subsistait.

Léon Bournef apprit tout cela en descendant chercher le lait du déjeuner pour sa sœur. De lait, il n’y en avait point. Léon se trouva devant une boutique si parfaitement pillée qu’il n’en restait rien qu’un trou béant attestant l’ouragan qui était passé là. Glaces et marbres avaient été mis en miettes ; une colonne du magasin arrachée et tordue, gisait à terre.

Songeant au déjeuner d’Éliane, Léon entra dans une pharmacie voisine prendre une boîte de lait concentré. Aimablement, le pharmacien le mit au courant des scènes de la nuit et de la légende qui courait les rues.

— Paris devient fou, dit Léon.

— Bah ! déclara le pharmacien, c’est un phénomène qui s’explique très bien, psychologiquement.

Sans s’attarder, Léon remonta les cinq étages, et mit son frère et sa sœur au courant des événements.

— Quelles scènes de sauvagerie n’ont pas dû se dérouler, dit Maurice. N’oublions pas que Jeanne et Louise reviennent ce matin, et que nous devons les attendre à la gare. Paris n’est pas plus sûr aujourd’hui qu’hier.

Peu après, les deux frères partaient à pied vers Saint-Lazare. L’aspect de Paris était étrange. Sur toutes les boutiques les commerçants collaient en grande hâte de larges étiquettes tricolores sur lesquelles on lisait ces mots : « Maison française ». Des drapeaux ornaient les devantures. Quand les noms des boutiquiers prêtaient à l’équivoque, des placards écrits à la main complétaient l’étiquette tricolore. On y lisait : « Je suis alsacien ». « Je suis polonais ». « Je suis belge ». « Mon père est né à Strasbourg ». Sur les glaces des boulangeries, on grattait les mots « boulangerie Viennoise » plusieurs glaces ayant été brisées à cause de cette inscription.

Mais d’autres spectacles s’offraient également aux regards. Des magasins avaient été pillés à l’instar des dépôts Maggi. Un grand magasin de confection pour hommes, portant un nom étranger, était saccagé. Devant un magasin de chaussures, une bande de fanatiques, puisant à même d’immenses corbeilles, en sortaient les chaussures qu’ils jetaient à la foule.

— Chaussez-vous, criaient-ils, autant de pris sur l’ennemi.

— Paris est littéralement fou, dit Maurice ; s’ils étaient à Berlin je me demande ce qu’ils feraient.

Sur leur passage, tous les dépôts Maggi offraient le même aspect de désolation.

— Et cette funambulesque histoire de lait empoisonné, dit Léon, et cette plaisanterie d’une fuite clandestine compliquée de millions en or, enfermés dans des boîtes à lait.

— Que veux-tu, le peuple aime le roman-feuilleton ; il est servi.

— Et magistralement. Un roman-feuilleton en action, c’est autrement palpitant que ceux du Petit Parisien.

Comme ils arrivaient à la gare Saint-Lazare, ils entendirent raconter l’incendie des Grands-Moulins de Corbeil. L’histoire était la même : propriétaires allemands, farines empoisonnées.

— Toujours le roman-feuilleton, dit Léon, mis en gaieté en dépit des circonstances.

Jeanne et Louise arrivèrent bientôt. Les deux hommes les mirent rapidement au courant des événements de la nuit et du matin.

— Et chez nous ? questionna Maurice.

— Papa est parti ce matin, de très bonne heure, répondit Jeanne. Intentionnellement, nous n’avions pas dit que nous venions vous rejoindre afin qu’il n’eût pas l’idée de nous attendre pour partir, ce qui vous eût mis en présence.

Louise demanda :

— Est-ce que nous allons chez Éliane ?

— Non. Nous lui avons dit que nous n’étions pas fixés sur l’emploi de notre matinée et que nous déjeunerions au restaurant. Il vaut mieux lui éviter la fatigue d’un repas à préparer. Et puis elle préférera être seule avec Julien.

— Où allons-nous alors ?

— Nous avions pensé rendre visite à ce brave Bourdeau qui nous a dit devoir partir demain. Il a trois enfants. Peut-être pourrions-nous lui rendre service.

Jeanne approuva :

— C’est une excellente idée ! Avez-vous son adresse ?

— Oui, c’est boulevard de la Villette. Nous prendrons le métro. Il faut je crois, descendre au Combat.

Jacques Bourdeau, des charpentiers en fer, était chef d’atelier dans une grosse entreprise métallurgique. Fils d’ouvrier, il s’était fait à peu près tout seul. Il s’était instruit de la même manière que tous ces ouvriers intelligents qui, dans les deux décades d’années qui précédèrent la guerre, se rencontraient assez souvent dans la fraction intéressante des travailleurs. Instruction incomplète, cependant, pleine de trous, sans base philosophique, appuyée le plus souvent sur une apparence scientifique de peu de valeur.

Jacques Bourdeau, lui, pendant ses années de jeunesse, avait assidûment suivi les cours et conférences de l’Université Populaire du faubourg Saint-Antoine, l’une des meilleures U. P. parisiennes, et qui survécut à toutes celles qui s’édifièrent de 1895 à 1902. D’un esprit curieux, il avait pris, à la bibliothèque de l’U. P. tous les livres susceptibles de compléter les cours. Puis, attiré vers les questions sociales, il était entré dans la vie syndicale, dont il était devenu l’un des meilleurs militants. Marié à vingt-cinq ans, il avait toujours continué, depuis dix ans qu’il était en ménage, son action syndicaliste.

Ce matin du 3 août il était occupé à mettre de l’ordre dans ses papiers quand les deux ménages Bournef sonnèrent à sa porte. Ce fut sa femme qui vint ouvrir. Confuse devant les quatre visiteurs inattendus, elle appela précipitamment :

— Jacques ! Jacques ! viens vite.

Nul témoignage d’amitié ne pouvait être plus sensible que cette visite au cœur de Bourdeau. Il était très attaché aux deux frères, dont il admirait l’intelligence et la générosité.

Sans mot dire il serra les mains tendues vers lui. Puis il précéda ses visiteurs dans la petite salle à manger familiale. Un garçonnet, de l’âge de Pierre Bournef, lisait près d’une fenêtre. Une fillette de six ans peut-être amusait un tout petit assis dans sa chaise.

Jeanne et Louise, attendries, contemplaient les enfants.

— Asseyez-vous, dit Bourdeau, en avançant des chaises.

— Mon cher Bourdeau, dit Maurice, nous avons pensé à vous, hier, et nous sommes venus vous offrir nos services au cas où nous pourrions aider votre femme à se tirer d’embarras.

Le charpentier en fer était tout ému.

— Je n’attendais certes pas votre visite, dit-il enfin ; mais votre offre ne me surprend pas.

Puis, rougissant un peu :

— Maurice et Léon Bournef, voulez-vous me faire un grand plaisir : déjeunez avec nous, si vous n’êtes attendus nulle part.

— Mais cela va donner du travail à votre femme.

— Non, je vous l’assure. Ma femme est comme moi, elle a une grande admiration pour vous.

— Eh bien, nous acceptons, dit simplement Maurice.

— À une condition, ajouta Jeanne, c’est que nous allons aider Mme Bourdeau dans les préparatifs du déjeuner.

Sans attendre la réponse, Jeanne accompagna la femme du charpentier dans la cuisine. Une femme d’une soixantaine d’années y était occupée à peler des pommes de terre.

— Je vous présente ma mère, Madame Bournef.

— Elle habite donc avec vous ?

— Oui. Elle m’aide pour les enfants et le ménage. De cette façon je peux faire un peu de couture. Trois enfants à élever, savez-vous, c’est lourd.

— Je l’imagine.

— Oh ! nous avons toujours vécu à l’aise. Jacques gagne bien sa vie, et nous sommes économes. Nous avons même fait quelques épargnes, car mon mari aurait voulu que notre Robert puisse étudier un peu plus qu’il ne l’a fait lui-même.

En soupirant, elle ajouta :

— Mais avec cette guerre, on ne sait pas ce que sera l’avenir.

— La guerre n’est pas déclarée, Madame Bourdeau.

La vieille femme intervint :

— Elle le sera, allez, dit-elle. Vous pensez bien que si les chefs font la mobilisation, c’est qu’ils sont bien décidés. C’est 70 qui va recommencer.

— C’est vrai, vous avez vu la guerre de 70, vous Madame ?

— Oui. J’avais seize ans. J’étais à Paris pendant le siège et j’ai eu faim. Si les enfants veulent m’écouter voyez-vous, Madame, on s’arrangerait pour quitter Paris aussitôt après le départ de Jacques. J’ai un cousin dans la Creuse.

— Mais, maman, si on a la guerre il n’est pas dit qu’il y aura encore le siège autour de Paris.

— On ne perd rien à être prévoyant, fit la vieille en secouant la tête. En 70, tout le monde disait qu’on serait victorieux. Ça n’a pas empêché que les Prussiens étaient devant Paris au mois de septembre et qu’ils l’ont pris au mois de janvier.

Dans la salle à manger, les deux frères causaient avec Jacques Bourdeau.

— Voyez-vous, disait ce dernier, il n’y a rien à attendre de la C. G. T. Hier, j’y ai passé l’après-midi. Ils sont tous d’accord pour dire qu’on doit partir si on nous attaque. Nous avons eu beaucoup de visites de syndiqués qui s’attendaient à voir les organisations faire résistance à la mobilisation. Il y a même eu des moments où ça chauffait, je vous assure.

Léon se ressouvint de la scène dont il avait été témoin, et en fit le récit.

— Eh bien, Monsieur Bournef, je peux vous assurer que cette scène-là s’est renouvelée plus d’une fois. Surtout de la part des jeunes, de ceux qui sont célibataires et qui ne sont retenus par rien.

Puis avec un soupir :

— Pour ceux qui, comme moi, ont des responsabilités familiales, c’est différent. On pèse le pour et le contre. À cause des enfants, moi, je suis bien obligé d’accepter la situation.

Ramenés à la pensée qui avait motivé leur visite, les deux frères échangèrent un regard.

— Mon cher Bourdeau, dit Maurice, parlez-nous franchement. Dans quelle situation laissez-vous votre famille ?

— Ma foi, Monsieur Maurice, nous n’étions point malheureux. Mon emploi est bon. Je n’ai jamais été malade, je n’ai jamais chômé. Ma femme qui est aidée par sa mère dans le ménage, fait un peu de confection pour les magasins et de couture pour des particuliers. En travaillant, on a toujours eu l’aisance à la maison. J’ai même quelques économies à la banque des coopératives. Si cette guerre n’est pas longue, comme je l’espère, et si je reviens, ma femme arrivera peut-être à s’en tirer. Mais, si je ne reviens pas…

Il fit un grand geste d’incertitude.

— Voyez-vous, poursuivit-il, si je ne reviens pas, puisqu’il faut tout prévoir, et si vous êtes mieux favorisés que moi, je veux bien que vous vous intéressiez aux enfants. Mon Robert est intelligent, et j’espérais en faire quelque chose.

Il s’arrêta. L’émotion lui coupait la parole, et ses yeux s’étaient brusquement mouillés.

— Jacques Bourdeau, dit Maurice, ému lui aussi, nous vous en faisons la promesse. Comme vous, nous pouvons être atteints ; mais si vous l’êtes et que nous soyons encore là, comptez sur nous.

— Merci, dit simplement le charpentier.

Aidée par Jeanne, et tandis que Louise était allée chercher quelques provisions supplémentaires, Mme Bourdeau avait préparé le déjeuner et dressé le couvert. Puis, on se mit à table. Le petit bébé mis au lit, la mère s’assit entre les deux enfants après avoir placé ses convives.

— Léon et Maurice Bournef, et vous, Mesdames, dit Jacques Bourdeau en rompant le pain, vous ne savez pas quel bien votre visite m’a fait. Voyez-vous on a tellement l’impression de se débattre tout seul, de sombrer dans l’indifférence générale, on a tellement aussi le sentiment que les intellectuels comme vous se désintéressent des humbles que nous sommes, que votre présence ici, aujourd’hui, est le meilleur viatique que je pouvais emporter avec moi demain.

— Oui ajouta Léon, pensif, c’est parce que la fraternité et la solidarité humaines ne sont pas comprises, que des coups de force comme celui-ci peuvent s’accomplir.

— Pourtant, Monsieur, dit la vieille mère, qui jusque-là était restée silencieuse, quand on attaque le pays il faut bien le défendre.

— Mais on ne l’attaque pas, protesta Jeanne.

— Si on appelle les hommes à l’armée, c’est bien tout de même qu’on craint quelque chose, poursuivit la vieille. Ceux qui gouvernent en savent plus que nous. Alors, il ne faut pas attendre qu’il soit trop tard, n’est-ce pas ? et il faut bien prendre un fusil pour chasser les ennemis.

Ils ne répondirent pas. Écho de sa génération, la vieille femme n’exprimait-elle pas là l’unanime opinion de tous ceux qui partaient, convaincus qu’il fallait partir, les uns animés de l’élan patriotique, les autres sans enthousiasme, mais résignés à ce qu’ils étaient habitués à considérer comme le devoir suprême ?

Jacques Bourdeau résuma leur pensée à tous :

— On ne remonte pas le courant aussi facilement qu’on le descend, dit-il. Depuis quarante ans on attend la revanche, il fallait bien qu’elle vienne. On y voit clair trop tard, et trop peu y voient clair. L’engrenage nous prend, et nous n’y pouvons rien.

Jeanne Bournef se rappelait les paroles de Louis Mathias, la veille. Elles contenaient le même aveu d’impuissance. Elle songea aux milliers de familles comme celle-là, dont l’humble bonheur allait être jeté à tous les vents par l’implacable folie de potentats intéressés, et elle dit avec douleur :

— Et pourtant… pourtant, si les hommes savaient à quel point ils sont frères.

— S’ils savaient, ajouta Maurice, l’inestimable prix d’une humble existence de travail et d’amour.

Le soleil de midi inondait de sa clarté la modeste salle à manger qui, avec ses faïences enluminées sur le dressoir et les deux estampes pendues au mur, semblait approuver, témoignage vivant d’une de ces vies paisibles, les paroles de sagesse qui venaient d’être dites.


XI


Les deux ménages Bournef prenaient congé de la famille Bourdeau, lorsqu’un voisin se présenta, et cria dès l’entrée :

— Monsieur Bourdeau, c’est fait. L’Allemagne a déclaré la guerre.

Tous se sentirent pâlir.

— Vous en êtes sûr, questionna Jacques Bourdeau.

— Tout à fait sûr. Je viens du Ministère de la guerre, pour des papiers à régulariser. C’est officiel, la guerre est déclarée.

Puis remarquant l’émotion des assistants.

— Cela ne vous surprend pas, je pense ? C’était prévu, depuis hier on attendait cela d’heure en heure.

— Hélas ! fit Maurice, on ne l’attendait que trop.

— Et attendre, dans un cas pareil, c’est presque souhaiter, ajouta Jeanne.

— Tout au moins, c’est accepter, fit Léon.

La femme de Jacques Bourdeau, la main sur l’épaule de son mari, pleurait. Le jeune Robert, sans comprendre toute la gravité du moment présent, était venu se serrer contre sa mère, et la petite fille, d’instinct, avait pris la main de son père.

— Mes enfants, murmura le charpentier, d’un ton d’angoisse.

— Bah ! Monsieur Bourdeau, il ne faut pas trop se frapper, dit le voisin. C’est une guerre qui ne sera pas longue, voyez-vous. Avec les armes qu’on possède, maintenant, une guerre ne peut pas se prolonger. Celle de 70 a duré six mois ; celle-ci n’en durera peut-être pas trois.

— On n’en peut rien dire, interrompit Léon. La guerre de 70 ne ressemblait pas à celle qui va commencer. Songez que six nations, déjà, s’affrontent, et qu’on ne peut prévoir si d’autres encore ne se mêleront pas au conflit.

— Raison de plus pour qu’elle soit courte.

— D’ailleurs, fit Jeanne, d’une voix frémissante, ce n’est pas la durée probable qui doit nous frapper. Ce qui est monstrueux c’est qu’une guerre soit possible à notre degré de civilisation. Penser qu’on peut encore accepter cela, c’est une honte pour l’esprit humain. Sans répondre, Maurice prit la main de sa femme et la serra.

— Et puis, ajouta Mme Bourdeau, aussi courte qu’elle sera, elle ne passera pas sans faire des victimes. Et beaucoup partent qui ne reviendront pas.

Le charpentier, silencieux lui aussi, attira sa femme dans ses bras, pendant que la petite fille éclatait en sanglots.

— Papa, Papa ! cria l’enfant, je ne veux pas que tu ailles à la guerre.

Spontanément, Jeanne s’élança vers la petite fille, la serra sur sa poitrine.

— Voilà le cri que devraient pousser tous les enfants, dit-elle.

— Vous n’y pensez pas, Madame, dit la vieille mère. Puisqu’on nous dit que l’Allemagne nous attaque, il faut se défendre. Bien sûr, c’est un chagrin pour les enfants, parce qu’ils ne comprennent pas, eux…

— Ils n’ont pas à comprendre, ils sentent, dit Louise à son tour. Et ils sont plus que nous dans la vérité.

— Eh bien, moi, Madame, je ne vous comprends pas, reprit la vieille. Bien sûr, la guerre me fait peur autant qu’à vous, mais j’ai été élevée dans l’idée du devoir et le premier devoir c’est de servir son pays. J’ai eu un frère tué à la guerre de 70, je peux en parler avec fierté. Ma mère a bien pleuré quand il est parti ; mais elle n’aurait rien fait pour l’empêcher de partir.

— Il est bien vrai, approuva le voisin, que ce que les femmes ont de mieux à faire, c’est de ne pas affaiblir les hommes. On a besoin de tout son courage pour s’en aller. Si ceux de notre famille se mettent à pleurer, ce n’est pas le moyen de nous donner du cœur.

Jeanne l’interrompit en se tournant vers son mari :

— Si nous partions Maurice ?

Ce fut Léon qui répondit :

— Oui ; partons. À quoi bon discourir à présent ? Le terrible fatum est prononcé.

Lorsqu’ils furent redescendus sur le boulevard, Maurice demanda :

— Où allons-nous ?

— Je voudrais aller à la Fédération, répondit Léon. Ce n’est plus que j’espère quoi que ce soit. Mais je voudrais connaître la pensée de nos camarades.

— Si vous voulez, proposa Jeanne, nous irons à pied. J’éprouve le besoin de marcher.

— Eh bien, descendons la rue Grange aux Belles.

— Entrerons-nous à la C. G. T. ? demanda Maurice.

Léon haussa les épaules, découragé.

— À quoi bon ? dit-il. Jacques Bourdeau ne nous a-t-il pas dit ce qui en est.

Au niveau du passage Chausson, un rassemblement arrêta les deux couples, les obligeant à assister, bon gré, mal gré, à l’une de ces scènes de dévastation devenues coutumières depuis le matin.

La bande qui était là se livrait au pillage en règle d’une maison d’accumulateurs électriques. On piétinait les débris de la maison ; la comptabilité, les livres commerciaux, tout cela gisait en lambeaux, sur la chaussée. La plupart des pillards faisaient une ample provision de petites lampes de poche, de tous systèmes. C’était une frénésie de vol et une furie de destruction.

— Il faut de pareils événements pour ressusciter les vieux instincts de l’humanité primitive, dit Maurice. Les guerres sont toujours un recul, une régression vers l’animalité, ont dit presque tous les moralistes. Nous pouvons le constater aujourd’hui, la régression est déjà commencée.

— Mais je me demande, fit remarquer Léon, pourquoi les agents qui sont là n’interviennent pas ?

Un cordon d’agents, en effet, se tenait un peu en arrière du rassemblement, assistant, impassible, au pillage de la maison d’accumulateurs.

— Il est un fait, constata Maurice, que la police a été très complaisante, depuis ce matin. Elle est absente ou elle laisse faire.

— Que de choses il faudra tirer au clair après, poursuivit Léon. Quels intérêts se cachent sous ces pillages ? Le fanatisme ne suffit pas à les expliquer. Il est la main qui exécute ; mais d’où vient l’esprit qui souffle ?

Cependant, une rixe s’était élevée au sein des pillards. Une contestation était survenue entre deux compères sur la propriété d’une lourde machine, posée sur une charrette à bras. Des injures on passa aux coups et l’un des deux, sortant un revolver de sa poche, fit feu sans l’atteindre sur son adversaire. Les agents, alors, se décidèrent à intervenir, et arrêtèrent les deux lutteurs qui se soumirent sans difficulté.

Pendant ce temps, deux autres pillards, s’emparant de la charrette, détalaient au plus vite, emportant la machine.

— Admirez le troisième larron, dit Maurice, mis en gaieté ; les tragédies ont parfois des côtés comiques.

Cependant l’intervention des agents avait fait une trouée dans la foule, ce qui permit aux quatre Bournef de se frayer un passage, et de continuer leur route.

Quai Jemmapes, le pillage d’une grosse maison de quincaillerie avait inondé la chaussée, jusqu’au canal, d’articles de ménage de tout ordre. Sur le canal Saint-Martin de petites casseroles d’aluminium surnageaient, comme des nacelles sans gouvernail.

Jeanne et Louise, qui n’avaient pas vu l’aspect de Paris le matin, étaient terrifiées par les spectacles rencontrés sur leur chemin.

– Si jamais les français vont en Allemagne, dit Louise, ce sera du propre…

Sur le seuil d’une boutique, une femme disait à une autre :

— Vous pouvez être fière, vous, Madame Thibault, vous avez un fils qui va servir le pays. Moi, je n’ai jamais autant regretté de ne pas en avoir un…

Jeanne s’indigna :

— Par exemple, dit-elle, si j’attendais un pareil regret dans la bouche d’une femme !

— Le fanatisme, ma pauvre amie ! fit Maurice. On ne le sème pas en vain, pendant des années. Il porte ses fruits.

Place de la République une foule compacte acclamait un régiment qui sortait de la caserne du Château d’Eau.

– Vive l’active ! cria une voix.

— Vive la France ! cria une autre.

— Vive l’active ! Vive la France ! reprit la foule dans un élan.

Un loustic lança :

— Allez-y les p’tits gars’. Et à Berlin, hein ! Faut faire danser Guillaume.

Ce fut une gaieté générale. La police, complaisante, se bornait à repousser l’assistance sur le terre-plein pour laisser la chaussée libre aux soldats qui sortaient de la caserne et prenaient la direction du boulevard Magenta.

— Ce sont des régiments d’active qui s’en vont aux gares de l’Est et du Nord, dit Léon.

Appuyée au bras de Maurice, Jeanne regardait défiler les jeunes gens imberbes, aux visages si frais encore. Ils paraissaient insouciants, et la plupart riaient des bons mots de la foule. Jeanne, douloureusement impressionnée, contemplait cette jeunesse, vouée déjà au meurtre. Elle chercha la main de Maurice, la serra.

— Tant de vie ! dit-elle sourdement, tant de vie qui s’en va à la mort.

Puis tout à coup :

— Ah ! Maurice, où sont les mères ? Ils ont des mères tous ces enfants-là.

— Oui, Jeanne, ils ont des mères.

— Maurice, si nous rentrions à la maison. Puisqu’il n’y a plus rien à faire, ne restons pas ici.

— Nous partirons aussitôt après notre visite à la Fédération, ma chère femme. J’ai bien compris ta pensée.

La troupe passée, la circulation put être reprise. Les quatre Bournef, silencieux à présent, prirent la direction de la rue du Temple.

Comme la veille, la grande salle de la Maison Commune était pleine. Mais l’exaltation y était plus grande encore. Tous ceux qui étaient là commentaient la déclaration de guerre.

— Cette fois, disait un homme grisonnant, à l’air important, cette fois ça y est. Et l’on ne peut pas dire, remarquez-le, que la France y soit pour quelque chose. L’Allemagne l’a voulu, et il n’y a pas à hésiter, il faut lui donner une leçon.

— Il faut aller à Berlin.

— Il faut leur rendre leurs politesses de 70 !

— Ces gens-là s’imaginent trop facilement qu’ils sont les maîtres du monde.

— Remarquez, fit un nouveau-venu, que cette guerre sera libératrice, et non seulement pour l’Europe, mais pour le peuple allemand lui-même. Elle va exterminer le militarisme allemand. Avec la Russie de l’autre côté, nous sommes certains d’écraser l’Allemagne.

— Bien sûr !

— La Victoire est pour nous, ça n’est pas douteux.

— Que voulez-vous, continua l’orateur, il y a des exécutions nécessaires. Qu’on démolisse le Kaiser et son état-major, d’abord, qu’on anéantisse l’armée allemande. Quant au peuple allemand, lui, nous ne demandons qu’à l’épargner. Il nous sera reconnaissant, d’ailleurs, de l’avoir débarrassé de la tyrannie de ses empereurs.

Maurice se tourna vers Léon.

— C’est prodigieux, dit-il, comme la magie des mots obnubile le bon sens. Personne ne songe que l’anéantissement de l’armée allemande, c’est en même temps l’extermination du peuple allemand, puisque c’est le peuple qui fait l’armée. Comment serait-il possible d’épargner l’un en exterminant l’autre ?

Cependant, le monsieur grisonnant avait repris la parole pour dire sur un ton de pontife :

— C’est le rôle de la France, de porter la liberté aux peuples.

Une voix indignée se fit entendre.

— La liberté, comme vous dites, par le fer et par le feu ?

— Eh bien, et 92 ? et Jourdan, et Marceau ?

— Et Napoléon, hein, pendant que vous y êtes, reprit le protestataire, en voilà un semeur de liberté, celui-là !

Immédiatement, la salle se divisa. Les esprits, échauffés, ne se contenaient plus. Des injures s’échangèrent. Le gérant dut intervenir.

Un petit homme maigre grimpa sur une table.

— Allons, allons, camarades, cria-t-il, vous n’allez pas vous battre stupidement, alors que la France a besoin de nous tous.

Cette belle phrase apaisa les cerveaux. On acclama le pacificateur.

— Vive la France ! cria-t-on.

Les deux ménages Bournef avaient assisté à toute la scène. Près d’eux un sceptique dit à mi-voix :

— Vive la France et crèvent les français !

Maurice sourit tristement.

— Très juste, hélas ! dit-il.

Le sceptique se retourna vers lui.

— Et quand il n’y aura plus de français, monsieur, cela fera une très belle France. Tous ces gens-là sont fous !

En ce moment un nouvel arrivant se dirigea vers les deux frères, leur serra la main.

— Vous connaissez la dernière nouvelle ?

— Laquelle ?

— Gustave Hervé s’engage !

— Gustave Hervé ?

— Hein, vous n’attendiez pas celle-là. Mais tout arrive, nous en avons la preuve depuis quelques jours…

— Non, mais ce n’est pas sérieux ?

— C’est très sérieux. Il en a fait la déclaration publique. Il se met à la disposition de l’État-Major. Et naturellement Miguel Almeyreda aussi.

Léon, à son tour, se tourna vers le sceptique.

— Vous aviez raison, monsieur, tout le monde est fou.

— Nous montons à la Fédération, dit Maurice au nouveau-venu, et vous ?

— Moi aussi.

Quand ils y arrivèrent, la salle était déjà pleine. Une vingtaine de socialistes discutaient sur la question des crédits de guerre que la Chambre avait votés à la rentrée de l’après-midi.

— Les socialistes ne pouvaient pas refuser leur vote, expliquait un journaliste, c’est conforme aux décisions des congrès ; il s’agit d’une guerre défensive.

Un lourd silence pesa un moment dans la pièce. Puis, le vieux professeur de mathématiques, Charles Laurent, se leva. Il n’appartenait pas au Parti, mais il était d’esprit socialisant, et comptait de nombreux amis dans la fraction intellectuelle du socialisme. En apprenant la déclaration de guerre, il était venu à la Fédération sans tarder.

Son beau visage était grave et recueilli, sous l’abondance des cheveux blancs, qui lui donnaient à l’ordinaire une sérénité majestueuse, remplacée aujourd’hui par une expression de douloureuse énergie.

— Mes amis, dit-il, je crois résumer notre pensée à tous en disant que cette guerre nous atteint au plus profond de nos sentiments d’humanité. Nous ne nous sentions pas seulement Français, mais Européens, mais membres de la grande famille humaine. Nous croyions que le temps des guerres était fini pour des pays civilisés comme les nôtres, que les hommes en étaient arrivés à un stade de raison et d’intelligence qui leur permettait de s’entendre sans violence et sans effusion de sang. Nous nous sommes trompés. L’évolution n’a pas suivi une marche régulière pour tous. Des peuples se sont attardés sur la route. Ces peuples, aujourd’hui, nous provoquent. Nous ne pouvons plus hésiter, il faut défendre notre vieille civilisation française, notre pensée, notre liberté, nos droits. C’est notre imprescriptible devoir. Du moins, mes amis, affirmons ici que nous entrons dans cette guerre sans haine. Dans le choc inévitable des armées, restons français, restons humains. En dépit de son erreur, que le peuple allemand nous reste sacré. N’oublions pas que c’est au militarisme allemand, à la dynastie des Kaisers, aux émules de Bismarck, que nous nous attaquons. C’est eux seulement qui sont les coupables. Condamnons-les, mais épargnons un peuple qui est, par bien des côtés, si près du nôtre. Si nous sommes vainqueurs, comme le droit l’exige, soyons des vainqueurs magnanimes.

Le vieux professeur se tut. Des mains se tendirent vers lui. Tous les cœurs avaient été remués par ses paroles.

Maurice Bournef, à son tour, parla.

— Je remercie notre vieil ami, dit-il. Il exprime notre pensée. Mais je veux ajouter ceci : Le peuple français, comme le peuple allemand, est une victime dans cette guerre qui commence. Malgré les témoignages de folie fanatique que nous avons pu constater depuis trois jours, le peuple dans son ensemble ne s’en va pas de bon gré à la guerre. Il obéit au devoir, à la tradition, à l’éducation reçue, — à la peur aussi, hélas ! — mais sa liberté et sa volonté sont absentes dans son obéissance.

— Comme c’est vrai, approuva une voix.

La porte, à ce moment, s’ouvrit pour livrer passage à deux nouveaux arrivants. C’étaient deux jeunes allemands d’environ vingt-cinq ans, appartenant tous deux au Club des socialistes allemands de Paris, qui avait son siège à la Maison Commune.

Une gêne soudaine accueillit leur entrée. Sans vouloir le remarquer, ils s’avancèrent au milieu du groupe, et l’un d’eux prit la parole.

— Chers Camarades, dit-il, nous croyons qu’il est de notre devoir de vous apporter ici l’expression de notre sympathie. Tous les Allemands, vous le savez bien, ne sont pas les ennemis de la France. Tous les Allemands n’ont pas voulu la guerre. Nous vous en donnerons un témoignage en vous transmettant les nouvelles que nous avons reçues de nos familles depuis quelques jours. Des pétitions ont été signées et adressées au Kaiser pour le supplier de ne pas entraîner le pays dans la guerre. Mon propre frère, professeur à Sigmaringen, a lui-même fait circuler des feuilles et recueilli de nombreuses signatures. Malheureusement les forces malfaisantes ont gagné la partie.

Puis, tirant une lettre de sa poche, l’Allemand l’ouvrit et la tendit à l’assistance.

— Voici la dernière lettre de mon frère. Elle est du 29 juillet. Si quelqu’un de vous lit l’allemand, qu’il en donne connaissance à ses camarades.

Le vieux professeur tendit la main.

— Donnez, dit-il.

Il prit le papier, le lut. Sa main tremblait, et l’émotion de sa pensée était visible sur son visage.

— Mes camarades, dit-il enfin, je ne puis vous faire la traduction littérale de cette lettre. Mais je peux vous la résumer. Ce que vient de nous dire notre camarade allemand est exact. Son frère raconte ici les efforts faits par quelques professeurs de Sigmaringen pour recueillir des signatures sur une supplique au Kaiser. Il dit que cette tentative s’est également faite ailleurs. Il parle de l’émotion des femmes et du chagrin des familles. Je ne me trompais donc point tout à l’heure en déclarant que nous n’avions pas à témoigner de haine au peuple d’Allemagne.

Charles Laurent se tut. Léon Bournef s’adressa aux deux Allemands.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire, demanda-t-il ?

— Que voulez-vous que nous fassions ? Rentrer en Allemagne, c’est consentir à nous battre contre un pays que nous aimons. Prendre les armes pour la France, c’est consentir à nous battre contre notre pays. Les deux solutions nous répugnent. Nous avons décidé de nous remettre aux mains des autorités françaises. Elles feront de nous ce qu’elles voudront.

Tous maintenant étaient émus, conquis par cet héroïsme simple et ce désintéressement personnel.

Comprenant qu’ils n’avaient plus rien à dire, les deux Allemands se disposèrent à partir, et tendirent la main. La première, Jeanne répondit à l’appel fraternel. Sa main, nerveusement, serra les deux mains tendues.

— Ah ! dit-elle, pourquoi les peuples de nos deux pays n’ont-ils pas su faire ce geste avant qu’il ait été trop tard.

Les deux Allemands partis, tous éprouvèrent le besoin de partir aussi. On se sépara gravement. Beaucoup de ceux qui étaient là devaient avoir rejoint leurs corps avant la fin de la semaine.

— Mes amis, dit le vieux mathématicien, je suis, moi, de ceux qui ne partent pas. Mais, vous le savez bien, ma pensée ne vous quittera pas un seul jour.

Quand les deux frères se retrouvèrent seuls avec leurs femmes, devant le square du Temple, Maurice dit à Léon.

— Jeanne désire rentrer, et j’avoue que je partage son désir. Tout à l’heure, notre vieux maître Laurent m’a profondément remué. Il doit avoir raison, bien qu’il ait négligé un certain nombre de données dans le problème. Mais il est trop évident, hélas ! qu’il nous a dicté notre devoir. Alors, j’ai besoin d’être seul, de réfléchir, de me préparer à l’inévitable.

Léon resta pensif. Lui aussi avait eu les mêmes pensées en écoutant le vieux professeur.

— Écoute, dit-il, rentre avec Jeanne à Ville-d’Avray. Nous deux monterons chez Éliane et y resterons. Si Julien part demain nous serons près d’elle pour adoucir la séparation.

Le visage de Maurice s’assombrit.

— Mon ami, dit doucement Jeanne, j’ai bien encore la force de monter chez Éliane, si tu veux aller l’embrasser.

— Non. Je veux rentrer. Fort probablement je partirai mercredi. J’irai lui dire adieu avant de partir.

Jeanne eut l’impression d’un effondrement dans tout son être. Mais elle se raidit. Depuis qu’elle avait écouté le vieux mathématicien, elle aussi était préparée à l’inévitable.

Maurice comprit ce qui se passait en elle.

— Ma pauvre amie ! dit-il.

Elle éleva vers lui ses yeux pleins de tendresse et répondit doucement.

— Mon cher Maurice !

Sur le terre-plein de la place de la République, les deux ménages se séparèrent, et pendant que Louise et Léon reprenaient la direction du boulevard Magenta, Maurice et Jeanne gagnaient l’entrée du Métro.

C’est alors qu’ils furent témoins d’un spectacle poignant, que ni l’un ni l’autre ne devait oublier.

Deux hommes étaient là, en haut de l’escalier, serrés en une ultime étreinte, le père et le fils. Le fils avait à la main une légère valise.

L’étreinte se desserra, et le père dit :

— Va, mon enfant, et sois prudent. Pense à nous et surtout, surtout, écris souvent (et sa voix trembla) écris autant que tu le pourras… tu comprends… pour ta mère…

Leurs yeux étaient pleins de larmes. Maurice et Jeanne, immobiles, le cœur serré, évoquaient un petit logement parisien dans lequel une pauvre maman, restée seule, était anéantie et en larmes, elle aussi.

Le jeune homme se mit à descendre, lentement ; et le père, qui ne se décidait pas à partir, s’appuya sur la rampe pour le regarder descendre. Il murmura tout bas, si bas que les mots arrivèrent comme un souffle aux oreilles des deux époux : « Adieu, mon fils. »

Le jeune homme touchait la dernière marche. Il ne s’était pas retourné une seule fois. Tout à coup il s’arrêta net ; puis, faisant volte-face, se mit à remonter l’escalier en courant, franchissant deux marches ensemble.

Le père, en haut, tendit les deux bras, et ce fut une étreinte dernière, dans un double sanglot. Plus fort, le fils se dégagea le premier, mit une main sur l’épaule de son père et lui dit d’une voix grave et caressante :

« Et maintenant, père, va-t-en. Pars tout de suite, Va retrouver maman… »

Il y avait tant d’amour dans cette simple phrase que Maurice et Jeanne, le cœur étreint d’une même pensée, se serrèrent la main.

Obéissant, le père s’en alla, vaincu et sanglotant cette fois, son mouchoir sur les yeux, sans souci de sa dignité d’homme. Alors, le fils se remit à descendre rapidement, après avoir envoyé un baiser à la silhouette courbée qui s’éloignait.

Bouleversée, Jeanne pleurait, incapable de dominer l’émotion qui s’était emparée d’elle. Enfin, elle dit :

— Quelle horrible chose que la guerre, puisque tant d’amours, tant d’amours comme celui-là, ne peuvent rien pour l’empêcher.

Sans répondre, Maurice l’entraîna. Une demi-heure plus tard, assis près d’elle dans le train de Ville-d’Avray, il prit sa main et lui dit :

— Vois-tu bien, mon amie, il ne faut pas croire que la guerre soit une fatalité contre laquelle l’amour ne peut rien. Si on écoutait l’amour, la guerre ne serait pas possible. Mais on a peur de lui, souviens-toi de ce que disait, tantôt, le voisin de Jacques Bourdeau : « Il ne faut pas que les femmes amollissent les hommes. » Pour tous, laisser parler le cœur, c’est faire preuve de lâcheté. Que veux-tu, la doctrine de Sparte n’est pas encore disparue de la mémoire des hommes.

— Mais c’est atroce, Maurice, de penser que les peuples vont se massacrer sans être ennemis ; c’est atroce de penser que, pour une haine factice et pour de stupides raisons, tant d’êtres qui aiment vont devenir des criminels et des victimes.

— Ce qui est monstrueux, vois-tu, c’est que nous ne soyons pas seuls à penser ainsi, c’est qu’il y ait des milliers d’êtres comme nous, qui sentent confusément la vérité de ce que nous venons d’exprimer, et que cependant, malgré cela, tous s’imposent la même force d’âme pour violer la plus grande des lois de la vie.

Sans songer qu’ils n’étaient pas seuls, Jeanne porta la main de son mari à ses lèvres, la baisa.

— Les hommes n’ont pas encore compris ce qu’est l’amour, dit-elle. Maurice, l’humanité est bien plus malheureuse qu’elle n’est coupable.

— Tu lui pardonnes, Jeanne ?

— Il faut pardonner, Maurice, pour que l’amour ne meure pas au cœur des hommes.

Sans répondre, Maurice à son tour mit un baiser sur la main amie. Jamais il n’avait senti, comme en ces derniers jours, la parfaite union de leurs pensées et de leurs cœurs.


XII


Le matin du 4 août trouva Maurice Bournef très calme. Il avait réussi à prendre quelque repos. Il prit son petit déjeuner en compagnie de ses enfants, de sa femme, de sa belle-mère, et fut, comme à l’ordinaire, aimable et bon avec les siens.

Le repas terminé, il se dirigea vers son cabinet de travail.

– J’ai bien des choses à mettre en ordre, dit-il, je travaillerai jusqu’à midi.

— Me permets-tu d’aller près de toi, demanda Jeanne ? Je prendrai un peu de couture et ne te dérangerai pas.

Pour toute réponse, il la prit par le bras.

— Ma pauvre maman, dit Jeanne à sa mère, je vais encore te demander de t’occuper de tout.

— Va ma fille, répondit Mme Delmas, ne t’excuse pas. Reste avec ton mari. Je comprends trop bien ton désir.

Maurice s’assit à son bureau, prit du papier, se mit à écrire. Parfois, il reposait sa plume, et s’absorbait dans la méditation. Plongée dans ses pensées personnelles, Jeanne faisait des efforts pour travailler.

Il allait être onze heures quand Mme Delmas, après avoir frappé, ouvrit la porte. Elle paraissait soucieuse.

— Maurice, dit-elle, mon mari arrive à l’instant de Paris et veut vous voir.

— Qu’il vienne, répondit Maurice, résigné.

Quelques instants après, le général se présentait à son tour. Il embrassa Jeanne, puis alla serrer la main de son gendre.

— Je vous dérange, dit-il, en regardant les feuilles éparses sur le bureau.

Maurice eut un geste vague.

— Je profitais de cette dernière journée pour mettre en ordre bien des choses, répondit-il. Et je n’ai pas fini encore.

— Je ne vous distrairai pas longtemps. Je veux seulement vous mettre au courant de faits que vous ignorez certainement.

Maurice releva interrogativement la tête.

— L’Allemagne viole la neutralité Belge et attaque Liège.

— Ce n’est pas possible !

— C’est exact. J’arrive du G. Q. G. où je l’ai appris. Vous pensez bien que je ne serais pas venu sans certitude.

Maurice restait stupéfait.

— Mais voyons, dit-il, la neutralité belge est assurée par des traités. L’Allemagne les a signés aussi bien que la France.

— Mon cher ami, il ne faut pas vous frapper plus que je ne l’ai été moi-même. Avec l’Allemagne, il fallait s’attendre à cette félonie.

Puis avec dignité :

— Nous autres français, nous sommes toujours disposés à prêter à nos voisins, même à nos ennemis, nos principes d’honneur et de loyauté. Nous y avons déjà été pris, dans l’histoire. Ce sera une leçon de plus.

Maurice s’était levé et marchait nerveusement dans la pièce.

— Toutes nos croyances seront donc brisées, s’écria-t-il. La raison, la justice, le droit, tout va donc sombrer dans cette guerre ?

— Mon gendre, pour l’Allemagne le droit c’est la force, la justice c’est la force, la raison c’est la force. Elle n’a pas d’autre culte. Et cet attentat contre la Belgique est un coup de force où elle va déployer toute sa puissance.

Maurice Bournef connaissait depuis longtemps les idées de son beau-père. Il les avait combattues. À cette heure sa raison protestait encore. Mais sa conscience avait été atteinte par l’annonce de cette agression.

— Et bien entendu, dit-il, notre frontière du nord n’est pas protégée.

— Elle l’est, mais insuffisamment. Toutes nos troupes de couverture ont surtout été disposées à l’est. Cependant, on avait pris des mesures préventives sur la Meuse. Mais il est évidemment nécessaire que Liège soit en état de tenir jusqu’à ce que nous soyons prêts à lui porter des renforts. Tiendra-t-il ? tout est là.

Jeanne n’avait pas dit un mot. Mais elle était pâle. La guerre, la veille, était encore une réalité d’un ordre abstrait. Elle entrait maintenant dans la réalité des faits.

Le général poursuivit :

— Cette violation du droit va donner une grande impulsion au courage. L’agression contre la Belgique n’est connue encore que des milieux officiels, et cependant elle a déjà motivé quelques gestes magnifiques. Des personnalités éminentes, que leur âge ou leur situation dispensaient de servir, se sont volontairement engagées.

Maurice tressaillit.

— Moi-même, déclara le général, qui n’avais prévu que me rendre utile à l’arrière, j’ai demandé sur le champ à reprendre du commandement.

— Toi, papa, s’écria Jeanne.

— Moi, oui, ma fille. Ce serait une lâcheté de marchander sa vie dans un pareil moment.

— Vous avez raison, général, dit brusquement Maurice ; et d’autres, certainement, vous imiteront.

— Maurice, je suis heureux de vous entendre parler ainsi. Je savais que devant le danger dont la France est menacée, nous nous retrouverions. Je n’ignore pas que cette heure est pénible pour vous ; mais je sais aussi que vous êtes une conscience droite et que vous ne pouvez pas hésiter devant le devoir.

Maurice ne répondit pas. Les bras croisés, le regard fixe, il s’était arrêté devant la fenêtre. Et Jeanne, qui ne le quittait pas des yeux, vit une larme rouler sur sa joue. Une image rapide passa en elle, celle de ce jeune terrassier dont Léon, le dimanche, leur avait raconté l’histoire. Lui aussi avait pleuré. Dans le naufrage de leurs convictions l’ouvrier et l’intellectuel se retrouvaient côte à côte.

Elle se leva, s’approcha de son mari, et d’un geste tendre essuya la joue humide. Ce geste rompit le silence dans lequel Maurice se sentait sombrer. Il posa sa main sur l’épaule de Jeanne, puis, relevant le dernier mot du général.

— Le devoir ! Vois-tu Jeanne, nous nous croyons des êtres supérieurs, et nous ne sommes pas même capables de nous comprendre. Le devoir ! oui, je suis un être de devoir ; nous le sommes tous, après tout. Mais quand tout s’effondre sous nos pieds, quel devoir est le dernier refuge de nos consciences ?

— Mon pauvre ami !

— Il y a le devoir de l’individu, il y a le devoir du citoyen, il y a le devoir humain.

Le général s’était approché :

— Il n’y a plus qu’un seul devoir, Maurice, le devoir du soldat.

Maurice Bournef se tourna vers son beau-père puis, douloureusement, mais très calme :

— Général, dit-il, voulez-vous me permettre de ne pas répondre. Voulez-vous me laisser seul. Il faut que je termine ce travail et que je prépare mon départ.

— Je vous comprends, Maurice. Vous partez jeudi, n’est-ce pas ?

— Non, je pars demain matin.

Le général Delmas eut dans le regard un éclair de triomphe. Mais il ne dit rien. Silencieusement il serra la main de son gendre, puis alla embrasser sa fille.

— Tu vas déjeuner avec nous, papa ?

— Non, ma fille, je rentre immédiatement à Paris.

Quand le général fut parti, Maurice attira sa femme près de lui.

— Jeanne, tu as suivi ma pensée depuis trois jours, tu l’as comprise sans que j’eusse à te l’expliquer. Jeanne, à présent je dois partir.

Elle se raidit.

— Oui, murmura-t-elle.

— Tu m’absous, toi, dis ? Oh, parle, j’ai besoin de t’entendre. Tu es la raison et le cœur, toi, et moi je ne sais plus ce que je suis…

— Mon cher ami, je n’ai pas à t’absoudre, car tu es absous par ta souffrance. Moi, je t’aime… et je comprends…

Sa voix se fêla. Elle se tut, pour reprendre son assurance.

— Je comprends que l’amour est vaincu. Tu le disais hier, on a peur de lui. Dans l’affolement de tous, c’est lui qu’on immole. Mais je comprends encore une autre chose, Maurice, c’est que tu ne peux pas abandonner tes frères. Les hommes sont dans la dépendance les uns des autres ; ce pourrait être le salut, pourquoi faut-il que ce soit la défaite ?

Il eut un cri :

— Ah ! comme c’est vrai, ce que tu dis là.

Puis :

— Jeanne où as-tu pris ces pensées ?

— Elles me sont venues bien simplement. Depuis le soir où Jacques Bourdeau et ses deux amis sont venus ici, j’ai constaté cet enchaînement des hommes dans la société. On pouvait ne pas être vaincu, mais le mot n’a pas été dit à temps.

— Ce mot, Jeanne, qui pouvait le dire ?

— Ceux qui en étaient capables, Maurice. Vois-tu il ne faut pas accuser ceux-là qui n’ont pas eu pour les éclairer la lumière de la sagesse. Ils ne sont pas responsables.

— Alors les responsables ?

— Souviens-toi des paroles de Bourdeau : pour que les travailleurs aient pu quelque chose, il leur aurait fallu l’appui des intellectuels.

— Voyons, Jeanne, tu ne vas pas dire que les intellectuels ont voulu la guerre ?

— Ils ne l’ont pas voulue ; mais ils ne s’y sont pas opposés. Et cependant eux seuls pouvaient opposer, aux forces occultes et néfastes, la force morale qui eut sauvé l’humanité.

— Tu oublies les forces de domination, l’argent, les puissances financières, les intérêts et les rivalités de la politique.

— Je n’oublie rien. Mais j’ai compris que la force qui domine toutes les autres, c’est la force morale. Maurice, à quoi donc obéissent-ils, tous ceux-là qui depuis dimanche s’en vont vers la mort, sinon à une force morale…

— Oui, peut-être, à la peur aussi pourtant.

— Je te l’accorde. Il y a aussi la peur. Mais elle est plus un réflexe, peut-être, qu’elle n’est réellement en jeu. Vois-tu, au fond d’eux-mêmes, tous, tous, sans exception, même les plus misérables, ont senti s’animer et prendre corps la morale avec laquelle, enfants, on les a nourris à l’école, celle qu’on a toujours dressée devant eux, à toute occasion, dans les diverses phases de leur vie. Même ceux qui la discutent lui obéissent, tu l’as vu pour nos pauvres amis, tu le vois pour toi-même.

— Hélas !

— Et c’est pour cela que vous êtes tous vaincus, vous obéissez à votre croyance. Nul n’a le droit de vous condamner, mais personne ne peut vous sauver de vous-même.

— Mais je serais un lâche, Jeanne, si je restais à présent.

Elle dit, douloureuse :

— Comme tu me donnes raison, Maurice…

Elle prit sa main qu’elle appuya sur sa poitrine.

— Mon cher mari, mon meilleur ami, ne causons plus… Tu souffres, je le sens trop. Je voudrais seulement que tu sentes mon amour pour toi…

Maternellement, elle l’attira dans ses bras, le baisa au front. Puis, elle dit encore :

— Écoute, Maurice, je veux te faire un serment, à cette heure. Tu vas partir. Je ne sais ce que demain sera pour nous ; mais je te jure que je ne permettrai pas que la morale néfaste prenne le cœur de notre Pierre…

— Jeanne…

— Sur la ruine de tout ce qui nous fut cher, qu’une foi au moins subsiste : la foi dans l’avenir.

— Oui, Jeanne.

— Et l’avenir ce sont nos enfants…


XIII


Dès le début de l’après-midi, Léon se présenta. Il était seul. Il avait laissé Louise près d’Éliane, anéantie par le départ de son mari. Julien Lenormand, à l’annonce de la déclaration de guerre, la veille, avait brusquement oublié sa résolution de retarder son départ. Il était parti le mardi dans la matinée. Ç’avait été, pour la pauvre Éliane, une heure déchirante, que la situation rendait plus cruelle encore. Louise et Léon avaient voulu la décider à quitter Paris, pour l’arracher au cadre familier de sa vie. Mais elle avait obstinément refusé de quitter leur petit appartement.

— Je la comprends, dit Jeanne, écoutant le récit que faisait Léon des événements survenus depuis leur séparation.

— Louise est donc restée près d’elle, continua-t-il, car elle ne peut rester seule dans l’état où elle est. Il est entendu que nous irons lui faire nos adieux demain matin.

— Tu pars aussi demain, Léon, demanda Maurice.

— Voyons, la question ne se pose pas. Avons-nous jamais séparé nos destinées ?

L’après-midi passa en préparatifs. Vers le soir on annonça à Maurice la visite d’un de ses anciens élèves, Alexandre Didier, qui venait d’être reçu au concours de l’École Normale. Sa famille avait toujours entretenu des relations cordiales avec les Bournef.

— Je viens vous faire mes adieux, annonça le jeune homme. Je vais partir.

— Vous allez partir, Didier, s’exclama Maurice ; mais vous n’avez pas été soldat. Quel âge avez-vous ?

— Dix-neuf ans et demi, Monsieur Bournef, je ne suis pas soldat encore, mais je m’engage.

— Vous vous engagez ?

— Oui. En apprenant hier l’annonce de la déclaration de guerre par l’Allemagne, j’ai pris cette résolution. J’en ai fait part à mon père, qui l’a immédiatement approuvée, et dans l’après-midi même je remplissais les formalités. J’ai voulu venir vous faire mes adieux de suite, redoutant de ne plus vous trouver si je différais.

Maurice ne répondant pas, ce fut Jeanne qui parla :

— Et votre mère, Monsieur Didier, est-ce qu’elle approuve aussi votre résolution ?

Le jeune homme se tourna vers elle.

— Ma mère ? mais certainement, Madame Bournef, elle m’approuve aussi. Elle a pleuré, je dois le dire ; mais elle s’est vite dominée. Elle m’a dit qu’elle comprenait très bien ma conduite, et que, malgré sa peine, elle était fière de moi.

Jeanne soupira, mais ne répondit pas. Le jeune homme prit congé et partit.

Jeanne, alors, s’approcha de son mari et lui dit :

— Maurice, la vois-tu, cette force dont je te parlais ce matin ? Ce n’est pas la peur qui le détermine, celui-là, puisqu’il s’engage…

Dans la soirée on apprenait que deux des collaborateurs de la Pensée Libertaire, jeunes anarchistes qui avaient été dispensés du service militaire à l’époque de la conscription, s’étaient volontairement engagés.

Maurice regarda Jeanne avec une tendresse grave :

— Comme tu avais raison, ma pauvre amie, dit-il.

Elle eut un sourire résigné.

— Je n’en suis pas fière, mon ami…

Le dîner les réunit tous à table, Maurice, Jeanne, Léon, les trois enfants et Mme Delmas. Le repas fut silencieux. Quand les enfants firent leurs adieux pour la nuit, les deux hommes les retinrent dans leurs bras, pour leur apprendre leur départ, qui devait avoir lieu le lendemain matin.

Pierre regardait son père, attentif. Roger était ému, Henriette, plus âgée, très sensible, déjà un peu femme, était la plus compréhensive des trois. Elle avait pris son père par le cou, et le front sur son épaule, elle pleurait.

— Il eût peut-être mieux valu leur épargner cette scène, dit tout bas Mme Delmas à sa fille.

— Non maman. Ils sont jeunes, c’est vrai. Mais ils se souviendront. Et il faut qu’ils se souviennent, vois-tu.

— Notre Pierre est bien pâle, ma fille. Il ne pleure pas ; mais on devine qu’il est bouleversé.

Doucement Jeanne s’approcha de son fils, l’attira dans ses bras.

— Maman ! maman ! dit l’enfant, en se laissant aller à la douleur, on ne peut donc pas empêcher papa de partir ?

— Mon petit, murmura Jeanne, vaincue à son tour, qui l’empêcherait puisque nous sommes là et que nous n’y pouvons rien…

Le mercredi matin les deux hommes partirent avant le lever des enfants. Jeanne les accompagnait. En arrivant à Paris ils se rendirent chez leur sœur qu’ils trouvèrent calme, mais brisée. Un dernier événement vint ajouter une confirmation nouvelle aux paroles que Jeanne avait dites la veille.

Pendant qu’ils s’entretenaient avec Éliane, Louise introduisit un visiteur. Les deux frères eurent une exclamation de surprise :

— Bernard ! s’écria Maurice.

— Moi-même, mon vieux.

— Je te croyais en Suisse.

— J’y étais. J’en arrive ?

— Et ta femme ?

— Ma femme et les enfants sont restés à Genève.

Après un moment de silence, Maurice demanda encore :

— N’es-tu pas réformé ?

— Oui. Je l’ai été au régiment à la suite d’une congestion que j’avais contractée. Par la suite, d’ailleurs il n’en resta plus trace et ma santé redevint magnifique. Mais enfin j’étais réformé et ne m’en plaignais pas. Je n’ai jamais été, tu le sais, militariste…

— Je sais, dit Maurice.

— Mais, mon cher ami, on peut ne pas être militariste, on a une conscience. Et la mienne m’a conseillé de mettre au service de mon pays cette belle santé qui lui appartient. J’ai quitté Genève par le rapide, hier, et j’arrive seulement. J’ai eu l’idée de venir ici pour savoir ce qu’il était advenu de vous. Bien m’en a pris, puisque je vous rencontre.

Le nouveau venu parlait avec entrain, presque avec gaieté. Maurice sourit.

— Une heure plus tard, dit-il, tu ne nous eusses pas trouvés.

— Vous partez ?

— Oui.

— Et Lenormand ?

— Il est parti hier, dit Éliane dont les yeux s’embrumèrent en dépit des efforts qu’elle faisait pour ne pas montrer son désespoir.

Bernard Lautier le remarqua.

— Madame Lenormand, dit-il, ayez du courage. Il reviendra, soyez-en sûr.

Elle secoua la tête.

— Oui, poursuivit Lautier, c’est plus dur pour vous, les femmes. Nous, nous avons pour faire diversion l’activité, le souci du risque, la conscience de notre devoir. Vous n’avez, vous autres, que l’attente et la douleur.

— Mais la douleur est pour tous, interrompit Jeanne.

— Sans doute ; mais nous n’avons pas le droit de l’écouter, nous autres.

Personne ne répondit, et Jeanne murmura tout bas :

— Toujours la doctrine de Sparte !…

Cependant Maurice et Léon s’étaient levés.

L’heure ultime était venue.

— Écoutez, proposa Léon, si vous restiez toutes deux ici, près d’Éliane. À quoi bon venir jusqu’à la gare ?

Jeanne d’un élan fut près de Maurice.

— Louise fera ce qu’elle voudra, dit-elle ; pour moi je ne quitterai mon mari que lorsque la force me l’arrachera.

Puis se tournant vers Bernard Lautier.

— Nous aussi, nous savons porter la douleur, dit-elle. Mais nous n’acceptons pas la défaite de l’amour, nous autres. Et nous saurons le conserver en nous, meurtri et douloureux, pour l’élever encore sur le monde, comme une étoile…


XIV


À la fin de septembre, Jeanne apprenait la mort du jeune sculpteur, Benjamin Thomas, tué le 9 août, en Alsace, aux environs de Mulhouse, huit jours exactement après son départ. Cette mort la frappa douloureusement ; c’était la première victime que faisait la guerre parmi leurs relations, et elle avait une grande estime pour le jeune homme. Elle se ressouvint, avec une amère ironie, de sa confiance en une guerre courte. Elle avait été courte pour lui.

Mais ce n’était là que le signal des désastres. En novembre le frère de Louise était tué en Champagne ; et Léon l’était lui-même en Artois en mars 1915. La main inexorable s’abattait rudement sur la famille.

Maurice, lui, blessé assez grièvement à l’épaule, au début de mai, fut renvoyé dans sa famille, en juillet, avec un congé de convalescence de deux mois. À la fin de septembre il regagnait son poste. Ce second départ apparut à Jeanne plus cruel que le premier.

— Les guérir, les sauver, pour les renvoyer au carnage et à la mort, disait-elle, y a-t-il quelque chose de plus sauvagement stupide.

La veille de son départ, Maurice remit à sa femme un pli cacheté, portant cette inscription : « pour mon fils Pierre, quand il aura vingt ans. »

— Si je reviens, dit-il, je lui dirai moi-même ce que je lui dis dans cette lettre. Mais, si je ne reviens pas, je veux qu’il connaisse ma pensée, et qu’il comprenne ma conduite.

Ce nouvel adieu fut déchirant. Henriette et Pierre, frappés par la mort de leur oncle, qui avait été pour eux un peu comme un second père, ne pouvaient habituer leur jeune pensée à cette séparation dont ils comprenaient mieux la gravité et la menace.

— Mes enfants, dit Maurice, je vous confie à votre mère. Aimez-la, et fiez-vous à ses conseils. Si je ne reviens pas, qu’elle soit votre guide le plus sûr, car voyez-vous, le cœur d’une mère comme elle contient plus de sagesse que tous les discours des faiseurs de systèmes. Elle vous dira, simplement, comment la guerre est un crime contre l’humanité, et en dépit de tous ceux qui la contrediront, croyez que c’est elle qui sera dans la vérité.

Puis, serrant dans la sienne la main de Jeanne, il ajouta :

— Pour toi, mon amie, je n’ai point d’ultime conseil à te donner. Je connais la grandeur de ton cœur et la force de ta pensée. Elles m’aideront à mourir, s’il le faut, et à vivre si je reviens.